Couverture de LHS_158

Article de revue

Être jeune féministe aujourd'hui : les rapports de génération dans le mouvement féministe contemporain

Pages 93 à 111

Notes

  • [1]
    Depuis le début des années 1990, les débats se sont renouvelés en ce qui concerne les mouvements sociaux, notamment sur la question de leur définition. Érik Neveu oppose à la théorie d’Alain Touraine une définition beaucoup plus large des mouvements sociaux qui permet de prendre en compte des formes diversifiées de mobilisation.
  • [2]
    Christine Bard, Les filles de Marianne : histoire des féminismes 1914-1940, Paris, Fayard, 1995 ; Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir 1945-1970, Paris, Fayard, 2000 ; Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’égalité en marche, le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la FNSP, 1989 ; Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, Paris, Seuil, 1993.
  • [3]
    Eliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort et al. (dir.), Le siècle des féminismes, Paris, Éditions de l’Atelier, 2004.
  • [4]
    À partir d’entretiens réalisés auprès de jeunes militantes féministes de diverses organisations : Mix Cité, les Ni Putes, Ni Soumises, le Collectif National pour les Droits des femmes, les Marie Pas Claire, la Ligue Communiste Révolutionnaire et la Ligue des Droits de l’homme, et d’une observation participante au sein du Collectif national pour les Droits des femmes entre janvier 2003 et mars 2005.
  • [5]
    Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Le Seuil, 1993.
  • [6]
    Doug McAdam, John D. McCarthy and Mayer N. Zald (eds.), Comparative perspective on social movements. Political opportunities, mobilizing structures, and cultural framings, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [7]
    Françoise Picq, dans Libération des femmes : les années mouvements, élabore une typologie du Mouvement des femmes différenciant le féminisme libéral, représenté par exemple par l’association « Choisir » de Gisèle Halimi, du féminisme radical dans lequel elle distingue trois tendances : les « lutte des classes », les radicales et les essentialistes représentées par le groupe « Psychépo ».
  • [8]
    Le titre de la revue Partisan : Libération des femmes : année 0, paru en juillet 1970, semble significatif de cette forme d’occultation de l’histoire du féminisme.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
  • [10]
    Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, traduit de l’anglais, The problem of générations [1928].
  • [11]
    Pour Pierre Bourdieu, « on ne peut découper dans une population des générations que sur la base d’une connaissance de l’histoire spécifique du champ concerné : en effet, seuls les changements structuraux qui affectent ce champ possèdent le pouvoir de déterminer la production de générations différentes », in Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
  • [12]
    Karen Offen, « Eruptions and Flows – Thoughs on writting a comparative History of Europeans Feminisms, 1750-1950 », in Solvi Sogner and Gro Hagemann (eds.), Women’s Politics and Women in Politics, Oslo, J.W. Cappelens Forlag, 2000.
  • [13]
    Entretien réalisé avec Liliane Kandel en 2000.
  • [14]
    Joëlle Meerstx, « Un Ange passe », Les cahiers du GRIF, n° 34, Les jeunes - La transmission, 1986 ; Claude Zaidman, « Enseigner le féminisme ? Transmission instituée et rapports de générations », Groupe d’études féministes de l’université Paris VII (GEF), Crises de la société, féminisme et changement, éditions Tierce, La revue d’en face, Paris, 1991.
  • [15]
    Entretien réalisé avec Françoise Picq en 2000.
  • [16]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, Paris, Seuil, 1993, p. 278.
  • [17]
    Collectif national pour les droits des femmes, En avant toutes ! : Les assises nationales pour les droits des femmes, Paris, Le temps des cerises, 1998.
  • [18]
    Annick Percheron, « La transmission des valeurs », in François de Singly (dir.), La famille : état des savoirs, Paris, La découverte, 1991.
  • [19]
    Sabine Fortino, « De filles en mères, la seconde vague du féminisme et la maternité », CLIO, n° 5, 1997.
  • [20]
    La présence d’un modèle féminin à émuler était déjà dans les parcours des féministes des années 1970 ; cf. notamment Judith Ezekiel, « Gauchistes, théologiennes et majorettes : itinéraires féministes à Dayton, Ohio (U.S.A.) », Groupe d’études féministes de l’université Paris VII (GEF), Crises de la Société et changement, Éditions Tierce, Revue d’en face, Paris, 1991.
  • [21]
    CEDREF-EFIGIES, Transmission : savoirs féministes et pratiques pédagogiques, Paris, Publications de l’université Paris VII - Denis Diderot, coll. des Cahiers du CEDREF, 2005.
  • [22]
    Liliane Kandel, « Journaux en mouvements : la presse féministe aujourd’hui », Questions féministes, n° 7, 1980.
  • [23]
    Cf. l’article de Muriel Andriocci dans ce numéro : « Entre colère et distance : les “ études féministes ” à l’université ».
  • [24]
    Claude Zaidman, « Enseigner le féminisme ? Transmission instituée et rapports de générations », op. cit.
  • [25]
    Sur les relations entre féminisme et partis politiques, cf. Laure Bereni, « Lutter dans et en dehors du parti. L’évolution des stratégies féministes du Parti socialiste (1971-1997) », Politix, vol. 19, n° 73, 2006.
  • [26]
    Entretien réalisé avec Catherine en 2004.
  • [27]
    Cela a été le cas, par exemple, des Marie Pas Claire, des Nana Beurs, des Voix d’Elles Rebelles, de Mix Cité, des Sciences Potiches se rebellent, des Furieuses Fallopes, des Panthères Roses ou des Ni Putes, Ni Soumises.
  • [28]
    Sur l’histoire du Planning, cf. Mouvement français pour le Planning familial, Liberté, sexualité, féminisme, 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, Paris, La Découverte, 2006.
  • [29]
    Les Marie Pas Claire, Les Furieuses Fallopes par exemple.
  • [30]
    Laurence Klejman et Florence Rochefort, op. cit.
  • [31]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, op. cit., p. 14-15.
  • [32]
    Liliane Kandel, « La mixité comme métaphore », in Claudine Baudoux et Claude Zaidman, Égalité entre les sexes, mixité et démocratie, L’Harmattan, Paris, 1992.
  • [33]
    Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
  • [34]
    Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’atelier, 1997.
  • [35]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, op. cit.
  • [36]
    Pascal Perrineau, L’engagement politique, déclin ou mutation ?, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1994.
  • [37]
    Entretien réalisé avec Laura en 2005.
  • [38]
    Deux numéros de revues féministes et un ouvrage sont consacrés à la transmission : Les cahiers du GRIF, « Les jeunes - La transmission », Paris, Éditions Tierce, n° 34, décembre 1986 ; Cahiers du CEDREF, « Continuités et discontinuités du féminisme », Publication de l’université Paris VII, n° 4-5, 1995 et CEDREF-EFIGIES, Transmission : savoirs féministes et pratiques pédagogiques, Paris, Publications de l’université Paris 7 - Denis Diderot, coll. des Cahiers du CEDREF, 2005.
  • [39]
    Françoise Colin, « Un héritage sans testament », Les cahiers du GRIF, « Les jeunes - La transmission », op. cit.
  • [40]
    Ces problèmes de partage des tâches, des responsabilités et du pouvoir dans les organisations militantes ne sont pas spécifiques au mouvement féministe. Néanmoins les militantes interrogées faisant partie, pour la plupart, de plusieurs organisations, considèrent que ce phénomène est exacerbé dans le mouvement féministe.
  • [41]
    Entretien réalisé avec Catherine en 2004.
  • [42]
    Éducation sexiste, image des femmes dans les médias, violence envers les jeunes filles dans les banlieues…

1Le mouvement féministe a longtemps été ignoré par la sociologie des mouvements sociaux. Il n’était pas considéré comme tel au même titre que le mouvement ouvrier ou que les « nouveaux mouvements sociaux  [1] ». Pourtant, le mouvement féministe a mobilisé un nombre important de femmes sur une très longue durée. Il a considérablement transformé le système de genre en remettant constamment en cause l’ordre social. Les études sur l’histoire du mouvement féministe ont montré combien il était divers et toujours parcouru de tensions entre courants et entre organisations  [2], ce qui pousse de plus en plus de chercheuses à utiliser le pluriel pour parler « des féminismes  [3] ». C’est donc dans sa complexité et ses antagonismes que nous appréhendons le mouvement féministe contemporain, pour mettre en avant la diversité des modes d’organisation, des revendications et des définitions mêmes du féminisme.

2Cet article présente les résultats d’une recherche sur les jeunes dans le mouvement féministe actuel  [4]. Il s’inscrit dans un travail plus vaste sur le féminisme étudié en tant que mouvement social, c’est-à-dire comme une « forme d’action collective en faveur d’une cause  [5] ». En effet, le féminisme peut revêtir diverses formes aussi bien individuelles que collectives et comporte des aspects sociaux, politiques et culturels. Je m’intéresserai ici à l’action collective, et plus spécifiquement aux « structures de mobilisation  [6] » de ce mouvement et aux interactions entre ses actrices.

3Si, dans le Mouvement de libération des femmes (MLF) des années 1970, des courants idéologiques étaient clairement identifiables  [7], leurs frontières, aujourd’hui, semblent beaucoup plus plastiques. Les débats sur la parité, la prostitution, le voile ou encore les violences ont clairement divisé le mouvement en différents camps, qui ont traversé la plupart des organisations. À première vue, on pourrait penser que ces débats constituent un nouveau clivage entre deux positions théoriques du féminisme. Pourtant, en s’intéressant de plus près aux militantes des associations, la situation apparaît plus complexe car il n’y a pas systématiquement recouvrement des positions sur ces trois débats.

4Mais ces divisions ne se sont pas figées car elles se sont recomposées différemment pour chacune de ces problématiques. Il apparaît donc nécessaire d’étudier les rapports de force qui s’expriment entre les différentes organisations mais aussi à l’intérieur de celles-ci.

5C’est dans ce contexte actuel de redéfinition des priorités pour le mouvement qu’il apparaît important d’étudier la place des jeunes. Cette question ne s’était pas vraiment posée pour le mouvement des années 1970 car il était constitué essentiellement d’une génération militante issue de Mai 68. Le MLF, à ses débuts, ne s’est pas vraiment posé la question de ses origines et s’est constitué en réaction aux modèles féminins représentés par la génération précédente  [8]. Aujourd’hui, le mouvement est beaucoup plus diversifié en termes d’âge : des féministes des années 1970 ont continué à militer, rejointes depuis une dizaine d’années par de jeunes militantes.

6Parler de « jeunes féministes » ne va pas de soi. Cette catégorie recouvre-t-elle véritablement un groupe de même âge ? Et quelles limites faudrait-il adopter pour définir la jeunesse dans le mouvement féministe ? On peut se demander s’il est vraiment pertinent de subdiviser un mouvement social en classes d’âge. Les analyses de Pierre Bourdieu montrent bien qu’on ne peut pas parler de « la jeunesse » comme d’un groupe social homogène. Pour lui, « la jeunesse n’est qu’un mot », en ce sens que l’âge serait une assignation symbolique que s’appliqueraient les groupes — jeunes et vieux — dans leur lutte pour le pouvoir  [9].

7Il faudrait donc plutôt parler ici de « générations militantes », c’est-à-dire d’ensembles de personnes ayant à peu près le même âge mais dont le principal critère d’identification réside dans des expériences historiques communes  [10]. Je ne tenterai donc pas de définir les caractéristiques de la jeunesse française, mais plutôt de mettre au jour ce qui, dans l’évolution historique du mouvement féministe a produit les générations en question et quels effets ce rapport de pouvoir entraîne sur le mouvement féministe actuel  [11].

8Depuis les années 1970, le renouvellement des militantes ne s’est pas fait de manière continue. Dans tout mouvement militant, le renouvel-lement générationnel est un enjeu important pour sa survie, d’autant plus pour le mouvement féministe qui a toujours eu des difficultés à transmettre sa mémoire. Deux générations et deux manières différentes de militer coexistent aujourd’hui dans le mouvement, chaque génération apportant un renouvellement des formes du féminisme. Cette cohabitation peut être riche mais elle ne va pas sans problèmes. Le mythe des années 1970 pèse sur la nouvelle génération et confère une légitimité, parfois empreinte de nostalgie, aux anciennes pour définir ce que devrait être le féminisme aujourd’hui. Ce rapport de génération est intimement lié à l’image du mouvement. En effet, les jeunes représentent souvent la « nouveauté » féministe, leur présence étant considérée à la fois comme un enjeu pour le mouvement et comme une menace potentielle pour sa continuité.

1 - Constitution d’une nouvelle génération militante

9Le mouvement féministe est un phénomène épisodique qui semble toujours devoir renaître de ses cendres. Il connaît des périodes d’intense activité et des périodes intermédiaires durant lesquelles son dynamisme et le nombre des militantes se réduisent. Karen Offen, pour décrire ce phénomène, compare les mouvements féministes à des volcans en sommeil qui entrent périodiquement en éruption  [12]. La nouvelle géné-ration de militantes féministes s’est constituée après une période de reflux du mouvement dans un contexte politique particulier. Ces spécificités historiques ont poussé les jeunes militantes à constituer leurs propres associations.

Les transformations du mouvement féministe

10Depuis les années 1970, le mouvement féministe s’est profondément transformé. Le célèbre Mouvement de libération des femmes a donné naissance, au début des années 1980, à une nébuleuse d’associations et de groupes. Ces années, qui ont été difficiles pour tous les mouvements militants, représentent pour le féminisme une période d’institution-nalisation et de spécialisation. Avec la nomination d’Yvette Roudy au ministère des Droits de la femme en 1981, des groupes issus du MLF se transforment en associations qui peuvent être ainsi subventionnées par l’État. Les militantes se regroupent donc autour de thématiques et d’actions précises notamment dans l’aide aux femmes victimes de violences. Mais, pour ces associations, il devient difficile de mobiliser autour des questions féministes et de recruter de nouvelles militantes. Paradoxalement, alors que les idées féministes se diffusent dans la société française, la défiance envers les militantes va en s’accroissant. Pour Liliane Kandel, « le mouvement est passé par une dizaine d’années de traversée du désert et ce n’est pas seulement par rapport au féminisme, nous avons vécu l’arrivée de l’idéologie néolibérale, donc un rejet de tout ce qui était militantisme.  [13] » La réaction des jeunes femmes envers le féminisme des années 1970 est alors ambiguë. Elles rejettent le modèle de la femme au foyer, revendiquent l’indépendance économique et l’égalité dans tous les domaines, mais refusent un féminisme qui fait peur, associé à l’idée de la toute puissance des femmes et à l’inversion du rapport de domination  [14]. En effet, l’image du féminisme est celle d’un mouvement « ringard » qui aurait été trop loin, prônant la guerre des sexes. Néanmoins, les féministes des années 1970 ont le désir de trans-mettre leur histoire et le font essentiellement par les écrits féministes. Françoise Picq explique que « c’était un moyen différent de transmettre notre histoire car nous n’avions pas de public pour transmettre  [15] ».

11Enfin, les victoires législatives (droit à l’avortement, égalité face au marché du travail) sont avancées pour affirmer que l’égalité hommes-femmes est atteinte et que les féministes n’ont plus de raison d’être. « Le rôle historique du féminisme est reconnu. Mais c’est pour mieux le circonscrire. Pour clore une étape, pour boucler la boucle, pour digérer la subversion. [16] »

12Dans les années 1990, les forces militantes féministes se mobilisent de nouveau largement pour défendre les acquis des années 1970 et lutter pour de nouvelles revendications. Les questions féministes réapparaissent sur la scène politique. La conférence mondiale des femmes de Pékin, en 1995, témoigne des écarts entre les pays représentés en matière de droits des femmes, et notamment de leur situation catastrophique dans les pays à gouvernements intégristes religieux. Elle montre aussi le peu d’avancées en matière de droits des femmes depuis les années 1970, notamment pour la France en ce qui concerne leur représentation politique. 1995 est aussi l’année de la plus grande manifestation féministe organisée en France depuis la fin du MLF, à l’appel de la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC), organisation créée en 1990 à l’initiative du Planning Familial et du groupe Elles sont pour. Cette manifestation regroupant 40 000 personnes répond à la multiplication des commandos anti-IVG et réaffirme les droits à la contraception et à l’avortement  [17]. La mobilisation donne lieu à la création d’une nouvelle organisation unitaire, le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), pour coordonner l’action des associations féministes mais aussi des « groupes femmes » de partis politiques et de syndicats. Ce collectif organise les 15 et 16 mars 1997 des Assises nationales pour les droits des femmes qui réunissent deux mille personnes pour dresser un bilan actualisé de la condition des femmes et avancer des revendications unitaires. Dans ce contexte de regain du militantisme et de visibilité des questions féministes, plusieurs groupes de jeunes féministes voient le jour.

L’entrée au féminisme

13Alors que le renouvellement militant avait été vraiment difficile dans les années 1980, une nouvelle génération militante semble maintenant émerger. Celle-ci n’a pas vécu le MLF et n’a pas reçu, comme dans une organisation préexistante, de formation par la génération précédente. Il n’y a donc pas de transmission directe dans le cadre militant. Néanmoins, la transmission de l’héritage féministe a trouvé d’autres vecteurs.

14La transmission familiale est souvent un facteur important dans l’engagement des jeunes féministes. Annick Percheron explique comment « la transmission des valeurs passe par une emprise du cadre familial et social, dès la plus tendre enfance sur les actes de la vie quotidienne  [18] ». L’éducation féministe a donc une importance certaine dans la trans-mission de ces valeurs.

15Les féministes des années 1970 devenues mères ont donné une éducation spécifique à leurs enfants  [19]. Elles ont voulu qu’ils acquièrent vite leur autonomie. Ce faisant, elles avaient deux objectifs : d’une part être plus libres, ne pas s’enfermer dans le rôle maternel, et, d’autre part, permettre aux filles d’acquérir tôt une autonomie trop longtemps réservée aux garçons.

16Dans le cadre d’entretiens menés avec des féministes des années 1970 et de jeunes militantes, on observe qu’il n'y a pas de corrélation directe entre le fait d’avoir une mère féministe et de devenir soi-même une militante. De manière générale, la transmission mère-fille ne se fait pas de manière linéaire. Les mères peuvent aussi devenir des contre-modèles pour leurs filles. Certaines féministes, dans les années 1970, ont raconté comment c’est en refusant le modèle de leur propre mère, au foyer, soumise à la loi des hommes, qu’elles ont pris conscience qu’elles étaient féministes. Toutefois, sur le parcours qui mène à l’engagement, on rencontre souvent un modèle féminin important : mère, grand-mère, tante ou encore enseignante  [20].

17La famille reste le premier lieu de construction de l’identité politique. Mais la transmission familiale est souvent plus celle d’un intérêt pour la politique, ou même simplement d’un sens critique, que celle d’un engagement spécifique. Les jeunes féministes interrogées n’ont pas hérité leur envie de militer de leur milieu familial. Leur « prise de conscience », leur découverte des idées féministes, se sont plutôt faites par la lecture de textes féministes ou par l’étude de la question de l’inégalité des sexes.

18Les écrits et l’enseignement féministes sont des vecteurs importants de la transmission  [21]. Le MLF est caractérisé par l’abondance de l’écriture féminine et féministe  [22]. Grand nombre de revues, création de maisons d’édition : les féministes s’approprient des moyens d’expression dont elles étaient exclues. Ces écrits forment la mémoire de ce mouvement. Ils témoignent des réflexions théoriques du mouvement féministe et de la vie des femmes des années 1970, et s’ajoutent aux écrits qu’avaient laissés les féministes des mouvements précédents. Tous ces ouvrages ne sont pas forcément faciles d’accès. Les bibliothèques féministes, très précieuses pour la sauvegarde de cette mémoire, restent peu nombreuses et leur public restreint.

19Si toutes les militantes ne lisent pas les ouvrages féministes, nombreuses sont celles qui pensent que la lecture « des textes » a été décisive dans la transmission entre les années 1970 et les années 1990. Pour certaines, cela a été très important dans leur prise de conscience. Ces militantes lisent beaucoup, elles connaissent très bien les théories féministes, et les autres puisent leurs connaissances auprès d’elles. C’est souvent par la littérature que les féministes d’aujourd’hui ont réellement appréhendé celles des années 1970 et qu’elles ont pu se positionner par rapport à elles.

20Bien que limités dans leur nombre, les programmes d’études féministes ont aussi joué un rôle important dans la transmission de l’histoire du mouvement féministe et de la prise de conscience des inégalités. Beaucoup de féministes des années 1970 étaient étudiantes ou déjà universitaires. Elles ont rapidement lié leur militantisme et leurs recherches  [23].

21Les enseignantes ou chercheuses féministes interrogées conçoivent leur travail comme une transmission des problématiques féministes héritées de leur militantisme. Transmission qui concerne des connais-sances et des analyses discutées en classe ainsi que des conseils prodigués aux étudiantes. C’est une transmission de la vigilance et des armes pour rester indépendantes. La transmission des connaissances peut aussi être vécue comme une lutte idéologique  [24]. Les étudiantes qui sont d’abord réticentes aux positions féministes radicales peuvent être ouvertes aux analyses de genre qui les mènent vers le féminisme. La transmission est alors plus celle d’une histoire du mouvement ou d’une grille de lecture féministe de la réalité sociale que celle d’un vécu militant.

22La famille et l’université constituent des lieux privilégiés de prise de conscience des rapports de genre. Mais le processus qui mène à l’engagement nécessite, outre la prise de conscience, la mise en relation avec une organisation. Elle peut découler d’une démarche personnelle volontaire : la future militante cherche l’organisation adéquate qui répond à ses aspirations. Elle peut aussi se faire de manière plus fortuite, le réseau amical jouant ici un rôle important. Enfin, l’engagement militant pour une autre cause peut mener au féminisme. Le militantisme politique ou syndical permet les rencontres avec des organisations ou des mili-tantes féministes  [25]. Catherine, par exemple, explique comment elle est devenue militante féministe par l’« intermédiaire de son organisation politique :

23« Au départ, j’ai commencé à venir aux réunions du CNDF en tant que représentant de la LCR et puis, en fait, bien que ce soient des réunions parfois difficiles, j’ai découvert un militantisme que je ne connaissais pas, des filles super intéressantes, des choses super intéressantes. Et en fait je ne me suis pas du tout contentée de représenter la Ligue au CNDF. Mais c’est vraiment par ce biais-là que j’ai fini par connaître les multitudes d’associations et par lire des tas de trucs. [26] »

24Enfin, certaines associations bénéficient d’une médiatisation qui attire les jeunes militantes. L’association Mix Cité, par exemple, a bénéficié de cette médiatisation grâce à quelques actions spectaculaires. Cependant, l’association pour laquelle cela est le plus évident reste Ni Putes, Ni Soumises. Les militantes que j’ai pu interroger ont eu connaissance de l’existence de NPNS grâce à sa médiatisation et ont commencé à militer alors qu’avant elles n’avaient jamais pensé s’engager dans une lutte féministe.

Des organisations spécifiques

25La plupart de ces jeunes militent dans des groupes ou associations « de jeunes », récemment créés. Depuis le début des années 1990, des militantes ont éprouvé le besoin de se regrouper entre elles dans des organisations spécifiques, plutôt que d’entrer dans les organisations féministes existantes  [27]. Ce choix ne doit pas pour autant être interprété comme un rejet du mouvement féministe des années 1970. Les raisons en sont plutôt l’inadéquation entre les modes militants de ces jeunes et les actions proposées par les associations.

26Il faut aussi préciser qu’une partie des militantes interrogées ne connaissaient pas l’existence d’associations féministes dans leur ville avant de créer leur propre groupe. Dans certaines villes, la seule association féministe, quand il y en a une, est le Planning familial qui n’est pas toujours considéré par les jeunes comme une organisation militante, mais plutôt comme un service social  [28]. Là où le mouvement féministe est plus implanté, il reste néanmoins assez méconnu. Avant la fin des années 1990, les actions féministes étaient très peu publicisées. La multiplicité des groupes donnait finalement peu de visibilité à l’ensemble du mouvement. Pour celles qui connaissent bien les différentes composantes du mouvement, elles expriment leur volonté de militer autrement. Elles remettent ainsi en cause l’institutionnalisation de ces associations et pointent aussi la difficulté à s’intégrer dans des groupes constitués de longue date.

27La plupart des militantes qui sont à l’origine des nouvelles organi-sations militent déjà pour d’autres causes (mouvements politiques de jeunesse, syndicalisme étudiant…). La double militance est très répandue chez les militantes féministes. Leur expérience du militantisme s’est donc forgée dans le mouvement social actuel et les actions qu’elles mènent dans leurs groupes féministes en sont caractéristiques.

28Ces groupes font aussi un choix stratégique, ils ont monté de nouvelles structures pour attirer les jeunes dans le militantisme féministe. Créer une nouvelle organisation « de jeunes » permet d’établir ses propres modes d’organisation, de mettre en place des formes d’action inusitées dans les organisations existantes, mais aussi de construire leur expérience féministe dans des débats que les militantes des années 1970-1980 ont déjà eus. La prise de conscience féministe passe aussi par des remises en cause personnelles et des débats que les nouvelles militantes veulent se réapproprier, hors du regard de leurs aînées. Pour autant, peut-on véritablement parler d’un militantisme spécifique ?

2 - Un militantisme « jeune » ?

29En créant leurs propres associations, les jeunes féministes ont pu mettre en place des modes d’organisation et des répertoires d’actions propres. L’introduction de la mixité dans ces nouvelles associations et la mise en place d’actions radicales, médiatiques ou encore décalées ont pu apparaître, au premier abord, comme une nouveauté dans le mouvement féministe, voire comme une remise en cause d’une forme de « tradition militante ».

La mixité : un mode nouveau d’organisation ?

30La question de la mixité m’est apparue comme centrale dès le moment où je me suis intéressée à Mix Cité. Dans cette association, la mixité est primordiale : d’une part parce qu’elle porte cette caractéristique dans son nom, d’autre part parce que les militantes la considèrent comme un élément de première importance. Pourtant, au sein de cette association, les discussions à propos de la nécessité de la mixité ou des problèmes qu’elle engendre reviennent épisodiquement. Si toutes les associations de jeunes n’adoptent pas la mixité  [29], plusieurs ont choisi ce mode d’organisation comme les Sciences Potiches se rebellent, les Panthères Roses ou les Ni Putes, Ni Soumises.

31Si la question de la mixité des sexes est si importante, c’est en grande partie parce que cette forme d’organisation marque une certaine rupture avec le MLF. En effet, les féministes de cette époque avaient fondé leur mouvement sur la séparation avec les hommes et l’idée que c’était aux opprimées et à elles seules d’organiser leurs luttes.

32Pourtant, la mixité n’est pas un phénomène nouveau dans les mouvements féministes. Les associations de suffragistes étaient mixtes ainsi que la grande majorité des associations féministes de la Troisième République  [30]. À cette époque, des problèmes se posaient déjà quant à la présence des hommes dans les associations. Certaines suffragistes repro-chaient aux hommes de se mettre trop en avant et craignaient que leur présence ne mette en danger l’autonomie de leur mouvement. Quelques groupes féministes de l’époque étaient non-mixtes, comme par exemple le journal La Fronde, entièrement écrit et administré par des femmes. La non-mixité devait être la garante de l’autonomie des groupes mais surtout elle montrait que les femmes étaient capables de prendre en charge, seules, des tâches en général dévolues aux hommes. Ces groupes sont res-tés largement minoritaires pendant la Troisième République. De même, dans les années 1970, toutes les organisations n’étaient pas non-mixtes. Le Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (MLAC) regroupait aussi des hommes, notamment des médecins qui soutenaient cette cause. Il semblerait donc que la non-mixité du MLF soit une exception dans l’histoire des mouvements féministes.

33La non-mixité reste cependant l’image commune du féminisme. En effet, ce n’est que récemment que l’histoire des mouvements féministes est sortie de l’oubli. Les féministes des années 1970 connaissaient peu cette histoire et elles ont d’emblée choisi la non-mixité. Issues pour la plupart de groupes gauchistes, elles dénonçaient la monopolisation de la parole militante par les hommes. La non-mixité était vécue comme une nécessité pour la libération des femmes. Cette forme d’organisation ressentie comme un « rejet des hommes », très mal vécue par les militants d’extrême gauche de l’époque, est devenue emblématique du MLF  [31].

34Le choix de la mixité par de nouveaux groupes n’est donc pas anodin. Il peut être perçu comme une rupture avec le mouvement féministe antérieur. Les militantes ont donc très vite dû justifier ce choix auprès des féministes qui avaient milité dans les années 1970.

35Pour ces nouvelles militantes, la mixité va de soi, c’est une évidence. N’ayant connu que l’école mixte, elles considèrent que la mixité est leur milieu naturel. De plus, elles mettent en avant une exigence de dialogue entre les hommes et les femmes et de déconstruction des rôles non seulement féminin mais aussi masculin. Il existe donc une volonté importante de « faire participer » les hommes au changement. Ainsi, la mixité semble être une forme de gage contre toute dérive androphobe. Si Liliane Kandel a expliqué comment la non-mixité avait été, dans les années 1970, la métaphore de la séparation comme arme de libération, la mixité apparaît comme métaphore de la réconciliation  [32]. Une preuve que le militantisme féministe ne s’apparente pas à une « guerre des sexes ».

36Pourtant, la mixité n’est pas sans poser des problèmes au sein d’une organisation féministe. D’abord, les hommes ont tendance à prendre la parole plus souvent et sont parfois perçus comme les « théoriciens » de l’association. Mais cela induit aussi des rapports entre militantes sur un mode plus impersonnel. Les discussions concernant la vie privée sont bannies. C’est donc une démarche qui rompt avec les pratiques du MLF. Pour les militantes des années 1970, il y avait un lien clair entre la non-mixité, le fait de pouvoir parler de son expérience de femme et de prendre conscience de son oppression comme d’une condition partagée entre toutes les femmes.

37Mais pour les nouvelles militantes, tous ces problèmes ne peuvent pas entraîner une remise en cause de la mixité. La plupart des associations mixtes, ayant porté cette question au niveau théorique, prônent une forme de militantisme féministe du dialogue avec les hommes. Les associations non-mixtes se voient donc parfois considérées comme les reliquats d’un militantisme féministe dépassé. Bien que les militantes répètent que cela n’a pas été leur but, la mixité leur a donc permis de se démarquer d’une image quelque peu « ringarde » du féminisme.

Un militantisme spécifique ?

38La plupart des jeunes féministes montent aussi des groupes autonomes pour mettre en place un militantisme qu’elles veulent « radical ». Souvent, la référence pour ces groupes reste le répertoire d’actions du MLF. Par exemple des actions telles que le dépôt de la gerbe à la femme du soldat inconnu le 26 août 1970 ou la manifestation déguisée contre la fête des mères du 28 mai 1972 sont des modèles pour ces jeunes militantes. Les associations féministes issues des années 1980 ne leur conviennent pas car elles ont plutôt adopté une stratégie d’influence sur le pouvoir, mettant en avant leur travail d’aide aux femmes en difficulté et leur capacité d’expertise en ce qui concerne les inégalités de genre. Pour Isabelle Sommier, l’originalité des modes de militantisme utilisés par les « nouveaux mouvements contestataires » est l’utilisation conjointe de l’action « coup-de-poing » et de la stratégie d'influence  [33]. Dans le mouvement féministe, certaines associations se sont spécialisées dans l’un ou l’autre de ces registres. Et ce sont les organisations de jeunes qui, le plus souvent, endossent cet aspect radical dans l’action.

39Mix Cité, les Furieuses Fallopes ou les Panthères Roses montent régulièrement des actions « coup-de-poing », des happenings. Ces opéra-tions sont pensées sur le modèle de celles d’Act Up. Elles nécessitent la participation de peu de militantes et ont en général pour but de créer un événement médiatique. De plus, ces organisations tentent de donner aux cortèges des manifestations une dimension festive par le déguisement ou l’écriture de chansons. Ce faisant, ces nouveaux groupes reprennent à leur compte l’héritage féministe de l’humour militant et du spectaculaire. Les Furieuses Fallopes, par exemple, ont organisé, en 2005, une manifestation de nuit non mixte, contre les violences sexistes dont le slogan était « les femmes reprennent la nuit ». Alors que ce type de manifestation faisait partie des répertoires d’actions des féministes des années 1970, celle-ci a surtout attiré de jeunes militantes.

40Ces groupes adoptent en fait les modes d’action et d’organisation caractéristiques des « nouveaux mouvements sociaux ». Ils rejètent le modèle de la fédération et l’organisation hiérarchique pyramidale qui prévalait dans le monde associatif  [34]. En effet, ils mettent en avant un modèle organisationnel anti-autoritaire et anti-bureaucratique. Cette volonté démocratique et ce refus des hiérarchies étaient en fait déjà présents dans les modes d’organisation ou plutôt de « désorganisation » du MLF  [35]. Le Mouvement des femmes voulait se démarquer des autres organisations révolutionnaires dont la plupart de ses militantes étaient issues. Il remettait en cause ces organisations hiérarchisées qui ne laissaient qu’une place subalterne aux femmes. Celles-ci ont donc mis en place des groupes refusant la hiérarchie, les leaders, remettant en cause l’organisation. En cela, on peut dire que la volonté démocratique est inscrite dans la tradition féministe des années 1970. Les pratiques militantes des groupes de jeunes féministes sont à la fois l’expression de l’héritage du MLF et la traduction d’une tendance globale à la mutation de l’engagement politique  [36].

41Néanmoins, il faut noter que les associations de jeunes n’adoptent pas toutes ce type de militantisme. L’association Ni Putes, Ni Soumises, par exemple, utilise un répertoire d’actions plus classiques. À la suite des États généraux des femmes des quartiers en 2002, elles écrivent un manifeste qui se traduira en pétition. Puis elles organisent une marche qui donne lieu à chaque étape à un meeting. Cette marche se terminera, en mars 2003, par une grande manifestation à Paris pour la journée internationale des femmes. Aujourd’hui, l’association mène essentiel-lement un militantisme d’influence ainsi qu’un travail d’accueil des femmes victimes de violence. Elle est structurée de manière pyramidale, avec un bureau national et des comités locaux. Pourtant, cette organi-sation attire aussi de jeunes militantes. Pour Laura, l’activité principale du comité local « est l’accueil des jeunes femmes des cités qui ont des problèmes. On a une permanence, on répond au téléphone et on leur dit à qui s’adresser. Moi, je ne peux pas encore le faire mais je vais bientôt commencer une formation parce que je trouve ça vraiment important  [37] ». On ne peut donc pas affirmer qu’il y ait un militantisme jeune uniforme. Mais ce sont les jeunes militantes qui ont réintroduit dans le mouvement une radicalité de l’action, héritée du MLF et peu présente dans les années 1980.

3 - Transmission et conflits des générations

42Aujourd’hui, les rapports de pouvoir entre les deux générations féministes se cristallisent dans les débats autour de la transmission, dans les instances unitaires qui regroupent les différentes associations féministes. L’aspect parfois conflictuel de ces rapports est exacerbé par l’instrumentalisation de la jeunesse comme signe de renouveau du féminisme.

Les jeunes dans le CNDF, la question de la transmission

43Les rapports de pouvoir entre les jeunes et les féministes des années 1970 se jouent essentiellement au sein du Collectif national pour les droits des femmes qui regroupe la plupart des associations féministes. Ce collectif organise les campagnes et les actions unitaires, c’est donc là que se rencontrent les associations et que se prennent les décisions collectives du mouvement. Le fonctionnement du collectif est géré par un secrétariat mais l’organisation des grandes actions unitaires, comme les manifes-tations par exemple, se fait dans des réunions où sont conviés les mandatés de chaque organisation.

44C’est au cours de ces réunions que l’on peut mesurer la légitimité de chaque organisation à proposer des actions ou à amender les décisions. Les jeunes militantes, qu’elles viennent d’organisations transgénéra-tionnelles ou d’organisations de jeunes, se trouvent ici dans une position ambivalente. Elles sont très attendues et le secrétariat du CNDF se félicite de leur présence car elles représentent la relève du mouvement féministe, mais elles se sentent finalement peu écoutées. Cela devient d’autant plus difficile quand ces militantes sont nouvellement mandatées car la plupart des militantes des années 1970 se connaissent depuis longtemps. Les rapports de pouvoir, les conflits entre tendances et les modes de prise de décision sont donc, la plupart du temps, sous-entendus et peu compré-hensibles pour les néophytes. Dans ce contexte, il est difficile, pour les nouvelles militantes, de participer pleinement aux choix faits dans ce cadre unitaire.

45L’action des jeunes dans le CNDF s’est donc portée sur la question de la transmission générationnelle. La volonté de transmission et de renouvellement générationnel est présente depuis longtemps dans les organisations féministes. Elle a fait l’objet, depuis les années 1980, de réflexions de la part des anciennes militantes mais aussi d’un certain sentiment d’impuissance devant le désintérêt des jeunes pour les questions féministes. Du temps du MLF, la transmission n’était pas vraiment une préoccupation pour elles. Leur combat était immédiat, elles ne l’envisageaient pas forcément dans la durée. C’est l’angoisse de ne pas trouver de relève qui a poussé les féministes à s’interroger  [38]. Pour Françoise Colin, la transmission est une question politique de première importance :

46« Que seront les femmes de l’an 2000 ? […] Que voudrions-nous qu’elles retiennent de ce que nous-mêmes avons compris, réalisé ? Et encore : que peuvent-elles retenir dans le contexte qui est le leur ? Que peuvent-elles entendre de nous et comment ?  [39] »

47Pour elle, ce n’est pas un mouvement à sens unique, des anciennes vers les nouvelles. Cela exige une double activité et donc une double reconnaissance.

48Aujourd’hui, c’est moins le manque de relève qui préoccupe le mouvement. Pourtant la question de la transmission est toujours présente. Le dernier forum de débats, intitulé « Alternatives féministes » et organisé par le CNDF les 10 et 11 décembre 2005, comportait un atelier sur la transmission générationnelle. La préparation de cet atelier a surtout été investie par les jeunes militantes. Son travail a d’abord été, à travers un questionnaire distribué auprès de nombreuses militantes féministes, de recenser les problèmes de transmission au sein des organisations et les solutions mises en place. Il en ressort un véritable problème de partage des responsabilités  [40] mais aussi un manque de reconnaissance du militantisme des jeunes. Durant ce débat, deux féministes, âgées d’une quarantaine d’années, ont exprimé leur frustration de ne pas pouvoir vraiment militer dans le mouvement féministe parce qu’elles étaient encore considérées comme des « jeunes », c’est-à-dire que leur parole n’est pas prise en considération. De même, les initiatives d’associations de jeunes ne sont pas toujours soutenues : « Au moment de la manif de nuit des Furieuses Fallopes, je pensais que c’était bien, qu’il fallait soit qu’on s’y investisse, soit qu’au moins on relaie l’information. Les vieilles n’étaient pas d’accord et là, je l’ai vraiment vécu comme un veto  [41] » explique Catherine à propos du CNDF. Cela aboutit à une demande qui pourrait sembler paradoxale de la part de ces militantes d’un fonctionnement plus normalisé. En effet, la situation actuelle au sein du CNDF favorisant les militantes les plus expérimentées, c’est-à-dire essentiellement les militantes des années 1970, la mise en place de règles plus rigides et explicites dans les prises de décision permettrait de donner plus de place aux jeunes.

49Mais les féministes des années 1970 veulent-elles véritablement partager avec les jeunes la responsabilité de l’orientation du mouvement ? Dans le contexte actuel de tension, induit notamment par le débat sur le voile, cela reste difficile.

Jeunesse et nouveauté

50Si les jeunes militantes se sentent mises à l’écart des lieux institués de pouvoir, la jeunesse dans le mouvement féministe confère aussi à ces militantes une forme de pouvoir qui peut inquiéter les plus anciennes. Celles-ci ont développé une forme de suspicion devant les groupes de jeunes féministes qui pensaient souvent, à leurs débuts, réinventer le féminisme. Le mouvement féministe doit faire face à des attaques venant de ses opposants qui tentent de lui donner l’image d’un mouvement dépassé et « ringard ». Dans ce contexte, les jeunes représentent « la nouveauté » et bénéficient d’une attention spéciale des médias qui voient en elles la transformation du mouvement. Les militantes des années 1970 craignent alors la dilution de l’héritage du MLF. En effet, ce qui est généralement mis en avant dans ces nouveaux groupes est tout ce qui peut les différencier du féminisme précédent, c’est-à-dire leur mixité. Cette mixité étant considérée comme un refus de la guerre des sexes et un apaisement dans les relations de genre. La médiatisation de certains groupes représentant « la nouveauté » laisse ainsi dans l’ombre le travail de nombreuses associations.

51Représenter les jeunes dans le mouvement féministe devient alors un atout. Dans le cadre des conflits entre féministes sur la question du voile, les associations féministes se sont aussi battues sur le terrain symbolique en jouant de cette « nouveauté ». Ainsi, pour la journée du 8 mars 2005, le mouvement étant divisé sur la question de la laïcité, deux manifestations parallèles ont été organisées. La première, à l’initiative du CNDF, reprenait l’ensemble de la plateforme de revendications du CNDF. Les Ni Putes, Ni Soumises et le Planning familial, considérant que la question de la laïcité n’était pas assez mise en avant, ont organisé une deuxième manifestation dont l’appel était « Pour un nouveau combat féministe ! ». Dans ce conflit entre féministes, chaque partie a mis en avant ses jeunes : « jeunes filles voilées » et « jeunes filles des cités ».

52De plus, l’entrée dans le féminisme passe parfois, dans un premier temps, par le refus de s’inscrire dans l’histoire du mouvement féministe. Lorsque l’association Ni Putes, Ni Soumises est apparue sur la scène publique, la plupart des militantes féministes mettaient en avant le fait que l’association ne se disait pas féministe, ne leur reconnaissant pas, du même coup, la légitimité à parler de l’oppression des femmes. Cela était vécu comme un reniement de l’histoire du féminisme et des combats que les militantes avaient mené depuis les années 1970. Pourtant, ce n’est pas la seule association de jeunes ayant eu des difficultés à endosser l’étiquette de féministe. Mix Cité aussi, à ses débuts, se disait anti-sexiste plutôt que féministe, avec cette idée que lutter contre le sexisme est un combat moins équivoque que celui du féminisme qui peut être interprété comme une lutte non pas pour l’égalité mais pour les femmes (où l’on pourrait voir pointer le spectre de l’essentialisme). Depuis toujours, le terme de féminisme est discrédité, et, pour ces jeunes militantes, il n’est pas aisé de l’adopter. Ce n’est qu’au contact des féministes des années 1970, en s’appropriant leur histoire, que les deux associations ont endossé la dénomination féministe.

53Ce rapport générationnel semble donc relever d’un certain souci de transmission de la part des jeunes et des anciennes mais aussi de conflits de légitimités qui sont exacerbés par les grands conflits qui divisent aujourd’hui le mouvement féministe. La jeunesse est à la fois un handicap et une ressource militante pour les féministes dans le mouvement actuel. En effet, les jeunes féministes constituées en une composante spécifique du mouvement, éprouvent des difficultés à imposer leurs points de vue et leurs formes de militantisme. Néanmoins, leur position se trouve renforcée par l’image renouvelée du féminisme dont elles sont porteuses.

54Ce rajeunissement constitue une ressource militante pour le mouvement dans son ensemble. Les jeunes militantes ont transformé le mouvement féministe dans ses formes d’organisation et d’action, elles en ont fait un mouvement plus en phase avec les modes militants actuels. La présence des jeunes militantes est une force pour le féminisme dans son rapport aux médias. Certaines associations qui ont clairement tourné leurs actions en direction des journalistes voient leurs problématiques  [42] reprises et relayées. Des figures médiatiques du féminisme ont émergé de cette nouvelle génération, comme Clémentine Autain ou Fadela Amara. De plus, la présence de jeunes hommes dans ces groupes a changé l’image du féminisme, lui donnant une dimension plus universelle. Tout cela permet au mouvement de toucher plus facilement la population et notamment les jeunes. Le renouvellement générationnel reste donc un enjeu majeur pour la capacité du féminisme à influer sur le monde social et politique.

55Le rapport générationnel s’inscrit dans un contexte de reconfiguration générale du mouvement féministe dans ses formes de militantisme, mais surtout dans ses objets de mobilisation, avec notamment les oppositions au sein du mouvement sur les questions de la prostitution et du voile. L’étude de la place des jeunes dans le mouvement amène à s’interroger sur l’existence d’une position spécifique de génération sur ces questions. En effet, il semble plus difficile pour les jeunes militantes interrogées d’émettre un avis tranché dans le cadre de ces débats entre prohibition et réglementation ou sur l’interdiction du port du voile à l’école. La transmission entre les générations ne s’étant pas faite de manière linéaire, les jeunes ne se reconnaissent peut-être pas dans ces clivages. Ces militantes semblent avoir un bagage théorique plus diversifié et moins prégnant que leurs aînées et finalement ce sont peut-être les termes dans lesquels sont énoncés ces conflits qui ne leur conviennent pas.


Date de mise en ligne : 01/01/2008.

https://doi.org/10.3917/lhs.158.0093

Notes

  • [1]
    Depuis le début des années 1990, les débats se sont renouvelés en ce qui concerne les mouvements sociaux, notamment sur la question de leur définition. Érik Neveu oppose à la théorie d’Alain Touraine une définition beaucoup plus large des mouvements sociaux qui permet de prendre en compte des formes diversifiées de mobilisation.
  • [2]
    Christine Bard, Les filles de Marianne : histoire des féminismes 1914-1940, Paris, Fayard, 1995 ; Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir 1945-1970, Paris, Fayard, 2000 ; Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’égalité en marche, le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la FNSP, 1989 ; Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, Paris, Seuil, 1993.
  • [3]
    Eliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort et al. (dir.), Le siècle des féminismes, Paris, Éditions de l’Atelier, 2004.
  • [4]
    À partir d’entretiens réalisés auprès de jeunes militantes féministes de diverses organisations : Mix Cité, les Ni Putes, Ni Soumises, le Collectif National pour les Droits des femmes, les Marie Pas Claire, la Ligue Communiste Révolutionnaire et la Ligue des Droits de l’homme, et d’une observation participante au sein du Collectif national pour les Droits des femmes entre janvier 2003 et mars 2005.
  • [5]
    Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Le Seuil, 1993.
  • [6]
    Doug McAdam, John D. McCarthy and Mayer N. Zald (eds.), Comparative perspective on social movements. Political opportunities, mobilizing structures, and cultural framings, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [7]
    Françoise Picq, dans Libération des femmes : les années mouvements, élabore une typologie du Mouvement des femmes différenciant le féminisme libéral, représenté par exemple par l’association « Choisir » de Gisèle Halimi, du féminisme radical dans lequel elle distingue trois tendances : les « lutte des classes », les radicales et les essentialistes représentées par le groupe « Psychépo ».
  • [8]
    Le titre de la revue Partisan : Libération des femmes : année 0, paru en juillet 1970, semble significatif de cette forme d’occultation de l’histoire du féminisme.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
  • [10]
    Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, traduit de l’anglais, The problem of générations [1928].
  • [11]
    Pour Pierre Bourdieu, « on ne peut découper dans une population des générations que sur la base d’une connaissance de l’histoire spécifique du champ concerné : en effet, seuls les changements structuraux qui affectent ce champ possèdent le pouvoir de déterminer la production de générations différentes », in Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
  • [12]
    Karen Offen, « Eruptions and Flows – Thoughs on writting a comparative History of Europeans Feminisms, 1750-1950 », in Solvi Sogner and Gro Hagemann (eds.), Women’s Politics and Women in Politics, Oslo, J.W. Cappelens Forlag, 2000.
  • [13]
    Entretien réalisé avec Liliane Kandel en 2000.
  • [14]
    Joëlle Meerstx, « Un Ange passe », Les cahiers du GRIF, n° 34, Les jeunes - La transmission, 1986 ; Claude Zaidman, « Enseigner le féminisme ? Transmission instituée et rapports de générations », Groupe d’études féministes de l’université Paris VII (GEF), Crises de la société, féminisme et changement, éditions Tierce, La revue d’en face, Paris, 1991.
  • [15]
    Entretien réalisé avec Françoise Picq en 2000.
  • [16]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, Paris, Seuil, 1993, p. 278.
  • [17]
    Collectif national pour les droits des femmes, En avant toutes ! : Les assises nationales pour les droits des femmes, Paris, Le temps des cerises, 1998.
  • [18]
    Annick Percheron, « La transmission des valeurs », in François de Singly (dir.), La famille : état des savoirs, Paris, La découverte, 1991.
  • [19]
    Sabine Fortino, « De filles en mères, la seconde vague du féminisme et la maternité », CLIO, n° 5, 1997.
  • [20]
    La présence d’un modèle féminin à émuler était déjà dans les parcours des féministes des années 1970 ; cf. notamment Judith Ezekiel, « Gauchistes, théologiennes et majorettes : itinéraires féministes à Dayton, Ohio (U.S.A.) », Groupe d’études féministes de l’université Paris VII (GEF), Crises de la Société et changement, Éditions Tierce, Revue d’en face, Paris, 1991.
  • [21]
    CEDREF-EFIGIES, Transmission : savoirs féministes et pratiques pédagogiques, Paris, Publications de l’université Paris VII - Denis Diderot, coll. des Cahiers du CEDREF, 2005.
  • [22]
    Liliane Kandel, « Journaux en mouvements : la presse féministe aujourd’hui », Questions féministes, n° 7, 1980.
  • [23]
    Cf. l’article de Muriel Andriocci dans ce numéro : « Entre colère et distance : les “ études féministes ” à l’université ».
  • [24]
    Claude Zaidman, « Enseigner le féminisme ? Transmission instituée et rapports de générations », op. cit.
  • [25]
    Sur les relations entre féminisme et partis politiques, cf. Laure Bereni, « Lutter dans et en dehors du parti. L’évolution des stratégies féministes du Parti socialiste (1971-1997) », Politix, vol. 19, n° 73, 2006.
  • [26]
    Entretien réalisé avec Catherine en 2004.
  • [27]
    Cela a été le cas, par exemple, des Marie Pas Claire, des Nana Beurs, des Voix d’Elles Rebelles, de Mix Cité, des Sciences Potiches se rebellent, des Furieuses Fallopes, des Panthères Roses ou des Ni Putes, Ni Soumises.
  • [28]
    Sur l’histoire du Planning, cf. Mouvement français pour le Planning familial, Liberté, sexualité, féminisme, 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, Paris, La Découverte, 2006.
  • [29]
    Les Marie Pas Claire, Les Furieuses Fallopes par exemple.
  • [30]
    Laurence Klejman et Florence Rochefort, op. cit.
  • [31]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, op. cit., p. 14-15.
  • [32]
    Liliane Kandel, « La mixité comme métaphore », in Claudine Baudoux et Claude Zaidman, Égalité entre les sexes, mixité et démocratie, L’Harmattan, Paris, 1992.
  • [33]
    Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
  • [34]
    Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’atelier, 1997.
  • [35]
    Françoise Picq, Libération des femmes : les années Mouvement, op. cit.
  • [36]
    Pascal Perrineau, L’engagement politique, déclin ou mutation ?, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1994.
  • [37]
    Entretien réalisé avec Laura en 2005.
  • [38]
    Deux numéros de revues féministes et un ouvrage sont consacrés à la transmission : Les cahiers du GRIF, « Les jeunes - La transmission », Paris, Éditions Tierce, n° 34, décembre 1986 ; Cahiers du CEDREF, « Continuités et discontinuités du féminisme », Publication de l’université Paris VII, n° 4-5, 1995 et CEDREF-EFIGIES, Transmission : savoirs féministes et pratiques pédagogiques, Paris, Publications de l’université Paris 7 - Denis Diderot, coll. des Cahiers du CEDREF, 2005.
  • [39]
    Françoise Colin, « Un héritage sans testament », Les cahiers du GRIF, « Les jeunes - La transmission », op. cit.
  • [40]
    Ces problèmes de partage des tâches, des responsabilités et du pouvoir dans les organisations militantes ne sont pas spécifiques au mouvement féministe. Néanmoins les militantes interrogées faisant partie, pour la plupart, de plusieurs organisations, considèrent que ce phénomène est exacerbé dans le mouvement féministe.
  • [41]
    Entretien réalisé avec Catherine en 2004.
  • [42]
    Éducation sexiste, image des femmes dans les médias, violence envers les jeunes filles dans les banlieues…
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions