Notes
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Cet article est paru initialement en anglais sous le titre « Making a Market in Knowledge » dans The McKinsey Quarterly, n° 3, 2004.
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Lowell L. Bryan est directeur au bureau new-yorkais de McKinsey.
Les points forts
- Si elle veut tirer profit des savoirs éparpillés de ses salariés, l’entreprise a tout intérêt à les faire circuler en interne. Mais l’approche classique de la gestion des connaissances a montré ses limites.
- Plutôt que sur la technologie il faut mettre l’accent sur l’organisation, et encourager les salariés à échanger avec leurs pairs dans un intérêt commun.
- Le moyen d’y arriver ? Créer un marché interne avec des « objets connaissance », mais aussi des prix, une concurrence, des normes et des facilitateurs. Cette démarche peut libérer un fort potentiel.
1Dans l’économie d’aujourd’hui, entreprises comme individus savent que leur principal avantage concurrentiel réside dans la connaissance particulière et unique qu’ils possèdent. A talents équivalents et accès identique aux savoirs du domaine public, le fait d’être le seul à savoir confère une avance considérable. Le courtier qui le premier perçoit une opportunité d’arbitrage entre deux marchés peut réaliser des gains extraordinaires, jusqu’au jour où ses pairs apprennent ce qui était son secret. La firme qui sait comment s’imposer sur tel ou tel marché géographique – en Chine, par exemple – possède un avantage énorme sur ses concurrents moins familiarisés.
2D’une manière générale, l’entreprise a tout intérêt à ce que circule à tous les niveaux de l’organisation ce qu’elle sait des clients, des concurrents, des produits, des techniques de production, de l’état de la recherche, etc. Dans la pratique, bien sûr, il est beaucoup plus difficile à une entreprise qu’à des individus de tirer profit de toute cette connaissance. Un individu a tout dans la tête, disponible à n’importe quel moment. Une entreprise doit exploiter les connaissances enfermées dans la tête de ses salariés, ce qui est beaucoup plus malaisé, même pour une PME. Ce l’est d’autant plus lorsque ces salariés sont répartis sur plusieurs sites. Dans un grand groupe, la tâche englobe des milliers de cadres et de diplômés, travaillant dans des spécialités, des divisions, voire des pays différents. Néanmoins, s’il apparaît particulièrement complexe de tirer avantage de connaissances aussi dispersées, la force que confère pareille interaction dépasse largement tout ce que des individus, ou de petites équipes, peuvent réaliser, aussi brillants soient-ils.
Des approches maladroites
3Pour communiquer en interne, les entreprises ont pendant longtemps fait usage de technologies simples, comme le téléphone et le fax. Jusqu’à ce que, dans les années 90, les progrès des télécommunications, des logiciels et des matériels informatiques ouvrent des opportunités résolument nouvelles, autorisant une diffusion plus rapide et plus efficace des savoirs. Beaucoup de leaders industriels, d’universitaires et de conseils en management en ont conclu que l’avenir appartenait aux grandes entreprises qui, pour résoudre leurs différents problèmes, parviendraient à mettre à contribution l’ensemble de leurs savoirs internes. Cette conviction a conduit certains dirigeants à investir des milliards de dollars dans ce qu’on a appelé la gestion des connaissances.
4Bien sûr, c’était là un progrès. Mais si le but était de monopoliser vraiment l’ensemble des savoirs exclusifs pour résoudre tous les problèmes, la gestion des connaissances, telle que pratiquée communément, n’a pas tenu ses promesses. La plupart des entreprises se sont essayées à l’une des trois approches ci-après, avec des succès mitigés. Certaines même ont cumulé les trois.
51. Construire d’abord, l’usage suivra. Certaines firmes se sont reposées exclusivement sur des investissements massifs en solutions technologiques, s’imaginant que l’existence de systèmes de gestion électronique de documents, serveurs, etc., suffirait à déverrouiller les savoirs enfermés dans la tête de leurs salariés. Le résultat brille par son inefficacité. D’une part, le volume des documents en circulation dans une grande entreprise est proprement écrasant, de l’autre une grande partie de ces informations est périmée, mal rédigée ou, pour une raison ou pour une autre, difficile à diffuser. Même lancées par des utilisateurs très déterminés, les requêtes n’aboutissent en général qu’à de maigres résultats en termes de qualité et d’accessibilité.
62. La communication verticale. Quand les salariés sont nombreux, les entreprises s’efforcent de faire parvenir certaines connaissances aux utilisateurs, souvent par l’intermédiaire de sites Web. L’effort peut être louable si l’on souhaite, par exemple, faire descendre des directives sur les bonnes pratiques ou sur les caractéristiques d’un nouveau produit. Mais on se heurte aux limitations communes à toutes les approches centralisatrices. Les gens qui rédigent les documents savent-ils ce qu’attendent réellement les utilisateurs, ou bien s’arrêtent-ils à l’idée qu’ils s’en font ? Les producteurs des contenus en sont-ils de véritables experts ? Le résultat est, d’ordinaire, que la connaissance que l’on fait circuler de cette manière ne présente pas grand intérêt pour les personnels de première ligne, et en est totalement dépourvue pour ceux qui ont déjà savoirs et compétence.
73. Un foisonnement de sites Web. Une troisième approche s’est révélée plus productive, en particulier quand les entreprises acceptent d’investir dans une technologie décentralisée. Elle consiste à laisser chaque département résoudre sa propre problématique. Dans les grandes entreprises, on trouve souvent des ensembles de quelques centaines de personnes qu’unissent des intérêts communs – par exemple, des ingénieurs travaillant sur un même produit, rencontrant un même problème de conception, ou encore des commerciaux affectés à un même secteur. Ici, émetteurs et demandeurs de savoirs se connaissent et échangent facilement leurs idées. Ces départements mettent en œuvre à leur échelle les technologies qu’ils jugent appropriées à leur approche particulière de la gestion des connaissances. Les émetteurs y gagnent l’estime de leurs pairs, ce qui les motive à produire et partager davantage de contenus. Généralement, un cadre du groupe s’implique suffisamment dans cet échange pour dégager les moyens technologiques et les équipes nécessaires au montage d’un site Web interne ou d’un portail qui faciliteront les requêtes.
8Cette approche décentralisée présente l’avantage de favoriser les échanges entre de petits groupes de salariés partageant des intérêts communs. Reste que, à l’échelle d’une grande entreprise, cette solution donne des résultats plutôt mitigés. Pour chaque exemple d’unité ayant obtenu des résultats mirobolants dans le partage de connaissances spécifiques entre personnes en nombre restreint, on peut citer des quantités d’échecs sanglants, et souvent très coûteux. Le défaut évident se situe dans le fait que cette prolifération d’initiatives et d’outils technologiques autorise peu de protocoles et de standards communs, et n’est généralement utile qu’à de petits groupes et sur des thèmes très spécialisés. Pour la plupart des entreprises, cette formule ne procure qu’une fraction des avantages que l’on est en droit d’attendre d’un échange à l’échelle de la firme tout entière.
Une affaire de marché
9En réalité, ce qui génère de la valeur, ce n’est pas tant, et de loin, la gestion des connaissances que leur génération et leur circulation. Il est essentiel de bien comprendre que la matière la plus précieuse se situe dans la tête des salariés les plus talentueux. Or ceux-ci sont moins portés à transmettre leur savoir s’ils ne sont pas suffisamment rétribués pour le temps et l’énergie qu’ils dépensent à le transcrire sous une forme accessible. Il faut aussi que le contenu vaille la peine qu’on le cherche et qu’on le consulte.
10Bref, l’échange des savoirs à l’échelle de l’entreprise relève moins de la technologie que de l’organisation : il s’agit d’encourager des personnes, qui sont des inconnues les unes pour les autres, à travailler ensemble dans leur intérêt commun. Il existe, de fait, un moyen d’amener deux parties qui ne se connaissent pas à échanger de la valeur : on l’appelle le marché.
11Les grands marchés externes du savoir existent depuis longtemps, grâce au livre, à la presse, à des services publics tels que les bibliothèques, ou plus récemment, à travers des entreprises comme Amazon.com, America Online et Yahoo! Mais on ne rencontre pas de marché interne équivalent pour les connaissances uniques que possèdent les salariés d’une entreprise.
12Comment créer efficacement un marché interne pour des choses aussi immatérielles que les connaissances résultant de l’expérience et des réflexions personnelles ? Un marché suppose des objets de valeur que l’on négocie, mais aussi des prix, des mécanismes d’échange et une concurrence entre fournisseurs. A quoi s’ajoutent notamment des normes, des protocoles, des contrôles et des facilitateurs pour fluidifier son fonctionnement.
13Des objets de valeur suffisante. Les marchés ne se forment qu’autour d’objets ayant une valeur suffisante pour justifier le temps et les efforts des vendeurs et des acheteurs. Les savoirs communs, par définition, n’ont guère besoin d’être négociés. L’intérêt se situe dans l’échange de connaissances exclusives (voir encadré « Connaissance ou information », ci-dessous).
Connaissance ou information
Les entreprises tirent un avantage concurrentiel de l’information en fournissant au bon manager le bon renseignement au bon moment. Si l’information ne vient pas à son heure, elle est le plus souvent inutile. Dans les décennies passées, les investissements en TIC visaient à fournir aux salariés davantage d’informations utiles dans leur travail. En grande partie, ces investissements ont porté leurs fruits. On ne saurait en dire autant des investissements dans la gestion des connaissances. Un échange productif de savoirs aide les salariés à penser différemment à l’heure d’une décision ou d’une action, ce qui confère à l’entreprise un avantage concurrentiel. On se situe à un niveau beaucoup plus élevé que celui de l’échange d’informations car les individus doivent être convaincus – par la qualité de la réflexion, des faits et de la logique à l’œuvre – que la connaissance qui leur est proposée est supérieure à celle qu’ils possèdent déjà.
Au-delà de l’expérience personnelle, les gens acquièrent des connaissances en suivant des formations, en conversant, en observant, et par la lecture et l’écoute de documents codifiés. La « gestion des connaissances » renvoie généralement à un investissement de l’entreprise visant à améliorer l’échange interne de connaissances uniques, que cet échange s’effectue oralement ou par la consultation de contenus codifiés. Le travail de McKinsey, pour créer des marchés de connaissances, est centré sur cette dernière forme – et plus particulièrement sur l’échange électronique de contenus entre managers et experts [1].
La connaissance est par nature d’une durée de vie supérieure à celle de l’information. Savoir comment se comporte un concurrent sur un marché, par exemple, va servir à l’entreprise pendant des années. Pourtant, même les connaissances exclusives, comme celles des meilleurs spécialistes, suivent une courbe descendante qui s’achève au moment où elles se banalisent. Un expert qui possède un secret sur un problème clé est au départ peu enclin à en diluer la valeur en le dévoilant. Mais, à mesure que d’autres personnes découvrent ce qui n’est plus tout à fait secret, on se dirige vers le point de demi-vie de cette connaissance où il est plus utile à l’entreprise de la rendre facilement et largement disponible à l’ensemble de ses salariés.
14Du point de vue de l’acheteur, la connaissance qu’il entend acquérir sur un marché se doit d’être plus riche et pertinente, mais aussi plus facile à chercher, à trouver et à assimiler, que celle qu’il pourrait obtenir d’autres sources. Trop souvent, les contenus disponibles via les systèmes internes de gestion des connaissances ne satisfont pas à ce critère.
15Il faut donc inciter les auteurs à produire des documents répondant à cette exigence. La grande majorité des contenus proposés par les entreprises – de la courte note interne jusqu’au document complexe appuyé de tableaux – ont besoin d’être étayés oralement. L’entreprise devrait procurer au lecteur, qui n’a pas toujours l’occasion de discuter avec l’auteur, un matériau plus précis, plus pertinent et plus accessible. La solution serait un équivalent interne des articles signés, où l’expert serait motivé à produire un document de qualité, simple d’accès pour tout un chacun. Ainsi formalisé, cet « objet connaissance » peut alors être porté sur le marché. Il permet à son « acheteur » de comprendre la pensée de l’auteur sans que les deux parties aient besoin de se parler.
16Le prix de l’échange. La définition de l’objet à négocier crée les conditions de prix de l’échange. Les auteurs, qui sont donc des fournisseurs, ont besoin que quelque chose justifie leurs « coûts », leurs efforts de création. Dans ces marchés internes, le prix perçu consiste généralement en une plus grande considération des autres salariés. Fournir des contenus qui retiennent l’œil des pairs et des supérieurs et ainsi renforcer sa réputation, ce peut être très motivant. Les acheteurs, ceux qui bénéficient de cette contribution, sont d’autant plus incités à se tourner vers le marché s’ils sont convaincus d’y trouver un contenu intéressant à un prix – en temps et en efforts – inférieur à ce qu’il leur en coûterait, par exemple, en innombrables coups de téléphone pour localiser un expert compétent.
17Un mécanisme spécifique. Où l’entreprise intervient-elle ? Son rôle est de procurer un mécanisme d’échange tel que les auteurs et les utilisateurs trouvent leur intérêt à se tourner vers ce marché. Cela suppose d’investir dans des infrastructures technologiques et dans des personnels de maintenance, faute de quoi l’échange ne sera pas possible.
18Un site interne présente des caractéristiques particulières. L’entreprise est l’ultime bénéficiaire de l’effort de création et de maintenance qu’elle fournit. Par conséquent, c’est à elle, et non aux émetteurs de requêtes, qu’échoit la responsabilité de récompenser les auteurs et de les motiver à produire de nouveaux objets connaissance attractifs.
19L’élément le plus ardu de l’équation est souvent de s’assurer que les auteurs sont correctement payés pour leur apport. Un savoir interne peut conférer à un individu un avantage sur ses pairs. Mais, une fois cette connaissance codifiée, elle devient assimilable par autrui et l’avantage de l’auteur s’en trouve annulé. Il convient donc de créer des incitations telles que le salarié dont la contribution présente une valeur réelle jouisse d’une considération plus grande que s’il avait gardé le secret. L’entreprise crée ainsi une culture où l’on attend des collaborateurs les plus compétents qu’ils apportent des connaissances codifiées de grande qualité. Une partie de cette culture repose sur une structure gratifiante – estime, rémunération, promotion – dans laquelle les contributeurs gagnent plus que leurs pairs qui n’apportent rien.
20Cette exigence signifie également que l’entreprise doit protéger la propriété intellectuelle des individus. Il convient d’identifier les salariés qui sont à l’origine des connaissances – et non ceux qui les empruntent ou les citent dans leurs présentations – et de leur en attribuer le crédit. Ceci est important pour une raison d’équité mais aussi pour motiver les meilleurs penseurs, quelles que soient leur ancienneté ou leur position, à continuer leur production de contenus. Il n’y a rien de plus démotivant pour des jeunes avides de reconnaissance que de voir des seniors s’attribuer le fruit de leurs cogitations.
21Le jeu de la concurrence. Le mode favori d’échange de connaissances au sein des entreprises est le dialogue. Si les utilisateurs dénichent un expert consentant, il leur est facile et rapide d’acquérir les enseignements dont ils ont besoin. Que la discussion se déroule en tête à tête ou en groupe, celui qui apporte sa connaissance a communément le sentiment que sa rétribution se traduira par une plus grande considération de ses pairs et de ses supérieurs.
22Pourquoi, dans ces conditions, les entreprises ne peuvent-elles se reposer sur le seul dialogue ? Souvent, l’expert n’approfondit pas son sujet avec suffisamment de rigueur, ou bien il transmet ce qu’il sait sous une forme qui n’aide pas suffisamment l’utilisateur. Mais le plus gros problème est que la discussion prend du temps, en particulier pour le détenteur de la connaissance. Quand le sujet soulève l’intérêt de beaucoup de personnes, les experts des grandes entreprises n’ont tout simplement pas le temps à la fois de faire leur travail et de parler avec chaque personne qui le souhaiterait. En revanche, s’il crée un « objet connaissance » disponible pour le plus grand nombre, l’auteur peut se libérer de ce fardeau temporel. Au minimum, l’objet connaissance fournira une base sur laquelle discuter à un niveau plus élevé.
23Le dialogue sera toujours une source majeure dans l’échange de connaissances au sein des entreprises. Mais les promesses d’un marché interne se situent dans une perspective potentiellement beaucoup plus étendue, et qui profite plus à l’entreprise tout entière qu’à un petit nombre d’individus. Néanmoins, parce que les utilisateurs peuvent obtenir de plusieurs sources ce dont ils ont besoin, un marché des connaissances ne devient fonctionnel que s’il est en mesure de fournir des produits satisfaisants. Ce point suppose que les experts soient motivés à toujours créer des contenus de grande qualité. Dans la pratique, l’incitation viendra d’une concurrence sur le terrain de la réputation.
24Tous les marchés, y compris ceux des savoirs, prospèrent grâce à la concurrence. Les objets connaissance, comme toujours ce qui relève de la propriété intellectuelle, se différencient au niveau de la qualité et de la popularité. L’expérience montre que c’est dans les entreprises qui valorisent les contributions les meilleures (de l’avis des experts et de la direction générale) ou les plus populaires (d’après le nombre de téléchargements) que les auteurs sont le plus motivés à rivaliser sur ces deux dimensions.
25Un ensemble de normes. Les coûts de transaction – le temps et les efforts nécessaires pour créer ou rechercher un savoir – doivent être supportables. Pour qu’un marché des connaissances réponde à ce critère, l’entreprise doit développer des standards, des protocoles et des contrôles. Ainsi abaissera-t-elle des coûts qui risqueraient de devenir dissuasifs tant pour les vendeurs que pour les acheteurs. Les standards vont du formatage du contenu proposé, à la taxinomie utilisée pour définir comment les documents doivent être classifiés pour qu’une requête aboutisse à un contenu pertinent. Les protocoles vont des règles qui déterminent la nature des contenus échangeables sur le marché, aux types de document reconnus comme objets connaissance négociables. Les contrôles incluent tous les mécanismes internes de mise en conformité visant à renforcer les normes et les protocoles.
26Des facilitateurs. Jusqu’ici, le gros des investissements des entreprises dans la gestion des connaissances est allé à l’équipe de développement et de maintenance de la plate-forme technologique. Mais cela ne saurait suffire. Il faut aussi des gens qui appliquent les normes et protocoles et qui imposent leur jugement au niveau des contrôles. Ces personnes deviennent des « initiés », au même titre que les courtiers et les spécialistes des places boursières. Elles facilitent le fonctionnement du marché parce qu’elles sont familiarisées avec ses mécanismes. Nul besoin d’une bureaucratie nombreuse : il suffit d’une vingtaine de facilitateurs pour faire tourner et réguler un marché des connaissances au sein, par exemple, d’une grande banque d’investissement. L’autre solution – celle de se reposer uniquement sur les offreurs et les demandeurs pour le respect des standards et protocoles et pour une autorégulation – ne marche pas : ils n’en ont ni l’habitude, ni l’intérêt, ni le temps.
27Un groupe de facilitateurs sera responsable des services liés au site. Il va, par exemple, s’assurer qu’à tous les documents mis en circulation est attachée une balise en facilitant la recherche, ainsi qu’un résumé permettant au lecteur une visualisation rapide du document avant lecture ou téléchargement. Il est aussi utile de prévoir des rédacteurs qui, après en avoir discuté avec les auteurs, pourront ajouter du texte à une série de figures et la transformer en un objet connaissance de qualité suffisante.
28Autre groupe de facilitateurs, celui des « webmestres de domaine ». Dans une grande entreprise, on recense des centaines de domaines, dont chacun représente un sous-ensemble distinct d’utilisateurs partageant des centres d’intérêts identiques. On retrouve ici le type d’unités décentralisées évoqué au début de cet article, dont les efforts pour servir l’entreprise avaient donné des résultats limités. Définir des domaines de connaissance est une manière de tenter de reproduire les conditions qui ont permis des réussites décentralisées, mais en optant pour une approche qui reprenne les standards et protocoles communs à l’ensemble du marché interne. Le « webmestre » d’un domaine est généralement un cadre supérieur. Il désigne dans l’unité les salariés qui seront responsables des contenus proposés sur le site : ceux-ci déterminent les objets connaissance conformes aux normes et ceux qui peuvent le devenir au prix de quelques ajustements ; ils stimulent la création et la codification de nouveaux contenus par les experts concernés ; enfin, ils effectuent les mises à jour, éliminent les contenus obsolètes et signalent les lacunes à combler.
De la théorie à la pratique
29L’idée d’appliquer rigoureusement les principes du marché à la gestion des connaissances est relativement nouvelle. C’est pourquoi nous ne disposons que de peu d’exemples d’entreprises ayant pleinement adopté ce concept. Mais ceux-ci font apparaître un potentiel important.
30Prenons le cas de J. M. Huber, grande entreprise américaine opérant dans trois secteurs économiques. En 1995, sa direction générale a lancé un nouveau processus, le « bilan après action », pour tirer toutes leçons utiles des projets et des événements passés, le but étant bien sûr l’amélioration de la performance future. Ces leçons peuvent être spécifiques à un volet d’activité quand il s’agit, par exemple, des procédés et processus de fabrication. Elles peuvent aussi s’appliquer aux trois activités de l’entreprise, par exemple quand il s’agit de stratégie, de sécurité ou de marketing. Les membres de l’équipe de projet se réunissent en fin de parcours pour répondre à trois questions essentielles : que s’est-il passé ? pourquoi ? que pouvons-nous mieux faire ? A la fin de la réunion, l’équipe ressort avec un plan d’action et une liste de leçons pour améliorer la performance future. Ces documents sont transmis à une bibliothèque électronique commune accessible à tous les salariés via un portail.
31Aujourd’hui, ce processus est entré dans la culture de Huber, et la base de données s’est enrichie de quelque 8 000 rapports. Pourquoi ? Parce que les managers peuvent atteindre différents utilisateurs s’intéressant à un même thème, et simultanément renforcer leur réputation aux yeux des collègues d’autres départements et auprès de la direction générale. Une fois le marché « sur ses rails », l’intérêt de chacun, créateurs et demandeurs, a pris la relève. Les dirigeants de J. M. Huber estiment que cet échange de connaissance joue un rôle important dans le gain de performance globale de l’entreprise.
32Un autre type de situation illustre bien l’attrait de ces marchés internes, pour des professionnels de haut niveau dont le travail est en grande partie fondé sur la connaissance. On rencontre cette situation, par exemple, dans les unités de recherche des grandes compagnies pharmaceutiques, dans les unités de prospection et d’exploitation pétrolière, dans les banques d’investissement et dans les sociétés de services aux entreprises comme les cabinets juridiques ou comptables.
33L’une de ces entreprises, qui depuis longtemps utilisait un système de partage de connaissances entre ses cadres techniques, engagea un gros effort pour appliquer à ce système des principes de marché : les contenus furent améliorés, les éléments obsolètes éliminés, des webmestres de domaine et des facilitateurs nommés, et la plate-forme technologique mise à jour. Les premiers signes de gain de productivité apparurent presque immédiatement. En l’espace de peu de mois, le nombre moyen de téléchargements de documents par personne passa de trois à sept. Celui des requêtes par document téléchargé tomba dans le même temps de cinq à 1,2, ce qui montrait que désormais les utilisateurs trouvaient pratiquement à chaque fois la réponse attendue.
Un vaste potentiel
34Aussi anecdotique soit le compte de ces premières tentatives, il existe bien un potentiel de partage des connaissances et de gain de productivité. Pour les seuls Etats-Unis, quelque 48 millions des 137 millions de travailleurs peuvent être classés comme travailleurs du savoir. Une entreprise peut à elle seule en employer une centaine de milliers, voire bien davantage. Même une PME a la possibilité de créer à l’échelle de quelques centaines de collaborateurs un marché interne pour faciliter la création et la circulation des connaissances. Logiquement, toutefois, les opportunités les plus importantes se situent principalement dans les entreprises les plus grandes, les plus diversifiées et les plus dispersées géographiquement, et qui emploient un nombre significatif de spécialistes n’ayant aucune chance de se rencontrer un jour – si ce n’est dans cet échange des savoirs pertinents.
35Cela dit, la difficulté de réalisation d’un tel marché à tous les niveaux de l’entreprise peut effaroucher plus d’un manager. Il faut compter de 20 à 30 millions de dollars de dépense annuelle pour développer un premier prototype de marché dans une grande entreprise. Une grande partie de cette somme est dévolue à la création des équipes de facilitateurs. L’analyse coûts-bénéfices de ce type de dépense rencontre les mêmes problèmes d’appréciation subjective que ceux auxquels se heurtent les dirigeants dans l’estimation des dépenses en technologies de l’information. Mais, si l’on considère les milliards de dollars que paient les sociétés américaines en salaires à leurs travailleurs du savoir, sans compter l’environnement technologique dont ils ont besoin, tout ce qui est susceptible d’accroître leur productivité ne serait-ce que de 1 % justifie un investissement.
36En pratique, pour faire ses premiers pas, l’entreprise doit d’abord créer, à son échelle, un marché dans un domaine de connaissances au moins. Par exemple, sur le plan stratégique, tout ce qui concerne le comportement des concurrents ; ou, sur le plan fonctionnel, les différents problèmes de marketing ou de ressources humaines.
37Vient ensuite la mise en ligne d’une bibliothèque contenant déjà plusieurs objets connaissance de grande qualité. Sans ce minimum, les utilisateurs ne jugeront pas utile d’aller sur ce marché chercher des contenus. La valeur d’un site, et donc sa capacité à attirer la demande, dépend avant tout de la quantité et de la qualité des contenus disponibles. Qui fréquenterait une bibliothèque n’offrant sur ses rayons qu’une dizaine de livres, au demeurant mal écrits ? En revanche, l’expérience montre que même 750 ou 1 000 documents de bonne qualité peuvent suffire à activer la demande et à lancer effectivement le marché. En général, le démarrage d’un site implique un effort systémique pour identifier et mettre à jour les meilleurs contenus existants, mais aussi pour en apporter de nouveaux, conformes aux critères de qualité et qui mettent en évidence ses potentialités. Cela demande de la direction générale que, par un moyen ou par un autre, elle motive ceux de ses salariés qui possèdent des connaissances exclusives et de réelles compétences de communication, à produire volontairement une vitrine de contenus de très grande valeur. Heureusement, une fois que le marché a « pris », il poursuit son cours de lui-même, aussi petit ait-il commencé.
38La connaissance unique qui repose dans la tête des experts d’une entreprise est une source d’avantage concurrentiel. Un marché des connaissances actif à tous les niveaux de l’organisation peut libérer cette puissance comme jamais n’y sont parvenus les précédents efforts en ce domaine. En créant un mécanisme de marché pour les savoirs et une culture qui encourage les salariés à les partager avec leurs pairs, l’entreprise peut agréger l’offre et la demande internes en provenance des mille et un sous-systèmes de gestion des connaissances déjà présents en son sein.
Notes
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Cet article est paru initialement en anglais sous le titre « Making a Market in Knowledge » dans The McKinsey Quarterly, n° 3, 2004.
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Lowell L. Bryan est directeur au bureau new-yorkais de McKinsey.