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Article de revue

Quand un trader fait sauter une banque : Nick Leeson et la Barings

Pages 89 à 101

Notes

  • [1]
    Les contrats à terme et les options sont les produits dérivés les plus courants. Acheter un produit dérivé, c'est acquérir un droit sur un actif (action, devise, matière première) à une date ultérieure et à un prix fixé aujourd'hui. Le risque de variation de cours est transféré à un intermédiaire qui garantit le niveau du prix, à terme, et s'efforce de gagner sur la transaction en achetant l'actif à un prix inférieur.
  • [2]
    Le back-office gère et contrôle les opérations des traders, qui constituent le front-office.
  • [3]
    Que nous abrégerons dans cet article en "Barings Futures".
  • [4]
    Le Nikkei 225, principal indice japonais, produit phare des places boursières d'Osaka et de Singapour.
  • [5]
    Déboucler une position, c'est arrêter son exposition aux fluctuations du marché en soldant l'opération : si le trader ouvre une position en achetant des titres, il la débouclera en les revendant.
  • [6]
    Sur un marché à terme, si une position ouverte par un opérateur se déprécie, la chambre de compensation peut lui demander de couvrir une partie de ses pertes virtuelles avant l'échéance. C'est un "appel de marge". La gestion de ces appels de marge était la principale ressource de Nick Leeson en argent frais.
  • [7]
    Coopers & Lybrand, à l'époque le n˚ 4 des "Big Six", fusionnera le 1er janvier 1998 avec Price Waterhouse (n˚ 6), donnant naissance au plus gros cabinet d'audit mondial : PricewaterhouseCoopers.
  • [8]
    Déboucler sa position et concrétiser ainsi une perte jusque-là virtuelle.
  • [9]
    Pour limiter le risque d'une opération pouvant entraîner des pertes importantes, les traders se couvrent, par exemple en prenant une option de sens inverse à celle de la position à risque, ce qui diminue leur gain du montant de la commission payée pour l'option.
  • [10]
    Sur BBC News, le 24 janvier 2008.
English version

1 Le 26 février 1995, le directeur de la Banque d'Angleterre déclare officiellement que la banque Barings, fondée en 1762, est en faillite. La disparition dramatique de la plus vieille banque d'affaires du royaume a été provoquée par un trader de 28 ans, en poste à Singapour : Nick Leeson.

L'employé de banque qui voulait être trader

2 Né en 1967 dans une famille ouvrière de Watford, une petite ville au nord-ouest de Londres, Nick Leeson fait ses débuts comme employé, à l'âge de 18 ans, dans une banque fière de tenir un compte de la Reine : Coutts. On est au milieu des années 1980 et le Royaume-Uni s'inscrit activement dans le mouvement mondial de dérégulation : Margaret Thatcher fait voter en 1986 un Financial Services Act qui dérèglemente le marché financier britannique, onze ans après les Etats-Unis (Securities Acts Amendments, 1975) et sept ans avant la Communauté économique européenne et sa directive sur les services d'investissement (1993).

3 Pour profiter de cette opportunité, la banque new-yorkaise Morgan Stanley installe en 1987 une filiale à Londres et recrute Nick Leeson pour son département des contrats à terme et des options. Ces produits dérivés [1] sont alors peu connus en Angleterre et Morgan Stanley forme ses employés. Une chance pour Leeson, qui ne souhaite rien tant que de devenir trader. Sa nouvelle qualification devrait l'aider à atteindre son objectif, mais la marche est haute pour un jeune homme qui a arrêté ses études à la fin du secondaire ; il ne passera pas du back-office[2] au front-office chez Morgan Stanley.

4 En 1989, après deux années pendant lesquelles il s'est initié à toutes les finesses des contrats à terme, il quitte la banque américaine pour la Barings Securities Ltd, une société de courtage spécialisée dans les marchés asiatiques, filiale depuis 1986 de la banque d'affaires Barings Brothers. La Barings Securities est dirigée par Christopher Heath, réputé être le banquier le mieux payé du monde. Sa réussite sur les marchés boursiers asiatiques a fait de lui un personnage mythique pour les jeunes traders de la City. La Barings Securities est dynamique, active, très profitable et sa culture est aux antipodes de celle de la respectable Barings : chez Christopher Heath, on aime jouer gros et prendre des risques. Ses traders sont vus, de Londres, comme des aventuriers gagnant des fortunes dans les salles de marché et menant grand train dans les bars et sur les plages de pays exotiques où tout est facile pour l'homme blanc et riche.

5 Depuis ses débuts modestes, Nick Leeson a beaucoup appris ; il est remarqué pour son efficacité dans son nouveau poste et, en 1990, on l'envoie à Djakarta pour redresser la situation administrative de la filiale indonésienne de la Barings. Il réussit parfaitement sa mission. A l'automne 1991, on lui confie une enquête sur une fraude portant sur les produits dérivés. Il en démonte le mécanisme et confond le coupable. Mais il reste cantonné au back-office. L'occasion d'accéder au front-office lui est enfin offerte au début de l'année 1992, quand la Barings, ayant acquis un siège de membre du Singapore International Monetary Exchange (Simex, société de gestion et de régulation des marchés singapouriens, autrement dit une Bourse locale), crée la Barings Futures Singapore [3], où Nick Leeson se voit offrir un poste.

6 James Bax, le directeur général de la nouvelle société, est réticent : il reconnaît que Leeson a fait ses preuves en back-office, mais il le trouve un peu trop jeune pour Singapour, une place difficile. Il accepte néanmoins de le prendre, considérant que les risques sont limités. En effet, la Barings Futures est spécialisée dans deux types d'activité : le courtage - passer des ordres en Bourse sur instruction de ses clients ; le courtier est rémunéré à la commission - et l'arbitrage - effectuer des déplacements très rapides de grosses sommes entre les places asiatiques (Tokyo, Osaka, Singapour) pour profiter de petites différences de prix d'un lieu à l'autre. Cette seconde activité est un peu plus risquée que la première, mais les enjeux sont faibles : il n'y a pas d'engagement des fonds de la banque ni de spéculation sur les mouvements du marché.

7 Leeson arrive à Singapour fin avril 1992. Tout en tenant le back-office, il est chargé d'opérations de courtage. Il a presque atteint son but et vit un moment intense : "Lorsque j'ai pénétré pour la première fois dans la salle des marchés, j'ai littéralement senti l'argent. [...] Je pouvais travailler avec de l'argent instantané, de l'argent qui planait dans les airs, juste devant moi, invisible mais prêt à être ramené sur terre" [Leeson, 1996, p. 53].

8 Limitées par nature, les opérations de front-office de Nick Leeson sont de plus très encadrées (en théorie, du moins), puisqu'elles consistent à exécuter les ordres de la filiale japonaise du groupe, la Barings Securities Japan, dirigée par Mike Killian. La petite taille de l'établissement de Singapour amène Leeson à travailler aussi bien avec des courtiers qu'avec des traders, deux métiers très différents. Les courtiers ne prennent aucun risque et n'ont qu'un but : faire circuler le plus d'argent possible, puisqu'ils prélèvent une commission sur chaque mouvement. Les traders, en revanche, doivent anticiper en permanence et parier sur un avenir toujours incertain, car la volatilité des marchés asiatiques est importante à l'époque. Mike Killian s'efforce d'élever une "muraille de Chine" entre ces deux activités afin que les clients ne soupçonnent pas les traders de faire passer les intérêts de la banque avant les leurs.

9 A Singapour, Nick Leeson reste l'excellent employé qu'il était à Londres, et quelques mois après son arrivée, il est nommé directeur délégué de la Barings Futures. Il est aussi reçu à l'examen du Simex conditionnant l'obtention de la licence de trader. Une habilitation qu'il n'aurait pas dû obtenir, car il avait eu maille à partir avec la justice anglaise pour 10 000 livres de dettes impayées et son dossier était bloqué à Londres par la Securities and Futures Authority (l'agence de surveillance des marchés londonienne). Ni lui ni la Barings n'informent le Simex de ce problème. Si la banque avait travaillé correctement, il n'y aurait jamais eu d'affaire Leeson !

Une organisation chaotique

10 En avril 1992, au moment où Leeson arrivait à Singapour, Peter Norris, jeune et brillant directeur de la succursale de Hongkong, était rapatrié à Londres pour procéder à la fusion des services de courtage et de trading de la Barings Brothers et de sa filiale Barings Securities (elle-même maison mère de la Barings Futures). Il accuse cette dernière, dans un rapport, de fonctionner "sans l'ombre d'une procédure de contrôle". Christopher Heath, encore patron de la Barings Securities, contre-attaque, affirmant que c'est le projet de fusion qui a détruit les mécanismes de contrôle et reprochant aux dirigeants de la Barings Brothers de s'imaginer que les procédures de la banque traditionnelle peuvent s'appliquer à un opérateur en Bourse. Peter Norris devient directeur général de Barings Securities et évince Heath, nommé président. Il réorganise les services selon un schéma matriciel : verticalement - quatre "pays" dont les directeurs opérationnels sont installés chacun au coeur de sa zone d'action géographique - et horizontalement - quatre "groupes de produits" fonctionnels dirigés depuis le siège londonien.

11 A la fin de 1993, la Barings Securities restructurée devient juridiquement la Barings Investment Bank. La nouvelle société n'est pas en ordre de marche. Plusieurs départements ne sont pas encore en place, dont celui chargé du contrôle des risques, qui ne fonctionnera qu'à partir d'août 1994. En attendant, c'est le chaos. Nick Leeson est censé dépendre d'une demi-douzaine de dirigeants basés à Singapour, à Londres et à Tokyo, mais "personne n'accepte la responsabilité de ses activités entre octobre 1993 et janvier 1995", date à laquelle Ron Baker, directeur du groupe "produits financiers" à Londres, les prend enfin en charge [Bank of England, 1995, 7.9, p. 120]. Pur banquier, Baker connaît très mal le monde de la Bourse. Il déclarera lors de l'enquête : "Je me suis plusieurs fois trouve' confronte' a` des situations pour lesquelles je ne possédais pas d'expérience antérieure. Je m'en suis toujours sorti. Mais ici, le manque d'expérience se combinait au manque d'information et a` des problèmes organisationnels. [...] Si j'avais bénéficié d'une expérience de dix ans dans le domaine des transactions sur produits dérivés, nous n'aurions jamais connu cette situation" [ibid., 2.47, p. 28].

12 L'enquête montrera une absence totale de communication entre Londres, Singapour, Tokyo, voire entre les cadres de chacune de ces places. Leeson profite de cet incroyable désordre pour réaliser des opérations très risquées qui lui sont interdites et pour dissimuler ses erreurs et ses pertes en jouant habilement sur la multiplicité des interlocuteurs, calmant les inquiétudes de l'un face à un dysfonctionnement en lui affirmant l'avoir réglé avec un autre...

Le compte n˚ 88888 : d'une facilité technique à un gouffre financier

13 Nick Leeson a le sens du marché et il fait gagner beaucoup d'argent à sa banque, en apparence du moins. En 1994, il recevra même le prix du meilleur trader de l'année, décerné par le Simex. Son service procure la majeure partie des bénéfices de la Barings Investment Bank... et des bonus de ses dirigeants. On lui laisse prendre de plus en plus de risques, d'abord en l'autorisant à passer de l'arbitrage à des formes plus risquées de trading, puis en lui ouvrant un compte sur le Nikkei [4]. Il reste, en principe, strictement encadré : ses positions doivent être "débouclées" [5] chaque soir et il doit rendre compte quotidiennement à Tokyo. En fait, il ne respecte aucune règle et personne ne s'en offusque.

14 Les sommes prétendument gagnées par Leeson sont, à l'évidence, anormalement élevées. Peter Baring, président de la banque, reconnaîtra lors de l'enquête qu'elles étaient effectivement surprenantes, "mais c'était la plus délicieuse des surprises". Lorsque les supérieurs de Nick Leeson ont eu des doutes, ils se sont entendu répondre par la direction générale : "Au nom du ciel, laissez le faire !" Et quand, à la fin du mois de septembre 1993, Simon Jones, directeur des opérations régionales pour l'Asie du Sud-Est, reçoit du Simex un courrier signalant des irrégularités, il charge Nick Leeson d'y répondre. Leeson (back-office) justifie donc les actions de Leeson (trader). La note du Simex portait sur l'anomalie que constituait le compte n˚ 88888, point névralgique des opérations frauduleuses du trader. Ce compte avait été créé lors de la restructuration de la Barings Securities. La mise en place de nouvelles procédures provoquait de nombreuses erreurs. Pour éviter de multiples redressements et d'interminables explications, un dirigeant du siège avait conseillé à Leeson, qui venait d'arriver à Singapour, d'ouvrir un compte pour enregistrer les petites erreurs et les rectifier localement. Leeson devait bien entendu fermer le compte dès que les nouvelles procédures seraient au point. Ce qu'il n'avait pas fait : il l'avait fait disparaître des états communiqués quotidiennement au groupe "produits financiers" de Ron Baker, mais pas de ceux fournis au Simex, ni de ceux envoyés au service londonien à qui il demandait quasi quotidiennement des fonds pour répondre aux appels de marge [6].

15 Quelques mois plus tard, une erreur d'une employée le pousse à utiliser le compte : il y enregistre sa première opération fictive pour cacher une perte de 20 000 livres. C'est le début d'une longue série de manipulations qui vont transformer ce compte destiné au départ à faire gagner du temps sur la régularisation d'une poignée de petites erreurs en un monstre obèse qui hantera les nuits de Leeson pendant des mois.

16 Une des fautes de la direction de la banque a été d'autoriser l'ouverture de ce compte à Singapour. Si Leeson avait dû recourir, comme ses collègues des autres places, au compte d'erreurs n˚ 99905 tenu à Londres, il aurait été traité comme tout débutant, dont les faux pas sont repérés et si nécessaire sanctionnés. Ayant trouvé un moyen facile de dissimuler ses erreurs, le trader se dédouble. Sur le compte officiel de Leeson-Docteur Jekyll, des gains substantiels s'alignent jour après jour, tandis que Leeson-Mister Hyde fait discrètement virer ses pertes - de plus en plus lourdes - sur le compte n˚ 88888. Aux dirigeants de la Barings, qui ne voient que le docteur Jekyll, il donne l'image d'un trader vedette.

Deux audits peu clairvoyants

17 Deux audits - l'un interne, l'autre externe - sont réalisés à l'automne 1994. Ils sont fort peu clairvoyants. James Bax, chargé de l'audit interne, relève une anomalie évidente : Nick Leeson, à la fois responsable du front et du back-office, se trouve "en position de passer des ordres et d'en assurer l'enregistrement et le règlement selon ses propres instructions" ; Bax est un banquier chevronné que son professionnalisme oblige à évoquer la possibilité de retirer le back-office à Leeson, mais il est aussi un manager pragmatique, et il n'incite pas sa direction à redresser la situation : "Bien qu'une grande cohésion règne au sein de l'équipe, la perte de Nick Leeson au profit d'un concurrent se traduirait par une forte érosion de la rentabilité de la Barings Futures".

18 La direction générale abonde dans son sens et s'abrite derrière l'argument économique pour ne rien changer : la somme de travail ne justifie pas de créer un poste. En fait, elle ne veut pas prendre le risque de voir partir sa poule aux oeufs d'or.

19 Quant à l'audit externe, réalisé par le cabinet Coopers & Lybrand [7], ses conclusions se passent de commentaire quand on connaît la suite de l'histoire : "Le dispositif de contrôle de Barings Futures est satisfaisant [...] et les procédures de contrôle interne sont adéquates." Non seulement les auditeurs n'ont rien vu, mais ils se sont fait berner par Nick Leeson à propos d'un "trou" de la bagatelle de 7,7 milliards de yens (50 millions de livres), un montant qui aurait dû les mettre sur les dents et sortir de sa torpeur toute la structure de la banque ! Leeson explique qu'il s'agit d'une transaction "hors séance" (formellement interdite par le règlement du Simex). Ses supérieurs ne relèvent pas l'infraction, croient ou font semblant de croire l'histoire invraisemblable racontée par le trader, et étouffent l'affaire sans chercher à comprendre comment et pourquoi la Banque nationale de Paris (BNP) aurait procédé à un énorme échange de fonds avec Spear, Leeds & Kellogg, un courtier du New Jersey. Un simple coup de téléphone à la banque française aurait révélé que cette dernière n'avait jamais ordonné l'opération. Mais cet appel, réflexe courant du client qui soupçonne une erreur de 10 livres sur son compte, personne ne l'a passé alors que l'enjeu était de 50 millions.

Des indices repérés par tous, sauf par les dirigeants

20 Le 11 janvier 1995, rappel à l'ordre du Simex qui a constaté que la plus grosse partie des marges qu'il a réclamées ont été payées par la Barings, ce qui est illégal : les risques sont pris sur ordre du client, ou du moins avec son accord, et c'est lui qui doit payer les appels de marge. La Barings ne répond pas et devant le montant inquiétant des sommes exigibles, le Simex revient à la charge quinze jours plus tard pour s'assurer que la banque a les moyens d'honorer les appels de fonds. Nick Leeson est pris dans un engrenage infernal : pour justifier les demandes d'argent frais qu'il lance chaque jour à Londres, il faut que son volume d'activité soit énorme. Il réalise alors des opérations qui passent l'entendement : il achète à la fois pour faire du volume et pour tenter de faire remonter l'indice, s'accrochant à l'espoir de revendre ses titres à un prix suffisant pour éponger les pertes qu'il accumule à un rythme d'enfer. Il n'est plus le trader qui prend des paris rationnels mais l'homme ruiné qui achète un billet de loterie avec les dernières pièces de monnaie volées dans la tirelire de son fils. La fuite en avant effrénée de Leeson sera mortelle pour la Barings : l'enquête montrera qu'au 31 décembre 1994, ses pertes cumulées n'étaient "que" de 208 millions de livres. Deux mois plus tard, elles s'élèveront à 827 millions.

21 Pour parachever le scénario catastrophe, le trader joue de malchance : le 17 janvier 1995, le tremblement de terre de Kobé provoque 6 000 morts et le Nikkei plonge. La plupart des opérateurs débouclent leurs positions et "prennent leur paume" [8]. Pour Leeson, cette sortie de jeu est impossible : ses pertes virtuelles sont tellement énormes qu'il est condamné à s'enferrer en pariant sur la remontée de l'indice japonais. En février 1995, il détient 50 % des dérivés du Nikkei en circulation sur les marchés du Simex, et 85 % des obligations d'Etat japonaises.

22 Dans les bureaux de la Barings Futures, il faudrait plus qu'un séisme de 7,3 sur l'échelle de Richter pour perturber la vie quotidienne et chaque jour les secrétaires continuent, sans se poser de question, de transférer des sommes de plus en plus fortes sur le compte n˚ 88888. Leeson expliquera : "Elles n'étaient pas chargées de me contrôler. J'étais leur patron et je veillais sur elles" [Leeson, 1996, p. 238]. Les journalistes financiers de Singapour, eux, sont payés pour observer et analyser. Ils voient bien que les activités de la Barings sont disproportionnées par rapport au poids de la banque et à la taille de la place boursière. Mais Nick Leeson refuse les interviews et quand il se fait coincer entre deux portes, il esquive : "Le secret des affaires", "Un client important"... Dans le microcosme singapourien, les traders concurrents ont eux aussi repéré les achats massifs de la Barings ; ils se tiennent en embuscade, prêts à profiter au maximum du débouclage catastrophique auquel Leeson sera forcément acculé un jour prochain.

23 Mais en ce début 1995, la principale préoccupation du directeur des produits financiers de la Barings, ce ne sont pas les péripéties des Bourses asiatiques, mais le montant des bonus : Ron Baker annonce à Nick Leeson que son bonus de 1994 sera de 450 000 livres (contre 115 000 l'année précédente), soit neuf fois son salaire annuel (52 000).

Début d'inquiétude

24 Dans les semaines qui suivent, la hiérarchie commence enfin à s'inquiéter : les 50 millions censés être en attente de régularisation d'une opération avec la BNP sont bien manquants. Nick Leeson trouve une nouvelle explication, mais son patron local, James Bax, prend peur et remet sur le tapis, dans une note adressée le 3 février 1995 aux dirigeants londoniens, la question de la double casquette de Leeson : "Comme vous le savez, de récents incidents ont révélé des défaillances dans nos opérations sur le Simex et un besoin urgent d'une réorganisation de ces opérations. [...] L'augmentation du nombre de transactions interdit que Leeson continue a` prendre en charge a` la fois le trading et les opérations de règlement. Cela fait un moment que nous savons que cet arrangement pose des problèmes en termes de contrôle" [Bank of England, 1995, 1.50, p. 9]. L'époque est mal choisie : "Tout le personnel de la Barings, de Londres à Singapour, vogue sur un petit nuage : février, c'est le mois des bonus" [Leeson, 1996, p. 232].

25 Le comité de contrôle des risques ne désavoue pas Leeson pour les contrats arrivant à échéance à la fin février, mais sa hiérarchie s'inquiète. Elle ressort des tiroirs les avertissements répétés du Simex, le rapport d'audit interne et comprend l'urgence de se pencher sur les comptes de la Barings Futures. Une réunion est organisée en catastrophe pour entendre les explications du trader. Elle se tient à Singapour le 23 février 1995.

26 Nick Leeson sait que pour lui, tout est fini. Il arrive dans la salle de réunion, salue l'assistance et demande au bout de quelques minutes la permission de s'absenter trois quarts d'heure pour rendre visite à son épouse hospitalisée. Il ne reviendra pas. Avant que sa photo ne soit à la une de tous les journaux, il s'envole pour la Malaisie, où il fête son vingt-huitième anniversaire dans un palace de Kuala Lumpur. Le 28 février, le couple saute dans le seul avion partant ce jour-là de l'aéroport de Brunei vers l'Europe. La police l'attend sur le tarmac à Francfort.

"Fernando, il n'y a pas de client"

27 Quand Peter Norris demande une première évaluation des pertes du compte n˚ 88888 à Fernando Gueler, responsable du trading à Tokyo, ce dernier lui annonce 450 millions de livres, et ajoute : "Mais, Peter, ces positions sont celles du client de Nick". La réponse de Norris, "Fernando, il n'y a pas de client", laisse le trader sans voix !

28 Pour la Barings, l'addition s'établira au total à 827 millions de livres ; ses capitaux propres ne sont que de 470 millions. Des dirigeants prennent contact avec quelques-unes des nombreuses "contreparties" de Leeson pour tenter de trouver un compromis : la clôture des positions dont elles sont bénéficiaires moyennant une indemnité. Ils renoncent rapidement devant les refus systématiques. La Barings est rachetée une semaine plus tard pour une livre symbolique par le groupe néerlandais ING. Ses actionnaires ont tout perdu.

29 Condamné à six ans et demi de prison à Singapour, Nick Leeson est libéré au bout de quatre ans et demi. Il commence sa deuxième vie avec une énorme dette qu'il rembourse mensuellement grâce à ses droits d'auteur et aux honoraires de ses conférences. La condamnation des commissaires aux comptes de la Barings à payer le plus gros des pertes le libérera de ce fardeau.

Un management lamentable

30 Le rapport de 337 pages de la Banque d'Angleterre pointe impitoyablement les nombreuses failles du management de la Barings et souligne que la direction générale de la banque était incompétente en matière de produits dérivés et d'options : "A la Barings, ni la direction générale ni le groupe des produits financiers (dirigé par Ron Baker) n'avaient une compréhension satisfaisante du type d'affaires que la Barings Futures était censée traiter, malgré les profits significatifs qui étaient enregistrés et les fonds que ses activités exigeaient" [Bank of England, 1995, 14.9, p. 252].

31 La fraude de Nick Leeson était assez simple : des opérations à risque effectuées sans couverture [9] et dont les pertes étaient dissimulée par l'utilisation d'un compte fantôme. Ce qui est surprenant, c'est l'absence de réaction face au niveau des sommes que Leeson accumulait dans le compte n˚ 88888, au point que les inspecteurs du ministère des Finances de Singapour ont accusé la hiérarchie de la banque d'avoir été complice de son trader : "La direction du groupe Barings a fourni diverses explications sur les raisons pour lesquelles le compte n˚ 88888 aurait échappé aux contrôles internes. Nous n'acceptons pas son explication selon laquelle ce compte n'était pas autorisé et qu'elle en ignorait l'existence. A notre avis, la direction du groupe Barings ou bien connaissait l'existence de ce compte, ou bien aurait dû en avoir connaissance, et il en va de même pour les pertes provoquées par les transactions enregistrées sur ce compte" [Choo San et alii, 1995].

32 Le degré de complicité se discute. Ce qui est en revanche indiscutable, c'est l'incurie du management, depuis la direction générale jusqu'aux superviseurs locaux. Nick Leeson en a profité : "Je savais qu'à la Barings, on s'intéressait davantage aux bénéfices finaux qu'à la manière dont ils étaient obtenus. [...] Ils se souciaient surtout du résultat net, car le niveau de leur rémunération était déterminé par les bénéfices" [Leeson, 1996, p. 83].

33 Pendant l'enquête, Mary Walz, l'adjointe de Ron Baker, spécialisée dans les produits dérivés, a décrit la paralysie des banquiers : "On se posait certaines questions, mais aller plus loin, c'était présumer que Nick était un escroc..." [Rawnsley, 1995, p. 136]. Dans le contexte, c'est le fait de ne pas "aller plus loin" qui constituait une faute : les travaux du psychologue canadien Robert Hare ont montré que 10 % des traders sont des psychopathes, contre 1 % de la population générale. Le psychopathe financier combine les caractéristiques du joueur compulsif et de l'escroc. Le plus souvent charmant, intelligent, il est capable de mentir et de truquer habilement. Il recherche les émotions fortes. Cette pathologie est pour une grande part acquise : c'est quasiment une maladie professionnelle [Babiak et Hare, 2006].

34 Mike Killian, le directeur de la Barings à Tokyo, était persuadé que Leeson magouillait. Il déclarait en riant, en février 1995, quelques jours avant le dénouement : "Waouh ! Impressionnant ! Vous savez ce que ça représente, 10 millions d'arbitrages par semaine ? Environ un demi-milliard de dollars par an. Ce type est un turbo-arbitragiste !" [Leeson, 1996, p. 231]. Nick Leeson lui-même affirme : "A Londres, personne n'ignorait que je truquais les chiffres, [mes interlocuteurs] jugeaient mes demandes quotidiennes de fonds parfaitement irrecevables, mais ils continuaient à les satisfaire" [ibid., p. 230].

35 Il aurait suffi de contrôler sérieusement un seul des dossiers douteux de Leeson pour que l'affaire s'arrête bien avant la faillite. "J'avais bâti près de 40 % des positions du marché à terme à Singapour et j'étais le seul acheteur sur le marché. Tout le monde, à part la direction de la Barings, savait que c'était aberrant. Mes supérieurs auraient pu découvrir le pot aux roses en une demi-heure s'ils avaient comparé les positions que je déclarais au Simex, qui comprenaient les opérations du compte n˚ 88888, avec celles que je communiquais à Londres, qui ne mentionnaient pas ces transactions" [ibid., p. 19].

La mésaventure de la Barings a-t-elle servi de leçon ?

36 L'affaire Leeson est devenue un cas d'école et depuis 1995 beaucoup de banques ont cherché à mieux encadrer leurs traders, notamment en ajoutant un niveau de contrôle entre le front et le back-office : le middle-office, chargé du contrôle et du suivi des opérations de trading. C'est dans ce nouvel organisme, à la Société générale, que Jérôme Kerviel a fait ses classes.

37 Depuis la chute de la Barings, le monde de la finance a connu plusieurs affaires comparables. Toshihide Iguchi a fait perdre 1,1 milliard de dollars à la Daiwa Bank en 1995, Yasuo Hamanaka, 2,6 milliards de dollars à Sumitomo en 1996, John Rusnak, 700 millions de dollars à AIB en 2002, Kweku Adoboli, 2 milliards de dollars à UBS en 2011, etc. Jérôme Kerviel détient le record des pertes provoquées par un "rogue trader", avec un trou de près de 5 milliards d'euros dans les comptes de sa banque.

38 L'affaire de la Société générale et celle de la Barings présentent de nombreuses similitudes. Comme Leeson, Kerviel voulait ardemment devenir trader et il y est parvenu en travaillant beaucoup et en accumulant de l'expérience dans les services administratifs ; les deux hommes souffraient d'un complexe d'infériorité par rapport aux diplômés des grandes écoles qui les entouraient et ils étaient prêts à tout pour que leur valeur soit reconnue. Comme Leeson, Kerviel connaissait beaucoup mieux que son manager les procédures et les logiciels de sa banque, et il profitait des failles dans le management de la Société générale : on fixait des limites aux transactions des traders débutants, mais on les laissait les dépasser, Kerviel refusait de prendre des congés et personne ne l'obligeait à le faire, alors qu'un trader qui ne veut pas laisser son "book" à un autre a probablement des choses à cacher.

39 Enfin, comme la Barings, la Société générale n'a pas tenu compte des courriers des autorités boursières - l'Eurex, dans son cas - attirant son attention sur le niveau anormal des positions ouvertes par Kerviel et elle n'a réagi que lorsque les pertes ont atteint un niveau menaçant sa survie.

40 Nous laisserons la conclusion à Nick Leeson, qui déclarait, à propos de l'affaire Kerviel : "C'est très difficile de convaincre un conseil d'administration qu'il y a un avantage évident et beaucoup d'argent à économiser en investissant dans le contrôle. Les banques ne recherchent que le profit et le profit immédiat"[10].

41 Bibliographie

42 Abraham Y.-M., 2007, "Mais qui a donc ruiné la banque Barings ? Retour sur une faillite exemplaire", Cahier de recherche n˚ 07-01, HEC Montréal, janvier.

43 Bank of England, Report of the Board of Banking Supervision Inquiry into the Circumstances of the Collapse of Barings, Londres, HMSO, 1995.

44 Choo San L. M. et Ng Kuang T. N., 1995, Barings Futures (Singapore) Pte Ltd, Singapour, ministère des Finances.

45 Leeson N. et Whitley E., 1996, Rogue Trader, Londres, Warner Books. Traduction française : Trader fou. Autobiographie, Le grand livre du mois, 1996.

46 Rawnsley J. H., 1995, Total Risk. Nick Leeson and the Fall of Barings Bank, New York, HarperCollins.

47 Skyrm S., 2014, Rogue Traders, New York, Brick Tower Press.

Notes

  • [1]
    Les contrats à terme et les options sont les produits dérivés les plus courants. Acheter un produit dérivé, c'est acquérir un droit sur un actif (action, devise, matière première) à une date ultérieure et à un prix fixé aujourd'hui. Le risque de variation de cours est transféré à un intermédiaire qui garantit le niveau du prix, à terme, et s'efforce de gagner sur la transaction en achetant l'actif à un prix inférieur.
  • [2]
    Le back-office gère et contrôle les opérations des traders, qui constituent le front-office.
  • [3]
    Que nous abrégerons dans cet article en "Barings Futures".
  • [4]
    Le Nikkei 225, principal indice japonais, produit phare des places boursières d'Osaka et de Singapour.
  • [5]
    Déboucler une position, c'est arrêter son exposition aux fluctuations du marché en soldant l'opération : si le trader ouvre une position en achetant des titres, il la débouclera en les revendant.
  • [6]
    Sur un marché à terme, si une position ouverte par un opérateur se déprécie, la chambre de compensation peut lui demander de couvrir une partie de ses pertes virtuelles avant l'échéance. C'est un "appel de marge". La gestion de ces appels de marge était la principale ressource de Nick Leeson en argent frais.
  • [7]
    Coopers & Lybrand, à l'époque le n˚ 4 des "Big Six", fusionnera le 1er janvier 1998 avec Price Waterhouse (n˚ 6), donnant naissance au plus gros cabinet d'audit mondial : PricewaterhouseCoopers.
  • [8]
    Déboucler sa position et concrétiser ainsi une perte jusque-là virtuelle.
  • [9]
    Pour limiter le risque d'une opération pouvant entraîner des pertes importantes, les traders se couvrent, par exemple en prenant une option de sens inverse à celle de la position à risque, ce qui diminue leur gain du montant de la commission payée pour l'option.
  • [10]
    Sur BBC News, le 24 janvier 2008.
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