Couverture de LECO_042

Article de revue

La part salariale n'a jamais été aussi basse !

Pages 97 à 104

Notes

English version

1La part des salaires dans la valeur ajoutée a-t-elle, oui ou non, baissé en France ? Le débat public se développe aujourd'hui autour de cette question  [1]. Cet article voudrait en démêler les aspects méthodologiques pour insister à nouveau sur cette réalité incontournable : en France, comme dans la plupart des pays européens, la part des salaires correctement mesurée a été ramenée à un niveau historiquement bas. Cette évolution est l'une des principales sources de la crise actuelle et elle fonde la possibilité d'une autre répartition des revenus.

Comment mesure-t-on la part salariale ?

2La part salariale est définie comme le rapport entre les rémunérations salariales (y compris les cotisations) à la valeur ajoutée. La mesure la plus courante porte sur le champ des sociétés non financières, à partir de données régulièrement publiées par l'Insee. Si l'on veut raisonner sur l'ensemble de l'économie, il faut traiter la question des non-salariés, puisque la part des salaires est, toutes choses égales par ailleurs, moins élevée quand il y a beaucoup de non-salariés. En France, la part des salariés dans l'emploi total est ainsi passée de 64 % en 1949 à 94 % en 2007. La méthode standard pour corriger ce biais consiste à affecter un salaire moyen aux non-salariés. Cette part salariale ajustée peut s'interpréter de manière transparente comme le rapport entre le salaire moyen qui revient à chaque salarié et le produit intérieur brut (PIB) par tête, autrement dit la productivité moyenne du travail, qu'il soit salarié ou non. Elle facilite par ailleurs les comparaisons internationales sur longue période, et c'est pourquoi la Commission européenne ou l'OCDE utilisent cette définition.

3L'histoire classique que racontent ces deux indicateurs (graphique 1) est alors la suivante : la part salariale est à peu près constante jusqu'à la récession de 1974-1975, puis elle augmente jusqu'au pic de 1982. Elle baisse ensuite fortement entre 1982 et 1989, et elle est à peu près constante depuis 1989. Le point important est donc le suivant : il serait effectivement erroné de soutenir que la part salariale baisse sur la période récente. Mais les indicateurs courants montrent que la part salariale est aujourd'hui inférieure de 4 à 5 points par rapport aux Trente Glorieuses, et de 9 à 10 points par rapport au sommet de 1982.

Graphique 1. Deux mesures classiques de la part salariale

Illustration 1

Graphique 1. Deux mesures classiques de la part salariale

Les correctifs de Denis Clerc

4Dans le dernier numéro de L'Economie politique, Denis Clerc  [2] soutient au contraire que la part des salaires est restée à peu près stable, à l'exception de la "bosse" qui culmine en 1982. Elle ne serait pas aujourd'hui significativement inférieure à son niveau des années 1960. Pour parvenir à ce résultat, il propose deux correctifs par rapport à la mesure classique de la part salariale.

5Le premier correctif consiste à défalquer la consommation de capital fixe de la valeur ajoutée brute et à calculer la part salariale à partir de cette valeur ajoutée nette. Cette démarche est légitime, dès lors qu'il s'agit de repérer la nouvelle valeur créée. Ce correctif a pour premier effet de gonfler la "bosse" du début des années 1980. A y regarder de plus près, ce phénomène correspond à une augmentation du coefficient de capital, autrement dit du rapport entre stock de capital et valeur ajoutée des entreprises. Il s'agit d'une fluctuation cyclique car la tendance à plus long terme est plutôt à la baisse de ce coefficient (cf. graphique 2). Ce constat est important parce qu'il permet de rejeter l'hypothèse d'une accélération de la substitution capital-travail parfois avancée dans la littérature pour justifier une baisse de la part salariale.

Graphique 2. Les déterminants de la consommation de capital fixe

Illustration 2

Graphique 2. Les déterminants de la consommation de capital fixe

6La seconde modification porte sur les années récentes. Depuis 2000, la consommation de capital fixe augmente plus vite que la valeur ajoutée brute, de telle sorte que la part salariale corrigée tend à se redresser. Denis Clerc suggère que ce mouvement traduirait une "obsolescence plus rapide" liée à la part croissante des nouvelles technologies. Or, la construction des séries de capital de l'Insee repose sur l'attribution à chaque type d'équipement d'une durée de vie conventionnelle qui va de 60 ans pour les ouvrages de génie civil à 3 ans pour les logiciels. Une obsolescence plus rapide ne peut donc provenir que d'un effet de structure dans la composition du stock de capital. C'est effectivement ce qui se passe : la part des équipements et de l'immatériel (logiciels, etc.) augmente, tandis que celle des bâtiments et ouvrages diminue. Par conséquent, la durée de vie moyenne du capital diminue et le taux d'amortissement augmente. Mais, compte tenu des durées de vie relatives, la contribution principale vient du côté des bâtiments et ouvrages.

7Au total, l'évolution de la part de la consommation de capital fixe dans la valeur ajoutée peut être simulée à partir de deux variables : le coefficient de capital et la structure du capital (graphique 2, courbe "Estimation"). Mais cette structure du capital dépend en grande partie de la définition conventionnelle des durées d'amortissement des bâtiments et des ouvrages de génie civil, et il en va donc de même de la consommation de capital fixe.

8Les fondements de cette correction sont donc statistiquement fragiles ; en tout état de cause, elle ne modifie pas qualitativement les évolutions de la part salariale (tableau 1). La thèse de Denis Clerc repose donc essentiellement sur son second correctif, qui consiste à raisonner sur la valeur ajoutée "au coût des facteurs". Elle se calcule en déduisant les impôts sur la production de la valeur ajoutée et en y ajoutant les subventions d'exploitation. On obtient alors un nouveau profil d'évolution, où le différentiel entre la période récente (1993-2007) et la période "fordiste" (1959-1973) est cette fois significativement réduit, puisqu'il passe de 4,3 points à 1,5 point.

Tableau 1. Trois mesures de la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières

Tableau3

Tableau 1. Trois mesures de la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières

9Mais cette correction n'est pas légitime, parce qu'il s'agit d'étudier le partage primaire des revenus, autrement dit de répondre à cette question : quand les entreprises créent 100 de valeur nouvelle, quelle est la proportion qui revient aux salariés ? Certes, l'entreprise doit par ailleurs verser des impôts à l'Etat, des intérêts aux banques, et des dividendes aux actionnaires ; ce qui lui reste s'appelle le profit d'entreprise, disponible pour l'investissement. Mais on ne peut mélanger les deux questions.

10Denis Clerc n'est pas convaincu par ce point de vue et pense qu'il relève de ma part "davantage d'une analyse circonstancielle que d'une problématique scientifique"[3]. Ce genre de compliment se retourne facilement : pourquoi Denis Clerc choisit-il un traitement spécifique pour certains impôts comme la TIPP ou la taxe professionnelle ? Les autres impôts sur le revenu ou sur le capital payés par les entreprises ne tombent pas non plus "dans la poche des propriétaires du capital ni dans celle des salariés", pour reprendre le critère de Denis Clerc. Or, si on défalque l'ensemble de ces impôts de la valeur ajoutée, la part salariale ainsi recalculée retrouve son profil "classique", avec un écart de 4 à 5 points entre la période récente et les années 1960. Pour rendre les choses plus concrètes : imaginons que Sarkozy tienne sa promesse de supprimer la taxe professionnelle. Dans ce cas, la valeur ajoutée au coût des facteurs va augmenter et la part salariale - telle que Denis Clerc propose de la mesurer - va baisser, sans que cela corresponde à un changement effectif dans le partage primaire des revenus. Bref, le correctif proposé par Denis Clerc introduit un effet parasite. La mesure de la part des salaires ne doit pas être sensible aux variations de la fiscalité des entreprises.

Une tendance universelle

11Denis Clerc fait l'impasse sur l'avalanche de rapports récents qui mettent tous l'accent sur une tendance générale à la baisse de la part salariale. Un rapide passage en revue montre qu'il ne s'agit pas d'"analyses circonstancielles". C'est un document de la Banque des règlements internationaux (BRI) qui, le premier, a évoqué une hausse tendancielle de la part du profit  [4]. En avril 2007, le Fonds monétaire international (FMI) constate que "la part des salaires dans les pays développés a baissé en moyenne d'environ 7 points depuis le début des années 1980, ce recul étant plus marqué dans les pays européens"[5]. La Commission européenne dresse un constat similaire dans son rapport annuel sur l'emploi : "Après avoir culminé à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la part des revenus du travail a commencé à baisser dans la plupart des Etats membres de l'Union européenne et se situe actuellement à des niveaux historiquement bas" [6]. L'OCDE évoque "un recul significatif de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Dans les 15 pays de l'OCDE pour lesquels les données couvrent toute la période depuis 1976, cette part a reculé d'environ 10 points" [7]. Enfin, l'Organisation internationale du travail (OIT) étend le diagnostic à un nombre encore plus grand de pays : "dans 51 des 73 pays pour lesquels on dispose de données, la part des salaires dans le revenu national a baissé durant les deux dernières décennies. Le recul le plus marqué a été enregistré en Amérique latine (13 points), suivie par l'Asie et le Pacifique (10 points) et par les économies avancées (9 points)"[8].

12La France fait-elle exception à cette tendance à peu près universelle ? Un nouvel examen du graphique 1 montre que non. Il existe au contraire un parallèle frappant entre l'évolution de la part salariale ajustée en France et celle de l'ensemble de l'Union européenne. La spécificité française réside dans la "marche d'escalier" 1982-1989 qui a fait brutalement baisser la part salariale en France, alors que le mouvement est plus progressif dans les autres pays européens.

13Il n'est donc pas possible d'ignorer le bilan dressé par les institutions internationales et européennes. Plutôt que de dépenser son énergie à nier la réalité du phénomène, il serait plus intéressant de s'attacher à l'expliquer. Les rapports en question mobilisent en effet toute une série de facteurs explicatifs où l'on retrouve pêle-mêle le prix du pétrole, le taux d'intérêt, le degré d'ouverture internationale, les rigidités du marché du travail, etc. Mais aucune ne fait intervenir le taux de chômage, qui permet pourtant de mesurer facilement le rapport de forces entre capital et travail et son impact sur la part salariale. Une modélisation économétrique simple permet de rendre compte de l'évolution de part salariale ajustée en fonction d'une hypothèse centrale selon laquelle la répartition des gains de productivité est d'autant moins favorable aux salariés que le taux de chômage augmente  [9].

Peut-on prendre le "pic de 1982" comme référence ?

14Certes, la part salariale a baissé, mais revenir à son niveau record de 1982 serait antiéconomique : telle est la position de repli des défenseurs du statu quo. Il faut pourtant y regarder de plus près. La baisse de la part salariale équivaut, aux prix relatifs près, à une baisse du coût salarial unitaire, et elle a donc contribué à l'amélioration de la "compétitivité-coût". Mais cette baisse ne s'est pas pour autant répercutée sur les prix, par lesquels passent en fin de compte les effets de compétitivité, sinon le taux de marge ne se serait pas rétabli. Les efforts imposés aux salariés au nom de la compétitivité n'ont donc pas été consacrés à la baisse des prix mais au rétablissement du profit.

15Etait-ce la condition nécessaire pour rétablir la capacité d'investissement des entreprises ? La réponse est, là aussi, négative ; le fameux théorème énoncé à l'époque par le chancelier allemand Helmut Schmidt ("les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain") n'a pas fonctionné : après 1982, le taux de marge des entreprises a significativement augmenté, mais pas la part de leur valeur ajoutée consacrée à l'investissement. Le taux d'investissement des sociétés non financières a fluctué autour d'une tendance légèrement orientée à la baisse. En 2007 - un point haut du cycle -, il est à peine supérieur à son niveau de 1982 : 20,9 % contre 20,2 %.

16Si le rétablissement du taux de marge n'a été consacré ni à la compétitivité ni à l'investissement, où se trouve sa contrepartie ? Dans un premier temps, les entreprises ont donné la priorité au désendettement qui, avec la baisse ultérieure des taux d'intérêt, a conduit à une réduction graduelle de leurs charges d'intérêts. A mesure que la situation financière était ainsi assainie, la distribution de dividendes s'est mise à croître de façon exponentielle. En 1982, les dividendes nets versés par les sociétés non financières représentaient 4,4 % de leur masse salariale ; en 2007, on en est à 12,4 %. Autrement dit, les salariés travaillent aujourd'hui près de six semaines par an pour les actionnaires, contre deux semaines au début des années 1980.

17Sur la base de ces observations, on peut construire un compte "virtuel" des entreprises (tableau 2) où la part salariale retrouverait son niveau "record" de 1982, moyennant deux contreparties : la part des dividendes est ramenée à son niveau de 1982, et le besoin de financement retrouve lui aussi son niveau de 1982 en proportion de la valeur ajoutée. Le taux d'investissement reste le même et la compétitivité n'est pas atteinte, puisque l'augmentation des salaires est compensée par la baisse des dividendes et de l'autofinancement. Dans la construction de ce compte virtuel on retrouve deux idées chères à Keynes : l'"euthanasie des rentiers" via la baisse des dividendes, et la "socialisation de l'investissement", car les taux d'intérêt sont aujourd'hui suffisamment bas pour que le financement de l'investissement se fasse par recours accru à l'endettement bancaire public.

Tableau 2. Structure du compte des sociétés non financières, en % de la valeur ajoutée

Tableau4

Tableau 2. Structure du compte des sociétés non financières, en % de la valeur ajoutée

18Il n'y a donc pas d'argument strictement économique à l'encontre d'une modification radicale de la répartition des revenus : elle ne conduit pas mécaniquement à un effondrement de la compétitivité ou à une explosion de l'inflation ; elle ne réduit pas les capacités d'investissement des entreprises, et ne postule pas non plus un taux de croissance échevelé. Cette augmentation de la part salariale pourrait obéir à une autre "règle des trois tiers" : 1) revalorisation des salaires ; 2) ressources nouvelles pour la protection sociale ; et 3) nouveaux emplois créés par réduction du temps de travail  [10].

19Un tel projet permettrait de sortir de l'impasse du capitalisme financiarisé. Il se heurterait à de fortes résistances (grève de l'investissement, fuite des capitaux, augmentation des prix répondant à celle des salaires, etc.) qui ne manqueraient pas d'invoquer de prétendues lois économiques. Car le débat statistique sur la part salariale recouvre une véritable question d'économie politique : peut-on, oui ou non, toucher à la répartition des revenus ?

Notes

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions