Notes
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[1]
Nous nous sommes appuyés sur la liste proposée par le site des Journées de l'économie (http://www.touteconomie.org/index.php?arc=c1) et sur les fichiers d'effectifs étudiants par matière de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'Education nationale.
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[2]
Pour quatre universités, les informations sur la maquette de licence n'étaient pas disponibles au moment où nous avons réalisé l'étude (début 2013), qui porte donc sur 50 universités.
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[3]
Voir le dossier "Les économistes bousculés par la crise", Alternatives Economiques, n? 287, janvier 2010.
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[4]
Voir graphique annexe 1
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[5]
Voir tableaux en fin d'article, p. 21.
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[6]
Accessible à cette adresse : http ://minu.me/87k4.
Par les étudiants du collectif Peps-Economie (Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie).,
1S'IL EST UN DOMAINE QUI A ÉTÉ ÉPARGNÉ PAR LA CRISE... c'est celui de l'enseignement de l'économie ! Alors qu'il fait depuis maintenant plus de dix ans l'objet de critiques récurrentes - après le mouvement des étudiants contre l'"autisme en économie" du début des années 2000 -, les trois premières années d'études d'économie à l'université continuent de proposer des enseignements majoritairement orientés vers l'acquisition de techniques laissant peu de place à la compréhension du monde économique contemporain. La crise, qui a pourtant largement bousculé les résultats de l'approche économique dominante, n'y a rien changé.
2Pour s'en rendre compte, il suffit de regarder de près l'ensemble des cours proposés par toutes les licences d'économie en France [1], un total de 54 formations [2]. Le collectif Peps-Economie a ainsi réalisé une cartographie de cette offre de formation. La principale limite d'une telle démarche est bien entendu qu'elle prend pour argent comptant les intitulés des enseignements, lesquels peuvent cacher des contenus différents en fonction de l'enseignant, du niveau des étudiants, etc. : quoi de commun entre un cours de microéconomie dispensé par l'économiste hétérodoxe Bernard Guerrien, à l'université de Paris 1, et un autre par l'orthodoxe convaincu Jean Tirole, à l'université de Toulouse ? Néanmoins, ces intitulés sont significatifs d'un "effet d'affichage" qui reflète la tendance des cours dispensés en licence d'économie à l'heure actuelle. Ils reflètent les rapports de force qui existent entre les différentes sous-disciplines de l'économie. Même s'il serait sans doute préférable de procéder à un recensement exhaustif des formations d'économie en France (classes préparatoires, IUT, écoles d'ingénieurs, écoles de commerce...), il nous a semblé utile de nous concentrer sur le coeur de l'enseignement de la discipline "économie" en France, lequel se situe à l'université. Qu'apprend un étudiant en économie lors de ses trois premières années de formation ?
Peu de réflexion
3Commençons par un exemple, celui de l'épistémologie, définie simplement comme l'étude de la façon dont se constitue une science, en l'occurrence la science économique. On pourrait légitimement penser qu'elle devrait être étudiée systématiquement : savoir comment la science que l'on étudie s'est construite comme telle paraît le b.a.-ba. Pourtant, il n'en est rien : cette discipline représente en moyenne... 0,006 % des cours dispensés ! Il est probable que de nombreux enseignants évoquent les questions épistémologiques mais l'"effet d'affichage" demeure, et force est de constater que, sur les 50 universités recensées, 49 ne proposent aucun cours sur le sujet. Les étudiants qui continueront en master vont se spécialiser et auront alors d'autant moins de chances de se pencher sur l'épistémologie de l'économie en particulier et des sciences sociales en général. C'est donc un sujet qui passe à la trappe.
4Mais il y a pire. Le sort réservé à l'histoire de la pensée économique n'est guère plus enviable, puisqu'elle représente en moyenne 1,7 % des enseignements dispensés en licence. Quinze universités n'offrent tout simplement pas ce genre de cours dans leur cursus pédagogique. La connaissance de l'histoire de la formation des concepts et des théories économiques apparaît pourtant indispensable à qui souhaite comprendre les avancées récentes de la science économique et appréhender le monde contemporain. Si l'on y ajoute les enseignements intitulés "théories économiques", qui pèsent en moyenne 0,5 % de l'ensemble des cours, le tableau n'est guère modifié.
5A travers ces trois exemples d'enseignements (épistémologie, histoire de la pensée économique, théories économiques) complètement marginalisés, on peut saisir le sort qui est fait aux cours dits "réflexifs", au sens où ils permettent un retour sur la discipline elle-même. Ils ne représentent au total, en moyenne, que 2,2 % des enseignements durant les trois années de licence. Et que dire de l'enseignement - ou plutôt de l'absence d'enseignement - de l'histoire des faits économiques ? La matière ne pèse que pour 1,6 % des cours, alors même que des économistes contemporains de premier plan, comme Paul Krugman et Joseph Stiglitz, soulignent régulièrement l'intérêt qu'il y a à s'y pencher. La connaissance de l'histoire économique devrait en effet permettre une compréhension plus fine des récents événements, en particulier des crises financières, économiques et sociales. Or la part des enseignements qui y est consacrée demeure dramatiquement faible.
Trop de technique
6A quoi est donc consacré l'essentiel de la formation des apprentis économistes ? Aux approches quantitatives (mathématiques, statistiques, économétrie, analyse de données), qui pèsent pour près de 20 % du total des enseignements dispensés, sans jamais descendre en dessous de 6,7 % (l'histoire de la pensée économique ne dépassant, elle, jamais 5 %). Autrement dit, c'est presque un cours sur cinq qui a trait à un enseignement technique, alors qu'on relève un cours sur cinquante à peine pour les disciplines réflexives.
7Personne ne défend l'idée qu'il ne faudrait pas de mathématiques ou de statistiques dans un cursus d'économie : les méthodes quantitatives ont fait la preuve de leur utilité pour mener des raisonnements complexes et rigoureux. Mais on peut regretter le formalisme souvent excessif des enseignements, participant d'un effacement du qualitatif au profit du quantitatif qui nie la complémentarité des deux méthodes.
8Les enseignements que l'on peut qualifier de microéconomiques (au sens large, c'est-à-dire en y incluant principalement, outre la microéconomie, l'économie industrielle et la théorie des jeux) représentent en moyenne 10,7 % des enseignements. L'affiliation de ces approches à la théorie dite néoclassique, qui porte une grande confiance aux mécanismes autorégulateurs des marchés et à la rationalité des acteurs, montre à quel point celle-ci semble détenir un statut différent des autres théories, puisqu'un ensemble d'enseignements lui est en quelque sorte "réservé". Un tel privilège demeure contestable alors que cette approche, c'est le moins que l'on puisse dire, n'a pas montré une quelconque supériorité vis-à-vis d'autres paradigmes : rappelons que deux de ses résultats importants sont que les bulles financières sont impossibles et que les crises économiques ne peuvent être que passagères [3] !
9Quid des cours abordant l'actualité économie et sociale ou encore les grands problèmes économiques contemporains ? Analyser avec l'aide des outils, des méthodes et des théories économiques ce qui se passe dans le monde, tel pourrait être un objectif légitime des études d'économie. Pourtant, seulement 1,7 % des cours y sont consacrés en moyenne - 14 universités ne le proposant même pas. Si, là encore, il est probable que certains enseignants "raccrochent" leurs cours à des questions d'actualité, il n'en demeure pas moins que les intitulés nous renseignent sur la philosophie dominante de l'enseignement de l'économie, pour laquelle une approche problématisée du monde économique et social contemporain n'est pas une priorité.
Une formation qui n’est pas adaptée
Une formation qui n’est pas adaptée
Poids des différents types d'enseignement dans les licences d'économie en France, mesuré en ECTS10Enfin, il faut évoquer la place faite - ou plutôt niée - aux autres disciplines que l'économie. Que pèsent les cours de sciences sociales, comme la sociologie ou la science politique, dont on peut penser qu'ils peuvent être complémentaires de ceux d'économie ? Peu de chose : 1,8 % des enseignements de licence, alors que 18 universités n'en proposent aucun. Or, comment espérer saisir dans toute leur complexité les problèmes économiques et sociaux en se cantonnant à une seule approche disciplinaire ? Il est nécessaire et urgent d'ouvrir les études d'économie aux autres sciences sociales.
11Ces statistiques descriptives sont pertinentes, mais on peut les compléter à l'aide d'une "analyse factorielle en composantes principales" (ACP), une technique qui permet de représenter la distribution des différentes matières entre les universités. Cette analyse permet de montrer des corrélations significatives entre les universités en fonction des matières enseignées.
12Le premier résultat fort de cette ACP [4] est que la majorité des licences d'économie en France sont relativement homogènes et peu différenciées, comme en témoigne le "magma" au centre du graphique, qui correspond à des formations assez similaires. Ce constat fait écho au sentiment de forte standardisation des cursus d'économie autour de répartitions disciplinaires structurantes.
13L'analyse permet également de noter une opposition entre des formations tournées vers la gestion et d'autres plus orientées vers les cours d'économie, autour de l'ensemble "micro-macro-maths" : le premier axe (l'axe horizontal sur notre graphique) oppose ainsi par exemple la licence de Mulhouse (38 % de gestion, relativement peu d'enseignements d'économie) à celle de Tours (27 % de cours techniques, 18 % de microéconomie, 21 % de macroéconomie, 2 % de gestion).
14Un second clivage, un peu moins conséquent, oppose des formations tournées vers des enseignements d'ouverture à des formations plus centrées sur des enseignements de méthode : le deuxième axe (l'axe vertical) oppose ainsi Paris 7, qui accorde une large place aux enseignements thématiques (14 %) ou d'ouverture (9 %), à, de l'autre côté, la formation quantitative de Lille 3, qui insiste sur les méthodes (en particulier l'informatique, à hauteur de 14 %, et l'anglais, à 10 %).
15Au vu de ces résultats qui nous confortent dans notre critique de l'enseignement économique à l'université, nous avons imaginé une maquette alternative, qui répondrait à nos quatre grandes revendications.
16D'abord, nous souhaitons que, au sein de nos enseignements d'économie, une place égale soit faite à toutes les théories. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, nous l'avons vu, puisque l'approche orthodoxe est privilégiée, notamment à travers les nombreux cours de microéconomie. Or chaque école de pensée a son épistémologie propre, ses hypothèses et ses modèles particuliers, et l'"étudiant représentatif" devrait en avoir une connaissance égale au terme de son cursus. Nous ne sommes pas anti-école néoclassique (au sens large) ; nous entendons seulement la replacer dans le cadre plus général des sciences économiques, afin qu'elle soit enseignée au même titre que toutes les autres écoles de pensée. Car il s'avère que la plupart des étudiants en économie n'ont pas une connaissance sérieuse des autres approches, voire ne savent pas qu'elles existent : sciences économiques et économie néoclassique se confondent dans les esprits. Les enseignements réflexifs étant largement absents des cursus d'économie en France, il est impossible de resituer les théories enseignées : le contexte économique de l'époque durant laquelle elles ont été fondées, les enjeux idéologiques (s'il y en a) relatifs à ces théories, ou encore les limites auxquelles on se heurte lorsqu'on confronte ces théories à l'analyse du monde réel.
17Un autre aspect nous pose problème - il était déjà pointé par nos aînés du mouvement contre l'"autisme en économie" au début des années 2000 - et contribue au désintérêt croissant dont sont victimes les études d'économie : l'absence de lien au réel et l'éloignement des enseignements de "ce qui se passe dans le monde". De fait, de nombreux étudiants en économie n'ont que peu de chose à dire sur la crise, les subprimes, les conséquences du réchauffement climatique, la réforme de la fiscalité... Paradoxalement, il apparaît qu'un lycéen de la série économique et sociale paraît mieux armé pour comprendre le monde économique et social qu'un étudiant achevant sa licence d'économie. Nous revendiquons donc des cours dans lesquels le renvoi à la réalité ne soit plus l'exception ou ne revête plus un caractère anecdotique, mais soit au contraire à la fois le coeur et le point de départ des enseignements.
18Enfin, pour comprendre ces mécanismes, nous pensons que l'économie ne peut prétendre se suffire à elle-même (des objets comme le chômage, la crise, l'écologie et bien d'autres le montrent) et que son isolement disciplinaire est nuisible.
Une proposition alternative de licence d'économie
19Afin de ne pas en rester à la simple critique, qui, bien qu'indispensable, pourrait être vue comme non constructive, nous avons décidé d'élaborer notre propre maquette de licence. En nous affranchissant - pour le moment - des contraintes institutionnelles et administratives, nous nous sommes permis de "rêver" un cursus d'économie qui correspondrait pleinement à nos attentes en comblant le manque de pluralisme que nous dénonçons. Il s'agit ici de traduire la critique étudiante de l'enseignement de l'économie en une proposition positive. C'est une licence d'"économie pluraliste" que nous présentons, au sens où elle répond à notre désir d'un pluralisme à trois niveaux : théorique, conceptuel et disciplinaire. Plus encore, nous plaçons au centre de cette licence la question du sens : les enseignements non seulement doivent faire sens pris isolément, mais la maquette doit revêtir une cohérence d'ensemble qui seule peut garantir une formation intellectuelle satisfaisante. Les cours ne doivent plus être, comme ils le sont dans une immense majorité d'universités françaises, une simple juxtaposition d'enseignements ; ils doivent, au contraire, constituer un tout cohérent.
20Pour répondre à ce cahier des charges (pluralisme des enseignements, sens de la formation), il nous a semblé qu'une approche par objets/questions/problèmes était la plus opérante. Au lieu de partir des disciplines (microéconomie, macroéconomie, etc.), sans que le lien entre elles n'apparaisse clair aux étudiants, nous souhaitons partir des questions que l'on se pose, qui nous intéressent et qui traitent des problèmes économiques contemporains, pour ensuite aller vers les outils et théories qui permettront de mieux les traiter (et non l'inverse). Le questionnement, la problématisation, l'interrogation sont ainsi mis au centre. Dès lors, c'est presque naturellement qu'un pluralisme des réponses devra être proposé dans les cours.
21Prenons un exemple : la question du chômage. Une infinité de questions s'ensuivent pour traiter ce thème : pourquoi y a-t-il du chômage ? A-t-il toujours existé ? Qu'est-ce qu'être au chômage ? Comment faire pour le résorber ? Est-il d'ailleurs souhaitable de le réduire ? Etc.
22On saisit sans peine que, pour y répondre, un enseignant ne pourra légitimement se contenter d'une seule théorie, d'un seul point de vue, d'une seule approche conceptuelle (microéconomie, macroéconomie, histoire de la pensée, etc.), d'une seule discipline. Les causes du chômage comme les pistes pour le résorber constituent une des questions les plus controversées de la science économique, et il convient d'en présenter les différentes approches. La question de l'origine même du chômage relève de l'histoire économique. Celle de sa définition appelle des interrogations sociologiques et philosophiques. De fait, pour répondre de manière satisfaisante aux questionnements autour du chômage (mais ce raisonnement est également valable pour d'autres objets), il est nécessaire d'adopter un point de vue pluraliste : pluralisme disciplinaire (en plus de l'économie, la sociologie, la philosophie, la science politique, la géographie, l'histoire, la psychologie pourraient être mobilisées, et ce ne sont pas les seules), pluralisme conceptuel (comment espérer englober ce problème en ne s'appuyant que sur l'"économie du travail", la microéconomie ou l'histoire de la pensée, par exemple ?), pluralisme théorique (il convient de présenter les différentes approches : nouvelle classique, post-keynésienne, nouvelle keynésienne, institutionnalistes, marxiste, écologique, féministe, etc.).
23Bien sûr, cette approche par objets problématisés pose la question de leur nombre et de leur choix. Sans doute ceux que nous avons listés dans notre maquette [5] peuvent-ils être contestés, et il est probable qu'ils ne soient guère exhaustifs. Aussi doivent-ils être considérés davantage comme des exemples d'objets et de questionnements possibles. Mais l'approche par problématisation doit constituer la colonne vertébrale d'un enseignement de licence. Elle permet de lutter contre l'incompréhension que nous avons trop souvent ressentie dans nos études d'économie en replaçant au centre la question du sens. Ainsi, en partant d'un objet donné et des questions qu'il appelle, les "cours-objets" doivent mobiliser tout le savoir disponible, sans limitation autre que leur pertinence pour répondre aux problématiques et donc sans exclusive théorique, conceptuelle ou disciplinaire.
24Nous avons également introduit dans notre maquette un cours explicitement consacré à l'actualité économique et sociale, avec un volume horaire conséquent. Nous sommes trop nombreux à ne pas avoir su répondre à des interlocuteurs qui nous questionnaient sur le chômage des jeunes, les crises financières, etc., alors que, étudiants en économie, ils nous pensaient justement à même d'avoir des "choses à dire" sur ces sujets. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n'en est rien. Il faut redonner une place privilégiée au commentaire de l'actualité économique et sociale, commentaire qui se fonderait sur les théories, les outils, les pensées économiques.
25En appui à ces cours partant des grands problèmes économiques, des outils sont bien sûr nécessaires. C'est la raison pour laquelle nous proposons dans notre projet des cours explicitement consacrés aux méthodes, qu'elles soient quantitatives ou qualitatives. Il nous apparaît en effet primordial de ne pas donner l'exclusivité à l'une des deux approches, comme c'est presque toujours le cas dans les cursus des licences d'économie actuelles, avec une omniprésence des enseignements quantitatifs. Si, bien sûr, les mathématiques et les statistiques sont à même de nous aider à mieux appréhender le monde contemporain, elles peuvent être et doivent être, à notre sens, complétées par des méthodes qualitatives, comme l'entretien, l'observation ou la consultation d'archives.
26Ces approches ne sont guère habituelles pour de nombreux économistes, et a fortiori pour de nombreux enseignants de la matière et leurs étudiants. Pourtant, en se référant toujours à cette question du sens, les méthodes qualitatives paraissent incontournables. Connaître le nombre et l'évolution du nombre de chômeurs est indispensable, mais faire une observation au sein d'une agence de Pôle emploi, réaliser un entretien avec un chômeur ou un conseiller, consulter les articles de presse évoquant pour la première fois la montée du chômage, etc., permettent d'affiner le regard qu'on porte sur la question. Certes, on peut se demander si ces approches appartiennent encore à l'économie, mais c'est pour nous une mauvaise manière de poser le problème : ce qui compte, ce n'est pas la discipline dans laquelle on s'inscrit, mais bien les connaissances à mobiliser pour répondre à une problématique donnée. Si les sociologues ont des choses intéressantes à dire en se fondant sur des entretiens et des observations, pourquoi s'en priver ? Dans la grande majorité des cas, pour ne pas dire dans tous, le croisement des méthodes qualitatives et quantitatives est nécessaire et fructueux. Si l'appel à ce croisement n'est pas nouveau, son inscription poussée à ce point dans une maquette d'enseignement constitue une nouveauté.
27Il nous faut préciser que nous voyons ces méthodes comme permettant de donner davantage de substance pour répondre aux problèmes posés dans les "cours-objets". Autrement dit, les méthodes quantitatives et qualitatives ne seront pas enseignées pour elles-mêmes : c'est en ce qu'elles offrent aux étudiants des pistes de réflexion et de réponses qu'elles doivent être présentées. Le lien avec les cours-objets doit être explicite, afin que ces méthodes n'apparaissent pas aux étudiants - c'est encore trop souvent le cas - comme déconnectées du réel mais bien comme pouvant servir d'appui à une compréhension des phénomènes économiques et sociaux contemporains.
28Un cours complémentaire sera consacré exclusivement à l'histoire de la pensée économique et sociale et l'histoire des faits économiques et sociaux, rassemblées en un seul enseignement développé sur l'ensemble des deux premières années de licence et doté d'un volume horaire substantiel. Cela permettra de combler la principale limite dont souffre l'approche par objets, qui est de masquer la cohérence d'ensemble des différentes théories.
29Ce cours d'histoire de la pensée et des faits économiques ne serait pas un simple catalogue listant par ordre chronologique les différentes théories ayant composé l'histoire de la pensée économique et leur contexte historique, et donnant in fine l'impression de pensées mortes. Bien au contraire, ce cours aura pour objectifs essentiels, d'une part, d'expliciter la genèse des théories économiques en les resituant dans leurs contextes originels - non seulement économique, social et politique mais également intellectuel -, et d'autre part, d'explorer en détail lesdites théories et d'en montrer l'évolution au cours du temps en fonction du contexte historique, afin d'en donner une connaissance précise et actualisée aux étudiants, qui en auront par ailleurs une exposition appliquée et spécifique dans les cours-objets.
30Ce grand cours d'histoire de la pensée et des faits économiques et sociaux assure la cohérence générale des concepts présentés dans les cours-objets. C'est ce cours qui permet à l'ensemble de faire sens dans un tout logique. Il se peut qu'il y ait des doublons avec les cours-objets, mais nous n'avons pas jugé cela gênant : d'une part, les choses seront vues différemment, d'autre part, des esprits en formation ne pâtiront pas de voir plusieurs fois les mêmes éléments. En outre, l'intérêt pédagogique est triple : donner une connaissance extensive aux étudiants des différentes théories économiques ; relativiser le caractère absolu de chaque théorie en la replaçant dans son contexte historique d'élaboration et en la reliant aux faits économiques ayant motivé son apparition, illustrant ainsi qu'en économie rien ne relève d'un supposé bon sens ni ne tombe du ciel mais que, bien au contraire, l'économie comme objet social et disciplinaire est encastré dans l'histoire et le politique et doit être envisagée comme telle, sans négation ou omission de ses aspects idéologiques et en reconnaissance du fait que les sciences économiques ne constituent pas un corpus de savoir unifié mais plutôt un ensemble de théories et d'écoles morcelées, avec leurs accords et leurs oppositions ; grâce à ce recul historique, poser les bases d'un regard critique des étudiants sur leur propre discipline et renforcer ainsi les fondements de la posture réflexive que cette licence ambitionne de fournir à ses étudiants sur la science économique.
31Nous avons également prévu une catégorie de cours "divers" dans laquelle entreraient les langues et l'informatique, ainsi qu'un enseignement libre. Les leçons d'informatique partiraient de la bureautique classique en début de licence pour arriver, en fin de licence, à une initiation aux logiciels statistiques. Une telle initiation est cohérente avec les projets que les étudiants auront à réaliser dans le cadre des cours de méthodes qualitatives et quantitatives. Disposer d'une initiation à ces logiciels permettrait aux étudiants de saisir concrètement et par eux-mêmes les intérêts et les limites du recours aux techniques statistiques et économétriques.
Une autre pédagogie
32La réflexion sur l'enseignement de l'économie et la mise au point d'une telle licence ne peuvent faire l'économie d'un point sur la pédagogie, qui semble devoir porter sur deux niveaux.
33Le premier niveau est celui des modalités de transmission du savoir : une telle licence nécessite une implication importante des étudiants, ce qui induit des pratiques pédagogiques largement inédites à un niveau de licence. Le nombre d'étudiants est bien sûr un enjeu majeur, dont l'importance ne peut être minorée, mais le cours magistral ne peut plus être ici la forme privilégiée de la transmission de la connaissance si l'on prétend atteindre l'objectif de la construction d'un savoir critique des étudiants. Si le grand cours d'histoire de la pensée et des faits économiques et sociaux semble devoir conserver une forme assez classique, les cours-objets et les cours méthodologiques devront appeler une approche pédagogique largement participative. Sans entrer dans le détail des différentes pratiques pédagogiques, le recours à des formes collectives d'élaboration de la connaissance (fréquence importante des exposés, accent mis sur la discussion, évaluation par les pairs) semble pertinent dans le cadre d'une telle licence.
34Le deuxième niveau est celui de la capacité générale des enseignants à intervenir dans une telle licence. Le profil idéal pour enseigner dans la licence que nous proposons semble plus proche de l'enseignant de sciences économiques et sociales (SES) que du maître de conférences en science économique, en l'état actuel des choses. C'est pourquoi notre licence nécessite un niveau élevé de coordination entre enseignants pour assurer sa cohérence générale, d'un cours à l'autre (entre cours-objets ou au sein même de ces cours), d'une "colonne" à l'autre (cohérence cours-objets/cours méthodologiques).
35La licence Peps répond parfaitement à la question des compétences acquises en fin de cursus et à l'adaptabilité des étudiants au monde professionnel et/ou aux programmes de troisième cycle universitaire, tant au niveau des capacités intellectuelles générales que des compétences techniques. Les étudiants auront une culture approfondie en science économique leur conférant un pouvoir analytique certain des enjeux contemporains, et cela dans une pluralité de cadres théoriques, un savoir-faire que n'ont pas la majorité des étudiants en économie aujourd'hui, y compris à un niveau master 2, après cinq années d'études supérieures en économie.
36En termes de compétences techniques et opérationnelles, les étudiants seront capables au terme de la licence de conduire des enquêtes et de recueillir des données, de mener un travail de recherche en archives, de procéder à l'analyse statistique des données recueillies, de modéliser les relations identifiées et de monter un projet. En outre, une initiation au droit et une préparation aux concours administratifs sont prévues pour les étudiants désirant tenter des concours dès la fin de leur L3.
37La licence d'"économie pluraliste" que nous proposons ne ferme donc aucune porte et, bien au contraire, fournit aux étudiants un éventail complet de possibilités pour la suite de leur parcours.
38Pour conclure, disons simplement que notre démarche se veut à la fois une critique et une réappropriation étudiantes de l'enseignement de l'économie. Rappelons que Peps-Economie signifie "Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie", et qu'une telle licence est conçue pour porter concrètement les aspirations contenues dans ce sigle, quel que soit le nom qui pourrait lui être donné dans le cadre d'une mise en oeuvre concrète.
39Partant de l'insatisfaction née de nos expériences individuelles et du constat plus général suite à notre travail d'enquête sur les cursus d'économie de licence, nous estimons que l'enseignement actuel de l'économie ne permet pas la formation d'économistes à même de saisir pleinement les enjeux du monde contemporain, pas plus qu'il ne permet aux étudiants en économie d'acquérir les connaissances nécessaires à l'exercice d'une citoyenneté éclairée. L'absence quasi totale de cours réflexifs, la prépondérance des méthodes quantitatives et des cours standards de microéconomie et de macroéconomie, ajoutées au manque de pluralisme théorique, conceptuel et disciplinaire, laissent les étudiants insatisfaits intellectuellement et désarmés professionnellement.
40Il nous apparaît pertinent de souligner en conclusion qu'il ne s'agit pas là de préoccupations franco-françaises. En effet, ayant lancé un annuaire international des mouvements étudiants similaires à Peps dans le monde [6], nous avons constaté, au mois de mars 2013, l'existence d'initiatives identiques à la nôtre aux Etats-Unis, au Canada, en Argentine, au Chili, en Uruguay, en Allemagne et en Israël. Des enquêtes telles que la nôtre ont été ou sont menées au Canada, en Allemagne et en Israël, et toutes aboutissent aux mêmes résultats.
41En tant qu'étudiants en économie et citoyens en devenir, nous revendiquons le droit à la pensée critique et voulons que la chance nous soit donnée de pouvoir nous faire nous-mêmes notre avis sur les problématiques entrant dans le champ de l'analyse économique selon une pluralité de vues ; nous avons pour cela besoin du triple pluralisme qui devrait être la norme dans les cursus de sciences économiques.
42En tant qu'étudiants en économie et citoyens en devenir, nous revendiquons donc cet indispensable pluralisme à trois niveaux : pluralisme des théories, pluralisme à l'égard des matières réflexives, pluralisme en termes d'ouverture aux autres sciences sociales. Pour une formation stimulante et intellectuellement honnête des étudiants embrassant la voie des sciences économiques !
Annexe 1. Analyse en composantes principales des enseignements d'économie en licence
Annexe 1. Analyse en composantes principales des enseignements d'économie en licence
Annexe 2. Une maquette de licence d'économie alternative
Annexe 2. Une maquette de licence d'économie alternative
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Nous nous sommes appuyés sur la liste proposée par le site des Journées de l'économie (http://www.touteconomie.org/index.php?arc=c1) et sur les fichiers d'effectifs étudiants par matière de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'Education nationale.
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Pour quatre universités, les informations sur la maquette de licence n'étaient pas disponibles au moment où nous avons réalisé l'étude (début 2013), qui porte donc sur 50 universités.
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Voir le dossier "Les économistes bousculés par la crise", Alternatives Economiques, n? 287, janvier 2010.
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Voir graphique annexe 1
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Voir tableaux en fin d'article, p. 21.
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