Couverture de EMR_142

Article de revue

Construire et faire vivre une organisation de groupe

Pages 110 à 118

Focus

Contrairement au mode de relation de type holding-filiales, où le centre laisse une totale autonomie de gestion aux unités qu’il fédère, l’organisation de groupe fait le choix de l’intégration.
Cohabitation d’activités «?historiques » et d’activités de développement plus récent, concurrence interne, phénomènes de « village gaulois » ou de « passager clandestin », les obstacles à surmonter pullulent. Créer un sentiment d’appartenance est un travail de longue haleine.

1Comment les entreprises composées de plusieurs unités d’affaires (business units) animées par un centre (corporate) peuvent-elles mettre en place une organisation de groupe (ODG)? Quels sont les motifs des dirigeants, les défis à relever et les leviers disponibles pour le faire ?

2L’ODG réfère à un schéma où plusieurs unités d’affaires, dotées ou non de personnalités juridiques, sont coordonnées par un centre qui héberge des fonctions communes et cherche à réaliser des synergies stratégiques et opérationnelles entre les unités. L’ODG se distingue de l’organisation en holding où le centre emploie très peu d’effectifs et agit en simple investisseur : gestion de portefeuille de participations, allocation des investissements, gestion des flux financiers, nomination et contrôle des dirigeants des unités. Contrairement à l’ODG, le centre n’interfère pas, ou très peu, dans la vie des unités.

3Le présent article porte sur trois questions liées mais qui méritent un examen séparé. La première porte sur le pourquoi d’une ODG. Elle invite les dirigeants à prendre du recul par rapport à ce qui peut leur paraître comme une évidence. Les difficultés de mise en place d’une ODG harmonieuse trouvent parfois leur origine dans des divergences d’opinion sur le bien- fondé même d’une ODG. La deuxième question concerne les défis courants dans la mise en œuvre de ce type d’organisation, notamment les frictions qu’elle peut susciter. La dernière question a trait aux leviers à la disposition des dirigeants pour construire et faire vivre une ODG, lorsque la nécessité ou l’utilité en a été établie.

De grandes espérances souvent déçues

4La notion de synergie est omniprésente dans les discours des dirigeants et dans la littérature produite sur les groupes. La réunion de plusieurs activités, plus ou moins liées, sous un même toit organisationnel est systématiquement justifiée par les synergies positives espérées d’une telle réunion. Force est de constater que c’est précisément les difficultés à réaliser ces synergies qui contrarient le bon fonctionnement des groupes. Les groupes naissent grâce aux synergies espérées et souffrent, en général, des difficultés à les réaliser.

5Le développement des activités précède toujours la recherche et la mise en place des modes d’organisation adéquats. On ne connaît aucune entreprise où les dirigeants aient d’abord mis en place le cadre organisationnel avant d’entamer un cycle de croissance et de diversification. Cette remarque peut paraître triviale, mais elle ne l’est pas. Le rythme de développement des activités est, par nature, plus rapide que celui de l’organisation. Les décisions stratégiques, mêmes les plus radicales, se prennent vite. L’évolution des organisations s’accomplit plus lentement. Elle nécessite, d’abord, une prise de conscience des limites des modes de fonctionnement en place au regard du développement des activités. Ensuite, le partage du diagnostic peut prendre du temps.

6Enfin, la mise en place effective de nouveaux modes d’organisation requiert des changements de comportement des acteurs, changements qui peuvent tarder à se manifester, voire ne jamais se produire. Ici, comme ailleurs, l’intendance ne suit pas ; en tout cas pas tout de suite.

7La structure est condamnée à courir après la stratégie. Cette observation devrait rassurer tous ceux chez qui le décalage entre le développement des activités et l’évolution de l’organisation peut générer un malaise. L’existence d’un décalage temporel est normale. Ce qui l’est moins, c’est la persistence de ce décalage au-delà d’un délai raisonnable.

8La constitution des groupes correspond souvent à la recherche de solidarité entre les activités et les équipes qui les animent. Si l’union peut effectivement faire la force face à un client puissant, à une concurrence agressive ou à des marchés financiers volatils, la solidarité peut aussi inciter à la paresse. L’appartenance à un groupe peut dispenser les unités, et leurs dirigeants, d’efforts de compétitivité et d’innovation. Ce risque justifie, très souvent, l’application par les analystes financiers d’une pénalité (corporate discount) à l’estimation de la valeur financière d’un groupe. Symétriquement, l’appartenance à un groupe peut brider les ambitions et la créativité d’activités, ce qui peut avoir de lourdes conséquences quand elles sont exposées à un environnement où la taille, la capacité d’investissement, la réactivité ou l’innovation sont des facteurs clés de succès.

9Dernière observation : le décalage entre les mots et les actes. Comme l’amour dans un couple, le groupe doit être régulièrement entretenu par des actes et pas seulement avec les bonnes paroles de ses leaders et membres. On entend souvent des dirigeants prêcher les vertus du collectif alors qu’ils sont très réticents à mettre un fichier clients à la disposition d’une autre entité du groupe ou à faire une concession sur leur marge pour faciliter le référencement d’une autre unité du groupe chez un client. C’est à la manière dont les dirigeants, au centre et dans les unités, prennent des décisions concernant les objectifs, les stratégies, la définition des priorités, l’allocation des ressources, la gestion du capital humain et l’évaluation de performances qu’on peut juger l’importance qu’ils attachent à la notion de groupe.

Nécessité ou volonté de puissance

10« Nous sommes convaincus de la supériorité d’une organisation intégrée de groupe par rapport à un holding purement financier. Ne me demandez pas de vous le prouver, j’en suis incapable. » Ce propos m’a été confié par le directeur de la R&D d’un grand groupe industriel français. L’affirmation est d’autant plus intéressante qu’elle vient d’un personnage qui avait derrière lui une longue et brillante carrière dans la recherche scientifique et qui avait exercé de très hautes responsabilités dans la recherche publique française avant de s’orienter vers l’industrie.

11En fait, les raisons de faire groupe sont de quatre types : nécessité, opportunité, acte de foi ou volonté de puissance. Le groupe est une nécessité lorsqu’une activité ne peut pas être viable sans être appuyée sur et par d’autres activités complémentaires. Le groupe relève de l’opportunité lorsque les activités peuvent vivre séparément mais que leur union peut apporter des bénéfices supplémentaires. Le groupe correspond à un acte de foi lorsque sa construction est motivée par une croyance a priori dans les vertus du groupe. Enfin, le groupe traduit une volonté de puissance lorsque ses dirigeants sont animés de la volonté, peu avouable et jamais avouée, de construire un empire.

12Lorsque la constitution d’un groupe relève de la nécessité, réaliser des synergies entre les activités est un impératif vital. Les dirigeants doivent faire preuve de fermeté dans la poursuite des synergies. Quand l’investissement dans différentes activités relève de l’opportunité, les dirigeants disposent de plus de temps pour expliquer aux unités les intérêts qu’elles ont à rechercher des synergies. Enfin, quand le groupe correspond à un acte de foi ou à une volonté de puissance, il faut s’attendre à ce que tout le monde n’en partage pas le bien-fondé. La mise en place d’une ODG exige des dirigeants un travail important de persuasion, avant de proposer un cadre organisationnel commun.

13Lorsque des activités ont besoin de s’appuyer sur d’autres (nécessité) ou peuvent bénéficier de collaborations étroites (opportunité), les dirigeants doivent encore se demander si la coopération entre les unités d’affaires nécessite leur intégration dans une même organisation. Les synergies stratégiques ne sont pas toujours synonymes d’intégration organisationnelle. Dans une économie en réseau, deux entreprises aux activités complémentaires peuvent coopérer étroitement sans devoir être fusionnées. Une banque n’a pas besoin d’internaliser une activité d’assurance pour offrir à ses clients ce type de service. Il lui suffit de mettre en place un partenariat avec un assureur. L’intégration organisationnelle n’est justifiée que lorsqu’il est difficile ou impossible de trouver des partenaires complémentaires (market failure) ou quand les coûts de transaction dépassent les bénéfices d’une collaboration entre activités indépendantes.

14Les dirigeants ne doivent jamais oublier que les synergies peuvent aussi être négatives. Ceci est particulièrement vrai lorsque le rassemblement d’activités dans la même entreprise peut nuire aux relations avec des partenaires vitaux pour certaines de ces activités ou lorsque des activités sont en concurrence directe ou indirecte. Or les risques de synergies négatives sont beaucoup moins pris en compte dans la constitution des groupes que les anticipations de synergies positives.

Obstacles, frictions, incompatibilités

15La réunion de plusieurs activités dans la même entreprise n’est pas une sinécure. Elle rencontre plusieurs obstacles.

16La prépondérance de l’activité historique constitue le premier obstacle à la bonne mise en place d’une ODG. Comme l’enfant aîné dans une famille, les acteurs des activités historiques ne voient pas d’un bon œil l’arrivée de nouveaux membres ou cherchent à les dominer. Cette prépondérance s’exprime de plusieurs manières. Les dirigeants du groupe sont souvent issus des activités historiques. Les normes de gestion (un taux de marge ou un ratio de résiliation de contrats d’assurance, par exemple), les processus d’instruction des projets d’investissement, les modes de rémunération, voire la culture d’entreprise portent souvent la marque des activités historiques et sont perçus par les nouveaux arrivés comme autant de carcans contraignant. Ils comprennent vite qu’il n’est pas question de faire de l’ombre aux activités historiques.

17L’incompatibilité des rythmes naturels des activités est une autre source de frictions dans les groupes. Il est de notoriété publique que l’intégration de l’activité connectique dans Framatome a été tellement pénible que les dirigeants ont fini par la sortir du périmètre du groupe, avant de la céder, quelques années plus tard, à un fonds d’investissement. Le nucléaire civil vit sur des cycles de dix à quinze ans. Les tickets d’investissement se chiffrent en centaines de millions. La connectique vit sur des cycles de quelques semaines. Les tickets d’investissement sont en millions, voire en dizaines de millions. Piloter les deux activités dans un même cadre organisationnel s’est révélé impossible. Des frictions analogues sont observables dans tous les groupes constitués d’industries lourdes et légères ou d’industries et de services. Faute de comprendre que chaque activité doit vivre et être pilotée selon son rythme naturel, les dirigeants peuvent créer des tensions et détruire de la valeur en imposant une approche unique (one-size-fits-all).

18Les frictions entre les activités amont et aval sont courantes et compromettent la réalisation des synergies attendues de l’intégration verticale. Les dirigeants des activités aval dénoncent habituellement les conditions de prix de transfert qui leur sont imposées par l’amont. Les dirigeants des activités amont sont accusés d’accorder de meilleures conditions à des clients externes concurrents de l’aval du groupe. Réciproquement, les dirigeants des activités amont critiquent le manque de solidarité de groupe de la part des dirigeants des activités aval et les soupçonnent de préférer des approvisionnements ou solutions externes quitte à favoriser des concurrents des activités amont du groupe. Prenons l’exemple d’un groupe réunissant des activités industrielles agroalimentaires et des enseignes de distribution. Les industriels reprochent aux distributeurs de ne pas les traiter comme des membres du groupe et de ne pas faire suffisamment d’efforts pour promouvoir leurs produits. Réciproquement, les distributeurs objectent que les filiales du groupe se comportent vis-à-vis d’eux comme en terrain conquis et ne font pas suffisamment d’efforts sur l’innovation produit, les prix et les budgets promotionnels.

19Comme il est écrit dans les livres de management stratégique, un bon groupe dispose d’un portefeuille d’activités où des vaches à lait (cash cows) nourrissent des activités en croissance (stars) gourmandes d’investissements, pour en faire les vaches à lait de demain. En outre, un bon portefeuille d’activités ne doit pas contenir longtemps des dilemmes (problem children) : ils doivent soit trouver le chemin de la profitabilité, soit sortir du groupe. Enfin, un bon portefeuille ne doit pas contenir de poids morts (dogs).

20Ces bons principes d’allocation des ressources se heurtent, en pratique, à trois sources de frictions.

21Première difficulté, motiver les collaborateurs des vaches à lait en leur expliquant que leur activité n’a pas d’avenir et que leur mission, par conséquent, consiste à générer un maximum de profits (traire la vache) à investir dans d’autres activités. La deuxième difficulté correspond à la tentation, toute naturelle, des dirigeants des activités en croissance, ou considérées comme des dilemmes, à dépenser autant d’argent que le groupe peut mettre à leur disposition sans trop se sentir responsables de rentabilité puisque leur activité n’a vocation à être profitable qu’à plus ou moins long terme. A force de promesses non tenues et de plans d’affaires constamment révisés, la direction du groupe peut mettre des mois, voire des années, à fermer le robinet à des activités qui ne deviendront jamais des vaches à lait mais qui auront dilapidé le patrimoine familial. La troisième difficulté relève du phénomène de la vache sacrée. Il n’est pas rare d’observer le maintien d’une activité structurellement déficitaire et stratégiquement condamnée. Parce que cette activité a été une vache à lait historique, elle devient une vache sacrée lorsqu’elle ne peut plus donner de lait mais que les dirigeants du groupe n’osent pas y toucher.

22Le management de la coopétition est une autre source de conflits dans un groupe. De nos jours, il est très courant qu’un groupe se trouve en situation de coopération avec une entreprise sur certaines activités et en compétition avec la même entreprise sur d’autres activités. Pendant longtemps, la division semi-conducteurs de Philips avait coopéré étroitement avec Sony qui en était un client important. En même temps, Sony était en concurrence frontale avec la division électronique grand public de Philips. Cette situation générait des tensions permanentes entre les dirigeants et équipes des deux divisions de Philips. Les dirigeants de l’activité électronique grand public accusaient ceux de l’activité semi-conducteurs de donner à Sony les armes économiques et technologiques permettant de mettre sur le marché des produits plus performants et de prendre des parts de marché à Philips. Les dirigeants de l’activité semi-conducteurs rétorquaient que Sony était un client très important pour eux, non seulement en termes de chiffres d’affaires mais aussi comme source d’innovation. Sollicité pour arbitrer les différends entre les deux divisions, le PDG du groupe n’avait d’autre choix que d’encourager les deux divisions à faire de leur mieux pour coopérer.

23La tentation du village gaulois est un autre type d’obstacle à l’ODG. Très souvent, le chacun pour soi est renforcé par des systèmes de mesure de performance qui ne peuvent pas détecter et sanctionner les actions collectives. Cependant, les indicateurs de performance et les incitations économiques n’expliquent pas tout. La tentation du village gaulois peut aussi correspondre à une quête non déclarée d’autonomie. Elle est courante lorsqu’une activité a fait l’objet d’une acquisition et que ses membres sont réticents, voire hostiles, au groupe acheteur.

24Un épisode vécu par le directeur financier d’un groupe industriel illustre bien ce phénomène. Quelques années après l’acquisition par le groupe d’une entreprise nord-américaine, aucune visite de la désormais filiale n’était possible sans la permission expresse de son PDG qui avait été reconduit dans ses fonctions. A la fin d’une réunion avec le directeur financier de la filiale, le directeur financier du groupe s’est fait demander la remise de tous les papiers par son interlocuteur qui lui a expliqué qu’il n’avait pas l’autorisation de le laisser partir avec des documents internes.

25Au-delà de la recherche d’autonomie, les acteurs d’une activité peuvent avoir besoin de définir un périmètre restreint où ils peuvent plus facilement percevoir les liens de causalité entre actions et résultats. Enfin, la coopération devient difficile lorsque les membres d’une activité ont l’impression, à tort ou à raison, qu’aider une autre activité peut compromettre leur propre performance.

26Le passager clandestin, à la différence du village gaulois obnubilé par sa performance locale, se laisse porter par le groupe. Les membres d’une activité de ce type pensent toujours pouvoir justifier la patience ou la solidarité du groupe face à un déficit de performance économique. Le phénomène du passager clandestin apparaît dans des groupes où les activités sont liées : participation séquentielle à une chaîne de valeur, contribution simultanée à des projets ou partage de ressources. Cette tentation est souvent renforcée par des systèmes opaques ou complexes de mesure de performance ne permettant pas de localiser clairement les responsabilités.

27Pour la petite histoire, lorsque Cor Boonstra a été nommé PDG de Philips, en 1996, il a comparé le groupe à un plat de spaghettis où les activités étaient tellement enchevêtrées qu’il était impossible de tracer la formation des résultats économiques. Pour y voir clair, Boonstra a décidé de transformer Philips en un plat d’asperges. La réorganisation de Philips en divisions verticales mondiales entièrement responsables de leurs résultats a tellement bien réussi que Boonstra s’est trouvé, très peu de temps plus tard, à dénoncer l’égoïsme des dirigeants des divisions. Cet exemple montre que la voie est étroite entre la solidarité et le chacun pour soi.

28L’ambiguïté des rôles du centre vis-à-vis des unités est le dernier symptôme à souligner. Quand un signal reçu du centre est-il un ordre et quand est-il un conseil?? On entend souvent des dirigeants d’activité se plaindre de recevoir des ordres alors qu’ils sont censés être autonomes et responsables des résultats de leur unité. Lorsqu’on rapporte ces propos aux dirigeants du centre, ils répondent qu’on les a mal compris. Ils n’ont pas émis des ordres mais des conseils que les destinataires devaient interpréter librement.

29Dans un groupe organisé en filiales juridiquement autonomes, la nomination et la gestion des cadres dirigeants généraient de très fortes tensions. Le groupe considérait que la gestion des cadres dirigeants relevait de sa responsabilité. La direction des ressources humaines jouait un rôle moteur dans l’identification, l’évaluation, la nomination, la rémunération et la mobilité des cadres dirigeants. En même temps, les dirigeants des filiales étaient mandataires sociaux, donc légalement responsables des actes de leurs collaborateurs et étaient jugés principalement sur la création de valeur économique pour le groupe. Les assurances données par les dirigeants du groupe sur le caractère concerté des décisions étaient en contradiction flagrante avec le ressenti des dirigeants des filiales. Les ambiguïtés autour des rôles respectifs du groupe et de ses composantes sont suffisamment courantes et lourdes de conséquences pour justifier qu’on s’y attarde.

Les quatre rôles du centre

30La conduite d’un ODG nécessite quatre types de rôle. La bonne marche du groupe suppose de la part des acteurs du centre et des unités une compréhension partagée et assumée de ces différents rôles.

31Le premier rôle est régalien. Il correspond à des actes de souveraineté du groupe sur ses composantes. Les décisions prises dans cette sphère peuvent faire l’objet de concertations préalables mais elles relèvent, en dernier ressort, de la compétence du centre. Il en va ainsi habituellement des décisions concernant la nomination des patrons des activités, les autorisations d’investissements, les acquisitions, les alliances, les cessions d’activité, les audits ou les exigences de rentabilité.

32Le deuxième rôle relève de la mutualisation de ressources et de compétences. Dans cette sphère, le rôle du centre n’est pas de prendre des décisions concernant les activités mais de mettre à leur disposition des ressources et des compétences qu’il serait difficile ou coûteux de localiser dans les activités ou d’acquérir sur le marché. Alors que le principe de mutualisation peut correspondre à une volonté régalienne, les modalités de la mutualisation peuvent faire l’objet de concertations avec les unités et tenir compte de leurs préférences. A la limite, il devrait être possible de laisser aux unités la possibilité de mettre les ressources mutualisées en concurrence avec des alternatives externes.

33Le troisième rôle correspond à la coordination d’actions collectives. Ici, le centre incite les unités à coordonner leurs réflexions ou initiatives dans quelques domaines d’intérêt général pour le groupe, tels que la gestion de la relation client, le développement durable ou l’usage des nouvelles technologies dans leur communication. Les promoteurs d’initiatives de coordination doivent convaincre les responsables des unités des avantages de la participation. L’animation des projets peut, parfois, être confiée à des unités dont l’expérience acquise dans un domaine mérite d’être partagée. Il faut souligner ici que les initiateurs de la coordination n’ordonnent pas aux unités. Ils doivent, au contraire, leur montrer tout l’intérêt qu’elles ont à y participer et leur laisser la liberté d’adopter les recommandations issues des travaux collectifs.

34Le quatrième et dernier rôle relève de l’inspiration. Il inclut tout ce qui correspond à l’innovation et la production de sens collectif. Dans cette sphère, le centre ajoute de la valeur en tirant le groupe vers le haut par des innovations que les unités, trop occupées par les impératifs à court terme ou opérant dans un champ limité, ne peuvent pas envisager ou porter. La seconde composante du rôle consiste à cimenter le groupe par le partage d’une vision, d’une culture d’entreprise et d’une identité. Les acteurs du centre inspirent les unités en lançant des chantiers exemplaires et en produisant un discours permettant aux unités de faire sens du groupe et de la place qu’elles y occupent.

35La clarification des rôles du centre vis-à-vis des unités ne va pas de soi. La tentation est courante dans les unités de percevoir tout ce qui vient du centre comme des injonctions, des interférences mal venues ou un mal nécessaire. La tentation est courante, également, parmi les acteurs du centre de jouer de leur appartenance au «?siège?» et de leur proximité avec les dirigeants pour forcer l’adhésion des unités à des actions ne relevant pas nécessairement du rôle régalien ou d’une mutualisation nécessaire de moyens. J’ai pu observer, par exemple, des responsables de projet sollicitant l’intervention du PDG du groupe pour «?inviter?» les dirigeants des filiales à y participer alors que ces projets relevaient, en principe, de l’adhésion volontaire. Lorsqu’elle arrive à destination, une invitation amicale et néanmoins formelle du PDG est vite traduite par le président de la filiale comme une injonction que ses collaborateurs doivent honorer.

36Pour éviter la confusion des rôles et fluidifier les relations dans un groupe, il peut être utile de formaliser une charte définissant clairement les prérogatives du centre et les modes d’interaction avec les unités. Le fonctionnement de l’Union européenne peut inspirer utilement les dirigeants d’un grand groupe. Il fait très clairement la différence entre trois types de domaine. Dans le premier, comme la fiscalité ou la défense, les Etats membres sont souverains. Le deuxième type inclut des domaines, tels que la politique agricole commune ou la concurrence, où la commission européenne a reçu des compétences pour la formulation et l’exécution de politiques communautaires. Le troisième type recouvre des domaines où les Etats membres demeurent souverains mais qui relèvent de la « méthode ouverte de coordination ». Ici, la commission européenne est investie d’un rôle de coordination et émet des recommandations dont la mise en œuvre relève des Etats membres. La délimitation claire des trois types de domaine permet aux fonctionnaires européens de savoir dans quelle sphère ils interagissent et quelles sont les prérogatives des deux parties.

Construire une organisation de groupe

37Le développement précédent a souligné l’importance de formaliser une sorte de constitution délimitant clairement les compétences et les rôles respectifs du centre et des unités. Mais quels sont les leviers à la disposition des dirigeants pour mettre en place une ODG ?

38Capital humain. Au risque d’exagérer le trait, on peut dire que, lorsque les dirigeants clés du centre et des unités ont totalement intériorisé l’appartenance au groupe et s’en sentent solidaires, il n’y a pas besoin d’autre chose pour générer et orienter des actions collectives. Les réflexes de citoyenneté peuvent être stimulés par une politique de recrutement écartant les personnalités fortement individualistes et favorisant l’intégration de cadres supérieurs et dirigeants dont le système de valeurs est proche de celui de l’entreprise et qui ont le sens du collectif. La mise en place de programmes et de lieux de formation peut aider à partager des savoir-faire, générer des affinités parmi les participants, promouvoir les valeurs de l’entreprise et renforcer le sentiment d’appartenance. Bien utilisée, la mobilité interne développe l’empathie et permet de tisser des liens durables entre les acteurs du groupe. La prise en compte, explicite, de la contribution au groupe dans les nominations aux postes de responsabilité envoie un signal fort aux collaborateurs.

39Pilotage de la performance. Les comportements collectifs ont besoin d’être soutenus par un système de définition d’objectifs, de mesure de performance et de rémunération qui incitent les acteurs à voir au-delà de leur pré carré. Dans un grand groupe industriel où la production des usines est principalement écoulée par des unités de transformation situées à proximité, les dirigeants ont décidé d’asseoir une part significative de la rémunération variable des dirigeants des deux activités sur la performance globale du groupe sur un même territoire. Ce mode d’incitation ne peut, cependant, impacter significativement les comportements que si la composante collective est suffisamment importante pour que les acteurs ne puissent pas facilement l’éluder.

40Organisation. A propos des rôles du centre dans l’animation d’un groupe, nous avons insisté sur la nécessité de définir clairement des domaines de compétences, des règles et des procédures orientées vers la facilitation de la coordination et de l’action collective. Chez Philips, à la fin des années 90, on a fait un usage systématique de chartes pour les processus impliquant plusieurs acteurs. La charte indique clairement l’objet du processus, ses objectifs, son «?propriétaire?», ses acteurs, les modes de prise de décision. Le principe de subsidiarité évite l’inflation bureaucratique et permet de n’inclure dans la régulation que les processus indispensables.

41Stratégies collectives. L’ODG est renforcée par la formulation et le déploiement de stratégies collectives qui ne peuvent être poursuivies que dans la coopération entre plusieurs composantes du groupe. Si les stratégies du groupe sont déclinées en une série d’initiatives à prendre par les unités séparément, les acteurs sont peu incités à coopérer. Des stratégies intégratrices peuvent être formulées en termes de position globale du groupe dans son secteur, de performances globales sur un territoire ou auprès de clients servis par différentes unités ou encore d’offres nouvelles combinant les ressources de plusieurs unités.

42Vision et mission. Le travail sur le capital humain, le pilotage de la performance, l’organisation et la stratégie doit s’appuyer sur une vision et une mission partagées. La vision porte sur les grandes tendances à l’œuvre dans le métier et l’environnement de l’entreprise. Une vision partagée permet aux membres d’un groupe de s’accorder sur les opportunités et les défis auxquels ils doivent faire face collectivement. La mission définit la manière dont l’entreprise crée de la valeur pour son environnement. Une mission claire identifie les parties prenantes de l’entreprise, établit des priorités entre elles et spécifie les manières dont se crée la valeur pour chaque partie prenante. Les membres d’un groupe comprennent bien la nécessité des règles collectives lorsqu’ils convergent autour d’une vision partagée de l’environnement et se sentent solidaires de la mission.

43Culture et identité. Les dirigeants peuvent stimuler et maintenir le sentiment d’appartenance par un travail volontaire sur la culture et l’identité de l’entreprise. Le travail sur la culture consiste à promouvoir des valeurs telles que la solidarité, la citoyenneté, la réciprocité, l’ouverture aux autres et la discipline de groupe. Le travail sur l’identité développe chez les collaborateurs une communauté de destin. L’identification au groupe dans son ensemble favorise les réflexes collectifs et incite les collaborateurs à transcender leurs intérêts immédiats.

44Les leviers que nous venons d’évoquer peuvent être classés en deux catégories. La première relève de ce qu’Emile Durkheim appelle la solidarité mécanique : règles de gestion du capital humain, système de pilotage de la performance, organisation et stratégie. La coopération et la synergie positive sont recherchées à travers des dispositifs formels. La deuxième catégorie relève de la solidarité organique : vision, mission, culture et identité. Ici, la coopération n’est possible que si l’on adhère véritablement au fait de constituer et d’appartenir à un groupe. La solidarité mécanique s’adresse à la rationalité des acteurs. Elle repose sur l’attrait du gain ou à la crainte de la sanction. La solidarité organique s’adresse à leurs émotions. Elle donne du sens et cultive chez les acteurs le sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand qu’eux. Le développement des solidarités mécaniques requiert de la part des dirigeants des compétences analytiques et une grande rigueur dans l’exécution. Le développement de la solidarité organique requiert des leaders charismatiques et une grande capacité d’inspiration et de persuasion.

45Là où les dirigeants du groupe ne savent manier que les leviers mécaniques, on observe des technostructures froides et sans âme. Là où ils ne savent manier que les leviers organiques, l’action collective se heurte à l’absence de cadres suffisamment clairs pour supporter la coopération. Contrairement à une idée répandue, les deux modes de pilotage ne sont pas antinomiques. Une bonne technostructure doit être au service d’un projet qui la transcende. Un bon projet doit donner du sens et une âme à la technostructure sans laquelle il demeure impuissant.


Date de mise en ligne : 23/03/2013

https://doi.org/10.3917/emr.142.0110

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions