Couverture de LHS_191

Article de revue

Le droit à la ville de Henri Lefebvre à David Harvey

Entre théorisations et réalisation

Pages 59 à 70

Notes

  • [1]
    David Harvey, « The Right to the city », New Left Review, n° 53, september-october 2008
  • [2]
    Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968.
  • [3]
    Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Castermann, 1972.
  • [4]
    Henri Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974.
  • [5]
    Patricia Latour et Francis Combe, Conversation avec Henri Lefebvre, Messidor, 1991.
  • [6]
    David Harvey, « The Right to the City », Monthley Review, 2008.
  • [7]
    David Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, 2008.
  • [8]
    Ibidem. Les lieux où se développent, selon lui, une vision alternative du monde, un espace pour les mouvements contestataires s’opposant à une forme de mondialisation, comme Porto Allegre. Le propos est résumé dans Géographie de la domination : « C’est cet espace que les mouvements contestataires doivent intensément explorer et cultiver. C’est l’un des principaux espaces d’espérance ouverts à la construction d’une mondialisation alternative. Une mondialisation où ce seraient les forces progressives de la culture qui s’appropieraient celles du capital et non l’inverse. »
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    David Harvey, Spaces of global capitalism, Verso, 2006.
  • [11]
    David Harvey, Spaces of hope, Edinburgh University Press, 2006.
  • [12]
    Henri Lefebvre, « L’espace : produit social et valeur d’usage », La nouvelle revue socialiste, n° 18, 1976.
  • [13]
    David Harvey, Spaces of hope, op. cit.
  • [14]
    Ibidem.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internationale des livres et des idées, n° 8, janvier-février 2009.
  • [17]
    Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit.
  • [18]
    David Harvey, « Le droit à la ville », op. cit.
  • [19]
    CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008.
  • [20]
    Entretien qui devait paraître dans le journal bimensuel Article11, mais non publié pour des raisons techniques.
  • [21]
    Pierre Rimbert, « La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
  • [22]
    Cf. le film de Christophe Coello : Squat - La ville est à nous, 2011.
  • [23]
    Florence Bouillon, « Squatter la ville pour changer la vie », WWW.SQUAT-LEFILM.COM Presse.
  • [24]
    Ibidem.
  • [25]
    Henri Lefebvre, De l’État, tome 1, Union Generale d’Édition, 1977.

1 Depuis sa mise sur orbite conceptuelle par Henri Lefebvre, le « droit à la ville » a fait l’objet de multiples interprétations. Exégèses, gloses, récupérations voire falsifications se sont succédé sans que l’on puisse aboutir à une définition stabilisée faisant l’unanimité. Ce qui explique en partie que beaucoup d’acteurs des politiques urbaines aient pu invoquer ce droit ou s’en réclamer alors que sa traduction sur le terrain restait, pour user d’une litote, peu apparente.

2 Quarante ans plus tard, David Harvey tentait de mettre les points sur les i dans un article remarqué  [1]. Loin de paraphraser le déjà-dit, il s’employait, sur la base d’une analyse appronfondie et actualisée du rôle de l’urbanisation dans la reproduction des rapports de production capitalistes, à préciser le sens et la portée du droit à la ville.

3 Dans quelle mesure l’apport du géographe « radical » anglais constitue-t-il une actualisation voire un dépassement de la pensée du sociologue français « dissident » sur la question, et permet-il de progresser dans l’exploration des voies et des moyens pour faire de ce droit une réalité ?

4 * * *

5 Confronter la conception de Henri Lefebvre sur le « droit à la ville » avec celle de David Harvey ne peut se limiter à un exercice scolastique. Une telle confrontation n’a de sens, sur le plan qui est le mien, politique et non pas seulement académique, que si elle dépasse le domaine de l’interprétation du monde pour aborder celui de sa nécessaire transformation. Aussi bien Lefebvre que Harvey, d’ailleurs, inscrivent l’affirmation et la revendication de ce droit dans un combat à la fois théorique et pratique à livrer contre l’urbanisation capitaliste et, au delà, contre le mode de production qu’elle contribue à perpétuer. Autant dire que je ne vais pas consacrer le temps de parole assez réduit qui m’est imparti à une glose comparatiste sur le « droit à la ville » à partir des définitions respectives qu’en proposent Lefebvre et Harvey, mais à ce qui, dans les écrits de ces deux penseurs « radicaux » de l’urbain, peut contribuer à faire en sorte que ce droit ne demeure pas un alibi, un vœu pieux ou une une fiction, et donc aider à trouver une réponse à une question souvent jugée hors sujet dans les cénacles universitaires : « que faire ? ».

6 Disons-le sans plus attendre : en fait de réponses, on a souvent affaire à des esquives, des échappatoires, des faux-fuyants. Certes, les analyses développées par H. Lefebvre et D. Harvey ont permis, comme chacun sait, de mettre au jour, à partir d’approches assez différentes, bien que toutes deux situées dans l’héritage marxien, l’une à dominante philosophique et sociologique, l’autre en privilégiant un prisme géographique et économique, les logiques, les mécanismes, les processus qui modèlent la production, l’organisation, le fonctionnement et l’usage de l’espace, en particulier l’espace urbain, en régime capitaliste, ainsi que leur effets — souvent délétères — pour les classes populaires. En revanche, je reste pour ma part un peu sur ma faim — et je ne suis pas le seul — pour ce qui est des voies et des moyens permettant d’affaiblir, en attendant d’y mettre fin, ce régime, ne serait-ce que sur le front urbain.

7 Dans le cas de Henri Lefebvre, je crois qu’il faut distinguer deux périodes : celle où, à l’instar de beaucoup d’autres intellectuels de gauche, il voyait — ou croyait voir— dans la classe ouvrière le fer de lance d’une révolution socialiste impliquant, en liaison avec la mobilisation des autres habitants des quartiers populaires, une réappropriation collective de l’espace urbain ; puis, une seconde période où, le prolétariat ayant fait faux bond dans le rendez-vous historique que lui avait imprudemment fixé l’intelligentsia progressiste, Lefebvre se rabattra sur une vision « citoyenniste » du changement social propice à toutes les récupérations et falsifications : le « citadin » ne serait plus que l’une des facettes d’un individu aux multiples appartenances, déconnecté des rapports sociaux de domination et d’exploitation, pluralité identitaire censée ouvrir un « champ des possibles » aussi infini qu’indéfini.

8 Avant que la gauche institutionnelle ne parvienne au pouvoir, H. Lefebvre imaginait, après et avec beaucoup d’autres, qu’il revenait à la classe ouvrière de mener à bien la transformation radicale des rapports sociaux, les partis de gauche devant à la fois s’appuyer sur le prolétariat et faciliter sa mobilisation pour accomplir cette tâche. Une tâche qui ne concernait pas seulement le monde du travail, mais l’intégralité de la vie quotidienne et, par conséquent, ce domaine quelque peu délaissé par la tradition marxiste : l’urbain. « Seule la classe ouvrière peut investir son activité sociale et politique dans la réalisation de la société urbaine », « seule la classe ouvrière peut devenir l’agent porteur ou le support social de cette réalisation du droit à la ville », pouvait-on lire, par exemple, dans l’ouvrage que Lefebvre avait consacré à la promotion de ce dernier  [2]. Partie prenante de « la prise de pouvoir par le peuple », le combat des habitants pour se réapproprier collectivement l’espace permettrait, selon Lefebvre, « avec et pour la classe ouvrière, de mener à son terme la lutte des classes »  [3]. On célébrait alors, parmi les théoriciens et militants marxistes français, les « luttes urbaines », c’est-à-dire les mobilisations sur le logement, les équipements, l’environnement, contre la spéculation immobilière et l’urbanisme technocratique, luttes appréhendées comme le signe de l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte anticapitaliste, tandis que leurs homologues réformistes, les futurs sociaux-libéraux, les classaient parmi les « nouveaux mouvements sociaux » censés rendre cette lutte caduque en « changeant la vie », et la ville en l’occurrence, sans qu’il soit besoin de changer de société. Or, nulle part ces luttes ne sont parvenues à in­fléchir profondément et durablement des rapports de force entre dominants et dominés au sein de l’espace urbanisé.

9 Peu après, Lefebvre devra lui-même reconnaître que « la bourgeoisie mène sa lutte pour l’espace et dans l’espace en conservant l’initiative  [4] », et que, parallèlement, la classe ouvrière n’avait pas répondu aux espoirs que l’on — « on », c’est-à-dire les intellectuels progressistes — avait mis en elle. « Il n’est pas sûr que le prolétariat ait accompli la mission historique dont Marx l’a chargé », découvrait-il en 1975, avec un sens certain de la litote, dans un ouvrage dont le titre aurait pu s’appliquer à une partie de son œuvre : Le temps des méprises. Au soir de sa vie, lors d’un entretien qui serait le dernier publié, H. Lefebvre marquait son désarroi devant l’échec du grand rêve progressiste de l’émancipation humaine : « Au début du siècle, on imaginait que ce serait la classe ouvrière qui réaliserait l’unification du monde. Mais ça ne s’est pas passé ainsi. C’est le capitalisme et le marché qui ont produit la mondialité. La révolution est à réinventer, et le parti à refaire […]  [5] ». Au risque, pour tous ceux qui croient encore une révolution sociale souhaitable et possible, d’être « refaits » par ledit parti !

10 Cela dit, le constat désabusé de Lefebvre conduit à formuler, ving ans après, une interrogation que l’on ne peut plus éluder : sur quel socle appuyer une critique sociale radicale de l’ordre social en général, et de l’ordre urbain en particulier, sans « mouvement réel », celui qui « abolit l’ordre existant », comme disait Marx, auquel se référer — j’allais dire se raccrocher —, ni alternative à opposer et à proposer ?

11 Pour en savoir plus, je me suis tourné, si je puis dire, vers le géographe David Harvey qui se charge, avec quelques autres, outre-atlantique, au nord (E. Soja, D. Mitchell, N. Smith…) comme au sud (groupe d’études sur Sao Paolo), de préserver, mais aussi d’approfondir et d’actualiser l’héritage théorique et analytique lefebvrien à propos de la dimension de classe de la réalité urbaine.

12 Dans un article récent significativement intitulé « Le droit à la ville », Harvey définit celui-ci comme le « pouvoir collectif de remodelage des processus d’urbanisation », lequel devrait promouvoir le développement de nouveaux « liens sociaux » entre citadins, d’une nouvelle « relation avec la nature », avec de nouvelles « technologies », de nouveaux « styles de vie » et de nouvelles « valeurs esthétiques », afin de nous rendre « meilleurs »  [6]. Bref, l’essor d’une véritable civilisation urbaine radicalement autre — pour ne pas dire opposée — à celle produite par le mode de production capitaliste. Mais D. Harvey reste imprécis et incertain sur les voies et les moyens permettant d’y parvenir. Il se contente d’évoquer rituellement, comme Lefebvre il y a une quarantaine d’années, les « mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent, et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où, avec ou sans le soutien des municipalités, s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie, à la manière de Lefebvre, d’« utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive.

13 D’un côté, donc, les comités de quartier et autres associations d’habitants mobilisés contre les projets urbanistiques officiels ou sur des revendications autour du logement, des équipements ou de l’environnement, comme à la belle époque de la « contestation » en France. On sait ce qu’il en est advenu, en France et ailleurs. Même en Amérique latine (Argentine, Brésil…), où quelques concessions ont été accordées en matière de logement, d’équipement ou d’aménagement des espaces publics dans certaines zones d’habitat populaire, on ne peut pas dire que le pouvoir des classes dirigeantes de modeler à leur guise l’espace urbain ait été amoindri.

14 D’un autre côté, D. Harvey croit discerner dans les « lieux alternatifs », tels les squats autogérés par des membres plus ou moins déclassés de la petite bourgeoisie intellectuelle, les germes ou les ferments d’une remise en cause générale de la domination du capital sur la ville. Là encore, il prend ses désirs pour la réalité. Avec une certaine naïveté, il juge prometteur l’appui donné par certaines municipalités éclairées et novatrices, soucieuses de maintenir et renouveler à la fois la personnalité et l’identité de certains quartiers, à des squats à vocation artistique. Selon lui, cela reviendrait pour le capital à soutenir « des développements culturels divergents et, dans une certaine mesure, incontrôlables, potentiellement opposés à son bon fonctionnement  [7] ». Mais, ne s’agit-il pas là d’une éventualité illusoire ?

15 Au vu de l’expérience, on sait, en effet, ce dont a accouché cette dialectique du détournement et de la récupération. Loin de subvertir l’ordre marchand, les créateurs les plus « iconoclastes », qu’ils soient architectes, paysagistes, plasticiens, cinéastes, chorégraphes, chanteurs ou écrivains, ont fini par intégrer la cohorte des rebelles de confort à l’anticonformisme labellisé sans lesquels la culture dominante finirait par s’étioler. Quoi qu’en dise D. Harvey, sans doute abusé, comme tant d’universitaires, par des visites touristiques rapides et quelque peu guidées par leurs hôtes à Barcelone ou Porto Alegre, comme d’autres jadis à « Bologne la rouge » ou dans le « laboratoire autogestionnaire » grenoblois, les « luttes généralisées […] opposant la créativité artistique à l’appropriation capitaliste » semblent bien, pour le moment, appartenir au passé. Loin de « conduire une partie de cette communauté préoccupée par les questions culturelles à s’allier à une politique de résistance au capitalisme multinational », ces lieux « alternatifs » où l’on se fait fort de réhabiliter « ces valeurs que sont l’authenticité, le local, l’histoire, le culturel, la mémoire collective et la tradition » n’ont guère ouvert d’« espace propice à la pensée politique et à l’action, un espace au sein duquel peuvent se concevoir et se poursuivre des alternatives »  [8]. Certes, quelques-uns ont pu fonctionner de la sorte, mais ils n’ont pas tardé à être éradiqués, de Berlin à Copenhague en passant par Turin ou Rennes, comme foyers de désordre, sous les prétextes les plus divers (insalubrité, toxicomanie, trouble à l’ordre public, terrorisme…). D’autres se sont institutionnalisés et normalisés, profitant de la manne des subventions publiques voire du mécénat privé. Moins que jamais, les « forces progressistes de la culture » ne sont en mesure d’empêcher le capital de faire main basse sur celle-ci pour en tirer profit, avec leur accord, fût-il tacite, le plus souvent. À l’encontre du vœu (pieux ?) formulé par D. Harvey, la « construction d’une autre mondialisation alternative » dans ces « espaces d’espérance » se fait toujours attendre.

16 Avec réalisme, D. Harvey lui-même reconnaît en même temps que « l’idée que la ville pourrait fonctionner comme un corps politique collectif, un lieu où et d’où les mouvements progressistes pourraient surgir, ne paraît pas plausible », même s’il essaie de tempérer aussitôt le pessimisme qui pourrait en résulter en invoquant l’effort de ces mêmes mouvements sociaux pour qu’il en aille autrement  [9]. « Globalement, constate-t-il dans un autre article, nous avons cédé aux propriétaires fonciers, aux logeurs, aux promoteurs, aux capitalistes de la finance et à l’État notre propre droit individuel à créer une ville conforme à nos désirs. Ce sont là les acteurs primordiaux qui, avant nous et pour nous, donnent forme à nos villes et qui, par là même, nous donnent forme. Nous avons renoncé à notre droit de nous donner forme à nous-mêmes, au profit des droits du capital à nous donner forme.  [10] » Or, remarque Harvey non sans humour, « les résultats ne sont guère satisfaisants ». Mais il ne suffit pas, selon lui, de « comprendre où et comment nous avons été transformés ». Sous peine de sombrer dans la délectation morose, antidote dérisoire au découragement né de l’impuissance, il faudrait aussi essayer de « comprendre où nous pourrions aller et ce à quoi nous pourrions collectivement aspirer ». Le hic, est que D. Harvey reste flou ou se contente de généralités au lieu de pousser plus loin la réflexion pour concrétiser sa pensée sur le sujet, et qu’il est quasiment muet quant à la stratégie de lutte à adopter.

17 Sur le premier point, Harvey remet une fois de plus sur le tapis l’éternelle question de ce que pourrait être « l’espace urbain après le capitalisme », pour reprendre l’intitulé d’un chapitre de Spaces of hope  [11]. Cette question avait été déjà posée par H. Lefebvre, pour qui « une société qui se transforme en allant vers le socialisme ne peut accepter (fût-ce au cours de la période transitionnelle) l’espace produit par le capitalisme. L’accepter, comme accepter la structure politique et sociale existante, c’est courir à l’échec  [12] ». Néanmoins, la réponse de ce dernier ne satisfait pas D. Harvey. Lefebvre, en effet, se méfiait des modèles élaborés ex nihilo, des utopies urbaines de villes parfaites et autres « cités radieuses » issues d’une spatialité rationalisée, ne serait-ce que pour la bonne cause de l’émancipation. Or, Harvey interprète comme un faux-fuyant ce refus de Lefebvre de « construire un projet utopien explicitement spatio-temporel », autrement dit de se confronter au problème de la matérialisation de cet espace alternatif, sous prétexte de laisser la porte ouverte à la possibilité d’expérimenter une infinité de formes spatiales  [13]. Lefebvre et ceux qui l’ont suivi, affirme D. Harvey, ont ainsi « laissé le concept d’utopie à l’état de pur signifiant, dépourvu de tout référent matériel dans le monde réel ». Ce à quoi D. Harvey réplique que « sans une vision de l’utopie, il n’y a aucun moyen de définir la destination vers laquelle nous voulons nous embarquer  [14] ». Il va jusqu’à dire que « la construction d’une forme d’urbanisation proprement socialiste est aussi nécessaire à cette transition vers le socialisme que le fut l’émergence de la ville capitaliste pour la survie du capitalisme ».

18 Cependant, on attend toujours qu’il précise ce qu’il entend, concrètement, et, peut-on dire « sur le terrain », par cette « forme d’urbanisation proprement socialiste ». Certes, il est logique d’affirmer que « penser les voies de l’urbanisation socialiste revient à énoncer les conditions de l’alternative socialiste elle-même ». Mais se borner à en conclure, sans aller plus loin, que « c’est l’objectif que doit se fixer la pratique révolutionnaire  [15] », paraît malgré tout un peu court. Cela ressemble à un slogan plutôt qu’un axe de recherche. Peut-être serait-il temps de repenser à nouveau, dans le domaine urbain, comme pour la société dans son ensemble, à ce que pourrait être une telle alternative. Et en même temps, à ce en quoi pourrait bien consister aujourd’hui une « pratique révolutionnaire ». Ce qui nous ramène au problème de la stratégie.

19 Si D. Harvey se montre prolixe pour célébrer l’essor souhaité d’une véritable civilisation urbaine radicalement différente de celle produite par le mode de production capitaliste, il reste vague et fuyant sur les moyens permettant de la faire éclore. Sans doute, David Harvey, à la fin de son article sur le droit à la ville, réitère-t-il qu’« il est impératif de travailler à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps ». À la suite de Henri Lefebvre et en citant celui-ci, il conclut que « la révolution doit êre urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas »  [16]. Mais encore ?

20 Si les mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain et le pouvoir collectif de le reconfigurer, qui définit le droit à la ville selon D. Harvey lui-même, ne s’effectueront pas sans violence. « Une transformation de la société, affirmait déjà H. Lefebvre, suppose la possession et la gestion collective de l’espace, par l’intervention perpétuelle des “ intéressés ”, avec leurs muliples intérêts, divers et même contradictoires. Donc la confrontation.  [17] » La confrontation avec les possédants, en premier lieu, car ceux-ci ne manqueront pas de résister économiquement et institutionnellement d’abord, à l’aide, également, des médias qu’ils contrôlent, et en dernière instance, en recourant à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet, de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder du pouvoir de façonner la ville selon ses intérêts. À ce propos, et au risque de scandaliser certains, je ne peux m’empêcher de rappeler le célèbre avertissement du président Mao, à savoir que « la révolution n’est pas un dîner de gala ».

21 Bien sûr, D. Harvey parle de « confrontation entre possédants et dépossédés », et affirme que « les métropoles sont devenues le point de collision massive de l’accumulation par dépossession imposée aux moins puissants sous l’impulsion des promoteurs qui prétendent coloniser l’espace pour les riches ». Harvey en arrive même jusqu’à préconiser « une lutte globale, principalement contre le capital financier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation »  [18]. Avec une question ironique qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « oserons-nous parler de lutte des classes ? » Mais l’audace du géographe radical s’arrête là : elle reste purement verbale. L’idée que cette « confrontation », cette « collision », cette « lutte » puisse prendre un tour violent ne semble pas l’effleurer.

22 Qui a affirmé triomphalement, à plusieurs reprises : « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui a déclaré cette guerre, et nous sommes sur le point de la gagner ? » Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes de la planète  [19]. De fait, il faut bien admettre que, sur le front urbain, celle qui détient « le pouvoir de remodeler les processus d’urbanisation », pour reprendre la formulation de D. Harvey, c’est la bourgeoisie, maintenant transnationalisée. Celle-ci est en train de mener à bien, par le biais des pouvoirs publics au niveau central et surtout local, avec leurs équipes d’ingénieurs, d’urbanistes et d’architectes, pour ne rien dire des chercheurs en sciences sociales, une restructuration et un réaménagement permanent des territoires urbains qui vont de pair avec les transformations de la dynamique du capitalisme.

23 Lors d’un entretien réalisé avec David Harvey en octobre 2010  [20], je lui ai posé la question suivante : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui, détiennent le “ pouvoir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation ”, pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédées sous la pression populaire ? Une telle perspective, ai-je ajouté, impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas vous répondre », m’a dit Harvey. « Pourquoi ? », ai-je demandé. « Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée. » Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D. Harvey a habituellement affaire. Le « droit à la ville » serait-il donc condamné, pour le moment, à n’être qu’un thème de débat académique ?

24 À quoi peut bien servir, alors, le retour d’une pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer l’urbanisation capitaliste, si cela ne débouche pas sur une remise en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit ? À quoi bon répéter, comme Harvey et d’autres, que « le contrôle collectif de l’emploi des surplus dans les processus d’urbanisation, doit devenir l’un des principaux points de focalisation des luttes politiques et de la lutte des classes », si l’on ne se préoccupe pas d’abord, pour rendre ce contrôle effectif, de contrôler la production de ces surplus, c’est-à-dire des moyens de production et d’échange ?

25 Dans un article incisif où il constatait à son tour, pour le déplorer, l’absence de liens entre « manifestations populaires et analyses érudites », un journaliste du Monde diplomatique s’interrogeait sur les moyens de « concilier culture savante et culture politique »  [21]. Sans trop d’illusions, semble-t-il. « Organiser les masses, renverser l’ordre social, prendre le pouvoir ici et maintenant : ces problématiques communes aux révolutionnaires » des deux siècles passés sont « insolubles dans la recherche universitaire — si tant est qu’elles y trouvent un jour leur place ».

26 En ce siècle qui commence, alors que la crise du capitalisme ne cesse de s’aggraver et les conditons d’existence des classes populaires de se détériorer, il serait peut-être temps de renouer la théorie et la pratique. Je n’ai évidemment pas de solutions clefs en main pour opérer ce lien.

27 Sans se poser en avant-garde, des squatters libertaires barcelonais  [22] indiquent une voie parmi d’autres. « Si le débat intellectuel demeure vif entre eux, le “ passage à l’acte ” est dorénavant privilégié. Pour dire, il faut faire  [23] », tel est le précepte qu’ils mettent implicitement en œuvre : « réquisitionner les appartements d’un bâtiment vide pour dénoncer la spéculation immobilière », solidariser les autres habitants voués à l’expulsion et « fédérer avec vigueur les colères du voisinage pour les transformer en luttes de quartiers, occuper le siège d’une entreprise de technologies militaires et embarquer ses ordinateurs pour “ enquête ”, récupérer de la nourriture et ouvrir un magasin “ gratuit ” pour s’affranchir des logiques du marché, parler une langue minorée — le catalan — pour lutter contre l’impérialisme culturel… L’engagement, pour eux, est une pratique avant d’être un discours, un acte plutôt qu’une idéologie »  [24].

28 Toujours à propos de la même question, H. Lefebvre, dans un ouvrage en 4 tomes consacré l’État, analysait la place et la fonction de la petite bourgeoisie intellectuelle dans la reproduction des rapports de production capitalistes  [25]. Il y est question, entre autres, du rôle parfois — pour ne pas dire assez souvent — contre-révolutionnaire, au sens littéral du terme, de l’intelligentsia de gauche confinée dans un élitisme, encouragé par des institutions étatiques à la fois protectrices et neutralisantes (CNRS, EHESS, ENS, etc.), qui la coupe des classes populaires au nom desquelles elle prétend parler.

29 Voici ce que Lefebvre présentait comme que une thèse au « caractère central » (livre I p. 247), développée dans les volumes III et IV : « Lesclasses moyennes, malgré leur diversité, à travers leurs divergences politiques supportent l’État [souligné par Lefebvre] dans le sens fort de ce mot : supports matériels — supports idéologiques, vaille que vaille, coûte que coûte ». Dans cette partition, les intellectuels de gauche, y compris radicaux, jouent le rôle que leur impartit l’État. « Dans la démocratie libérale, les intellectuels, parmi lesquels se comptent des esprits critiques ne reculant pas devant l’audace, se voient parfois dans les ghettos : protégés, neutralisés […], le pouvoir politique s’arrange dans les pays démocratiques pour que les intellectuels disent ce qu’ils pensent et que cela ne serve à rien ». D’où la floraison de ce que Lefebvre appelle les « idéologies de ghetto », qui prennent souvent la forme de discours sur le discours, du « métalangage », de la « logologie ». À cet égard, note Lefebvre qui ciblait à l’époque le structuralo-marxisme althussérien (en particulier celui appliqué à l’urbain par les Manuel Castells, Jean Lojkine, Edmond Préteceille, Christian Topalov, François Ascher…), « le discours sur le discours marxiste ne vaut pas mieux que le discours sur tel autre philosophe ou penseur ».

30 C’est en ce sens que la question « que faire ? » est considérée comme hors sujet dans les enceintes universitaires. On peut effectivement faire carrière dans la critique de l’urbanisation du capital, gloser sans fin à partir des écrits de Lefebvre, Harvey and Co, sans que cela contribue le moins du monde a embrayer sur le mécontentement croissant des classes dominées pour le transformer en force politique susceptible de mettre en branle une contre-offensive. Autrement dit, il serait peut-être temps de cesser de parler (ou d’écrire) pour ne rien faire.


Date de mise en ligne : 06/06/2014.

https://doi.org/10.3917/lhs.191.0059

Notes

  • [1]
    David Harvey, « The Right to the city », New Left Review, n° 53, september-october 2008
  • [2]
    Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1968.
  • [3]
    Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Castermann, 1972.
  • [4]
    Henri Lefebvre, La production de l’espace, Anthropos, 1974.
  • [5]
    Patricia Latour et Francis Combe, Conversation avec Henri Lefebvre, Messidor, 1991.
  • [6]
    David Harvey, « The Right to the City », Monthley Review, 2008.
  • [7]
    David Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, 2008.
  • [8]
    Ibidem. Les lieux où se développent, selon lui, une vision alternative du monde, un espace pour les mouvements contestataires s’opposant à une forme de mondialisation, comme Porto Allegre. Le propos est résumé dans Géographie de la domination : « C’est cet espace que les mouvements contestataires doivent intensément explorer et cultiver. C’est l’un des principaux espaces d’espérance ouverts à la construction d’une mondialisation alternative. Une mondialisation où ce seraient les forces progressives de la culture qui s’appropieraient celles du capital et non l’inverse. »
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    David Harvey, Spaces of global capitalism, Verso, 2006.
  • [11]
    David Harvey, Spaces of hope, Edinburgh University Press, 2006.
  • [12]
    Henri Lefebvre, « L’espace : produit social et valeur d’usage », La nouvelle revue socialiste, n° 18, 1976.
  • [13]
    David Harvey, Spaces of hope, op. cit.
  • [14]
    Ibidem.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internationale des livres et des idées, n° 8, janvier-février 2009.
  • [17]
    Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit.
  • [18]
    David Harvey, « Le droit à la ville », op. cit.
  • [19]
    CNN, 25 mai 2005 et New York Times, 26 novembre 2008.
  • [20]
    Entretien qui devait paraître dans le journal bimensuel Article11, mais non publié pour des raisons techniques.
  • [21]
    Pierre Rimbert, « La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
  • [22]
    Cf. le film de Christophe Coello : Squat - La ville est à nous, 2011.
  • [23]
    Florence Bouillon, « Squatter la ville pour changer la vie », WWW.SQUAT-LEFILM.COM Presse.
  • [24]
    Ibidem.
  • [25]
    Henri Lefebvre, De l’État, tome 1, Union Generale d’Édition, 1977.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.87

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions