Couverture de EUFOR_381

Article de revue

Le libéralisme économique : atouts et limites

Pages 33 à 42

Notes

  • [1]
    Thomas Piketty, Le capital au XXI siècle, Ed. du Seuil (2013).
  • [2]
    « L’art d’ignorer les pauvres », texte publié pour la première fois en novembre 1985 dans le numéro de Harper’s Magazine, repris dans Le Monde diplomatique, octobre 2005, www.monde-diplomatique.fr.
  • [3]
    In Galbraith.
  • [4]
    Rapport sur le développement humain, 2005, PNUD, Ed. De Boeck pp. 56
  • [5]
    Idem pp. 58-59.
  • [6]
    Paugam S., Les formes élémentaires de la pauvreté, Le lien social, Ed. PUF 2005.
  • [7]
    Texte repris dans Simmel G., (1999) in Paugam p. 40.
  • [8]
    Ibid. p. 98 in Paugam p. 42. Cette conception de la pauvreté semble bien éloignée de celle développée plus récemment par des auteurs comme Armatya Sen, supra.
  • [9]
    Jean-Claude Vérez, « Des biens collectifs aux biens communs en Europe : quelles réglementations ? ». L’Europe en formation. CIFE. 2015, N° 376. 63-75; Jean-ClaudeVérez, Pauvretés dans le monde, Ed. Ellipses 1995.
  • [10]
    Rawls J., 1971, Théorie de la justice, Ed. du Seuil.

1Le libéralisme économique était pour Milton Friedman au-dessus de toute autre considération et il conditionnait la liberté politique. Le libéralisme économique exigeait que les mécanismes du marché soient respectés et l’auteur ne doutait pas de leur efficacité. Lorsque celui-ci meurt en 1996, la même année que John Kenneth Galbraith, on est face à deux conceptions antinomiques de la pensée économique et politique. Le premier a toujours dénoncé le rôle des pouvoirs publics, des syndicats, des corporations professionnelles, soit autant d’obstacles à l’équilibre du marché. Toute politique fiscale est confiscatoire et n’incite pas à la création de richesses. Toute intervention du pouvoir politique dans l’économie de marché comme l’instauration du salaire minimum ou le plafonnement des prix tel le prix des loyers est vouée à l’échec et à l’inefficacité. À l’opposé, Galbraith ne croit pas à l’autorégulation du marché car il n’a pas que des vertus. Il préconisait donc l’intervention étatique pour lutter contre les inégalités, les pauvretés, la spéculation, le pouvoir des grandes entreprises.

2Cette opposition entre le « tout marché » et l’indispensable régulation de l’État est ancienne et bien antérieure aux auteurs cités. Les économistes débattent depuis des siècles sur le fait de savoir si les mécanismes du marché, autonomes, sans contraintes, sont en mesure (ou non) de créer des richesses, d’élever le bien-être, de permettre de vivre ensemble. Pour les tenants de l’orthodoxie, rien ne permet de considérer que toute autre institution que le marché est en capacité de réguler l’offre et la demande, de fixer des prix d’équilibre, de préserver la concurrence, d’inciter à l’effort, et ce tout en respectant la liberté individuelle. Ils ne sont pas irrémédiablement opposés à la puissance publique, dès lors qu’elle ne remet pas en cause les lois du marché. À titre d’exemple, ils soutiennent le rôle de l’État dans ses fonctions régaliennes, notamment dans le domaine de la justice où la règle de la propriété privée doit être respectée. Comment en effet promouvoir la recherche du profit si les fruits de mon investissement et de mon travail ne me sont pas attribués. L’économie de marché ne peut se passer de contrats multiples régis par des institutions auxquelles chaque agent individuel accorde sa confiance : on peut énumérer plusieurs contrats juridiques tels que ceux associés aux droits de propriété, aux droits fonciers, au droit du travail, aux assurances, au mariage qui impactent sur les héritages, les successions, etc.

3Une fois que les institutions juridiques sont établies, reconnues, respectées, la libre initiative individuelle est envisageable pour quiconque veut prendre des risques et la rémunération de ces risques correspond au profit, parfaitement légitime, sans qu’il y ait besoin de porter un jugement critique, au nom d’une morale ou autre démarche normative. La norme de l’économie capitaliste est la recherche individuelle du profit et c’est là sa raison d’être. La liberté d’entreprendre ne doit souffrir d’aucun obstacle, d’aucune rigidité. Et ce qui est possible pour l’un doit l’être également pour l’autre, sans discrimination.

4Une première limite à cette conception plutôt « large » du libéralisme tient au simple fait que les entreprises ne se suffisent pas à elles-mêmes : elles ont besoin de main-d’œuvre pour produire des biens et services et, de fait, chaque acteur ne peut être entrepreneur, à moins de le concevoir comme un auto-entrepreneur ou un artisan isolé. Le capitalisme ne s’est pas « contenté » d’organisations du travail individuelles mais a réuni au contraire des millions de salariés dans le cadre du machinisme, de l’industrialisation, des diverses révolutions (charbon, pétrole, électricité, automobile, informatique, etc.) pour atteindre un niveau de richesses jamais égalé, dans aucun autre système. Dès lors, la question du libre choix (ou pas) entre la décision d’investir et d’être dirigeant ou de rechercher un emploi se pose différemment selon qu’on réunisse ou non certaines conditions. Certes, le self-made-man a existé et existe encore mais il semble que certains ont plus d’atouts que d’autres selon leur lieu de naissance, leurs origines sociales, leur niveau de formation, les institutions sur lesquelles ils peuvent (ou non) compter, l’accès au crédit, aux technologies, l’usage d’infrastructures existantes et entretenues, etc.

5Le dicton populaire qui affirme « quand on veut, on peut », est excessif. Il semble au contraire que certains acteurs ont plus de dotations « initiales », en partie issues de leur famille et de leur environnement que d’autres de sorte que la liberté individuelle, socle du libéralisme économique, n’est pas comparable d’un individu à un autre. Selon l’analyse marxiste des sociétés capitalistes, la grande majorité des peuples n’a comme seule perspective que de vendre sa force de travail. Dès lors que la monnaie a été introduite dans les échanges marchands, en se substituant au troc, les acteurs individuels ont dû se procurer une quantité de monnaie pour participer aux échanges et pour y parvenir, ils ont été contraints de rechercher un emploi rémunéré. Seule une minorité a pu y échapper, elle qui constitue la classe dirigeante. Il n’est pas interdit à un salarié de devenir entrepreneur. Mais il est sans doute plus facile de le devenir quand on hérite, par exemple, de l’entreprise familiale. Sauf erreur, on a rarement vu de nombreux mineurs se mouvoir en Président-directeur général d’une exploitation charbonnière. De sorte que Marx considérait que le capitalisme était intrinsèquement associé aux inégalités et à la pauvreté et que celles-ci allaient le conduire à sa destruction. Les faits lui ont donné tort. Le capitalisme est mondial, les ex-pays à tradition communiste (Chine) ou socialiste (URSS) ont suivi le modèle tant décrié par Marx. Les plus fervents opposants au capitalisme ne peuvent se prévaloir d’un autre système qui est créé autant de richesses et réduit autant la misère. Et pourtant, il existe toujours de profondes inégalités. [1]

6Pour de nombreux économistes, philosophes, historiens et autres intellectuels, favorables à l’économie de marché, en aucun cas sympathisants marxistes, il n’est pas concevable que ces inégalités soient trop prononcées, au risque de perturber le système. La croyance dans l’autorégulation du marché a ses limites. Au Ve siècle avant J.-C., Platon prévenait le législateur athénien de la menace que représentait l’inégalité extrême : « Il ne faut pas que certains citoyens souffrent de la pauvreté, tandis que d’autres sont riches, parce que ces deux états sont causes de dissensions » (in Rapport sur le développement humain 2005, p. 55). Est-ce pour cela que l’un des plus anciens exercices humains a consisté à avoir de la compassion pour les pauvres et, in fine, à justifier la misère voire culpabiliser au besoin les victimes ? La réponse est sans équivoque pour John Kenneth Galbraith [2], « au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres ». Cela commence avec la Bible : « les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés dans l’autre. Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà ».

7Ce n’est que bien plus tard, au début du XIXe siècle, que le problème et la solution de la pauvreté commencèrent à prendre leur forme moderne. Entre-temps, les travaux de Malthus et peut-être plus encore ceux de Bentham auront un impact sur la perception de la pauvreté. Ce dernier, en 1789, invente « une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans : l’utilitarisme. Par principe d’utilité, écrivit Bentham, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu » [3]. De fait, un nombre de riches et un autre nombre – beaucoup plus grand – de pauvres peuvent coexister dès lors que l’on parvenait « au plus grand bien pour le plus grand nombre ». Bien entendu, certains ont moins de chances que d’autres, mais dès lors que la société a fait tout ce qu’elle pouvait pour le maximum de ses ressortissants, il faut accepter le « verdict ».

8Pour Galbraith, c’est avec le « darwinisme social » associé au nom de Herbert Spencer au milieu du XIXe siècle qu’un autre déni de la pauvreté connut un grand succès. « Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était la survie des plus aptes […] l’élimination des plus pauvres est le moyen utilisé par la nature pour améliorer la race. La qualité de la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités ». C’est contre ces perceptions que s’éleva Adam Smith dès la fin du XVIIIe siècle. L’idée selon laquelle il existe des limites aux privations tolérables est fondamentale pour la plupart des sociétés et systèmes de valeurs : « aucune société ne peut être florissante et heureuse si une écrasante majorité de ses membres vivent dans la pauvreté et la misère […] c’est Smith qui élabora l’idée de la pauvreté relative, arguant que tous les membres de la société devaient jouir d’un revenu suffisant leur permettant de se montrer « sans honte » en public ». [4]

9L’idée fondamentale de Smith est que la pauvreté et le bien-être humain ne peuvent pas être définis en termes absolus. Il arguait avec force que la distribution relative fait partie intégrante de l’évaluation du bien-être humain : « par nécessité, j’entends non seulement les biens indispensables à la vie, mais aussi tout ce que les coutumes du pays rendent indispensables pour qu’un individu, même de l’ordre le plus bas, ait du crédit. Une chemise de lin, par exemple, n’est pas à strictement parler une nécessité… Mais aujourd’hui, dans la plus grande partie de l’Europe, un ouvrier agricole journalier aurait honte d’apparaître en public sans chemise en lin » [5].

10Ce détour par la pauvreté, les inégalités, mais aussi l’exclusion, la marginalité reste d’actualité et montre s’il en était besoin que le libéralisme économique s’accommode de fonctions et de positions individuelles tant économiques que sociales, territoriales, très diversifiées. Peut-on dans ces conditions considérer qu’il est en mesure de permettre à chacun de s’épanouir, de s’investir, de prendre des risques, avec à la clé la réussite, matérielle mais aussi sociale, symbolique ? Chacun est-il libre de consommer ce qu’il veut ? D’aller là où il veut ? De choisir ses relations sociales ?

11Parmi les grands auteurs qui ont analysé le paupérisme, nous retenons avec Paugam [6] (2005) Tocqueville, Marx et Simmel. Le premier dissocie dans l’Europe du début du XIXe siècle les pays les plus misérables et les pays les plus opulents lesquels comptent le plus d’indigents. Les indigents se distinguent du reste de la population du fait d’un état de privation et de dépendance. Dans les pays moins développés, la misère peut concerner le plus grand nombre, de sorte que peu d’individus se distinguent du point de vue des conditions sociales.

12Pour Karl Marx, les indigents ne sont pas « un accident » de l’histoire mais forment une armée industrielle de réserve, soit des actifs potentiels prêts à s’employer à des conditions économiques et sociales difficiles, imposées par la classe des capitalistes. Cette armée de réserve exerce une pression sur les salariés qui savent qu’à tout moment, ils peuvent être remplacés sur le lieu de travail. Marx distingue plusieurs catégories : l’une est flottante et correspond aux salariés de l’industrie qui tantôt ont un emploi, tantôt en recherchent un. La deuxième catégorie est latente et relève du monde agricole qui, gagné par les progrès de la technique, parvient (ou est contraint de) à dégager une main-d’œuvre disponible et prête à s’employer dans l’industrie. La troisième est constituée de travailleurs irréguliers dont les conditions de vie sont inférieures aux deux premières catégories et qui peuvent « tomber » dans le Lumpenproletariat, soit une couche sociale plus pauvre et plus ou moins assistée.

13Le mode de production capitaliste a cet avantage par rapport aux modes de production esclavagiste et féodal que le salarié est libre : le contrat de travail ne stipule pas en effet qu’il est contraint de travailler pour un entrepreneur à qui il appartient, ce qui le distingue du serf ou de l’esclave. Le salarié peut encore changer d’employeur. Mais, dans les faits, c’est plus compliqué et le capitalisme ne laisse guère le choix aux salariés : selon la phase du cycle industriel, tantôt les offres d’emploi des entreprises se rapprochent des demandes d’emploi des salariés ; tantôt elles sont inférieures et poussent les actifs non occupés vers le chômage et la pauvreté. L’État Providence n’est pas universel et tout individu, sans emploi, sans revenu, sans redistribution, peut difficilement échapper à la pauvreté. Dans les pays capitalistes en plein essor, Marx est convaincu que la classe propriétaire des moyens de production domine la classe des prolétaires, que les inégalités sont profondes et croissantes, qu’elles s’inscrivent dans un mouvement historique de lutte des classes et que la richesse et la pauvreté sont deux aspects d’un même processus d’exploitation, ne devant rien au hasard. Les limites du libéralisme et de l’économie de marché, sans régulation autre que les règles du marché, lui apparaissent évidentes.

14C’est en 1907 que Georg Simmel publie un texte consacré à la sociologie de la pauvreté [7]. Il considère qu’un individu est pauvre dès lors qu’il est assisté. « Les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la recevoir selon les normes sociales. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce sens, être définie comme un état quantitatif en elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte d’une situation spécifique » [8]. Comme Marx, l’auteur pense que les pauvres ne sont pas en dehors de la société mais bien en dedans ; l’assistance, révélatrice des déséquilibres et des inégalités de la société, n’est rien d’autre qu’un mode de régulation de la société conçue comme société globale. Les pauvres sont considérés comme inutiles, à la charge de la collectivité, dotés d’un statut dévalorisé. Ils sont confrontés de fait à l’isolement, à l’humiliation et forment un groupe hétérogène. Accepter le libéralisme et le promouvoir, c’est donc accepter cet état de fait et depuis, notamment après la crise de 1929, les économistes ont continué à se « battre » sur le bien-fondé (ou non) d’une régulation autre que la seule règle de marché.

15Keynes a incarné la « révolution » macroéconomique et bien que convaincu des bienfaits du capitalisme, il a stigmatisé le soi-disant marché autorégulateur ou la « main invisible ». Contrairement à la pensée néoclassique pour laquelle les comportements individuels sont compatibles avec un équilibre général, les hétérodoxes dont Keynes doutent que la somme des actions de chacun autorise une solution collective, satisfaisante pour tous. De nombreux exemples peuvent être cités telle la méthode avec laquelle un groupe d’individus quittent une salle de cinéma quand, tout à coup, se déclenche un incendie. La première méthode repose sur la rationalité individuelle : chaque spectateur fonce vers la sortie de secours, pensant être le(s) premier à pouvoir se sauver mais finissant par créer un embouteillage. La seconde méthode repose sur une règle commune qui s’impose à tous sous la forme d’un règlement pour quitter la salle et éviter un embouteillage devant la porte de sortie. Dans le premier cas, rien ne garantit sous l’effet panique que chacun ait le temps d’échapper au feu. Dans le second cas, à condition que le règlement soit connu et respecté de tous, il est possible d’évacuer plus de spectateurs. On comprend dans ces conditions que le problème exige un traitement global, commun, alors que le strict comportement individuel ne peut pas être une solution collectivement satisfaisante.

16Au-delà de cet exemple « anecdotique », les problématiques relatives aux biens publics, aux biens collectifs ou aux biens communs, qu’il convient de distinguer (Vérez 2015) [9], permettent de comprendre les enjeux et tendent à démontrer qu’il existe des défauts de marché auxquels le régulateur peut apporter une solution. On peut évoquer le cas des ponts, routes ou autres infrastructures de communication. Chaque entrepreneur en a besoin mais n’a aucun intérêt à financer seul ce genre d’investissements. En revanche, si les investissements deviennent publics, c’est « tout bénéfice » pour chacun des entrepreneurs. Ce n’est pas nécessairement au niveau de l’État qu’il faut envisager des dépenses d’investissement ou des modes de régulation. On peut les concevoir à un niveau micro comme c’est le cas en matière de gouvernance locale. Dans le domaine de l’économie de l’environnement, au contraire, c’est au niveau supranational qu’il faut envisager une action tant est si bien que les problèmes de pollution ou de réchauffement climatique ne se limitent pas à un territoire ou à une nation. Mais, quels que soient les défauts de marché, l’autorégulation est un leurre et l’intervention publique est nécessaire. Il reste que celle-ci pose de nombreuses questions : 1/ Quel est le mode de désignation d’un bien public ou commun ? 2/ Quelles sont les sources de son financement ? Quel est le mode de réglementation le plus approprié ?

17C’est pour ces diverses raisons que les partisans de Friedman ne sont pas convaincus par les politiques publiques : les politiques de réglementation sont nécessairement contre-productives, les politiques fiscales sont nécessairement coercitives, les politiques de redistribution sont nécessairement désincitatives. Rien ne permet d’affirmer en outre que les pouvoirs publics soient plus efficaces que le secteur privé pour réguler le bien public dont il serait question. Personne ne peut nier le poids des lobbys qui bouleversent les règles établies. Personne ne peut ignorer les manques de transparence dans certains choix de marchés publics. Personne n’ignore la corruption à des degrés divers.

18Les mêmes partisans du libéralisme économique sont par ailleurs tout heureux de constater que l’ouverture des frontières dans le cadre de la mondialisation, et les dérégulations qui l’ont accompagnée, ont permis de créer de nombreuses richesses, de sortir des centaines de millions de Chinois, d’Indiens de la misère et des pauvretés les plus dramatiques, de diminuer les privations dans un contexte d’échanges internationaux croissants. Le constat est sans appel mais il a un coût : la croissance des inégalités. Si les pauvres sont globalement moins pauvres, les très riches sont de plus en plus riches, notamment dans les pays émergents et en développement là où justement la redistribution des revenus est faible voire nulle, de sorte que les inégalités se sont creusées dans les dernières décennies.

19Par inégalités, il faut entendre les inégalités quantitatives (monétaires) et qualitatives (non monétaires). Les êtres humains sont inégaux dès la naissance, notamment du point de vue du niveau de vie moyen qu’ils peuvent espérer atteindre dans leur pays d’origine. Ils sont également inégaux du point de vue de l’amplitude même des inégalités matérielles et monétaires prévalant dans la société où ils vivent. Ils sont encore inégaux quant à la qualité des relations sociales auxquelles ils peuvent accéder. Dans les années 1950, Simon Kuznets émit une thèse selon laquelle l’amplitude des inégalités dans un pays reflétait avant tout son niveau de développement. Selon l’auteur, chaque phase initiale de développement crée des inégalités (par exemple entre les secteurs ruraux et urbains) tandis que les phases ultérieures réduisent les inégalités dès lors que l’économie du pays bascule dans le secteur moderne. Autant, la thèse de Kuznets a semblé juste durant les années 1960-1980 où dans les pays à revenus intermédiaires comme le Brésil sont apparues des inégalités bien plus fortes que dans les pays en développement, autant depuis les années 1980, le constat est plus contrasté. On constate un creusement des inégalités dans la plupart des pays industrialisés, avec un « bonus » aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Australie en raison d’un système de protection sociale moins redistributif que dans une partie des pays européens. Mais, simultanément, on assiste à une hausse des inégalités devant l’emploi et les revenus du travail (avant redistribution), avec à la clé un chômage de masse comme c’est le cas en France depuis plusieurs décennies, notamment pour les moins diplômés, les jeunes et les femmes.

20Les inégalités devant l’emploi entraînent bien entendu des inégalités devant l’accès aux revenus et aux conditions de vie matérielles mais génèrent aussi des inégalités sociales, le tout engendrant de l’inégalité devant les inégalités. La référence à la notion d’inégalité quantitative ne souffre a priori d’aucune contestation : une unité de mesure comme l’euro est définie et il y a inégalité mathématique entre deux revenus quand l’un est supérieur à l’autre. On peut alors construire différents indicateurs statistiques d’inégalités qui permettront des comparaisons dans le temps et dans l’espace. Il existe pourtant des limites méthodologiques : 1/ Cette conception des inégalités laisse entendre que toute réalité est définissable en des termes quantitatifs. 2/ Ce qui suppose que ces derniers soient totalement accessibles (quid des activités non déclarées par exemple). 3/ Elle semble ignorer les disparités en termes de qualité de vie comme les réseaux de socialisation ou les liens sociaux, le pouvoir de se faire entendre et de défendre ses intérêts et ses droits, ce que Sen appelle les capabilities, les références culturelles, etc.

21Si toute inégalité n’est pas une inégalité sociale telles les dotations naturelles diversifiées entre les pays riches en matières premières et les pays sahéliens qui en sont dépourvus, certaines structures (ou absence de) sociales comme l’école peuvent accroître ou réduire des inégalités initiales. Un enfant né dans un milieu analphabète a peu de chances d’être lettré excepté s’il accède à la scolarisation, quelle que soit sa forme. D’où la tentation d’associer les inégalités à l’injustice. Il est acquis que beaucoup d’acteurs confrontés à des inégalités ressentent un sentiment d’injustice du fait des inégalités qu’ils subissent. Les faits sont plus complexes : on ne peut ignorer la dimension subjective de la perception de l’inégalité à laquelle on est confronté. Les exemples sont nombreux : une note supérieure obtenue à un examen peut refléter un travail assidu, un salaire supérieur peut correspondre à un niveau d’études supérieures, une épargne ou un patrimoine supérieur peut être le résultat d’un comportement économe, etc. Autant l’inégalité mathématique apparaît objective, autant l’inégalité sociale associée au sentiment d’injustice peut apparaître subjective.

22Pour les économistes libéraux, c’est à l’acteur individuel d’émettre une préférence pour les études, le travail, les revenus, les loisirs. Et il n’y a aucune raison de penser que les choix individuels vont être semblables. Ce serait une erreur fatale que de conditionner ou d’harmoniser les comportements. Dit autrement, toute recherche d’une société égalitaire serait suicidaire car synonyme d’uniformité, d’inefficacité, de contre-productivité et finirait par devenir totalitaire. Seule l’égalité juridique des individus est essentielle. Pour le reste, l’efficacité économique exige des incitations, des prises de risques, de la concurrence. On peut même considérer que les inégalités sont source de progrès dès lors qu’elles améliorent le sort des plus défavorisés, conformément aux travaux de Rawls. Dans sa Théorie de la justice (1971), l’auteur avance que, si la liberté de chacun est le bien premier par excellence, il s’agit ensuite d’assurer aux plus pauvres le revenu le plus élevé possible. Une inégalité est juste si elle permet d’accroître le revenu des plus pauvres davantage que ne le permettrait un statu quo. Qu’importe si la croissance économique est l’objectif majeur de toute société pour peu qu’elle réduise les inégalités [10].

23Le cœur du débat est donc de savoir si le libéralisme économique est à même de limiter les inégalités bien plus que l’absence de ce même libéralisme. On admettra que tout modèle alternatif n’a guère apporté de solution supérieure : il n’est pas sûr que les inégalités soient moins criantes, par exemple, à Cuba ou en Corée du Nord que dans tout autre pays libéral. Mais, il est un fait que les inégalités sont tenaces et forment un « cercle vicieux » en s’accumulant. Le lieu de naissance, les origines sociales, l’accès à l’éducation, à l’emploi, au revenu, à la santé, à la représentation politique, aux libertés, diffèrent de sorte que pour certains, les inégalités s’accumulent et s’enchaînent les unes aux autres. C’est en cela qu’il existe une inégalité face aux inégalités.

24Si le marché est le seul mode régulateur des échanges entre acteurs différenciés, rien ne permet de corriger substantiellement les inégalités. Mais on se gardera bien de considérer que de facto un mode de régulation public, étatique, central, suffit pour les corriger avec équité et/ou efficacité. Dans tout cadre collectif, rien ne garantit que les rationalités individuelles s’effacent. Combien de réglementations sont-elles réclamées par les uns ou les autres sans que pour autant chacun s’y soumette durablement. Citons les revenus non déclarés tout en appréciant les aides directes ou indirectes des pouvoirs publics, le souhait de protéger l’environnement tout en préservant son mode de vie pollueur, la dénonciation de la corruption sans écarter toute perspective de favoritisme (obtenir un appartement à loyer modéré, une place en crèche, une inscription dans un institut de formation renommé, un stage ou un emploi par « piston » sans pour autant que les compétences soient réunies).

25Les exemples cités peuvent apparaître anodins, on peut en convenir, mais ce qui importe tient à la capacité pour un groupe d’êtres humains de vivre ensemble sur la base de règles qui conviennent à la grande majorité et non à une minorité d’entre eux. Le libéralisme économique « tendance ultra » ne s’embarrasse pas de règles à l’exception des règles du marché ; ses opposants dénoncent son caractère arbitraire, injuste et humiliant. On peut globalement admettre que l’avenir du libéralisme économique n’est pas menacé mais on voit aussi monter dans les opinions une volonté d’économie collaborative, synonyme d’une consommation moins individualisée et d’un gaspillage plus contraint, d’économie circulaire plus respectueuse de l’environnement et d’économie solidaire pour lutter contre les disparités les plus fortes.

26S’il est incontestable que le libéralisme économique a des atouts, ne serait-ce que par sa capacité à promouvoir les créations de richesses, en respectant et en encourageant les initiatives personnelles, il présente aussi des limites quand les richesses sont de plus en plus inégalement réparties. Qu’elles le soient en valeur absolue, c’est inhérent au système libéral mais que l’écart entre le 1er décile et le 9e décile se creuse tandis que les plus pauvres ne trouvent aucun espoir de s’en sortir, là est le danger. Il faut lutter contre les inégalités et les pauvretés relatives et essayer de faire en sorte que chaque acteur individuel ait encore et toujours l’espoir d’améliorer ses propres conditions de vie. Les mécanismes du marché ne peuvent suffire pour y parvenir. Mais toute autre mode de régulation doit rechercher ce en quoi il est plus équitable et/ou plus efficace.


Date de mise en ligne : 12/12/2017.

https://doi.org/10.3917/eufor.381.0033

Notes

  • [1]
    Thomas Piketty, Le capital au XXI siècle, Ed. du Seuil (2013).
  • [2]
    « L’art d’ignorer les pauvres », texte publié pour la première fois en novembre 1985 dans le numéro de Harper’s Magazine, repris dans Le Monde diplomatique, octobre 2005, www.monde-diplomatique.fr.
  • [3]
    In Galbraith.
  • [4]
    Rapport sur le développement humain, 2005, PNUD, Ed. De Boeck pp. 56
  • [5]
    Idem pp. 58-59.
  • [6]
    Paugam S., Les formes élémentaires de la pauvreté, Le lien social, Ed. PUF 2005.
  • [7]
    Texte repris dans Simmel G., (1999) in Paugam p. 40.
  • [8]
    Ibid. p. 98 in Paugam p. 42. Cette conception de la pauvreté semble bien éloignée de celle développée plus récemment par des auteurs comme Armatya Sen, supra.
  • [9]
    Jean-Claude Vérez, « Des biens collectifs aux biens communs en Europe : quelles réglementations ? ». L’Europe en formation. CIFE. 2015, N° 376. 63-75; Jean-ClaudeVérez, Pauvretés dans le monde, Ed. Ellipses 1995.
  • [10]
    Rawls J., 1971, Théorie de la justice, Ed. du Seuil.
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