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Article de revue

Harry Braverman face à la sociologie du travail

Pages 159 à 179

Notes

  • [1]
    Georges Friedmann et Pierre Naville (dir.), Traité de sociologie du travail, 2 volumes, Paris, Armand Colin, 1962.
  • [2]
    Alain Touraine, L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, CNRS éditions, 1955 ; et du même auteur, Les Travailleurs et les changements techniques, Paris, OCDE, 1965.
  • [3]
    André Gorz (coord.), Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1973.
  • [4]
    En France, à partir de la fin des années 1970, Travail et capitalisme monopoliste fut abondamment commenté et discuté au sujet de la problématique de la déqualification (Cf. Michel Freyssenet, La division capitaliste du travail, Paris, Savelli, 1977 ; Bruno Théret, « Compte rendu de Travail et capitalisme monopoliste », in Critique de l’économie politique, 1977, n° 1). Plus récemment, Marcelle Stroobants (Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes, Bruxelles, ULB, 1993) abondait dans le sens de la critique de la thèse de la déqualification. Toutefois, on peut ici se poser la question de savoir si l’ouvrage de Braverman n’a pas été victime d’une lecture instrumentale à l’appui de la thèse de déqualification puis victime collatérale de la critique de celle-ci là où le propos de l’auteur était beaucoup plus orienté sur une explication de la « dégradation » du travail.
  • [5]
    Fondée en 1949, la Monthly Review a publié des contributions régulières d’Albert Einstein à ses débuts et d’Immanuel Wallerstein dans la période plus récente, et fut dirigée notamment par des économistes et des sociologues tels que Paul Sweezy, Michael Yates et John Bellamy Forster.
  • [6]
    Voir à ce propos l’excellente analyse des prémisses de ces innovations in Michel Crozier, « Human engineering », in Les Temps Modernes, 7e année, 1954, n° 69, p. 44-75.
  • [7]
    Michael Rose, « Un cas extraordinaire de parallélisme intellectuel : Georges Friedmann et Harry Braverman », Communication au colloque « Georges Friedmann », Bruxelles ronéo, Centre Travail-Emploi-Formation, Bruxelles, ULB, 1987.
  • [8]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La degradation du travail au XXe siècle, Paris, Maspéro, 1976, p. 17.
  • [9]
    Antonio Gramsci, Américanisme et fordisme, notes extraites du Cahier V, écrit en 1934 et publié en français en 1959 puis en 1978 (Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 112-113).
  • [10]
    Elton Mayo, The Human Problems of an Industrialised Civilisation, New York, Macmillan, 1933 ; et du même auteur, The Social Problems of an Industrial Civilization, Cambridge, Mass., Harvard U. P., 1945.
  • [11]
    Clark Kerr, John T. Dunlop, Frederick H. Harbison and Charles A. Myers, Industrialism and Industrial Man : The Problem of Labor and Management in Economic Growth, Harvard University Press, 1973 ; Seymour Martin Lipset and Reinhard Bendix, Social Mobility in Industrial Society, Berkeley, University of California Press, 1959.
  • [12]
    Daniel Bell, The End of Ideology : On the Exhaustion of Political Ideas in the 1950s, New York, 1960 ; et du meme auteur, The Coming of Post-Industrial Society : A Venture in Social Forecasting, New York, 1973.
  • [13]
    Beverly J. Silver, Forces of Labor : Workers’ Movements and Globalization Since 1870, New York, Cambridge University Press, 2003.
  • [14]
    Donald Roy, Un sociologue à l’usine, « Introduction » de Jean-Michel Chapoulie, « Postface » de Howard S. Becker, La Découverte, Paris, 2006 ; Everett Cherrington Hughes, Men and their work, Greenwood Press, 1959.
  • [15]
    Pensons ici à D. Roy mais aussi M. Burawoy qui tous deux cherchent (pour partie) une explication à l’auto-accélération sinon au freinage en dehors de la rationalité économique alors qu’elle pouvait faire varier la rémunération de 30 % dans certains cas. Cf. Pierre Desmarez, La sociologie industrielle aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 1986.
  • [16]
    Peter Michael Blau, The Dynamics of Bureaucracy. A Study of Interpersonal Relations in Two Government Agencies, Chicago, University of Chicago Press, 1955 ; et du même auteur, The American Occupational Structure, Chicago, University of Chicago Press, 1967 ; William H. Whyte, The Organisation Man, New York, 1955.
  • [17]
    Charles Wright Mills, White Collar, Oxford University Press, 1951, (Les cols blancs, François Maspéro, 1966).
  • [18]
    Braverman fait référence ici à Michel Crozier (Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965). Ce dernier considère l’enquête de Charles Wright Mills (1951) sur les cols blancs comme non scientifique car, dit-il, il ne peut y avoir de vie sociale sans aliénation puisque l’individu est toujours limité d’une façon ou d’une autre par son entourage social. La contrainte serait dès lors irréductiblement présente selon lui et il n’y a par conséquent pas lieu d’étudier le travail comme relation d’assujettissement.
  • [19]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 32.
  • [20]
    Frederick Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique du travail, Paris, éd. Dunod, 1927.
  • [21]
    Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843.
  • [22]
    Charles Babbage, On the Economy of Machinery and Manufactures, New York, 1963 [1832].
  • [23]
    Harry Braverman critique (Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 68-69) ici l’approche d’Émile Durkheim considérant certaines formes de la division du travail industrielles comme « anormales ». Selon notre auteur, Durkheim a manqué de comprendre que ces formes nouvelles de division étaient en train de devenir la règle plutôt que l’exception et c’est pourquoi la forme « normale » de la division du travail selon Durkheim relève plus de l’analyse d’un sociologue moralisant cherchant en vain son idéal que d’un sociologue étudiant les mœurs et la société.
  • [24]
    Ibidem, p. 128.
  • [25]
    Jane Woodward, Industrial Organization : Theory and Practice, London, 1965.
  • [26]
    James R. Bright, Automation and Management, Boston, MIT Press, 1958.
  • [27]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 180-185.
  • [28]
    Pierre Naville, Vers l’automatisme social ?, Paris, Gallimard, 1963.
  • [29]
    L’économiste états-unien Paul Sweezy, dans son ouvrage sur le capitalisme monopoliste (Monopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Order, Monthly Review Press, 1966), avait décidé de ne pas prendre en compte la question du procès de travail. Dans sa préface à l’édition américaine de Labor and Monopoly Capital, Sweezy rendait hommage à Harry Braverman « pour avoir comblé cette lacune ».
  • [30]
    Pour une critique des fondements de la théorie du capitalisme monopoliste, voir Andrew Kliman, Reclaiming Marx’s Capital : A Refutation of the Myth of Inconsistency, London, Sage, 2007 ; et pour une critique plus directe du livre de Paul A. Baran et Paul M. Sweezy (Monopoly Capitalism : An Essay on the Amercian Economic Order, New York, Monthly Review Press, 1966), voir Ernest Mandel, « La théorie de la valeur-travail et le capitalisme monopolistique », in Revue 4e Internationale, 32, 25e année, 1967, p. 85-63.
  • [31]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 228.
  • [32]
    Ibidem, p. 232.
  • [33]
    Nous préférons utiliser la notion de « classe laborieuse » en ce qu’elle rend compte d’une définition plus large que seulement « ouvrière » au sens de la nomenclature socioprofessionnelle.
  • [34]
    Charles Wright Mills, White Collar, op. cit.
  • [35]
    David Lockwood (ed.), The Blackcoated Worker, Allen & Unwin, 1958.
  • [36]
    Pour Stephen Marglin (What do Bosses do ? The Origins and Functions of Hierarchy in Capitalist Functioning, Harvard, Harvard Press, 1971), la division du travail n’est pas uniquement le fruit d’une recherche d’efficience de la production mais vise également à réduire les variétés de labeur afin d’augmenter le pouvoir et l’indispensabilité du management.
  • [37]
    Pour certains, Braverman serait très proche de Georges Friedman et de son approche « proudhonienne » du travail (François Vatin et Gwenaële Rot, « Les avatars du “ travail a la chaîne ” dans l’œuvre de Georges Friedman (1931-1966) », in Genèses, (57), 2004, p. 23-40). Certes, ils avaient en commun de prendre le travail artisanal comme forme originelle à l’aune de laquelle ils mesuraient l’évolution du travail et tous deux avaient tendance à considérer cette évolution unilatéralement comme négative. Toutefois, à la différence de Friedmann, Braverman ne situe pas l’origine de la « dégradation du travail » dans le machinisme ni dans l’instance technologique mais dans les rapports sociaux et dans la réalité du système capitaliste.
  • [38]
    Richard Sennet, Le travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000 ; Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; et du même auteur, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • [39]
    Graig R. Littler and Graeme Salaman, « Bravermania and Beyond : Recent Theories of the Labor Process », in Sociology, 2 (16), 1982, p. 251-269.
  • [40]
    Peter Meiksins, « Labor and Monopoly Capital for the 1990s : A Review and Critique of the Labor Process Debate », in Monthly Review, New York, 1994 ; Michael Burawoy, « A Classic of its Time ? », in Contemporary Sociology, 3 (25), 1996, p. 296-299 ; John Bellamy Foster, « A Classic of our Time : “ Labor and Monopoly Capital ” after a Quarter-Century », Monthly Review, 1999, p. 33-45.
  • [41]
    Bryan D. Palmer, « Class, Conception and Conflict. The Trust of Efficiency, Managerial Views of Labour and the Working Class Rebellion, 1903-1922 », in Review of Radical Political Economy, n° 7, 1975, p. 65-73.
  • [42]
    Andrew Friedmann, Industry and Labour : Class Struggle at Work and Monopoly Capitalism, London, Macmillan, 1977 ; et du même auteur, « Responsible Autonomy versus Direct Control over the Labour Process », in Capital and Class, 1, 1977, p. 55-62.
  • [43]
    Michael Burawoy, Manufacturing Consent, Chicago, University of Chicago Press, 1979 ; et du même auteur, « A Classic of its Time ? », op. cit.
  • [44]
    Michael Burawoy, « Globalisation, travail et sciences sociales », Grand entretien avec Michael Burawoy, in Les Mondes du Travail, n° 3-4, 2007, p. 12-25.
  • [45]
    Michael Burawoy, Manufacturing Consent, op. cit.
  • [46]
    Craig R. Littler, The Development of the Labor Process in Capitalist Societies, London, Heinemann, 1982.
  • [47]
    Andrew Friedman, « Responsible Autonomy versus Direct Control over the Labour Process », op. cit., p. 55-62 ; et du même auteur, Industry and Labour : Class Struggle at Work and Monopoly Capitalism, op. cit.
  • [48]
    Craig R. Littler, The Development of the Labor Process in Capitalist Societies, op. cit.
  • [49]
    David Stark, « Class Struggle and the Transformation of the Labour Process », in Theory and Society, 9, 1980, p. 23-36 ; Michael Burawoy, « Towards a Marxist Theory of the Labour Process : Braverman and Beyond », in Politics and Society, 3-4 (8), 1978, p. 33-43 ; et du même auteur, Manufacturing Consent, op. cit.
  • [50]
    Pierre Dubois, Le sabotage dans l’industrie, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
  • [51]
    Stephen Ackroyd and Paul Thompson, Organisational Misbehaviour, London, Sage, 1999 ; Stephen Bouquin (coord.), Résistances au travail, Paris, Syllepse, 2008.
  • [52]
    Michael D. Yates et al., Rising from the Ashes ? Labor in the Age of « Global » Capitalism, New York, Monthly Review Press, 1998 ; Dave Renton, « Against Management : Harry Braverman’s Marxism », in Dave Renton (ed.), Dissident Marxism, London, Zed Books, 2004.
  • [53]
    Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capitalism : An Essay on the American Economic Order, op. cit.
  • [54]
    Paul Thompson, The Nature of Work, London, Macmillan, 1983, p. 87.
  • [55]
    Veronica Beechey, « The Sexual Division of Labor and the Labor Process : A Critical Assessment of Braverman », in Stephen Wood, The Degradation of Work ?, London, Hutchinson, 1982, p. 54-73 ; Cynthia Cockburn, Brothers : Male Dominance and Technological Change, London, Pluto Press, 1983 ; Jackie West, « Gender and the Labor Process : A Reassessment », in David Knights and Hugh Willmott (eds.), Labor Process Theory, MacMillan, 1990, p. 244-273.
English version

1. Introduction

1L’ouvrage d’Harry Braverman, Labor and Monopoly Capital (Travail et capitalisme monopoliste) vaut-il encore le détour ? Publié en anglais en 1974, cet ouvrage a connu un succès éditorial impressionnant. Vendu à près d’un million d’exemplaires dans sa version anglaise, il a été traduit en plus de dix langues et demeure, dans beaucoup de pays, une référence dans les cursus en sociologie du travail. Tout ceci n’est pas étranger au fait que l’ouvrage de Braverman a contribué à la constitution d’une approche qui a fait école, la « Labour Process Theory » ou la théorie du procès de travail, et dont la vivacité est confirmée par la tenue annuelle de conférences académiques rassemblant plusieurs centaines d’universitaires. Dans la littérature sociologique francophone, le nombre de références à l’ouvrage est resté beaucoup plus limité. De multiples raisons expliquent cet impact plus faible. Il y a tout d’abord le fait que plusieurs travaux de synthèse avaient été publiés auparavant : outre le fameux Traité de sociologie du travail coordonné par Georges Friedmann et Pierre Naville  [1] , mentionnons les travaux d’Alain Touraine sur l’évolution du travail industriel  [2] ou encore ceux d’André Gorz sur la division du travail  [3] . La présence en France d’une sociologie du travail critique enlevait en quelque sorte à Braverman son caractère novateur et son « utilité marginale »  [4] .

2Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage est un « classique » qui mérite également un retour critique dans le champ francophone. Non seulement parce que les thèses qu’il contient éclairent certains débats contemporains en sociologie du travail mais aussi parce que la confrontation (internationale) des paradigmes et écoles contribue à décloisonner les problématiques de recherche et favorise la réflexivité sur la façon de penser sociologiquement le travail.

3Dans cet article, nous nous limitons volontairement au champ de la littérature anglo-saxonne. Nous présenterons d’abord l’auteur et le contexte dans lequel fut publié Labor and Monopoly Capital ; en second lieu nous présenterons les aspects du livre qui nous semblent les plus originaux et féconds et enfin, en troisième lieu, nous reviendrons sur les débats et controverses qu’a suscités cet ouvrage.

2. Les origines d’un « classique »

4Revenons d’abord sur le parcours personnel de Braverman ainsi que sur le contexte dans lequel celui-ci a rédigé Labor and Monopoly Capital. Braverman était un intellectuel non académique, atypique à plusieurs égards. Né en 1920, autodidacte, ancien ouvrier professionnel, il devenait, au début des années 1960, rédacteur de la revue Monthly Review et le resta jusqu’à son décès en 1976. Cette revue rassemblait de prestigieux intellectuels de gauche des États-Unis, la plupart étaient des universitaires de haut vol en rupture avec leurs anciennes appartenances politiques  [5] . Son engagement dans la Monthly Review coïncide avec une prise de distance à l’égard de l’organisation trotskyste dont il était membre (Socialist Workers Party) et qui lui semblait être devenue aussi sectaire que peu démocratique. Son expérience professionnelle d’ouvrier dans les chantiers navals puis dans le secteur du cuivre et zinc au cours des années 1940 et 1950 l’avait confronté aux processus de mécanisation et aux politiques managériales de l’human engineering  [6] . Ses responsabilités politiques lui avaient également permis d’étendre ses connaissances du travail à des secteurs aussi divers que le transport, l’automobile ou le secteur bancaire. Braverman avait donc développé une connaissance endogène très fine de la condition ouvrière sur une longue période allant de la dépression économique des années 1930 et du New Deal jusqu’à la guerre froide conjuguée à la montée rapide de la société de consommation. De cette période, riche en événements et en retournements idéologiques, il en a tiré une prédilection pour l’analyse objectivante (voire objectiviste) qui se focalise surtout sur l’étude des rapports sociaux et les réalités du travail, laissant de côté les aspects trop évanescents à son goût comme les représentations, les opinions ou encore les orientations à l’égard de l’action collective.

5Pour Michael Rose, l’ouvrage de Braverman représente un « événement majeur dans le développement du marxisme », opérant un retour « aux sources », c’est-à-dire vers la critique de l’économie politique  [7] . De l’avis de Braverman lui-même, le « marxisme » était resté muet sur le travail depuis la mort de Karl Marx :

6

« Ni les changements affectant les forces productives pendant plus d’un siècle de capitalisme et de capitalisme monopoliste, ni les changements de la structure de la population laborieuse selon les emplois et l’industrie n’ont été soumis, depuis la mort de Marx, à une analyse marxiste quelle qu’elle soit. » Pour lui, « Il n’y a tout simplement pas de corpus théorique poursuivant l’analyse du mode de production capitaliste à la manière de Marx dans le livre I du Capital.  [8]  »

7Même si certains auteurs se réclamant du marxisme ont abordé la question du travail, notamment Antonio Gramsci avec son analyse de l’américanisme et du fordisme  [9] , on ne peut que lui donner raison pour ce qui concerne le monde anglo-saxon. Avant 1974, dans la sphère intellectuelle nord-américaine, personne ne s’était attelé à la tâche de décrire, d’analyser et d’expliquer les transformations du travail au niveau macro-social. Le travail n’était pas un objet sociologique singulier mais était au mieux abordé au travers des relations humaines  [10] et au pire ignoré comme ce fut notamment le cas de sociologues fonctionnalistes  [11] .

8Il est intéressant de noter que Braverman avait lu les ouvrages de Georges Friedmann et qu’il tentait en quelque sorte de produire une analyse tout aussi globale du travail. Mais celle-ci devait, selon lui, se distinguer à plusieurs égards. Là où Friedmann avait privilégié une analyse centrée sur le « travail humain » et attribuait au machinisme sinon à l’instance technologique en général un rôle déterminant, Braverman désirait sortir de l’ombre le capital et l’impératif catégorique de profitabilité. Cet élargissement des questions à traiter lui semblait également nécessaire pour sortir les analyses sociologiques de leurs ornières subjectivistes. Aux États-Unis, durant la période des années 1950 et 1960, les sciences sociales étaient dominées par un questionnement centré sur la subjectivité (la « conscience », les valeurs et opinions) et beaucoup de chercheurs critiques cherchaient à comprendre pourquoi le syndicalisme était devenu un facteur d’intégration plutôt qu’un mouvement œuvrant au changement de la société. Beaucoup d’entre eux privilégiaient une explication qui prenait appui sur la prospérité et l’embourgeoisement de la classe laborieuse  [12] . Étant en désaccord avec une telle interprétation, Braverman cherchait à démontrer combien le travail, ou plutôt le procès de travail, demeurait marqué par la logique de l’accumulation du capital qu’il présentait comme une sorte de lutte « par en haut ».

9Depuis la fin des années 1960, une vague de grèves sauvages (wildcat strikes) mettait en évidence un rejet du taylorisme et de la hiérarchie de pouvoir au sein du travail  [13] . Une fraction croissante des ouvriers de l’industrie avait fait de la division du travail la cible d’actions collectives comme de conduites individuelles de résistance (sabotage, zèle, freinage). Pour lui, ces faits confirmaient l’idée qu’il est impossible de pacifier définitivement ce champ social tant que le travail demeurait marqué par le rapport salarial. Ce n’était pas le point de vue de l’école fonctionnaliste ni des interactionnistes de l’école de Chicago dont les travaux tendaient à négliger la conflictualité sur le plan empirique et théorique. Pour les tenants d’une approche fonctionnaliste (John T. Dunlop, Clark Kerr), la nomenclature des métiers et des professions se suffisait à elle-même tandis que le mouvement syndical était devenu un pourvoyeur de biens collectifs qui devait se cantonner à des revendications « alimentaires » et à la « vente collective de la force de travail ». Pour les tenants de l’approche interactionniste  [14] , l’analyse se focalisait sur les interactions sociales et symboliques conduisant à la formation de « métiers » pas forcément reconnus comme tels dans la nomenclature officielle et conduisait certains auteurs à minimiser les motivations pécuniaires dans l’effort au travail  [15] . Quant aux analyses centrées sur les organisations  [16] , on peut dire que les préoccupations scientifiques se concentraient d’abord sur les enjeux de pouvoir et de management et laissaient de côté les aspects plus macro-sociaux. Et si il existait un courant de pensée sociologique hétérodoxe — représenté notamment par Charles Wright Mills  [17] avec ses travaux sur les cols blancs —, dans l’ensemble, ces analyses restaient trop partielles au goût de Braverman.

10L’impact de Labor and Monopoly Capital n’est donc pas dissociable de certaines limites qu’offraient les schémas d’analyse alors en vigueur. Certes, Braverman ne traite pas directement des relations capital-travail en termes d’action collective (un aspect sur lequel il a été fortement critiqué, nous y reviendrons), mais son analyse apportait néanmoins des réponses aux interrogations sur la conflictualité sociale que l’on ne pouvait plus négliger à ce moment-là. Ainsi, dans l’introduction de l’ouvrage (qui compte près de 40 pages), il fait référence à l’insatisfaction croissante dans le travail : absentéisme, débrayages, freinage, coulage, perte de qualité, autant de phénomènes également présents sur le continent européen. Si Braverman les mentionne, il estimait en même temps que ces phénomènes étaient trop récents pour être analysés et il s’est donc volontairement restreint à les mentionner pour affirmer la nécessité de reconnaître le travail comme un champ conflictuel, polarisé par un antagonisme structurel qui trouve ses racines les plus profondes dans les rapports sociaux de production. Ce qui est à la fois très général et en même temps un aspect décisif de son approche.

11Constatant que les interprétations universitaires traditionnelles marquaient le pas devant la réalité du monde du travail, il pensait pouvoir apporter une explication à partir d’une démonstration s’appuyant sur le cadre d’analyse de Karl Marx. Ceci était un parti pris analytique avant d’être idéologique. En rappelant la critique de Marx à l’égard de Pierre-Joseph Proudhon, Braverman tenait à souligner que si les économistes admettent que les objets sont fabriqués par les êtres humains, ils oublient que les relations de travail — au travers desquelles les humains fabriquent ces objets — sont également « fabriquées » ou sont, pour le dire en termes plus contemporains, des constructions sociales. Dans cette perspective, le procès de travail ne peut être l’objet sociologique premier qu’à la condition d’étendre la réflexion aux rapports sociaux (de production) et au salariat. Pour Braverman, il ne pouvait être question de focaliser l’analyse sur les seuls travailleurs ou encore sur l’acte de travail (le labeur, l’agir au travail) mais il fallait traiter impérativement à la fois le travail et le capital. Ceci représente le noyau dur de son approche et lui a permis de résister à la tentation du déterminisme technologique tout en évitant de fonctionnaliser — à la manière de l’école de la régulation — les systèmes de travail en termes de séquences technico-productives.

12Son approche énonce une critique de la sociologie traditionnelle de l’époque. Celle-ci estime que l’étude des formes de domination et d’assujettissement ne relève pas d’une approche scientifique  [18] . Pour Braverman, il résulte de cette posture une tendance réductionniste qui s’exprime dans le fait que la sociologie du travail partage avec le management l’idée que l’organisation du procès de travail serait inévitable et nécessaire et qu’elle peut donc se cantonner à étudier la manière dont le travailleur s’adapte à son travail  [19] . Penser le travail au travers de son organisation comme dans l’interaction entre travailleurs permet alors de garder hors du champ d’analyse le rapport social de production. Or, pour Braverman, l’énigme du travail ne peut être élucidée que si l’on prend pour objet le procès de travail en lien avec ce qui le structure, à savoir la dynamique d’accumulation de capital. La manière dont le travailleur se conduit, pense et travaille lui semble secondaire et c’est un point sur lequel il sera vivement critiqué. Cette inclinaison objectiviste ne l’empêche pas d’identifier ce qui représente pour lui un aspect déterminant de l’analyse, à savoir la nécessité de contrôler la force de travail en exercice afin d’en extraire une survaleur. De son point de vue, si les innovations techniques exprimaient une pression émanant de la compétition intercapitaliste, il fallait aussi appréhender l’action du management poursuivant la maximisation des profits comme un enjeu propre. Le contrôle de la force de travail et de son engagement dans le procès de production doit se perpétuer et surtout s’étendre, faute de quoi toute rationalisation devient impossible.

3. L’originalité d’un classique

13La nécessité de contrôler le procès de travail représente la thèse centrale de Labor and Monopoly Capital, et Braverman en fait la démonstration à partir d’une analyse singulière du taylorisme. L’émergence de celui-ci au début du XXe siècle fut loin d’être hasardeuse. L’extension du marché nécessitait le remplacement des petites unités de production par des grands ensembles industriels et rendait possible la réalisation de bénéfices suffisants pour financer une catégorie d’encadrants et de techniciens de la production. En réduisant le travail à ses composants les plus simples, la parcellisation du travail devenait possible, prolongeant ainsi la division sociale du travail par une division technique. Cependant, pour Braverman, la « révolution scientifique » de Frederic W. Taylor  [20] n’en porte que le nom puisque ce dernier ne fait qu’actualiser ce que Adam Smith  [21] et Charles Babbage  [22] préconisaient avec la « préservation des talents » et le refus de « gaspiller les ressources sociales ».

14Un second aspect, plus circonstanciel, lui, semble tout aussi significatif. Braverman fait le compte rendu détaillé de la façon dont Taylor arrivait au bon moment pour briser la résistance des ouvriers professionnels. Son observation des pratiques de freinage oriente son action vers l’objectif de ramener dans le champ du contrôle managérial la définition de la journée « loyale » de travail. En cherchant à maîtriser le rendement de la prestation de travail des ouvriers, en chassant les temps morts à l’aide d’un chronomètre, Taylor désirait prendre le contrôle des gestes et des conduites afin de pouvoir, dans un second temps, après l’introduction de l’OST (organisation scientifique du travail), rendre possible une politique de recrutement qui substituait des ouvriers non qualifiés aux ouvriers professionnels et bien souvent syndiqués. Et puisque la prestation de travail était devenue une réalité objectivable et mesurable, le salaire aux pièces pouvait également se transformer en salaire au rendement.

15Pour Braverman, Taylor se distinguait de manière importante des autres conseillers managériaux car il touchait au modus operandi du travail là où d’autres ne proposaient que des ajustements à la marge, via le paternalisme notamment. Derrière son plaidoyer en faveur de l’OST, il fallait donc d’abord voir une volonté de transformer le travail de manière à briser le contrôle exercé par des ouvriers professionnels.

16Dans son retour critique sur Taylor et le taylorisme, Braverman a vou­lu mettre en évidence plusieurs aspects souvent négligés. Selon lui, l’OST s’apparente davantage à un bricolage savant qu’à l’analyse scientifique. En courant avec un chronomètre derrière le dénommé Schmidt, son ouvrier modèle, Taylor ne cherchait nullement à déterminer scientifiquement le rendement à atteindre mais montrait seulement comment il était possible de l’augmenter ; ce qui relève davantage d’une rationalité pragmatique que scientifique. Dans le cas des gueuses de fonte, la seule intervention possible concernait l’intensification de la cadence de travail. S’appuyant sur les carnets d’observation et la correspondance de Taylor, Braverman rappelle comment la nouvelle norme de cadence ne fut atteinte que par un seul ouvrier sur les huit déjà sélectionnés en fonction de leur plus grande rapidité d’exécution. En fait, son effort de déconstruction du taylorisme et de l’OST plaide en faveur d’une compréhension qui ne s’arrête pas aux aspects apparents que sont la séparation de la conception et de l’exécution, la parcellisation, la direction « scientifique » du procès de travail et, surtout, il met à nu l’enjeu social que représente la monopolisation du savoir du côté du management et de la dépossession sinon de la redondance d’un savoir professionnel du côté des ouvriers.

17Les analyses de Taylor et du taylorisme ont servi à démontrer combien la maîtrise par le management de l’engagement dans le travail représente une des principales clefs analytiques pour étudier le procès de travail qui permet ensuite d’expliquer à quelle finalité répond l’organisation du travail, le développement de la division du travail, sur le plan technique et social  [23] . En mettant en avant le contrôle managérial de l’engagement de la force de travail, Braverman nous a fourni une clef de lecture qui invite à ne pas cantonner l’analyse à la seule rationalité économique de l’efficacité. En même temps, sa présentation des conséquences des réformes managériales demeure marquée par une nostalgie à l’égard des métiers et des artisans auxquels sont comparés les travailleurs parcellaires. Il serait toutefois regrettable de s’arrêter à ce seul aspect. L’essentiel se situe selon lui d’abord dans la tendance à la « dégradation du travail » en tant qu’effet d’une subordination accrue, notamment par la « destruction des autres moyens de gagner sa vie » et par l’élargissement concomitant des moyens de subsistance associés au salaire. La dégradation du travail se prolonge en une dégradation de la condition laborieuse qui s’exprime finalement dans une adaptation au rôle du travail comme « facteur de production » qui aura pour corollaire un désintérêt croissant pour le travail  [24] .

18L’instance technologique représente un deuxième aspect-clé de son approche. Rappelons que les années 1950 et 1960 forment une période d’intenses innovations technologiques modifiant le travail industriel et le travail de bureau. Dans le procès de travail, cette poussée se traduit par l’usage des MTM (unités des temps travaillés mesurées en 36/1000 de seconde) pour la programmation des machines-outils comme pour la définition des temps de cycle. Dans l’industrie comme dans les bureaux apparaissent les premiers systèmes semi-automatisés avec les cartes perforées. L’automatisation exigeait, on le sait, de simplifier puis de standardiser des tâches avant d’intégrer leur exécution dans l’action de manipulateurs mécaniques. Sa lecture attentive des travaux de Jane Woodward  [25] , mais surtout de James R. Bright  [26] , lui suggèrent l’idée que la mécanisation et l’automatisation auront des conséquences bien plus équivoques qu’on le pense alors. Examinant, dans les années 1950, les effets de l’automation sur l’activité de travail, James R. Bright avait classé les niveaux de mécanisation par mode de conduite (« manuelle » ; « mécanique » ; « variable selon signal de réponse » et enfin « variable en réponse à l’action ») reflétant un degré d’automatisation croissant. Il avait ensuite croisé ces niveaux de mécanisation avec la situation de travail en mesurant l’effort physique, psychique, la dextérité, la qualification, la formation initiale, la responsabilité, le pouvoir de décision, etc. Se basant sur les résultats des enquêtes de Bright, Braverman défendait l’interprétation que l’automatisation suscitait, dans un premier temps, un accroissement des qualifications et des responsabilités (du « pouvoir discrétionnaire » dirait-on aujourd’hui), mais que, dans un deuxième temps, les tâches complexes tendent à se cantonner à la programmation et à la maintenance puisque l’automatisation rend une partie des savoir-faire caducs  [27] . Le degré de responsabilité pouvait demeurer élevé mais les tâches de contrôle et de surveillance vont mobiliser de moins en moins les anciens savoirs techniques ou circonstanciels qui faisaient le « professionnalisme » des ouvriers. Bientôt, il ne serait plus indispensable de connaître la nature des processus en cours autrement que par une signalétique comme les indicateurs de tolérance critique en termes de pression, de température ou de mélange de composants. Ceci exprime une tendance lourde — également analysée par Pierre Na­ville dans une série d’articles publiés sous le titre Vers l’automatisme social ?  [28] — d’un procès de travail qui tend à se libérer autant que possible des contraintes technologiques comme des contingences humaines.

19La perspective d’analyse conjointe du travail et du capital conduit Braverman à traiter de manière substantielle le système économique, l’entreprise, le marché et enfin l’État. L’auteur considère, en fait, son analyse du travail comme une extension économique développée par Paul Baran et Paul Sweezy au sujet du capital monopoliste  [29] . Pour eux, le capitalisme était devenu monopoliste et se caractérisait par une importance accrue des décisions de politique économique. Indispensables à la bonne marche des affaires, ces décisions devaient, en quelque sorte, palier aux effets pervers de l’existence de grands monopoles (multinationales, trusts). Les rentes de profit, obtenues grâce au marché oligopolistique, aux économies d’échelle et à l’élimination des entreprises plus petites, atténuaient, selon Baran et Sweezy, la contrainte de poursuivre le processus d’accumulation. Cette analyse a été critiquée à plusieurs égards, notamment parce qu’elle sous-estime les possibilités de poursuivre la compétition sur d’autres terrains que les prix. Aussi négligerait-elle la possibilité de maintenir une profitabilité à partir de petites unités de production articulées entre elles et dont nous pouvons voir aujourd’hui une illustration dans les districts industriels d’Italie. Un autre problème se situe dans l’incompatibilité entre les fondements de la théorie du capitalisme monopoliste qu’il désire mobiliser et la théorisation du procès de travail qu’il énonce dans Labor and Monopoly Capital. En effet, pourquoi le procès de travail continuerait-il encore à être soumis à des efforts perpétuels de rationalisation dès lors que les monopoles et les rentes de marché réduisent l’impératif de maintenir le processus d’accumulation par des moyens endogènes au procès de travail ? La seule réponse possible consiste à considérer ces rationalisations comme des réponses managériales aux oppositions latentes ou ouvertes des collectifs de travail. Or, ce n’est pas ce que fait Braverman pour qui la rationalisation du procès de travail demeure avant tout le reflet interne de la concurrence intercapitaliste  [30] .

20Cette incohérence analytique ne peut néanmoins nous conduire à omettre un autre aspect singulier de son approche, sans doute bien plus significatif, et qui renvoie à sa volonté d’articuler l’évolution du travail avec les autres sphères de la vie sociale. Nourri par l’observation du contexte états-unien, Braverman identifie les signes d’une marchandisation croissante des sphères de la vie sociale où la famille, les sentiments, les liens sociaux ou encore l’alimentation tendent à devenir des marchandises :

21

« […] le premier pas dans la création du marché universel est la conquête de tous les biens de production par la forme marchande ; le second pas est représenté par un éventail croissant de services et leur conversion conséquente en marchandises et le troisième pas est le développement d’un cycle de produits qui suscite de nouveaux produits et services, dont certains deviennent des composants essentiels aux conditions modernes de vie et qui détruisent toute option alternative.  [31]  »

22Pour lui, le marché universel produit des effets corrosifs sur la vie sociale :

23

« Les mêmes services qui devraient faciliter la vie sociale et la solidarité ont un effet contraire. Si les progrès en équipements ménagers modernes et les services industriels allègent le travail familial ; s’ils libèrent du fardeau des rapports personnels, ils en enlèvent aussi les sentiments ; s’ils créent une vie sociale étroitement imbriquée, ils en retirent tout vestige de communauté et cèdent la place à des liens créés par l’argent.  [32]  »

24La marchandisation de la vie hors travail, sous l’effet de l’universalisation du marché, est alors à nouveau rattachée à l’évolution du travail. L’existence d’employés de service, des grands magasins comme des hôpitaux, exprime, pour notre auteur, l’incorporation de nouveaux secteurs de la population à la classe laborieuse  [33] . Ces employés n’ont rien en commun avec ceux des clercs affectés à des tâches administratives, ce qui relativise d’autant la distinction « cols blancs » et « cols bleus ». L’érosion des différences entre ces deux catégories premières se reflète aussi dans un moindre écart salarial, exception faite des managers, et certaines catégories d’employés se voient même être moins rémunérées que les ouvriers organisés collectivement sinon dotés de qualifications. À l’inverse d’autres, Braverman ne défendait nullement l’idée que le travail « intellectuel » et « manuel » allait se réunifier, mais plutôt que le travail « intellectuel », en réalité le travail de bureau, était de plus en plus soumis à la même logique de mécanisation et de rationalisation. Ainsi, la standardisation des tâches annonçait l’usage des cartes perforées puis l’avènement des premiers systèmes calculateurs. S’appuyant dans une large mesure sur les analyses de Charles Wright Mills  [34] ou de David Lockwood  [35] , il exprime l’idée que la rationalisation passe d’abord par une homogénéisation des tâches qui se développe en parallèle avec la croissance des grandes surfaces et des grands magasins. Il montre ensuite comment l’essor du travail de service va de pair avec une féminisation de la population active ; une féminisation qui exprime à sa manière un mode « d’ouvriérisation » du travail de service.

25Son analyse du travail de service mérite d’être mentionnée pour son caractère original et ce d’un double point de vue. D’abord, il montre combien la rémunération inférieure des employé-e-s (celles et ceux assurant des fonctions subalternes et des tâches d’exécution comme l’encaissement des achats, le nettoyage et la restauration) fut justifiée par le fait que l’économie politique classique considérait le travail de service (les domestiques) comme une soustraction à la richesse produite au lieu d’une addition à celle-ci. Logiquement, seuls celles et ceux acceptant cette rémunération en dessous des standards alors en vigueur se retrouvent être affectés à ces fonctions, i.e. les femmes et gens de couleur dans les années soixante et soixante-dix et, pourrions-nous rajouter aujourd’hui, les travailleurs « sans papiers » effectuant un travail non déclaré et souvent invisible. Le second aspect singulier se situe dans le fait que, selon lui, même faiblement rémunéré, ce travail est loin d’être improductif. Dans la littérature marxiste traditionnelle, seul celui qui réalise un travail (manuel) productif est ouvrier et seul celui-là produit de la survaleur (plus-value). Ce n’est pas le point de vue de Braverman pour qui le fait que le travail de service ne se fige pas dans des biens ne change rien à sa nature marchande. Dès lors qu’il se vend sur un marché et qu’il est acheté puis consommé sur un marché, le travail de service possède une matérialité (sociale) et il est donc « productif » de survaleurs. Trente années plus tard, les manuels de management cumulent les conseils sur la « valeur ajoutée » d’un service de qualité à la clientèle et ont même développé une spécialité autour de cette dimension sous le vocable de « management de la clientèle » (customer relationship management). Ceci ne fournit pas une démonstration à l’appui de sa thèse mais révèle une intuition qui s’exprime dans le fait que l’auteur identifie le début d’un vaste mouvement de rationalisation qui passera par l’automatisation (les ordinateurs) et la densification du travail via la polyvalence.

26Le dernier aspect de l’ouvrage sur lequel nous voudrions insister est celui de la qualification. Cette question fait l’objet d’une sorte de note ajoutée à la fin du livre. Si ce chapitre semble quelque peu inachevé, il contient néanmoins une critique détaillée des thèses annonçant un accroissement des qualifications. Pour lui, que le niveau scolaire augmente et que la formation professionnelle se diffuse n’exprime pas forcément une augmentation de la qualification des travailleurs. Les salariés peuvent être davantage qualifiés (diplômés) qu’auparavant tout en se retrouvant sur des postes ou dans des emplois qui ne mobilisent pas ces savoirs ou savoir-faire transmis par voie scolaire. Le travail demeure en fait tributaire « des besoins du capital » et du marché du travail, et la qualification devrait être appréhendée sous un angle social et non sous celui de l’évolution technologique ou démographique. Cet angle « social » signifie que la qualification est d’abord un attribut objectivé d’une force de travail qui s’achète et se vend abstraitement sur un marché.

27Même au début des années 1970, il était déjà difficile de ne pas reconnaître que l’usage d’installations à haute densité technologique, dans la fabrication des moyens de production (sidérurgie) comme dans l’industrie de flux (énergie, plastique, chimie), exigeait de nouvelles qualifications et nécessitait des études technologiques pointues. Mais selon Braverman, il fallait aussi tenir compte du fait que le nombre de ces fonctions allait fatalement se réduire dès lors que les installations deviendraient auto-actives, ce qu’elles sont devenues au cours des années 1980 et 1990. Il ne resterait alors qu’un nombre réduit de fonctions très qualifiées (conception, programmation et maintenance des installations) et un nombre tout aussi réduit de fonctions de « serviteurs » de ces installations moins qualifiées. Le tableau d’ensemble qui en résulte tend à faire apparaître une polarisation des qualifications, ce qui rapproche notre auteur des thèses de Stephen Marglin  [36] . Aujourd’hui, on peut constater combien les informaticiens programmeurs de logiciels tendent à devenir des techniciens de maintenance de réseaux sinon à devenir captifs d’applications génériques, avec une certification de marque tel que Cisco ou Oracle. Tous peuvent certes continuer à « bidouiller » et à élaborer des logiciels libres mais ils ne trouveront une communauté d’usagers qu’à la condition de rendre leurs formats compatibles avec les principes de standardisation et d’économies d’échelle qui président au fonctionnement des entreprises et structures.

28S’il fallait résumer la position de Braverman sur la question de la qualification, nous pensons qu’il serait beaucoup plus juste de dire qu’il évoque d’abord une sorte d’oscillation avec des périodes de montée puis de déclin plutôt qu’un mouvement inexorable de déqualification. Les travailleurs qualifiés du début de l’époque industrielle ont été remplacés par des travailleurs non qualifiés soumis à un travail vide de sens et bien souvent (mais pas forcément) répétitif et astreignant. La contrainte pour l’entreprise et le management d’appliquer une logique de maximisation des profits et donc de rationalisation en est la première cause. De nouvelles qualifications émergent, certes, avec des changements productifs et technologiques, mais celles-ci doivent à leur tour être « dégradées », i.e. contrôlées par le management et soumis à son autorité. Le point nodal de son propos n’est donc pas la déqualification mais la « dégradation du travail » — terme qu’il situe très près de celui de l’aliénation — sorte de processus discontinu mais permanent, où les formes de savoir et de maîtrise du travail par les travailleurs requises pour assurer l’efficience et la fluidité du procès de travail sont forcément aussi l’objet d’une volonté de contrôle par le management  [37] .

29La confrontation de cette lecture des choses avec les situations contemporaines n’est pas inutile. En effet, on pourrait signaler comment l’intelligence émotionnelle ou la subjectivité sont systématiquement à la fois exaltées et bridées par la culture d’entreprise et l’éthos de travail  [38] . La logique de compétence semble être devenue un aspect-clé d’une efficacité organisationnelle. Ainsi, il nous est expliqué abondamment dans les manuels managériaux qu’il ne peut y avoir d’« organisation apprenante » sans le « savoir-être ». Or, peut-on encore nier que le management recherche aussi à banaliser la compétence de ses collaborateurs, au travers de l’évaluation, en mettant en perspective la « marge de progrès de chacun » à la manière d’objectifs toujours améliorables ? L’analogie que l’on peut établir entre les réalités contemporaines et les situations décrites par Braverman n’est que partielle mais elle montre au moins que la prestation de travail peut non seulement être déqualifiée ou dégradée mais aussi dévalorisée sur le plan symbolique comme pécuniaire.

4. Réception et critiques

30Labor and Monopoly Capital fut l’objet de nombreuses controverses au point où certains parlent ici d’une véritable bravermania  [39]  ; des sommaires de revues lui ont été consacrés ; de nombreuses conférences furent organisées à son propos et ce jusqu’à très récemment  [40] . Si un grand nombre des réactions étaient critiques, dans leur ambition d’améliorer ou de dépasser l’analyse de Braverman, elles lui étaient aussi intellectuellement redevables. Pour rendre ces lectures plus lisibles et mieux mesurer les tenants et aboutissants des controverses, nous les reprenons thématiquement en distinguant la question du contrôle du travail ; la question de la conflictualité et des résistances au travail et enfin la question des femmes et de la division sexuelle du travail.

4. 1. Contrôler ou organiser le consentement ?

31Si son analyse à l’égard de Taylor a pu faire consensus, celle du taylorisme semble en revanche avoir été contestée à plusieurs égards. Des travaux d’historiens ont en outre mis en évidence que l’OST a rarement été appliquée dans sa globalité  [41] . Dans certains cas, le management s’est inspiré des méthodes proposées par Taylor ; dans d’autres cas, ce sont plutôt les méthodes préconisées par l’école des relations sociales d’Elton Mayo qui avaient du succès et, parfois, on retrouvait un mélange des deux approches. Comment expliquer ces variations alors que les conditions technologiques ou de marché pouvaient être analogues ? Pour Andrew Friedman  [42] , il y a lieu de reconnaître l’existence de deux stratégies managériales à la fois différentes et complémentaires à l’égard des collectifs de travail : la première relève d’une volonté de contrôle direct et despotique tandis que la seconde correspond au contrôle indirect, à « l’autonomie responsable ». Michael Burawoy estime, pour sa part, que les approches consensuelles ont plus de succès  [43] . Se basant sur sa propre expérience dans l’usine de fabrication de moteurs diesel, il interprète les conduites des ouvriers comme « complices » du système productif :

32

« Nous étions des complices actifs de notre propre exploitation. Cela, et non pas la destruction de la subjectivité, est ce qui est si remarquable.  [44]  »

33Les arguments de A. Friedman et Burawoy s’appuient sur Gramsci et l’idée d’hégémonie selon laquelle la classe dirigeante va d’abord rechercher à bâtir un consensus autour de sa domination plutôt que la coercition. Burawoy parle même d’une fabrication du consentement  [45] — d’où le titre de son livre Manufacturing Consent — qui voit la domination idéologique altérer la conscience autonome des sujets. Mais cette argumentation ne convainc pas des auteurs comme Littler  [46] . Pour lui, les critiques ne se situent pas toutes sur le même plan. Les distinguer est important pour retenir ce qui dans le propos était erroné et ce qui demeure pertinent. Autrement dit, les inexactitudes historiques n’altèrent pas forcément l’argumentation théorique. Ainsi, Littler estime que le taylorisme, s’il n’a pas été appliqué de manière aussi massive ou homogène, a quand même eu cette grande capacité d’influencer et d’orienter les politiques managériales, même indirectement. Il démontre cela à partir de la diffusion du « système Bedaux » qui fut appliqué en Grande-Bretagne dès les années 1930 puis en France après la seconde guerre mondiale. Cette méthode, du nom de son concepteur, Charles Bedaux, s’inspirait largement de Taylor et proposait de combiner l’usage de salaire au rendement avec une division étroite du travail, laissant certaines latitudes à des ouvriers de métier (craft workers) tout en imposant une prescription précise des tâches pour les ouvriers non qualifiés. L’existence de méthodes indirectes, d’autonomie responsable, défendue par Andrew Friedmann  [47] , est certainement à prendre en compte selon Littler  [48] , mais ces variations dépendent des contraintes concrètes et sociales (le management en tant que pratique pragmatique), et les deux méthodes ne s’opposent nullement puisqu’elles ne sont que des moyens d’une même finalité invariante.

34Malgré les critiques factuelles et la prise en compte nécessaire des méthodes visant à obtenir un consentement, rares sont les auteurs qui critiquent l’assertion de Braverman selon laquelle le management cherche à réduire le contrôle réel des travailleurs sur leur travail. La plupart des auteurs défendent l’idée que les salariés gardent toujours une certaine maîtrise du travail, notamment celles sur le plan de sa qualité. Ce qui nous conduit au second aspect des critiques formulées à l’égard de Labor and Monopoly Capital, celle des résistances au travail.

4. 2. La place des conflits et résistances sociales

35Pour bon nombre d’auteurs  [49] , Braverman aurait négligé ou minimisé les capacités des salarié-e-s à résister au contrôle managérial. Le travail et son évolution ne peuvent nullement être décrits sur le mode d’une répétition de victoires du management. Au pouvoir des ouvriers qualifiés à s’opposer au management, à partir de la maîtrise professionnelle des tâches, ont succédé d’autres modes et façons d’agir comme peuvent en témoigner nombre d’enquêtes anciennes  [50] et récentes  [51] . Braverman répondait à cette critique en disant qu’il s’était lui-même imposé comme limite de ne pas analyser les luttes dans le travail et notamment celles menées par les collectifs de travail. C’était là une manière d’admettre la pertinence de la critique, tout en la minimisant puisque, selon lui, depuis le début du XIXe siècle, les travailleurs n’avaient plus vraiment contesté le système de travail de l’intérieur. Or, cette lacune rend l’analyse relativement objectiviste, puisque le management paraît incontesté et souverain dans ses choix et les méthodes de travail qu’il impose. Pour certains  [52] , l’origine de ce « défaut » est à situer dans l’inspiration que Braverman a puisé chez les tenants du capitalisme monopoliste  [53] qui tend à délaisser le champ du travail comme terrain d’action collective. Or, l’histoire sociale du XXe siècle montre comment les travailleurs (ouvriers, employés) ont eu un impact important dans les restructurations du procès de travail, non seulement pour les ouvriers qualifiés (et organisés) mais aussi pour les autres catégories du salariat. L’utilisation de nouvelles technologies n’a pas eu d’effet unilatéral non plus. Celles-ci peuvent avoir pour objectif d’affaiblir les capacités de lutte collective mais les collectifs de travail se recomposent et finissent par trouver les points faibles que chaque dispositif social et technique contient. Le management doit alors trouver une réponse adéquate allant d’ajustements dans le dispositif managérial en passant par des concessions pouvant dévier la résistance, notamment via la hausse de salaire. La réponse managériale contiendra toujours la volonté de substituer le travail vivant par du travail mort (les machines) sinon par des catégories de main-d’œuvre plus dociles. Reconnaître cela implique de prolonger l’analyse au-delà des luttes sociales, pour y intégrer celle des résistances informelles (sabotage, freinage, etc.). C’est précisément pour cela que Paul Thompson écrira qu’« aucun degré de déqualification ou mécanisation ne peut conduire à la domination complète du capital sur le travail  [54]  ».

4. 3. La division sexuelle du travail

36Un troisième niveau de critiques a été formulé par des auteur-e-s féministes  [55] . Selon eux-elles, Braverman aurait réduit son analyse du travail et de la classe laborieuse au genre masculin. Ceci n’est pas totalement correct, tant il est vrai qu’il mentionne comment le salariat se féminise au travers du développement du travail de service. Toutefois, Braverman mentionne uniquement les femmes comme composante de l’armée de réserve qui entre sur le marché du travail et déduit l’oppression des femmes d’une position secondaire sur ce marché. De manière assez évidente, Braverman néglige le travail reproductif et ce qu’il a de consubstantiel au travail salarié. Beaucoup des critiques adressées à cet ouvrage par des sociologues féministes nous semblent pertinentes pour ces raisons. L’unique aspect traité par l’auteur est celui de la famille, et ce en omettant d’y intégrer la question du travail domestique et de la division sexuelle du travail. Seul le chapitre consacré au marché universel aborde la question de la famille pour montrer comment, parallèlement à la crise de l’institution familiale, les femmes ont été sollicitées à travailler dans les emplois de service, moins bien rémunérés. Les valeurs d’usage portées par les femmes dans la sphère familiale finissent par servir dans la sphère du travail rémunéré (rendre service, soigner, éduquer, etc.) mais sans que cela s’accompagne d’une reconnaissance professionnelle réelle. Cet aspect de la critique s’est vu être validé par la tendance récurrente à « justifier » des inégalités salariales par la naturalisation des savoir-faire et aptitudes mobilisés par les femmes.

37Son analyse de la crise de l’institution familiale souffrirait en plus d’une lecture fonctionnaliste. Contrairement à ce qu’annonçaient les analyses de Marx et Engels, l’urbanisation et la salarisation n’allaient pas faire disparaître la famille mais, dans certains cas, lui donner une « seconde vie ». De cadre de reproduction de la force de travail, la famille allait également devenir unité économique de consommation (le « ménage ») et de solidarité, ce qui en consolidait l’existence. Aujourd’hui, la famille retrouve dans certaines circonstances une actualité en tant qu’unité de production, par exemple pour des secteurs de l’immigration se consacrant au commerce. Si les technologies de reproduction sexuelle, la contraception, le droit au divorce ont participé à transformer la famille, à en multiplier les formes, le scénario d’une extinction de cette institution sociale n’apparaît pas encore à l’horizon. Le caractère patriarcal de la famille est donc un objet d’analyse qui demeure nécessaire et, sur ce point, les critiques féministes de Braverman nous paraissent des plus pertinentes.

5. En guise de conclusion

38En 1996, la revue scientifique Contempory Sociology consacrait son sommaire aux dix livres les plus influents de la sociologie anglo-saxonne des vingt-cinq dernières années. Parmi ces dix livres, Labor and Monopoly Capital fut choisi pour la thématique du travail, et Michael Burawoy y consacrait un article intitulé « Un classique de son temps ». Pour lui, ce livre est un classique qui ne dépassera pas son époque mais qui n’en forme pas moins une œuvre importante pour comprendre l’évolution des sciences sociales étudiant le travail. S’il a le mérite d’historiciser le travail, l’objectivisme de l’analyse empêcha Braverman de prendre en compte certains aspects essentiels. Le management n’est pas un agent qui transpose indifféremment dans l’entreprise les pressions du marché, et le travail comme l’emploi tendent, certes, à se dégrader mais ce processus n’est pas sans équivoque, notamment parce que certaines oppositions sociales latentes et/ou conflictuelles se maintiennent aussi. Si nous pouvons suivre Burawoy dans certaines de ces critiques, il nous semble, à la lumière des études sociologiques contemporaines du travail, que l’approche de Braverman, que nous qualifions comme « élargie », garde une pertinence certaine si l’on veut — sans verser dans un fonctionnalisme et un déterminisme absolu — non seulement décrire mais aussi comprendre et expliquer une réalité plus complexe et plus vaste que le travail « en train de se faire ». Sa critique d’un déterminisme technologique et son ouverture sur une analyse du travail qui articule celui-ci à la dynamique d’accumulation du capital et, last but not least, sa volonté de hisser l’analyse au-dessus de l’atelier et des situations concrètes ont gardé toute leur actualité nous semble-t-il.

39Université d’Évry Val d’Essonne

40Centre Pierre Naville

41stephen.bouquin@wanadoo.fr

Notes

  • [1]
    Georges Friedmann et Pierre Naville (dir.), Traité de sociologie du travail, 2 volumes, Paris, Armand Colin, 1962.
  • [2]
    Alain Touraine, L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, CNRS éditions, 1955 ; et du même auteur, Les Travailleurs et les changements techniques, Paris, OCDE, 1965.
  • [3]
    André Gorz (coord.), Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1973.
  • [4]
    En France, à partir de la fin des années 1970, Travail et capitalisme monopoliste fut abondamment commenté et discuté au sujet de la problématique de la déqualification (Cf. Michel Freyssenet, La division capitaliste du travail, Paris, Savelli, 1977 ; Bruno Théret, « Compte rendu de Travail et capitalisme monopoliste », in Critique de l’économie politique, 1977, n° 1). Plus récemment, Marcelle Stroobants (Savoir-faire et compétences au travail. Une sociologie de la fabrication des aptitudes, Bruxelles, ULB, 1993) abondait dans le sens de la critique de la thèse de la déqualification. Toutefois, on peut ici se poser la question de savoir si l’ouvrage de Braverman n’a pas été victime d’une lecture instrumentale à l’appui de la thèse de déqualification puis victime collatérale de la critique de celle-ci là où le propos de l’auteur était beaucoup plus orienté sur une explication de la « dégradation » du travail.
  • [5]
    Fondée en 1949, la Monthly Review a publié des contributions régulières d’Albert Einstein à ses débuts et d’Immanuel Wallerstein dans la période plus récente, et fut dirigée notamment par des économistes et des sociologues tels que Paul Sweezy, Michael Yates et John Bellamy Forster.
  • [6]
    Voir à ce propos l’excellente analyse des prémisses de ces innovations in Michel Crozier, « Human engineering », in Les Temps Modernes, 7e année, 1954, n° 69, p. 44-75.
  • [7]
    Michael Rose, « Un cas extraordinaire de parallélisme intellectuel : Georges Friedmann et Harry Braverman », Communication au colloque « Georges Friedmann », Bruxelles ronéo, Centre Travail-Emploi-Formation, Bruxelles, ULB, 1987.
  • [8]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La degradation du travail au XXe siècle, Paris, Maspéro, 1976, p. 17.
  • [9]
    Antonio Gramsci, Américanisme et fordisme, notes extraites du Cahier V, écrit en 1934 et publié en français en 1959 puis en 1978 (Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 112-113).
  • [10]
    Elton Mayo, The Human Problems of an Industrialised Civilisation, New York, Macmillan, 1933 ; et du même auteur, The Social Problems of an Industrial Civilization, Cambridge, Mass., Harvard U. P., 1945.
  • [11]
    Clark Kerr, John T. Dunlop, Frederick H. Harbison and Charles A. Myers, Industrialism and Industrial Man : The Problem of Labor and Management in Economic Growth, Harvard University Press, 1973 ; Seymour Martin Lipset and Reinhard Bendix, Social Mobility in Industrial Society, Berkeley, University of California Press, 1959.
  • [12]
    Daniel Bell, The End of Ideology : On the Exhaustion of Political Ideas in the 1950s, New York, 1960 ; et du meme auteur, The Coming of Post-Industrial Society : A Venture in Social Forecasting, New York, 1973.
  • [13]
    Beverly J. Silver, Forces of Labor : Workers’ Movements and Globalization Since 1870, New York, Cambridge University Press, 2003.
  • [14]
    Donald Roy, Un sociologue à l’usine, « Introduction » de Jean-Michel Chapoulie, « Postface » de Howard S. Becker, La Découverte, Paris, 2006 ; Everett Cherrington Hughes, Men and their work, Greenwood Press, 1959.
  • [15]
    Pensons ici à D. Roy mais aussi M. Burawoy qui tous deux cherchent (pour partie) une explication à l’auto-accélération sinon au freinage en dehors de la rationalité économique alors qu’elle pouvait faire varier la rémunération de 30 % dans certains cas. Cf. Pierre Desmarez, La sociologie industrielle aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 1986.
  • [16]
    Peter Michael Blau, The Dynamics of Bureaucracy. A Study of Interpersonal Relations in Two Government Agencies, Chicago, University of Chicago Press, 1955 ; et du même auteur, The American Occupational Structure, Chicago, University of Chicago Press, 1967 ; William H. Whyte, The Organisation Man, New York, 1955.
  • [17]
    Charles Wright Mills, White Collar, Oxford University Press, 1951, (Les cols blancs, François Maspéro, 1966).
  • [18]
    Braverman fait référence ici à Michel Crozier (Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965). Ce dernier considère l’enquête de Charles Wright Mills (1951) sur les cols blancs comme non scientifique car, dit-il, il ne peut y avoir de vie sociale sans aliénation puisque l’individu est toujours limité d’une façon ou d’une autre par son entourage social. La contrainte serait dès lors irréductiblement présente selon lui et il n’y a par conséquent pas lieu d’étudier le travail comme relation d’assujettissement.
  • [19]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 32.
  • [20]
    Frederick Winslow Taylor, Principes d’organisation scientifique du travail, Paris, éd. Dunod, 1927.
  • [21]
    Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843.
  • [22]
    Charles Babbage, On the Economy of Machinery and Manufactures, New York, 1963 [1832].
  • [23]
    Harry Braverman critique (Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 68-69) ici l’approche d’Émile Durkheim considérant certaines formes de la division du travail industrielles comme « anormales ». Selon notre auteur, Durkheim a manqué de comprendre que ces formes nouvelles de division étaient en train de devenir la règle plutôt que l’exception et c’est pourquoi la forme « normale » de la division du travail selon Durkheim relève plus de l’analyse d’un sociologue moralisant cherchant en vain son idéal que d’un sociologue étudiant les mœurs et la société.
  • [24]
    Ibidem, p. 128.
  • [25]
    Jane Woodward, Industrial Organization : Theory and Practice, London, 1965.
  • [26]
    James R. Bright, Automation and Management, Boston, MIT Press, 1958.
  • [27]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 180-185.
  • [28]
    Pierre Naville, Vers l’automatisme social ?, Paris, Gallimard, 1963.
  • [29]
    L’économiste états-unien Paul Sweezy, dans son ouvrage sur le capitalisme monopoliste (Monopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Order, Monthly Review Press, 1966), avait décidé de ne pas prendre en compte la question du procès de travail. Dans sa préface à l’édition américaine de Labor and Monopoly Capital, Sweezy rendait hommage à Harry Braverman « pour avoir comblé cette lacune ».
  • [30]
    Pour une critique des fondements de la théorie du capitalisme monopoliste, voir Andrew Kliman, Reclaiming Marx’s Capital : A Refutation of the Myth of Inconsistency, London, Sage, 2007 ; et pour une critique plus directe du livre de Paul A. Baran et Paul M. Sweezy (Monopoly Capitalism : An Essay on the Amercian Economic Order, New York, Monthly Review Press, 1966), voir Ernest Mandel, « La théorie de la valeur-travail et le capitalisme monopolistique », in Revue 4e Internationale, 32, 25e année, 1967, p. 85-63.
  • [31]
    Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, op. cit., p. 228.
  • [32]
    Ibidem, p. 232.
  • [33]
    Nous préférons utiliser la notion de « classe laborieuse » en ce qu’elle rend compte d’une définition plus large que seulement « ouvrière » au sens de la nomenclature socioprofessionnelle.
  • [34]
    Charles Wright Mills, White Collar, op. cit.
  • [35]
    David Lockwood (ed.), The Blackcoated Worker, Allen & Unwin, 1958.
  • [36]
    Pour Stephen Marglin (What do Bosses do ? The Origins and Functions of Hierarchy in Capitalist Functioning, Harvard, Harvard Press, 1971), la division du travail n’est pas uniquement le fruit d’une recherche d’efficience de la production mais vise également à réduire les variétés de labeur afin d’augmenter le pouvoir et l’indispensabilité du management.
  • [37]
    Pour certains, Braverman serait très proche de Georges Friedman et de son approche « proudhonienne » du travail (François Vatin et Gwenaële Rot, « Les avatars du “ travail a la chaîne ” dans l’œuvre de Georges Friedman (1931-1966) », in Genèses, (57), 2004, p. 23-40). Certes, ils avaient en commun de prendre le travail artisanal comme forme originelle à l’aune de laquelle ils mesuraient l’évolution du travail et tous deux avaient tendance à considérer cette évolution unilatéralement comme négative. Toutefois, à la différence de Friedmann, Braverman ne situe pas l’origine de la « dégradation du travail » dans le machinisme ni dans l’instance technologique mais dans les rapports sociaux et dans la réalité du système capitaliste.
  • [38]
    Richard Sennet, Le travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000 ; Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; et du même auteur, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • [39]
    Graig R. Littler and Graeme Salaman, « Bravermania and Beyond : Recent Theories of the Labor Process », in Sociology, 2 (16), 1982, p. 251-269.
  • [40]
    Peter Meiksins, « Labor and Monopoly Capital for the 1990s : A Review and Critique of the Labor Process Debate », in Monthly Review, New York, 1994 ; Michael Burawoy, « A Classic of its Time ? », in Contemporary Sociology, 3 (25), 1996, p. 296-299 ; John Bellamy Foster, « A Classic of our Time : “ Labor and Monopoly Capital ” after a Quarter-Century », Monthly Review, 1999, p. 33-45.
  • [41]
    Bryan D. Palmer, « Class, Conception and Conflict. The Trust of Efficiency, Managerial Views of Labour and the Working Class Rebellion, 1903-1922 », in Review of Radical Political Economy, n° 7, 1975, p. 65-73.
  • [42]
    Andrew Friedmann, Industry and Labour : Class Struggle at Work and Monopoly Capitalism, London, Macmillan, 1977 ; et du même auteur, « Responsible Autonomy versus Direct Control over the Labour Process », in Capital and Class, 1, 1977, p. 55-62.
  • [43]
    Michael Burawoy, Manufacturing Consent, Chicago, University of Chicago Press, 1979 ; et du même auteur, « A Classic of its Time ? », op. cit.
  • [44]
    Michael Burawoy, « Globalisation, travail et sciences sociales », Grand entretien avec Michael Burawoy, in Les Mondes du Travail, n° 3-4, 2007, p. 12-25.
  • [45]
    Michael Burawoy, Manufacturing Consent, op. cit.
  • [46]
    Craig R. Littler, The Development of the Labor Process in Capitalist Societies, London, Heinemann, 1982.
  • [47]
    Andrew Friedman, « Responsible Autonomy versus Direct Control over the Labour Process », op. cit., p. 55-62 ; et du même auteur, Industry and Labour : Class Struggle at Work and Monopoly Capitalism, op. cit.
  • [48]
    Craig R. Littler, The Development of the Labor Process in Capitalist Societies, op. cit.
  • [49]
    David Stark, « Class Struggle and the Transformation of the Labour Process », in Theory and Society, 9, 1980, p. 23-36 ; Michael Burawoy, « Towards a Marxist Theory of the Labour Process : Braverman and Beyond », in Politics and Society, 3-4 (8), 1978, p. 33-43 ; et du même auteur, Manufacturing Consent, op. cit.
  • [50]
    Pierre Dubois, Le sabotage dans l’industrie, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
  • [51]
    Stephen Ackroyd and Paul Thompson, Organisational Misbehaviour, London, Sage, 1999 ; Stephen Bouquin (coord.), Résistances au travail, Paris, Syllepse, 2008.
  • [52]
    Michael D. Yates et al., Rising from the Ashes ? Labor in the Age of « Global » Capitalism, New York, Monthly Review Press, 1998 ; Dave Renton, « Against Management : Harry Braverman’s Marxism », in Dave Renton (ed.), Dissident Marxism, London, Zed Books, 2004.
  • [53]
    Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capitalism : An Essay on the American Economic Order, op. cit.
  • [54]
    Paul Thompson, The Nature of Work, London, Macmillan, 1983, p. 87.
  • [55]
    Veronica Beechey, « The Sexual Division of Labor and the Labor Process : A Critical Assessment of Braverman », in Stephen Wood, The Degradation of Work ?, London, Hutchinson, 1982, p. 54-73 ; Cynthia Cockburn, Brothers : Male Dominance and Technological Change, London, Pluto Press, 1983 ; Jackie West, « Gender and the Labor Process : A Reassessment », in David Knights and Hugh Willmott (eds.), Labor Process Theory, MacMillan, 1990, p. 244-273.
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