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Article de revue

Le possible. La réalité

Pages 3 à 19

Le possible

1La notion de possible se prend en trois acceptions principales : est possible, en premier lieu, ce qui n’est pas mais qui pourrait être. En ce sens, le possible s’oppose au réel, si l’on entend par « réel » cela même qui est donné dans une expérience et qui n’est pas seulement à l’état imaginaire, contrairement au fictif, au virtuel, au projet, voire à l’éventualité. L’impossible désigne alors soit ce qui, par nature, ne saurait être promu au rang de réalité, soit ce qui s’avère irréel momentanément ou provisoirement. Le possible signifie également ce dont l’existence n’implique pas contradiction et s’apparente ainsi à l’essence et à la définition, par distinction d’avec le contingent. Le possible, enfin, caractérise ce qui ne contredit pas les lois de la nature, différent en cela du miracle, par exemple.

2Ces significations nous orientent vers une triple problématique ontologique (le rapport entre le possible et le réel, l’essence et l’existence), épistémologique (la question de la représentation et de la connaissance) et pratique (la question morale du permis et celle, technique, du réalisable). En effet, l’idée de possible, qui s’offre dans un nombre considérable d’expressions témoignant de son extraordinaire polyvalence, recoupe à la fois ce qui est concevable ou représentable et, sur un plan pratique, ce qui est autorisé et susceptible de réalisation. On peut envisager le possible comme une réalité en puissance, le réel possédant alors une prééminence par rapport au possible qui désigne un non-être. Dans une perspective inverse, le possible prévaut sur le réel qui n’en est qu’un réarrangement, de sorte que du réel sont exclus le hasard et la contingence. Mais le possible peut incarner la dimension du projet libre, de l’avenir, de l’action, plutôt qu’un déploiement de ce qui existe déjà. Le possible : un non-être, une moindre réalité ou bien ce qui excède la réalité, la révèle, voire l’accomplit ? Le possible ne désigne-t-il pas une « création continue d’imprévisible nouveauté » (Bergson, La pensée et le mouvant) et, à ce titre, une dimension fondamentale de l’action et de la liberté ?

3Envisageons d’abord l’idée de possible dans son acception la plus évidente : ce qui n’est pas mais qui pourrait être. L’expression « c’est possible » indique une réalité virtuelle qui ne demande qu’à s’actualiser et qui relève de la volonté, du souhait, du projet, du rêve. Une chose est possible en ce sens qu’elle est susceptible de se réaliser mais qu’elle n’est pas pour autant entièrement certaine. Le possible désigne la puissance d’être, l’aptitude, ce qui n’existe pas encore de facto ou reste à l’état de projet, de désir (exemples du velléitaire, de l’utopiste). Le possible se distingue du réel, de l’existence, de l’actuel qui ont comme caractéristiques d’être l’objet d’une expérience, tandis que le possible concerne essentiellement ce qui est conçu ou représenté. D’où la distinction qu’opère Kant, dans la Critique de la raison pure, entre cent thalers réels et cent thalers possibles : l’existence n’est pas un concept, ce n’est pas l’attribut d’une essence. Conceptuellement, il n’y a certes pas de différence entre cent thalers en pensée et cent thalers réels, mais dans un cas cette fortune n’existe pas, dans l’autre elle existe.

4Si le possible signifie seulement une aptitude, on comprend que le réel puisse posséder une incontestable supériorité sur le possible. Alors que ce dernier figure ce qui est éventuel et contingent, le réel est tout entier du côté du nécessaire. Qu’est, en effet, une possibilité, sinon cela même qui pourrait très bien ne pas être. L’existence et la non-existence constituent deux modalités du possible, tandis que l’existence est une donnée nécessaire du réel (pour qu’une chose soit réelle, encore faut-il qu’elle existe ou qu’elle ait existé). Or, une chose peut tout à fait être possible sans pour autant exister, comme on le voit dans la fiction.

5Le possible est envisageable également en tant que matrice du réel, ce qui nous oblige à opérer une distinction entre deux sortes de possibles – possible antérieur et possible postérieur –, distinction qui est sous-tendue par une certaine conception du temps et de la causalité, c’est-à-dire par une problématique ontologique et épistémologique.

6Le possible est antérieur lorsque de lui émane le réel : n’est réel, en effet, que ce qui a d’abord été possible. Dans ce cas, le présent (le réel) est déjà virtuellement contenu dans le passé (le possible), de sorte que le réel n’est que le déploiement du possible. Le passé est gros du présent et de l’avenir, de même qu’entre la cause et l’effet existe une relation nécessaire. Cette perspective déterministe exclut du réel la contingence et le hasard, comme on le voit dans L’Éthique de Spinoza. Si tout est nécessaire, tout ce qui existe est prévisible et le possible désigne précisément ce que l’on peut anticiper.

7La notion de possible possède une incontestable fécondité épistémologique puisqu’elle semble au fondement même de la démarche scientifique. En effet, si le possible est le prévisible, la science se voit confier la tâche de prévoir, à partir de la loi de production d’un phénomène, l’expérience ultérieure du même phénomène, de sorte qu’une continuité est postulée entre le possible et le réel. Le possible est enclos dans des lois strictes et rigoureuses dont la connaissance autorise l’anticipation, c’est-à-dire la maîtrise rationnelle et technique du réel. La notion de prévision, au fondement de celle de loi physique, pose qu’il est possible de formuler un lien tel qu’une ou plusieurs causes étant données, tel effet s’ensuit nécessairement. Cette conception déterministe s’oppose aux relations de causalité dues au hasard ou à la liberté. L’ensemble du réel est ainsi envisagé comme un système de causes et d’effets nécessaires, y compris les faits qui paraissent de façon illusoire relever de la liberté ou de la volonté.

8Dans l’autre cas, celui du possible ultérieur, ce dernier excède le réel, le révèle, le déploie, voire l’enrichit. Ici le champ du possible dépasse infiniment celui du réel. À l’inverse de la démarche déterministe, le possible est envisagé comme la dimension du temps créateur, ouvert sur l’avenir. Le présent n’est plus façonné par un passé donateur d’être et de signification, il possède une richesse et une spécificité irréductibles qui autorisent l’innovation et le projet libre.

9Ainsi se déploie une première signification du possible, lourde de présupposés philosophiques : le possible comme potentialité d’être et comme déploiement d’une certaine temporalité où le rapport entre le passé, le présent et l’avenir est diversement apprécié : valorisation du passé dans le cas du déterminisme, le réel étant déjà contenu dans le possible ; valorisation de l’avenir dans le cas d’une philosophie de la liberté et du projet, le possible émanant au contraire du réel. La notion de possible prend sens à l’intérieur d’une réflexion ontologique et épistémologique où le problème de la connaissance et de la représentation est défini sur le plan de l’être et de l’objet. Mais la notion de possible signifie aussi ce dont l’existence n’implique pas contradiction. Dans cette deuxième acception, l’idée de possible est de l’ordre du jugement et il convient alors d’envisager les conditions de possibilité du possible lui-même.

10En premier lieu, comme le montre Leibniz, l’idée de possible recoupe celle d’essence et de définition. La caractéristique de l’essence est précisément qu’elle exclut toute contradiction en son sein. Une chose n’est, en effet, possible que si elle s’avère non contradictoire. Et qu’est une définition, sinon l’accord entre la chose et ce qui la rend possible ? Ici le possible – l’essence – prévaut sur l’existence ou le réel. L’impossible, au contraire, incarne ce qui est proprement inconcevable, ce dont l’existence implique contradiction. Le possible, c’est aussi ce qui nécessite une preuve, comme on le voit avec l’argument ontologique relatif à l’existence de Dieu : cette dernière est contenue analytiquement dans le concept de Dieu ; l’existence, en sa qualité de perfection, est déduite de l’essence de Dieu, c’est-à-dire de sa possibilité. Leibniz pense que le réel existant se déduit du possible. Il existe certes une infinité de mondes possibles, mais Dieu, dans sa perfection, n’a pu créer que le meilleur, le nôtre. Ce monde réalise un maximum de diversité pour un minimum de désordre. De sorte que la création des existants par Dieu relève d’un choix rationnel, guidé par le souci de l’harmonie. Dieu existe donc nécessairement s’il est possible. La notion de possible s’inscrit ici dans une problématique ontologique et morale qui renvoie à la question de la Théodicée, c’est-à-dire de la justification du mal.

11Or, Leibniz articule étroitement le plan ontologique et le plan épistémologique : le possible figure une modalité de l’être et de la connaissance. La notion de possible revêt une signification ontologique, en ce sens que le possible est un prédicat de l’être. C’est également une proposition, un jugement qui possède une valeur objective. Leibniz définit les conditions de possibilité du possible qui sont de deux ordres. C’est d’abord la « compossibilité » logique qui définit le possible, c’est-à-dire la non-contradiction interne – la nécessité. C’est ensuite la « compossibilité » réelle : est possible une chose qui possède une réalité objective, qui s’intègre dans un monde possible, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas empêchée ou exclue par une autre chose. Ici l’essentiel concerne l’accord avec les conditions mêmes de l’expérience. Le critère de la possibilité est donc, pour une chose, l’absence d’obstacle interne et externe.

12Aussi la notion leibnizienne de « compossibilité » logique et réelle est-elle sous-tendue par un postulat rationaliste qui conçoit la réalité comme un système unifié et rationnel de part en part (principe de raison suffisante). Le réel, en effet, est déjà tout entier contenu dans l’essence puisqu’il n’est autre que le fruit d’un calcul divin qui, au sein d’une multiplicité de choix possibles, a opté pour le meilleur d’entre eux. L’essence, le possible préexistent au réel qui n’est autre qu’une essence en acte. Le possible est l’essence en puissance. La réalité se réduit au concept et à la représentation, ce qui est une autre manière de réduire la contingence du réel et l’hiatus entre le sujet et l’objet, au fondement de l’idée même de représentation.

13On le voit également chez Platon où le possible possède une supériorité sur le réel puisqu’il constitue la nature permanente et universelle d’une chose. L’existence appauvrit l’essence, le passage du possible à la réalité constitue une déchéance. Le possible, c’est aussi la dimension des projets, des espoirs qui sont riches en comparaison de nos réalisations effectives. Ne pouvoir être qu’une chose à la fois, voilà le drame de l’existence et on comprend dès lors qu’on puisse la considérer comme une dégradation au regard du possible lui-même.

14Au contraire de Leibniz, Kant, en rupture avec toute l’ontologie classique, qualifiée de dogmatique, fait du possible une modalité du jugement et non de l’être (Critique de la raison pure, Analytique transcendantale). On sort ainsi d’une problématique ontologique, la notion de possible étant désormais envisagée dans une optique essentiellement épistémologique, celle des conditions et des limites de la connaissance.

15Est possible, en effet, ce qui s’accorde avec les conditions mêmes de toute expérience : les formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps) et de l’entendement (les catégories). Kant range la notion de possible dans la catégorie de la modalité qui concerne non le contenu de la proposition en tant que tel mais son mode d’énonciation (la copule). Trois modes de jugement peuvent ainsi être distingués : problématique (le possible, l’impossible), assertorique (le réel, l’irréel), apodictique (nécessaire, contingent). Du coup, est impossible ce qui dépasse les bornes de l’expérience phénoménale. Kant distingue ce qui relève de la pensée et de la connaissance. La chose en soi est certes impossible puisqu’elle se situe au-delà de toute expérience possible, dans un au-delà concevable mais proprement inconnaissable (Analytique transcendantale). Elle n’en est pas moins pensable (Dialectique transcendantale), dans la mesure où elle peut renvoyer à un besoin de la raison dans sa double dimension théorique et pratique.

16Kant souligne par là même l’irréductibilité de l’existence au possible, c’est-à-dire au concept, en distinguant le possible en soi et le possible pour nous. Une chose est possible pour nous dès lors qu’elle est en accord avec les conditions phénoménales de toute connaissance. Le possible c’est le connaissable. Mais ce qui est impossible au regard des modalités subjectives de notre connaissance n’est pas pour autant inconcevable du point de vue de l’entendement divin, de l’Absolu.

17D’où la critique kantienne de la preuve ontologique de l’existence de Dieu qui consiste à montrer qu’on ne peut pas passer de façon déductive du possible au réel. Le réel, entendu comme ce qui existe, ne désigne rien d’autre que la position de la chose. Que Dieu soit absolument, qu’il existe en somme, cela n’est nullement contenu dans la proposition « Dieu est tout-puissant ». L’existence d’un objet ne peut être établie que par la perception, c’est-à-dire l’expérience phénoménale. Cette dernière, par sa structure, ne nous présente que des existences dépendantes, enchevêtrées les unes aux autres, conditionnées. L’inconditionné – l’Absolu – ne peut jamais apparaître dans l’expérience. Or, si Dieu existe, son existence est nécessairement inconditionnée. Cette existence ne pourra alors jamais être prouvée. Kant va ramener l’idée de Dieu à un simple idéal, une idée de la raison exprimant un besoin d’inconditionné, enraciné dans la raison. Cette idée a une fonction régulatrice : inciter l’entendement à aller plus loin dans l’unification des lois de la nature. Dieu couronne la connaissance humaine seulement à titre d’Idée, et non comme objet suprasensible que nous pourrions connaître. C’est par une illusion que l’Idée de Dieu est hypostasiée en existence.

18Il y a donc une hétérogénéité radicale entre l’ordre du possible et celui du réel, le premier renvoyant à une modalité du jugement, tandis que le second concerne une position d’existence. La prééminence du possible sur le réel relève d’une illusion transcendantale qui consiste à faire un usage constitutif de l’idée de possible en lui attribuant la catégorie de la substance. La raison outrepasse les limites de l’expérience sensible et, en prétendant atteindre une réalité en soi, dérive vers le dogmatisme.

19On peut aussi, à la façon de Spinoza, dans une perspective moniste et déterministe, considérer la notion de possible comme relevant d’une illusion anthropomorphique. En effet, le possible ne désigne plus le nécessaire mais le contingent, dans la mesure où n’est réel que ce qui est actuel. À proprement parler, une réalité potentielle ou virtuelle constitue une contradiction dans les termes. Un possible en puissance et non en acte est proprement inconcevable. Qu’est le possible ? Une chose dont l’essence enveloppe contradiction, résultant d’un défaut de connaissance, un rapport tronqué et inadéquat au monde, une incapacité presque pathologique à se satisfaire de la réalité telle qu’elle est. En ce sens, comme le montre Spinoza dans les Pensées métaphysiques, l’idée de possible s’apparente à celle de chimère, si l’on entend par là quelque chose dont la nature est contradictoire ; si la chimère ne vient pas, par définition, à l’existence, c’est qu’elle est impossible, contradictoire. L’idée de possible sous-tend une distinction morale entre la sphère de l’idéal (la valeur) et celle du réel (le fait), le réel étant (d)évalué à l’aune de l’idéal. La notion de possible renvoie à la conception chrétienne d’un Dieu créateur qui du possible fait jaillir l’existence et à un postulat dualiste discriminant une réalité possible et une réalité actuelle.

20Or, il s’agit là d’une illusion anthropomorphique qui consiste à forger la fiction du libre arbitre et de la finalité et à hypostasier cette illusion en un être transcendant, dont la volonté est à l’image de celle de l’homme. Et cette croyance illusoire au libre arbitre et à la finalité, au fondement de la notion de possible, est la source, selon Spinoza, de la servitude humaine. La négation de l’idée de possible qui est reléguée au rang d’une fiction permet à Spinoza d’articuler le plan ontologique et le plan éthique. L’unité de la réalité comme « Nature naturée » et « Nature naturante » fonde une éthique libérée de la crainte et de l’obéissance. La réalité est immanente, intérieure à notre monde, et donc toujours en acte. S’il n’existe aucune réalité transcendante, nous sommes intérieurs à l’Être, et l’Être est intérieur à ce monde-ci. Le Dieu-réalité n’est plus une personne, un créateur, un juge, un monarque, il n’est que le monde lui-même dans son infinité et son unité, c’est-à-dire la substance entendue comme le tout de la réalité. Cette philosophie de l’immanence débouche sur une éthique de la joie et de la béatitude qui fait de l’actualité du désir la source ultime et le but de l’action.

21Au total, l’idée de possible, entendue comme essence non contradictoire, conduit tout droit à une dévalorisation du réel qui n’est autre qu’un être dérivé du possible. Cette définition repose sur un postulat rationaliste et dualiste qui établit une distinction entre l’ordre du possible et du réel, du nécessaire et du contingent, de la perfection et de l’existence. Il s’agit d’une optique créationniste qui tente d’abolir la contingence foncière du réel et sa dimension d’altérité. L’idée de possible n’est autre qu’une transposition dogmatique et anthropomorphique de la représentation dans le domaine des choses. Le possible désigne plutôt une modalité du jugement, et non de l’être, de sorte que la notion de possible prend essentiellement sa signification à l’intérieur d’une problématique épistémologique. Outre une fonction heuristique, la notion de possible ne possède-t-elle pas une valeur pratique ?

22Nous avons vu jusqu’à présent se dessiner deux acceptions principales de l’idée de possible qui situent ce concept dans une perspective ontologique et épistémologique : le possible comme puissance d’être, virtualité, matrice du réel (optique créationniste, problématique du sujet et de l’objet, de l’essence et de l’existence) ; le possible également comme ce dont l’existence n’implique pas contradiction (optique logique ou épistémologique, problématique de la connaissance et de la représentation). Mais le possible n’est pas uniquement le concevable ; c’est aussi le réalisable, c’est-à-dire ce qui est moralement permis ou que l’on a techniquement les moyens de produire. La notion de possible renvoie alors du côté de l’action, de la liberté, de la contingence, mais aussi des finalités pratiques, et non plus seulement de la représentation.

23Dans La pensée et le mouvant (Le possible et le réel), Bergson dévoile l’illusion rétrospective qui préside à la notion de possible. « Mirage du présent dans le passé », le possible désigne une catégorie ontologique fabriquée par l’intelligence, c’est-à-dire par la projection, dans le réel, d’un paradigme technicien qui l’appauvrit par là même, en niant la contingence, la profusion, la singularité de l’événement. La réalité se caractérise par la nouveauté permanente et l’imprévisibilité ; au fur et à mesure qu’elle se crée, dans un processus incessant d’invention de formes inédites à partir d’éléments préexistants, l’image de cette réalité se réfléchit dans le passé ; la conscience interprète de façon illusoire ce phénomène rétroactif et l’hypostasie en quelque sorte dans la catégorie du possible qui joue alors le même rôle que la notion d’identité chez Hume ou de substance chez Kant.

24L’intelligence, en effet, pour les besoins de l’action et de la vie sociale, s’attache à ce qu’il y a de stable et de régulier dans le réel. Du coup, l’intelligence est incapable d’appréhender le fond ultime des choses. La notion de possible est le fruit de ce que Bergson appelle une « angoisse métaphysique » qui est à l’origine des principaux concepts de la métaphysique traditionnelle (l’Être, l’Un, la substance, etc.) et qui témoigne d’une difficulté majeure, pour la conscience humaine, d’accepter la dimension d’altérité, de contingence de la réalité, c’est-à-dire finalement le déchirement de la conscience et de l’être qui est au principe des grandes métaphysiques.

25D’où l’idée que le possible est moins que le réel et que la possibilité des choses précède leur existence. La notion de possible est sous-tendue par l’idée que les choses seraient représentables par avance, qu’elles pourraient être pensées avant d’être réalisées, comme on le voit avec le déterminisme, conception qui tend à réduire la singularité de l’événement, qui enclôt l’originalité du présent dans un passé matriciel, le nouveau n’étant finalement qu’un « réarrangement d’éléments anciens » (ibid). Or, selon Bergson, il y a, en réalité, plus dans la « possibilité des états successifs que dans leur réalité » (ibid.). Le possible excède le réel, il en révèle les possibilités cachées ou virtuelles, de sorte que le possible n’est que « le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit » (ibid.).

26Dès lors, le possible n’est autre que ce qu’une action, une intentionnalité font être. Le possible est cela même qui est consécutif à une œuvre et non, comme chez Leibniz, ce qui précède le processus créateur. Prenons l’exemple de la création géniale qui est véritablement donatrice d’être et qui fait émerger, en aval pour ainsi dire, la catégorie du possible : « Qu’un homme de talent ou de génie surgisse, qu’il crée une œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l’aurait pas été, si cet homme n’avait pas surgi » (ibid.). La réalisation ajoute nécessairement quelque chose à la simple possibilité dans un processus de continuité créatrice et non de rupture radicale. Que désigne alors le possible ? « L’effet combiné de la réalité une fois apparue et d’un dispositif qui la rejette en arrière » (ibid.). Où l’on voit que la notion de possible renvoie à la problématique de l’action, c’est-à-dire à la dialectique du continu et du discontinu. L’acte créateur est précisément ce moment fort singulier de rupture dans la continuité, de synthèse du passé et du présent.

27Bergson en conclut que le possible est la « création continue d’imprévisible nouveauté ». Si l’évolution est autre que la réalisation d’un programme préétabli que la connaissance scientifique devrait dévoiler (déterminisme), le possible incarne l’œuvre de la liberté, de sorte que c’est bel et bien le réel qui se fait possible et non point le possible qui devient réel. On retrouve du reste cette idée chez Sartre, dans L’Être et le Néant, avec la distinction du pour-soi – temps de la liberté, du projet, du possible – et l’en-soi – somme d’actes déposés en un passé inerte. Le possible est cette projection de la conscience vers l’avenir, cette capacité permanente, caractéristique de la liberté, de se jeter perpétuellement en avant de soi-même. Le projet est cet acte par lequel nous tendons, de toute notre liberté, vers le futur et les possibles. L’idée de possible renvoie à l’urgence pour l’homme de construire un monde, vide de sens en dehors des significations qu’y projette la conscience. Le possible, comme catégorie de la conscience, de la liberté et de la responsabilité, désigne ce surgissement permanent de l’homme dans le monde, cette possibilité de mettre à distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes, cette capacité que détient la conscience de pulvériser les différentes déterminations, motifs ou mobiles. En somme, le possible est la catégorie de l’action libre et du choix.

28Éclairant est, à cet égard, le modèle probabiliste qui semble plus approprié à une conception dynamique du possible que la conception déterministe. La prévision probabiliste porte, en effet, sur un possible, elle ne fait qu’anticiper conceptuellement, sous la forme d’une mathématisation, un événement. La prévision concerne la probabilité d’un événement futur, c’est-à-dire le rapport du nombre d’occurrences effectives au nombre d’occurrences possibles. Au sens épistémologique, la probabilité s’oppose à la certitude, à la possibilité de connaître intégralement le réel dans sa complexité, ainsi que les conditions de réalisation de l’événement. Elle renvoie à la crédibilité d’un énoncé, dont elle est l’évaluation plus ou moins précise. Au sens mathématique, au contraire, la probabilité est un calcul en lui-même absolument certain. Tandis que la prévision déterministe est fondée sur le postulat rationaliste d’une transparence possible du réel à la conscience, la prévision probabiliste s’articule au contraire sur l’indétermination foncière du réel qui est à mettre sur le compte non pas d’une limite provisoire de la connaissance mais de la nature même de la réalité.

29La notion de possible devient alors une catégorie essentielle de l’action, de la création et peut ainsi être associée à celle de fiction. À l’instar de la fiction qui n’est pas seulement, comme le pense Spinoza, quelque chose qui implique contradiction, le possible est un déploiement authentique des virtualités cachées du réel. Comme dans la mimésis aristotélicienne où l’imitation, loin d’être une reproduction servile de la réalité qui viendrait l’aplatir, vient parachever une nature en friche, la fiction n’est pas tant l’irréel ou le non-encore-réel que le plausible. En littérature, par exemple, une entité fictive n’est opérante que si elle se fait passer pour du réel. La réduction réaliste du possible imaginaire à une reproduction servile de l’ancien renonce à l’évocation de la structure profonde des choses. Platon montre, dans La République, que la fonction de l’art consiste justement à modéliser le réel pour mieux le révéler. L’imagination créatrice est cette faculté singulière qui fait naître le possible à partir d’une combinaison féconde et novatrice d’éléments empruntés au réel.

30L’exemple de l’utopie en politique permet d’insister sur le rôle tout à fait essentiel que joue le possible en tant qu’idée régulatrice pour l’action. L’utopie, comme figure du possible, dévoile, selon Ernst Bloch dans Le principe Espérance, cette conscience anticipante, cette émergence de la nouveauté, cette ouverture vers la dimension de l’avenir et du possible qui sont des figures de notre désir profond d’un monde meilleur. L’utopie permet d’explorer de nouveaux champs sociaux, politiques et culturels, pour s’efforcer de les maîtriser humainement. Selon Kant, les utopies et, avec elles, la catégorie du possible, constituent un idéal régulateur, une hypothèse féconde de la raison permettant de donner à l’homme l’espérance d’avoir une efficacité dans le monde, une condition, en somme, du progrès moral et politique. Cette dimension régulatrice se reconnaît surtout dans les utopies théoriques, dont les auteurs n’attendent aucune réalisation effective.

31Mentionnons également le rôle fondamental que joue l’hypothèse en science, laquelle fait entrevoir des possibilités théoriques et expérimentales qui aident le savant à élaborer son savoir. L’hypothèse relève, selon Bachelard, de l’imagination rationnelle. Elle figure l’effort de l’intelligence pour résoudre la contradiction posée par un fait polémique. Le savant ne répond pas directement à la question « pourquoi ? », il procède par le détour d’une question nouvelle : « pourquoi pas ? » L’hypothèse, en guidant l’esprit, provoque et dirige l’expérience : elle joue un rôle à la fois théorique (proposer une explication possible) et un rôle pratique (diriger l’expérience qu’elle jugera). La notion de possible désigne, en somme, non seulement le probable, le prévisible, mais encore l’hypothétique, et possède une incontestable fonction heuristique.

32Ainsi la notion de possible est-elle bien une Idée de la raison dont la fonction est essentiellement régulatrice. Elle permet d’explorer les champs du concevable. Elle constitue non un point de départ, comme dans la métaphysique dogmatique, mais un point de mire vers lequel convergent toutes les règles de l’entendement, un point imaginaire en somme, un principe critique du mouvement de la connaissance et de l’action. Comme le montre Kant dans la Critique de la raison pratique, la notion de possible est une hypothèse nécessaire, un postulat de la raison pratique, qui permet notamment de distinguer le fait et la valeur, ce qui est et ce qui doit être, le possible et le légitime. La notion de souverain Bien permet de ranger l’idée de possible dans la catégorie de l’espérance et de la foi rationnelle. Le possible désigne une proposition synthétique relative à la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, que la raison ne peut démontrer, mais qui fonde la possibilité de la morale et de l’action. La notion de possible renvoie alors non plus à une problématique ontologique et épistémologique, mais à une perspective essentiellement pratique qui suppose une distinction radicale et définitive entre le plan de l’être et celui de la liberté.

33Le problème était de savoir si la notion de possible signifiait une moindre réalité ou une absence totale d’existence. Loin que le réel soit déduit du possible, c’est plutôt le possible qui émane du réel, lui donne une forme, le révèle dans sa dimension contingente et novatrice, le parachève en quelque sorte, l’excède en tout cas. Catégorie fondamentale de l’action, l’idée de possible a partie liée à celle de projet et d’avenir et figure une temporalité créatrice, ouverte, dynamique où se déploie une réalité infiniment bigarrée, chatoyante, profuse à souhait, dont rend justement compte le modèle probabiliste. Le possible : le probable, l’imprévisible, l’incertain, l’hypothétique, autre nom de cette figure moderne de la complexité sur laquelle Edgar Morin a fondé l’essentiel de sa méthode et qui, d’une certaine façon, est au cœur de la réflexion morale et politique actuelle.

La réalité

34La notion de réalité s’offre dans un nombre considérable d’expressions qui témoignent d’abord de son extraordinaire polyvalence : on parle de la réalité en général, mais aussi de la réalité d’un fait, d’une théorie, d’un rêve, d’une hallucination, pour signifier l’ensemble des choses qui possèdent une existence objective, ainsi que l’être véritable des choses. Une double acception se fait jour : la réalité comme totalité synthétique des différentes réalités ; le caractère de ce qui est réel, actuel, donné, par opposition à l’invention, l’illusion, l’apparence, la fiction, le rêve.

35Toutefois, si la réalité désigne un type d’existence caractérisé par la permanence, la fiabilité, la limitation, s’imposant et résistant à ceux qui tentent de l’oublier ou de la nier (contrairement à l’apparence qu’on peut justement faire disparaître ou qui disparaît d’elle-même), l’objectivité ne semble pas être le seul attribut de la réalité : une chose peut être réelle pour moi sans pour autant avoir une existence concrète, scientifiquement avérée (la réalité du délire psychotique, par exemple). L’idée de réalité ne se confond pas non plus avec celle de fait, dans la mesure où la première résulte d’une démarche de rectification d’une erreur, par distinction d’avec la croyance, le préjugé ou le raisonnement abstrait. La réalité peut alors jouer le rôle d’une norme sur laquelle la connaissance doit s’étayer, si cette dernière souhaite prétendre à une certaine légitimité.

36L’idée de réalité nous renvoie tout droit du côté d’une problématique à la fois ontologique et épistémologique qui se double d’une perspective éthique : se demander s’il existe une réalité en soi, indépendante du sujet ou de l’esprit qui la conçoit, revient non seulement à s’interroger sur le fondement de la connaissance et des représentations, mais aussi sur le sens qu’il convient de conférer à l’existence humaine. Car selon le statut que l’on accorde à la réalité – simple illusion, construction de l’esprit humain, absolu, etc. – découlent des attitudes et des projets philosophiques radicalement différents.

37La sagesse consiste-t-elle ainsi à rechercher un modèle dans un au-delà caché ou inaccessible, considéré comme l’authentique réalité ? Faut-il parler de la réalité ou bien de réalités multiples et hétérogènes ? S’il n’existe qu’une seule réalité, accessible par la connaissance, quelle est la nature de cette réalité ? Est-elle irréelle ou simplement inintelligible ? La réalité souffre-t-elle d’une insuffisance intrinsèque qui justifierait que l’on cherche « hors du réel le secret de ce réel même » (Clément Rosset, Le principe de cruauté, p. 13) ? Convient-il, au contraire, d’accepter dans sa cruauté même le caractère insignifiant et éphémère de la réalité ? Que faire, en somme, s’il y a de l’être ou s’il n’y en a pas ? La détermination de la nature, de l’existence et de la valeur de l’idée de réalité nous permettra ainsi de méditer le radicalisme sceptique – pyrrhonien notamment – qui ouvre la possibilité d’une sagesse tragique et matérialiste.

38Quelle est, en premier lieu, la nature du concept de réalité ? Que désigne-t-il exactement ?

39L’étymologie (latin res) du terme « réalité » nous oriente d’abord en direction de la notion de chose, entendue soit comme n’importe quel objet de pensée, soit comme donnée objective indépendante de l’esprit et de la représentation. Cette première acception donne à voir déjà une tension entre une définition réaliste ou empiriste, qui postule l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’esprit, vers laquelle devrait se rapprocher la connaissance, et une approche idéaliste ou rationaliste, qui réduit la réalité à une représentation subjective.

40L’optique réaliste, qui se déploie en de nombreux courants depuis le réalisme platonicien des Idées jusqu’au matérialisme, fait de la réalité l’ensemble des choses s’offrant dans l’expérience, essentiellement par le canal des sens. Ici la réalité désigne ce qui possède une certaine détermination, une existence, ce qui s’impose par sa massivité, son irréductibilité : la réalité est ce dont je ne peux m’abstraire ; elle exige des réponses, des comportements qui lui sont adaptés, elle me rappelle à l’ordre dès que les réactions ne sont pas adéquates à la situation. Ce sont précisément ces différents caractères qui sont censés discriminer la réalité du rêve, de la fiction, du délire, voire du virtuel.

41La réalité apparaît donc d’abord comme cela même qu’on ne saurait réduire, support de toute affirmation et attribution (ce que la métaphysique appelle la substance), rendant possible le discours cohérent (le principe de non-contradiction, chez Aristote, par exemple, comme détermination fondamentale de l’être) et l’action maîtrisée (le principe de réalité chez Freud qui permet de définir névrose et psychose comme retrait partiel ou global vis-à-vis de la réalité). Au contraire, l’illusion se manifeste comme croyance ou opinion fausse abusant l’esprit par son caractère séduisant. De même l’apparence signifie-t-elle l’aspect trompeur des choses ou l’aspect extérieur d’une chose, donné dans la représentation. La réalité, ce serait ainsi l’existence réelle et actuelle, par opposition à ce qui est imaginé ou simplement représenté (le rêve, la fiction, l’idéal, la vision, la chimère, etc.).

42Mais, dans une perspective idéaliste ou rationaliste, la notion de réalité sert également à qualifier ce qui est réel en tant qu’il s’impose à l’esprit ou résulte d’une construction de l’esprit, comme lorsqu’on parle de la réalité des nombres ou des figures. On peut concevoir, sans se contredire, une réalité subjective, au sens de quelque chose qui possède une signification et une certaine efficace pour le sujet (réalité d’un rêve, d’une chimère, d’un délire, d’une hallucination).

43Ainsi, comme le montre Spinoza dans L’Éthique (IVe partie, scolie de la proposition I), une illusion survit à sa réfutation, la connaissance vraie ne fait pas disparaître la perception illusoire, lorsque, par exemple, « nous regardons le soleil » et que « nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ 200 pieds ». L’illusion possède une certaine réalité, c’est-à-dire nécessité, en ce qu’elle traduit la force du désir. La réalité n’est donc pas tant l’objet fiable et extérieur au sujet sur lequel doit se calquer la connaissance qu’une modalité de la subjectivité dans son rapport au monde.

44La notion de réalité est souvent confondue avec celle de réel. En effet, on qualifie de réel un pouvoir ou un mérite lorsque ce dernier n’est pas seulement à l’état virtuel ou imaginaire, mais donné hic et nunc. La confusion évoquée précédemment entre la réalité comme totalité synthétique et la réalité comme existence concrète se retrouve à l’endroit du terme « réel ». Ce dernier est toujours utilisé au singulier, tandis que l’on parle de réalités – historique, sociale, politique, etc. La notion de réel semble donc sous-tendue par un postulat moniste, au fondement du rationalisme, alors que celle de réalité laisse ouverte la possibilité de réalités multiples, voire hiérarchisées, possibilité qui caractérise la démarche dualiste.

45Sans doute ne faut-il pas non plus mettre sur le même plan réalité et monde. C’est notamment ce que montre Kant dans la Critique de la raison pure (Dialectique transcendantale). La confusion entre l’idée de monde et celle de réalité relève d’une illusion transcendantale qui a pour fondement le souci de relier un conditionné à sa condition première. L’idée de monde est « objectivée » comme réalité, c’est-à-dire comme totalité des phénomènes. Kant établit que cette confusion entre le monde et la réalité aboutit à des antinomies qui révèlent, de la part de la raison humaine, la passion immédiate de l’inconditionné, du système, c’est-à-dire finalement du repos. Si la réalité désigne l’Absolu proprement inconnaissable (l’ensemble de tout ce qui existe), l’idée de monde incarne alors les limites de la connaissance et de l’expérience humaines.

46La notion de réalité ne semble pas non plus recouper tout à fait celle d’objet. La notion d’objet recouvre deux acceptions fondamentales. En un sens ordinaire, il s’agit de toute chose solide susceptible d’être perçue. En un sens plus travaillé, l’objet désigne ce qui est pensé, par opposition à l’acte même de penser. Tout ce qui existe figure dès lors un objet pour le sujet qui est amené à se le représenter. Or, au regard de la première définition, il est clair qu’une chose peut très bien ne pas s’offrir à la perception sans pour autant que lui soit dénié le statut de réalité. Ainsi l’Idée platonicienne possède-t-elle une plus grande réalité que l’objet phénoménal qui en est la copie. Qui plus est, la réalité, comme on le voit chez Kant, n’a pas besoin d’être un objet de pensée ou d’expérience puisqu’elle peut exister à titre de postulat, d’idée régulatrice pour la connaissance et l’action.

47Mais si le concept de réalité ne se réduit pas à l’idée d’une totalité organique ou d’un système, pour signifier cette fois une élaboration théorique ou pratique du sujet, la réalité représente, sur un mode presque métaphorique, une transposition du clivage du sujet et de l’objet qui s’inscrit au cœur de toute connaissance, voire de toute action. La réalité, c’est alors la matière inerte que façonne le démiurge dans le Timée de Platon à partir d’un modèle éternel, de sorte que l’idée de réalité incarne une sorte de paradigme artisanal ou technicien qu’on retrouve dans la définition cartésienne de la connaissance comme entreprise de maîtrise et de possession de la nature. Prévaut ici une conception dualiste du monde fondée sur un mouvement de balancier entre le sujet et l’objet, comme on peut le constater dans l’interprétation hégélienne de l’art : qu’est, en effet, une œuvre d’art, sinon l’expression ou l’extériorisation de l’esprit à travers une forme sensible ? Ici, le sujet, l’Idée, l’Esprit informent la réalité, la spiritualise, en lui donnant une dimension inédite, l’activité artistique exprimant le besoin proprement humain de se saisir, en tant qu’esprit, dans le réel et dans les choses.

48D’où un hiatus permanent entre la réalité comme substrat inaltérable et immuable de tout ce qui existe, et la réalité comme principe de création et de production, que l’on nomme ce principe Dieu, matière, nature, etc. Où l’on voit que la question de la nature de la réalité se double d’une réflexion ontologique et épistémologique sur la nature de l’être et l’essence de la représentation ou de la connaissance.

49On passe ainsi à une nécessaire réflexion sur l’existence de la réalité, après avoir envisagé le problème de sa nature. La réalité existe-t-elle à proprement parler ? Dans l’affirmative, quelle est-elle ? S’agit-il de la réalité ou de certaines réalités ? Convient-il de distinguer différents niveaux de réalités, la connaissance vraie devant tendre vers une réalité authentique qui ne se donne pas à voir immédiatement ? Ou bien la réalité est-elle nimbée dans un voile inaltérable qui rendrait caduque le projet même d’une connaissance rationnelle ?

50Le problème de l’existence de la réalité fait osciller sans cesse l’histoire de la philosophie d’une perspective réaliste ou empiriste à une conception idéaliste ou rationaliste. À l’extrémité de ces deux pôles, la variante sceptique constitue une limite apparemment difficile à penser, en ce qu’elle semble mener tout droit à un nihilisme ontologique et moral. Le débat porte à la fois sur la possibilité d’une réalité indépendante de l’esprit ou du sujet et sur le statut de la connaissance humaine qui prétend avoir la réalité comme objet ou comme horizon régulateur. Ces deux questions débouchent sur la question du rapport de l’esprit et des choses.

51Le versant réaliste repose sur l’affirmation de la possibilité d’acquérir une connaissance directe et fiable du monde. La réalité se définit dès lors comme l’être ou l’objet indépendant de la connaissance que l’on en prend, réalité qui est censée garantir l’adéquation de nos représentations du monde avec le monde réel. Cette perspective que Kant qualifie de dogmatique s’articule sur un postulat dualiste qui distingue plusieurs niveaux de réalités.

52Depuis Parménide, en effet, la réalité est cela même qui se découvre progressivement au terme d’un long processus cognitif, ce qui suppose une distinction radicale entre le caractère intelligible, représentatif, conceptualisable ou universalisable de la réalité, et son aspect sensible ou phénoménal. Si la réalité authentique, aux yeux de Parménide, est tout entière du côté de l’être immuable, c’est notamment en vertu du caractère périssable des objets sensibles qui naissent et meurent, pétris par le temps, la mort, la contradiction. La réalité incarne le principe de la permanence. D’où la tâche de dévoilement assignée à la connaissance rationnelle puisque cette réalité profonde, absolue, située derrière ou au-delà des choses, est d’un accès assurément difficile. La réalité figure donc le fond ultime et inébranlable des choses, satisfaisant la quête de la connaissance, par opposition au monde des apparences, du devenir, de la multiplicité qui est celui du Non-être.

53Le réalisme est lui-même tiraillé entre un dualisme transcendant (réalisme des Idées), qu’incarne la tradition platonicienne, et un réalisme immanent (réalisme des substances et des individus), qu’inaugure Aristote. Tandis que le platonisme se définit par la primauté ontologique de l’intelligible par rapport au sensible, la réalité se déployant sur un plan vertical et hiérarchisé, la dichotomie du monde intelligible et du monde sensible devient, chez Aristote, intérieure au seul monde réel, séparé désormais en une région céleste et une région sublunaire ; l’intelligible n’est plus transcendant au monde, il en est une partie puisqu’il n’y a pas de réalité en dehors d’une composition de matière et de forme. La réalité passe, du coup, du côté de la chose ou de la substance sensible.

54Que la réalité soit envisagée du côté du sensible ou de l’intelligible, on retrouve toujours, dans la démarche réaliste, un dualisme de la conscience et du monde qui s’épuise souvent, chez Descartes en tout cas, en un dogmatisme qui ne peut faire l’économie d’une médiation divine rendant possible l’accord de nos représentations avec la réalité. Ce modèle ontologique équivaut à une promotion, sur le plan de la connaissance, de la déduction, c’est-à-dire finalement du paradigme mathématique, alors que, dans la variante empiriste du réalisme, le primat est accordé à l’induction sur la déduction, ouvrant la voie à la science expérimentale.

55La question de l’existence de la réalité reçoit ainsi une double réponse de la part du courant réaliste, selon que l’on envisage une approche rationaliste ou une orientation empiriste. En effet, l’empirisme privilégie, dans le processus de la connaissance, la réalité dans ce qu’elle a de multiple, discontinu, hétérogène, singulier. La réalité se résout alors en une connexion contingente entre les faits, elle se caractérise par une discontinuité des choses entre elles qui est aussi une discontinuité de l’esprit aux choses. On ne peut parler de réalité qu’au pluriel, la multiplicité prévalant par rapport à l’unité du concept ou de la conscience. L’empirisme tend donc à réduire la réalité à la notion d’objet et à privilégier cette dernière sur les relations qui unissent ces objets. A contrario, le rationalisme épouse un idéal d’unification moniste du réel, calqué sur le modèle de la conscience humaine, et accorde sa préférence à la construction conceptuelle ou théorique.

56Cette tension entre l’homme et le monde semble s’abolir avec la philosophie de Kant qui repousse la réalité au-delà des bornes de la connaissance humaine, dans le domaine de l’indémontrable, de l’Absolu, de la phénoménalité. La Critique de la raison pure constitue sans conteste un geste inaugural consistant à vider la notion de réalité de sa dimension d’extériorité transcendante pour la penser au plus près du sujet et pour résoudre la coupure ontologique du sujet et de l’objet qui est au cœur des grandes métaphysiques traditionnelles.

57En effet, la philosophie classique règle la finitude humaine sur l’Absolu, dessinant ainsi, depuis Platon, un ordre transcendant de perfection censé fournir un modèle d’intelligibilité à la connaissance et à l’action. En Dieu est recherché le lien qui unit la pensée et le monde, ce qui suppose une disproportion irréductible entre la finitude humaine et la perfection divine, en même temps qu’un passage mystérieux du possible au réel. Kant retourne la perspective, en pensant cette fois l’Absolu à partir de la finitude humaine.

58Du coup, que devient la réalité dans une philosophie des limites de la représentation ? Non point une construction ex nihilo de la subjectivité, puisque précisément, en l’absence de tout concept, l’intuition serait aveugle, de même qu’en l’absence de toute intuition, le concept serait vide. La réalité, c’est ce qui est déjà là, avant même toute connaissance que j’en ai ; le sujet reçoit le monde dans ce moment de passivité qui est celui de l’intuition (Esthétique transcendantale) ; mais comme la connaissance n’est pas une pure passivité, le sujet connaissant va se représenter la réalité, la mettre en forme et non pas seulement la recevoir (Analytique transcendantale). Et l’unité possible de la conscience (le « Je pense ») entraîne nécessairement la construction de la réalité objective, le sujet signifiant alors, non plus une substance pensante qui se réfléchit en se déprenant du monde comme chez Descartes, mais un simple pouvoir de synthèse a priori.

59Ainsi, contrairement à Berkeley qui soutient que le sujet connaissant n’a aucun moyen de connaître véritablement le monde extérieur, Kant « désubstantialise » paradoxalement l’idée de réalité, en trouvant dans la conscience les conditions a priori de l’objet. Il est impossible de sortir de la représentation pour aller voir l’objet réel afin de le comparer à sa représentation ; la réalité est cette chose en soi, hors d’atteinte, qui ne désigne pas tant l’objet réel, par distinction d’avec l’objet connu (la représentation), que le fait même de la représentation, – conception qui permet de penser l’objectivité autrement qu’en termes d’intériorité (le sujet) et d’extériorité (le monde).

60La notion de réalité apparaît bien à la fois comme une limite de la connaissance, ainsi que sa condition de possibilité même, dans la mesure où l’esprit ne peut naturellement se départir du désir de franchir cette limite infranchissable qu’est la chose en soi (Dialectique transcendantale). Où l’on voit également que l’empirisme et le rationalisme constituent des extrêmes de la pensée : une pensée pure, sans détour par l’intuition, semble impossible, comme le montre la physique ; l’expérience n’est jamais non plus tout à fait brute et se trouve toujours déjà peu ou prou médiatisée par la représentation, comme on le voit dans l’expérience de la perception.

61Mais la conception kantienne de la réalité réintroduit subrepticement le dualisme du sujet et de l’objet. L’entendement ne peut connaître que le fini, la réalité ultime étant reléguée au rang de chose en soi, d’idée de la raison (dans son usage constitutif), d’objet d’une foi (dans son usage régulateur), en tout cas jamais d’objet de connaissance. Dans cette perspective, la raison est législatrice, elle ordonne les phénomènes de l’extérieur et la réalité ultime demeure inaccessible.

62Cette opposition du phénomène et de la chose en soi se voit dépassée d’abord par l’idéalisme hégélien, ensuite par la phénoménologie husserlienne qui abandonnent toutes les deux la réduction de la réalité à l’objet, au profit soit de l’idée de réel (perspective hégélienne de l’unité et de la rationalité de la réalité), soit de l’idée de monde (approche phénoménologique des champs de la conscience).

63Ainsi, alors que toute la métaphysique depuis Platon, à l’exception notable du courant matérialiste et sceptique, oppose réalité vraie et phénomène, être et paraître, Hegel définit la connaissance comme la reconnaissance de ce qui est. En effet, la réalité phénoménale ne consiste nullement en une réalité saisie de l’extérieur, en des objets pour un sujet. La raison est en même temps principe de connaissance des phénomènes et principe d’organisation de la réalité ; en découvrant la rationalité des phénomènes, elle se reconnaît elle-même dans le monde, de sorte que le phénomène n’est plus ni une simple apparence, comme dans le platonisme, ni saisi de l’extérieur par une raison qui structure l’expérience, comme chez Kant. Hegel renonce ainsi à postuler l’existence de multiples réalités pour reconnaître la rationalité absolue d’une réalité unique.

64Cette tentative de déployer l’idée de réalité à partir d’une circulation dialectique entre la conscience et le monde se retrouve dans la phénoménologie husserlienne dont le projet est un retour aux choses elles-mêmes. On retrouve à nouveau la problématique de l’être et du paraître : le phénomène ne désigne plus l’apparence opposée à la réalité mais l’apparition de la chose telle qu’elle se donne ; le monde n’a son sens de monde que parce qu’il m’apparaît comme monde, et le moi n’a son sens de moi que parce qu’il est le vis-à-vis du monde. L’essence ne signifie plus une idée générale abstraite, mais ce qu’est la chose, telle qu’elle se manifeste immédiatement à travers l’objet singulier.

65Comment dès lors comprendre cette difficulté qu’a l’esprit humain à forger une représentation non dualiste de la réalité et à échapper au déchirement où l’avaient plongée les grandes philosophies ? Quelle est, en somme, la valeur de la notion de réalité ? Cette dernière se réduit-elle à une interrogation ontologique et épistémologique ou bien peut-elle également avoir une signification éthique ?

66La notion de réalité semble d’abord posséder une incontestable fonction régulatrice, comme le montre Kant dans La dialectique transcendantale. La connaissance est unification, la raison se définit par la quête de l’inconditionné, c’est-à-dire de l’absolu. Sa fascination pour l’inconditionné n’exprime que son désir naturel de trouver le repos, d’abolir la distance entre le sujet et le monde. Cette idée de réalité, hypostasiée en idée de monde, n’a pas de valeur transcendante ou objective, mais uniquement une valeur régulatrice et organisatrice dans l’interprétation de l’expérience. L’idée dirige les connaissances en un point focal. Cette valeur régulatrice de l’idée de réalité, qui exprime un idéal d’unification du réel, de rationalisation des choses, se retrouve à l’intérieur de tous les champs du savoir et de l’activité humaine.

67En science, par exemple, les mathématiques se déploient en un versant plutôt empirique, avec la géométrie, et représentatif, avec l’algèbre. Les sciences humaines hésitent entre un courant positiviste, fondé sur le paradigme des sciences expérimentales (la sociologie de Durkheim), et un versant plutôt phénoménologique, axé sur le sujet et ses significations (la psychanalyse post-freudienne, celle notamment de Binswanger).

68En art, l’idée de réalité renvoie à un idéal de vérité et d’élucidation des pouvoirs de l’esprit humain aliéné dans la réalité sensible. Le mouvement réaliste incarne, sous un certain angle, un souci d’exactitude et de reproduction de la réalité, mais aussi une importation du modèle des sciences expérimentales et du discours positiviste. Flaubert, Courbet entendent dépouiller la représentation artistique de tout prolongement méditatif ou pathétique pour retrouver une sorte de pureté factuelle qui n’est autre qu’un regard renouvelé sur le monde.

69Mais la volonté de faire prendre la copie pour le modèle, qui caractérise le réalisme, renonce à l’évocation de la structure profonde des choses. Or, selon Platon, dans La République, la fonction de l’art consiste à modéliser le réel pour mieux le révéler. L’art ne doit pas être une imitation servile de l’apparence. Le réalisme, l’illusionnisme, le trompe-l’œil aplatissent la réalité, la réduisent à la superficie de l’apparence. Platon demande à l’art authentique de sublimer l’apparence qu’il est obligé d’emprunter, de se constituer comme voie authentique vers l’être, c’est-à-dire vers la vérité profonde du réel apparent. En somme, pour déceler le vrai, il est nécessaire d’interpréter l’œuvre, de la réfléchir, de la laisser retentir en nous. Dans le processus artistique, le paraître est au service de l’être. L’art est cette réalité paradoxale qui « ment » pour dire le vrai, qui médiatise le réel pour le donner à voir.

70Outre sa valeur heuristique ou paradigmatique, l’idée de réalité possède également une fonction pratique et sert de référent permanent à la réflexion éthique. Dans cette perspective, la problématique ontologique du sujet et de l’objet se prolonge en une interrogation sur le sens qu’il convient de donner à sa propre existence.

71C’est au prix d’une réintroduction subreptice du dualisme de l’être et du phénomène que la possibilité d’une action morale est postulée par Kant. La distinction du phénomène et du noumène, ainsi que la définition de la réalité comme idée transcendantale, exclut la liberté du monde de l’expérience et la relègue dans le monde transcendant des noumènes. Et la dichotomie, sur le plan ontologique et épistémologique, entre l’être et le paraître, est censée sauver la liberté tout en conservant le déterminisme. Cette conception produit une morale de la bonne volonté, de l’impératif catégorique qui ne résout nullement le déchirement de la conscience et du monde mais l’accentue, en rendant par exemple insolubles les dilemmes moraux (exemple de la discussion de Kant avec Benjamin Constant à propos du droit de mentir).

72Ainsi le dualisme est-il le prix à payer de toute sagesse dont l’ambition est de nier la dimension d’altérité de la réalité. Comme le souligne Clément Rosset dans Le principe de cruauté, dans Le principe de cruauté, l’idée d’une « insuffisance intrinsèque du réel », au nom de laquelle la réalité immédiate est dépréciée, et qui fonde justement le postulat dualiste, s’explique par le caractère essentiellement cruel, douloureux, tragique de la réalité : « … l’idée de réalité suffisante, privant l’homme de toute possibilité de distance ou de recours par rapport à elle, constitue un risque permanent d’angoisse et d’angoisse intolérable » (op. cit., p. 17). La réalité incarne finalement l’ordre de l’imperfection et c’est précisément la résolution du mal et des passions qui fonde l’idéal de la sagesse.

73Or, seule une ontologie moniste de la réalité rend possible une véritable éthique du bonheur. Car une des caractéristiques de la conscience malheureuse est précisément cette incapacité à vivre la réalité dans sa cruauté. Ainsi l’éthique spinoziste de la joie et de la béatitude est-elle une philosophie de l’immanence (Éthique, I, notamment). Le Dieu-réalité n’est plus une personne, un créateur, un juge, un monarque, il n’est que le monde lui-même dans son infinité et son unité, c’est-à-dire la substance entendue comme le tout de la réalité. Nous sommes ici en présence d’un réalisme perspectiviste et objectiviste, où l’attribut est un aspect réel de la substance et la réalité telle que nous la percevons. La réalité est immanente en somme, intérieure à notre monde. S’il n’existe aucune réalité transcendante, nous sommes intérieurs à l’Être, et l’Être est intérieur à ce monde-ci.

74L’unité de la réalité comme « Nature naturée » et « Nature naturante » permet d’envisager une éthique libérée de la crainte et de l’obéissance. Le monisme de Spinoza se définit comme un déterminisme dont la signification éthique consiste, par la connaissance des causes, à faire passer le Désir de la passivité à l’activité, en nous rendant maîtres de nous-mêmes. Dans cette philosophie de l’immanence, la vertu n’est pas, comme chez Kant, l’action désintéressée, mais le Désir considéré à la fois comme source ultime de l’action et comme but de celle-ci.

75Il apparaît ainsi que la plupart des philosophies de l’immanence débouchent sur des sagesses tragiques, c’est-à-dire paradoxalement des éthiques du bonheur, dont la pierre angulaire est le principe de réalité.

76Ainsi le matérialisme se caractérise-t-il par un monisme de la matière qui épuise le tout de l’être et de la réalité. L’idée de réalité joue à nouveau ici le rôle d’un paradigme qui mène tout droit à un relativisme éthique et à une « sagesse du désespoir ». Le primat de la matière « n’est pas autre chose… que le primat de la mort, qui renvoie la vie à sa fragilité presque évanescente de rêve précieux ou rare » (André Comte-Sponville, Une éducation philosophique, p. 109). D’où l’insistance de la pensée matérialiste sur la dimension tragique de la réalité, sur cette « logique du pire » par quoi « la vie s’assume, sans mensonge ni espérance (mais non sans joie ni grandeur), sur fond de mort ou de néant » (André Comte-Sponville, op. cit., p. 109). Sagesse qui, loin de pacifier la dimension d’altérité du réel, l’affronte dans le silence, le désespoir, le courage, la lucidité joyeuse et fonde une morale de la compassion et de la miséricorde : « Le matérialisme est l’antidote de la misanthropie » (La Mettrie, Système d’Épicure, 46).

77La réalité n’ayant pas de double ou de théâtre caché qui permettrait de fonder les valeurs, l’éthique est acceptation totale du réel, aptitude à approuver l’absurdité de l’existence. Sans nulle instance ontologique, le sage accepte cette réalité qu’il reconnaît comme cruelle, dérisoire, tragique. La sagesse consiste en une capacité à affronter le vide, le pire, l’absence de sens caché, de récompense ultime.

78On peut même radicaliser le propos, à la lumière de ce que nous dit Marcel Conche du scepticisme pyrrhonien, aller jusqu’à une négation du concept de réalité, promouvoir un nihilisme ontologique qui dissout l’être dans l’apparence. En rupture avec toute la métaphysique de Parménide et d’Aristote, Pyrrhon fait de l’apparence la nature même des choses, ce qui aboutit à la négation de l’idée même d’être : les apparences ne sont pas des vêtements de l’être, ce qui supposerait une distinction entre l’être apparent et l’être caché. Les apparences ne recèlent « aucun fond caché », elles ne sont « ni des apparences-de, ni des apparences-pour, mais des apparences en elles-mêmes » (Marcel Conche, Pyrrhon ou de l’apparence, p. 102).

79Si l’illusion est le tissu même de l’être, les choses sont sans différences entre elles, il n’existe pas de mesure permettant de les saisir, il nous est alors impossible de les évaluer. Dès lors, l’arbitraire est au fond des choses humaines, il n’y a pas de norme de la conduite humaine. D’où la nécessité de s’abstenir de tout jugement, de ne pas se prononcer à l’égard de ce que les choses sont ou ne sont pas. La suspension du jugement a pour effet de neutraliser les passions, en supprimant les opinions qui les soutiennent. Si tout se résout en apparence, rien ne fait obstacle à la tranquillité, à l’impassibilité, voire à l’insensibilité. C’est la croyance en une réalité objective et en des valeurs fondées sur cette réalité (la vérité) qui est source de tourments.

80Le scepticisme pyrrhonien aboutit donc à un nihilisme ontologique et moral. La définition tragique de l’éthique comme acceptation de la réalité, que cette dernière soit envisagée comme le fond ultime des choses ou comme une pure illusion, pose finalement la difficile question de savoir si l’on peut envisager un scepticisme sur le plan de l’être et de la connaissance, en évitant le scepticisme moral qui abolit tout jugement transcendant, donc toute morale.

81Nous avons vu l’idée de réalité se déployer sur de multiples scènes où la problématique ontologique et épistémologique du rapport entre l’être et la représentation débouche sur une préoccupation éthique. Dans tous les cas, la notion de réalité désigne un concept limite, proprement insaisissable, qui renvoie essentiellement à la difficulté de penser l’insertion de l’homme dans le monde sensible et phénoménal. La tentation dualiste et dogmatique qui semble animer peu ou prou les grands systèmes philosophiques jusqu’à Kant exprime un besoin naturel de résoudre le déchirement d’une conscience qui ne peut s’appréhender comme telle qu’en s’aliénant sur le mode de la représentation. Le principe selon lequel la réalité souffrirait d’une insuffisance ontologique incarne une quête désespérée de l’Absolu, de la totalité qui, pour rassurante qu’elle soit, condamne l’homme au malheur et à l’illusion, comme nous l’enseignent, depuis l’antiquité, les sagesses tragiques. En définitive, la notion de réalité désigne une idée régulatrice pour la pensée et l’action qui témoigne de l’inlassable combat de l’homme pour la connaissance, le bonheur et la liberté.


Date de mise en ligne : 15/04/2021

https://doi.org/10.3917/eph.595.0003

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