Notes
-
[1]
Dernier ouvrage paru : Ethique et Economie. Une opposition artificielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. "L'univers des normes", 2005.
-
[2]
Voir Amartya Sen, Ethique et Economie, Paris, PUF, coll. "Philosophie morale", 1993, p.5-29.
-
[3]
Kautilya, Traité du politique. Arthasastra, Paris, Pocket, coll. "Agora", 2005.
-
[4]
Voir Nelly Hansson, "Présentation", in Colloque des intellectuels juifs (coll.), Ethique du Jubilé. Vers une réparation du monde ?, Paris, Albin Michel, 2005, p. 14.
-
[5]
André Néher, "Le rôle du prophétisme dans le mouvement de l'économie du XXe siècle", in L'Encyclopédie française, tome IX, L'Univers économique et social, Paris, Société nouvelle de l'Encyclopédie française, 1960, p. 9.64-4. Ce neuvième volume avait été dirigé par François Perroux et Gaston Berger.
-
[6]
Voir Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 1984, p.76-78 (1re éd., 1932).
-
[7]
Jean Halpérin, "Avant-propos", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 9.
-
[8]
Louis Dumont, "Préface", in Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1994, p. II (1re éd. anglaise, 1944). Pour une présentation synthétique de cet auteur, voir Guy Roustang, "Karl Polanyi : remettre l'économie à sa place", Alternatives Economiques, n? 160, juin 1998, p. 64-67.
-
[9]
Louis Dumont, "Préface", op. cit., p. II.
-
[10]
Norberto Bobbio, Droite et Gauche, Paris, Seuil, 1996, p. 148.
-
[11]
Raymond Aron, Etudes politiques, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1972, p. 85.
-
[12]
Paul Ricoeur, "Préface", in Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmannn-Lévy, coll. "Agora", 1988, p. 23. Une thèse semblable est développée dans Martine Leibovici, Hannah Arendt, Paris, Desclée de Brouwer, coll. "Biographies", 2000, p. 213, et dans Jean-Claude Eslin, Hannah Arendt. L'obligée du monde, Paris, Michalon, coll. "Le bien commun", 2000, p. 87.
-
[13]
Claude Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Cerf, 1953, p. 66.
-
[14]
En vue d'observer la plus parfaite neutralité religieuse, nous avons retenu ici les termes Premier Testament et Second Testament qui, à la différence d'Ancien et de Nouveau Testament, ne sont porteurs d'aucune connotation confessionnelle.
-
[15]
Jean Halpérin, "Le judaïsme", in Travail, cultures, religions, Paris, Anthropos, 1983, p. 55.
-
[16]
André Néher, "Le rôle du prophétisme...", op. cit., p. 9.64-8.
-
[17]
Le respect du Shabbat n'a rien d'un commandement souple, puisque celui qui le transgresse peut être condamné à la lapidation (Ex 31, 14 et Nb 15, 32-36)!
-
[18]
Paul Beauchamp, D'une montagne à l'autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 40.
-
[19]
Tacite, Histoires, vol. 4., Paris, Les Belles Lettres, coll. "Budé", 1921, p. 378.
-
[20]
Sur la signification proprement métaphysique de ces mitsvot, on lira Catherine Chalier, L'Alliance avec la nature, Paris, Cerf, coll. "La nuit surveillée", 1989, en particulier le chapitre 4.
-
[21]
On rappellera que les esclaves hébreux devaient être libérés la septième année de leur servage, et cela indépendamment de toute année sabbatique.
-
[22]
Jacques Goldberg, "Leçon talmudique. Le cas de Jérusalem", in Ethique du Jubilé, op. cit., 2005, p.47.
-
[23]
Stéphane Mosès, "Shabbat, année sabbatique, Jubilé", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 175.
-
[24]
Edouard Dommen, "Le Jubilé face aux dettes insupportables", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 99.
-
[25]
André Néher, "Le rôle du prophétisme...", op. cit., p. 9.64-6.
-
[26]
Ibid., p. 9.64-6.
-
[27]
C'est sur cette base qu'Aristote condamne la chrématistique.
-
[28]
Voir Dominique Chenu, "Economie et promesse", in L'Encyclopédie française, t. IX, L'Univers économique et social, op. cit., p. 11.
-
[29]
Roger Mehl, "Problèmes économiques et espérance du Royaume", in L'Encyclopédie française, t. IX, op. cit., p. 16.
-
[30]
Jean-Claude Dhotel, " Tout l'homme, tous les hommes. Fondements évangéliques du développement humain ", supplément à Vie chrétienne, nov. 1970, n? 131, p. 32.
-
[31]
Jean Jaurès, La Question religieuse et le socialisme, Paris, Minuit, 1959, respectivement p. 48 et p. 40.
-
[32]
Au cours du dernier demi-siècle, le PIB mondial est passé de 5 336 à 33 725 milliards de dollars, soit une évolution de 2 113 à 5 708 dollars par tête. Voir Angus Maddison, L'Economie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 17 et 280. Il s'agit d'une évaluation en dollars internationaux de 1990.
-
[33]
Voir Pnud, Rapport mondial sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003, p. 40-41. Signalons à ce propos, afin d'éviter toute mésinterprétation, que vivre avec 1 dollar par jour ne signifie pas, dans ces statistiques, pouvoir acheter dans un pays donné ce que permettrait la conversion d'une unité de la monnaie américaine en devises locales mais, ce qui est bien différent, vivre avec l'équivalent de ce que 1 dollar américain permet d'acheter aux Etats-Unis.
-
[34]
Voir Jacob Rosenberg et Avi Weiss, "The Jubilee as antitrust legislation", in Dette et Jubilé. Imprimer un rythme à l'économie, Observatoire de la Finance, Finance et bien commun, supplément n?1, 1999, p. 35-39; et Jean-Claude Lavigne, "The Jubilee : binding and unbinding, For an economy of relations, not of enslavement", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 129-135.
-
[35]
Voir Manfred Spieker, "La destination universelle des biens : la contribution de la doctrine sociale de l'Eglise à une économie du Jubilé", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 103-111.
-
[36]
Pour une présentation de ces deux auteurs, voir Jean-Paul Maréchal, Ethique et Economie. Une opposition artificielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. "L'univers des normes", 2005, partie 2.
-
[37]
Sur l'histoire de cette démarche et les propositions qu'elle contenait, on lira Martin Dent, "Jubilee 2000: a new start for the debt-ridden developing world", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 145-161.
-
[38]
Voir Jean-Marie Thiveaud, "Dette, dépôt, alliance, confiance, aumône, charité dans les traditions religieuses", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 63-72.
-
[39]
On lira à ce propos Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Paris, Payot, coll. "Manuels Payot", 2005.
-
[40]
Voir Michael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Paris, Bayard, 2004.
1Il apparaît chaque jour plus clairement que l'économie de marché mondialisée qui règne aujourd'hui sans partage sur la planète s'accompagne d'un creusement dramatique des inégalités tant entre individus qu'entre pays, d'une destruction massive de l'écosystème terrestre et d'un épuisement accéléré des ressources naturelles. Se pose donc, de façon plus pressante que jamais, la question du sens à donner à l'activité économique. Or, la question du sens étant fondamentalement une interrogation morale, les dommages que le néolibéralisme cause aux êtres humains et à la biosphère nous conduisent à examiner les analyses menées dans le cadre de ce compartiment particulier, et si délaissé, de notre discipline qu'est l'éthique économique. Ils nous obligent, ce faisant, à nous souvenir que, comme le souligne Amartya Sen, l'économie est en fait issue de deux origines : une origine "mécanique", portée sur la logistique, et une origine "éthique", préoccupée par les fins ultimes [2]. Si l'on trouve, certes, des traces d'une approche "mécanique" au IVe siècle avant notre ère, avec un texte tel que le Traité du politique de Kautilya [3] - qui était conseiller et ministre de l'empereur indien Candragupta -, il faut en fait attendre le XVIIe siècle, et surtout le XIXe, avec notamment Léon Walras, pour que celle-ci connaisse son plein déploiement. Le fondement éthique, quant à lui, trouve, selon Amartya Sen, son origine dans la philosophie aristotélicienne.
Athènes et Jérusalem
2Si l'apport d'Athènes à l'éthique économique est bien évidemment essentiel, il ne doit pas pour autant masquer, comme cela semble être souvent le cas, celui des textes bibliques. Dit autrement, si la façon qu'a Aristote de placer la science économique sous la tutelle de la science politique et d'établir une distinction, en partie de nature morale, entre économie et chrématistique nous aide encore aujourd'hui à analyser certaines questions économiques, on verra, dans les pages qui suivent, que la législation biblique sur les questions sociales et foncières peut contribuer, quant à elle, à dessiner les contours d'un esprit, d'une éthique aptes à inspirer utilement les comportements individuels et collectifs du temps présent [4]. Il s'agit, comme l'exprimait André Néher dans un texte écrit il y a plus de quarante ans, d'"arracher à des principes anciens toute leur signification dans ce qu'elle a d'éternellement valable et de faire surgir, ainsi, dans des contextes renouvelés, leur indestructible et constructive jeunesse" [5]. La dimension religieuse, voire rituelle, desdits principes étant loin d'en épuiser le sens, ils peuvent donc fort bien faire l'objet d'une approche purement laïque. Certains récuseront bien sûr une telle possibilité et montreront, ce faisant, qu'ils ignorent que la proclamation des Droits de l'homme au XVIIIe siècle est en fait, comme le montre Henri Bergson, la traduction dans l'ordre politique moderne de l'affirmation prophétique de l'inviolabilité de la personne, voire un aboutissement de l'idée de justice universelle présente chez Isaïe [6].
3Mettre en perspective les dysfonctionnements économiques et sociaux du monde contemporain "avec les enseignements issus d'un passé extrême" [7] peut se révéler d'une grande fécondité heuristique. En effet, une telle démarche n'est pas sans analogie avec celle adoptée par Karl Polanyi dans La Grande Transformation, ouvrage capital pour comprendre certaines des évolutions essentielles de l'histoire économique et politique du XXe siècle. L'originalité de Karl Polanyi est d'avoir observé la société moderne, et notamment l'expansion des économies libérales lors de la "paix de cent ans" (1815-1914), "à la lumière des sociétés non modernes et en contraste avec elles" [8]. Une telle méthodologie se situe évidemment aux antipodes de l'habitude néolibérale, qui consiste à évaluer toute organisation économique et sociale, passée ou présente, en fonction de sa plus ou moins grande proximité par rapport au modèle de la concurrence parfaite. La conséquence du parti pris polanyien "était, comme le souligne Louis Dumont, qu'à l'inverse on ne pouvait bien évidemment appliquer aux sociétés non modernes les concepts économiques modernes, comme d'autres s'obstinaient à le faire, et Polanyi a essayé en conséquence de dégager quelques concepts généraux qui puissent les remplacer" [9].
4Si le regard que la Bible pose sur les problèmes économiques peut paraître à maints égards déroutant, c'est qu'il tranche avec un mode de pensée grec dont nous sommes d'autant plus prisonniers qu'il nous est inculqué sur le mode de l'évidence. Un mode de pensée non seulement très conceptuel, mais encore qui tend à dévaloriser le questionnement économique, par exemple au profit de la réflexion politique. Cette dernière prend d'ailleurs souvent un tour très abstrait. Norberto Bobbio a ainsi raison de rappeler que Platon savait pertinemment que sa République idéale n'était pas destinée à s'incarner dans la réalité et qu'elle n'était vraie, comme le dit Glaucon à Socrate, que dans l'ordre du discours [10]. Quant à la dévalorisation de l'économique par rapport au politique, elle allait traverser les siècles. Et c'est ainsi que des auteurs aussi différents que Raymond Aron ou Hannah Arendt établissent une frontière (quasi) étanche entre le politique, domaine de la délibération et de la liberté, et l'économique, perçu uniquement comme champ de la nécessité et des calculs d'optimisation. Chez Raymond Aron, la chose est exprimée avec la plus grande clarté: "Par économie, écrit-il, on entend l'ensemble - conduites individuelles et institutions collectives - dans et par lequel les hommes s'efforcent de surmonter leur pauvreté originelle, la disparité entre besoins ou exigences d'une part, ressources de l'autre. Par politique, on entend l'ensemble qui établit, entre individus et groupements animés de désirs contradictoires, des relations stables d'autorité et de dépendance" [11]. Formulée de façon différente, la même optique prévaut en fait également chez Hannah Arendt. Comme l'explique Paul Ricoeur, "à l'encontre de Marx, Hannah Arendt insiste pour que l'économie reste liée à l'"oikia", c'est-à-dire à la maisonnée (...). L'économie, à titre ultime, reste le soin d'une "oikia" collective" [12].
5Tout autre est l'approche biblique. Son avantage, comme l'analyse avec profondeur Claude Tresmontant, est d'utiliser "la parabole du fait concret", c'est-à-dire de partir d'expériences pratiques intelligibles par tous. L'universalité de la démarche biblique ne se situe donc pas dans la mobilisation de concepts abstraits - dont on sait parfaitement que la compréhension est, dans les faits, réservée à une petite élite -, mais dans l'universalité des situations concrètes évoquées : "Dans le monde d'expression biblique, il suffit de l'humain pour comprendre ce qui est proposé. La parabole biblique est intelligible pour le paysan galiléen comme pour le docker de Corinthe au temps de saint Paul, comme pour l'ouvrier des usines de Paris, à notre époque" [13].
6Une telle spécificité résulte bien évidemment de nombreux facteurs. On pourrait par exemple mobiliser une explication de type sociologique, en soulignant que la pensée juive et chrétienne n'a pas été élaborée dans une société où les tâches de production, et plus largement l'essentiel des occupations à finalité matérielle, étaient exécutées par des esclaves. Le travail, l'exercice d'une profession, est présent dans la biographie même de personnages bibliques de tout premier plan. S'agissant du Premier Testament [14], on pense bien sûr à Moïse gardant des moutons (Ex 3, 1), Saül cultivant les champs (I S 11, 5), David faisant paître les brebis (I S 17, 34) ou encore Amos qui était berger et cultivait les sycomores (1, 1 et 7, 14). Le Second Testament est lui-même peuplé de travailleurs. On se contentera ici de citer Joseph époux de Marie, qui est charpentier, et les quatre premiers disciples, dont le plus connu est Simon-Pierre, qui sont pêcheurs sur le lac de Gennésareth (Lc 5, 1-11). D'où cette injonction contre l'oisiveté prononcée par saint Paul dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens (3, 10) et qui a souvent fait l'objet d'interprétations malveillantes : "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus."
7C'est également que le travail constitue un aspect de l'ordre cosmique. La rupture de la félicité paradisiaque - félicité qui n'allait d'ailleurs pas sans l'exercice d'un certain travail, puisque Adam devait "cultiver" et "garder" le jardin d'Eden (Gn 2, 15) - engendre la responsabilité humaine dans la réparation, voire le perfectionnement du monde. "Le travail n'est pas en soi une malédiction. Il est, explique ainsi Jean Halpérin, une conséquence inéluctable de l'imperfection du monde et de la nécessité de le maîtriser, de le perfectionner, chaque jour d'avantage. C'est parce que le monde n'a pas été créé dans sa perfection une fois pour toutes que le travail humain en est une donnée fondamentale. Et c'est à cause de la faillibilité et de la liberté humaines, éclairées dès les premières pages de la Genèse, que l'appel à la responsabilité est si pressant" [15].
8Nous allons examiner comment un tel appel à la responsabilité se manifeste dans le domaine de la justice économique et sociale, ainsi que dans celui du rapport entre l'homme et la nature. Nous parcourrons pour cela successivement le Premier et le Second Testament. Si une présentation chronologique s'impose ici, c'est parce que de nombreux points abordés dans les textes du premier corpus ne le sont pas dans le second. Ainsi, des thèmes tels que le repos hebdo madaire, la mise en jachère, l'annulation des dettes..., qui font l'objet d'une méticuleuse attention dans la législation juive, ne sont pas repris et réinterprétés, du moins en tant que tels, dans les textes néotestamentaires. On notera toutefois qu'en rendant impossible une étude transversale, sujet par sujet, de l'éthique économique biblique, une telle solution de continuité entre les deux Testaments renseigne le lecteur attentif tout à la fois sur ce qui les relie et sur ce qui les distingue (voir encadré ci-dessous).
Continuités et différences entre le Premier et le Second Testament
La première repose sur la thèse selon laquelle le Second Testament prolongerait le Premier sans rien lui retrancher. C'est par exemple la position de l'évangéliste Matthieu, qui fait dire à Jésus que : "pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé" (Mt 5, 18). Dans une telle perspective, réservée de facto à des chrétiens judaïsants, il est évidemment inutile de rappeler les prescriptions en vigueur. Matthieu s'oppose en fait principalement à ceux qui, certes, vénèrent la Torah, mais pensent qu'il ne convient de la respecter que dans ses commandements principaux. La seconde explication, quant à elle, renvoie à la doctrine soutenant que la conversion au christianisme peut s'effectuer sans une adhésion préalable au judaïsme. Dans le cadre d'une telle approche, à laquelle on peut rattacher l'enseignement de Paul (Rm 4, 9-12) - pour qui, selon la célèbre formule, "il n'y a ni Juifs ni Grecs, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme" (Ga 3, 28) -, les prescriptions de la religion juive concernant notamment les jours chômés et les interdits alimentaires n'ont plus cours... sauf pour ceux qui décident de venir au christianisme en passant préalablement par le judaïsme, et que Paul met en garde (Ga 5, 3) à propos des obligations supplémentaires qu'ils devront, par là même, respecter. La prise de distance par rapport aux règles traditionnelles est telle que l'auteur de l'Epître aux Galates va même jusqu'à écrire : "si l'Esprit vous anime, vous n'êtes plus sous la loi" (Ga 5, 18), formulation inimaginable chez un auteur comme Matthieu.
C'est l'interprétation de Paul qui finira par prévaloir. On peut sans doute en voir les prémices chez Jérémie annonçant que la Nouvelle Alliance ne sera plus gravée sur la pierre mais inscrite sur le coeur des destinataires (Jr 31, 31-34). "C'est pourquoi, analyse Paul Beauchamp, de grands docteurs, comme saint Augustin et saint Thomas, ont enseigné que les préceptes du "Discours sur la montagne" valaient "pour la disposition de l'esprit". Ils ne dictent pas les gestes qu'ils décrivent mais font une obligation d'aller, s'il le faut, aussi loin que ce qu'ils suggèrent, sans s'y conformer matériellement" (p. 161).
Sources :
Paul Beauchamp, D'une montagne à l'autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999.
Pierre Geoltrain (dir.), Aux origines du christianisme, Paris, Gallimard, coll. "Folio", 2000.
Le Premier Testament
9Le Premier Testament manifeste le souci de prévenir l'accumulation des richesses - et donc les phénomènes d'inégalité qui en résultent -, ainsi que d'empêcher l'exploitation des êtres humains et de la nature. "Malheur, s'écrie Isaïe, à ceux qui ajoutent maison à maison et joignent champ à champ, au point de prendre toute la place et de rester les seuls habitants du pays" (Is 5, 8). D'où une législation très précise portant tout à la fois sur le travail, les dettes, la propriété foncière et le repos de la terre, législation qui s'articule autour de la "pyramide temporale" [16] du Shabbat et qui, de ce fait, fixe un ensemble d'obligations revenant toutes les semaines, tous les sept ans et tous les cinquante ans.
10Toutes les semaines revient un jour de repos obligatoire, le Shabbat, durant lequel tout travail productif est prohibé. Cette interdiction, formulée dans l'Exode (20, 8-11) et dans le Deutéronome (5, 12-15), s'applique évidemment à toute famille juive, mais également à son personnel, à l'étranger de passage, ainsi qu'à ses animaux. Fondement essentiel du judaïsme [17], l'institution du Shabbat est justifiée de deux façons différentes : l'Exode invoque le septième jour de la création du monde, durant lequel Yahvé s'est reposé, tandis que le Deutéronome demande de faire mémoire de la sortie d'Egypte. Comme l'analyse Paul Beauchamp, le Shabbat est "à la fois singulier, puisque propre à Israël, et ouvert sur l'universel, puisqu'il apporte dans tout le texte la seule mention explicite de l'étranger (...), bénéficiaire, lui aussi, du repos hebdomadaire". Il est aussi à la fois "tourné vers Dieu et tourné vers le prochain, puisqu'il enjoint de se souvenir de l'action libératrice de Dieu en la reproduisant envers le frère" [18]. De telles dispositions étaient vivement critiquées par les Romains. Ainsi, Tacite écrit à propos des Juifs, en qui il voit un peuple à part, aux rites contraires aux coutumes du reste de l'humanité: "Comme jour de repos, ils ont choisi, dit-on, le septième, parce qu'il leur apporta la fin de leur peine ; et, comme la paresse avait pour eux des charmes, ils consacrèrent aussi la septième année à ne rien faire" [19].
11Mais le Shabbat ne concerne pas uniquement chaque septième jour. Il implique également des prescriptions pour chaque septième année. En effet, tous les sept ans revient une "année sabbatique" (Dt 15, 1) durant laquelle les terres doivent être mises en jachère. "Pendant six ans, ordonne l'Exode (23, 10-11), tu ensemenceras tes terres et tu en engrangeras les produits. Mais, la septième année, tu les laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit. Tes compatriotes indigents pourront s'en nourrir, et les bêtes des champs mangeront ce qu'ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier." Le Lévitique (25, 2-6) reprend presque mot pour mot cet ensemble de commandements [20]. Il reste toutefois à savoir comment se nourrir durant cette année de repos des champs. A cette question, Yahvé répond qu'il bénira chaque sixième année de telle sorte qu'elle permette de manger pendant trois ans (Lv 25, 21). Disposition utile, car l'absence de récolte la septième année entraîne nécessairement des conséquences négatives en termes de volume de production sur la huitième, voire la neuvième année. D'où cette précision apportée par le Lévitique (25, 22): "Quand vous sèmerez la huitième année, vous pourrez encore manger des produits anciens jusqu'à la neuvième année ; jusqu'à ce que viennent les produits de cette année-là, vous mangerez des anciens."
12A cette première obligation de mise en jachère, le Deutéronome (15, 1-2) ajoute celle de la remise des dettes : "Au bout de sept ans tu feras remise. Voici en quoi consiste la remise. Tout prêteur, détenteur d'un gage personnel qu'il aura obtenu de son prochain, lui en fera remise ; il n'exploitera pas son prochain ni son frère, quand celui-ci en aura appelé à Yahvé pour remise." Cet impé ratif de rémission des dettes n'allait évidemment pas sans difficultés, car peu de créanciers étaient spontanément disposés à prêter à l'approche de la septième année. A propos de cette tentation du refus d'aider par un prêt quelqu'un dans le besoin, le Deutéronome (15, 9) lance cette injonction dépourvue d'ambiguïté: "Ne va pas tenir en ton coeur ces mauvais propos : "voici bientôt la septième année, l'année de remise", fermer alors ton visage à ton frère pauvre et ne rien lui donner ; il en appellerait alors à Yahvé contre toi et tu serais chargé d'un péché!" Quant à la question du prêt en tant que tel, l'Ecclésiastique (29, 1-4) fixe clairement les obligations des uns et des autres : "Prêter à son prochain, c'est pratiquer la miséricorde. (...) Sache prêter à ton prochain lorsqu'il est dans le besoin ; à ton tour restitue au temps convenu. (...) Beaucoup traitent un prêt comme une aubaine et mettent dans la gêne ceux qui les ont aidés."
13Toutefois, les années sabbatiques ne constituent pas le sommet de la "pyramide temporale du Shabbat". Le Lévitique (25, 8-19) indique en effet qu'elles doivent être complétées, tous les cinquante ans, par une année jubilaire qui, à la mise en jachère et à la rémission des dettes, ajoute l'affranchissement général des personnes [21] et des biens. Dit autrement, chacun retourne dans son clan et rentre dans son patrimoine. Une théorie (et une pratique) des prix vient compléter ces obligations, théorie selon laquelle le prix d'un bien foncier est déterminé par le nombre d'années (et donc de récoltes) restant à courir avant le prochain Jubilé. Ainsi, le Lévitique (25, 15-16) enseigne : "C'est en fonction du nombre d'années écoulées depuis le Jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c'est en fonction du nombre d'années productives qu'il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d'années, plus tu augmen teras le prix, moins il y aura d'années, plus tu le réduiras, car c'est un certain nombre de récoltes qu'il te vend." En termes modernes, plutôt que de parler d'achat stricto sensu, on dirait plutôt, comme le fait Jacques Goldberg, qu'il s'agit d'une "location ferme de durée limitée, entièrement payée d'avance" [22].
14Comme on l'aura compris, les années sabbatiques et jubilaires sont destinées à desaliéner l'individu et la société de l'emprise des actions et des décisions passées. Mais ce processus de "remise à zéro" s'opère néanmoins de façon quelque peu différente selon le type d'année sainte considéré. En effet, si tous ces commandements ont pour but de lever les hypothèques que le passé fait peser sur le présent et, ainsi, d'aider l'histoire à recommencer tous les sept ans sur de nouvelles bases, il faut toutefois noter, comme le fait Stéphane Mosès, que "sans la référence à un donné originel, comme dans le Jubilé, ce renouvellement du temps risquerait de se payer par un incessant processus de dégradation. D'où l'instau ration du Jubilé qui, tout en reprenant l'essentiel des lois de l'année sabbatique, vient en corriger la dimension anarchique en invitant l'ensemble de la société à revenir, tous les cinquante ans, à un état originel" [23]. On notera toutefois que, l'année du Jubilé (cinquantième année) suivant la septième année sabbatique (quarante-neuvième année) d'un cycle jubilaire, les prescriptions de cette dernière s'applique donc deux années de suite, conjonction qui n'est évidem ment pas de nature à en faciliter la mise en oeuvre.
15Reste que la justice sociale ne doit pas s'appliquer seulement à intervalles réguliers. C'est la raison pour laquelle le Premier Testament édicte un certain nombre de principes devant s'appliquer au jour le jour. Ainsi le Deutéronome proscrit-il toute forme d'exploitation : "Tu n'exploiteras pas le salarié humble et pauvre, qu'il soit d'entre tes frères ou en résidence chez toi. Chaque jour tu lui donneras son salaire, sans laisser le soleil se coucher sur cette dette ; car il est pauvre et attend impatiemment ce salaire" (Dt 24, 14-15) Cette obligation, également édictée dans le Lévitique (19, 13), concerne donc à la fois la rémunération du travail et sa durée. Quant à la question de la mise en gage, le Deutéronome est extrêmement strict. Non seulement il interdit de prendre en gage certains instruments de travail tels qu'un moulin ou une meule, car "ce serait prendre la vie en gage" (Dt 24, 6), mais encore il fixe les conditions de restitution du gage : "Si tu prêtes à gage à ton prochain, tu n'entreras pas dans sa maison pour saisir le gage, quel qu'il soit. Tu te tiendras dehors et l'homme auquel tu prêtes t'apportera le gage dehors. Et si c'est un homme d'humble condition, tu n'iras pas te coucher en gardant son gage ; tu le lui rendras au coucher du soleil, il se couchera dans son manteau, il te bénira, et ce sera une bonne action" (Dt 24, 10-13).
16Mais l'inégalité économique engendre aussi des inégalités politiques, auxquelles le Premier Testament est sensible. C'est ainsi que, parmi les proverbes de Salomon, on trouve celui-ci : "La fortune du riche, voilà sa place forte! Le mal des petits, c'est leur indigence" (Pr 10, 15). Comme le commente Edouard Dommen, la place forte dont il est question n'est pas à comprendre dans le sens de refuge mais dans celui de base à partir de laquelle le riche peut conquérir la campagne environnante et, plus généralement, façonner l'économie dans un sens favorable à ses intérêts. "Le point de départ détermine (donc) qui seront les bénéficiaires de l'accumulation et les victimes de l'exclusion qui suivront fatalement" [24].
17Mises en regard les unes des autres, ces prescriptions constituent, si l'on ne craint pas d'employer une expression anachronique, un véritable code de "bonne gouvernance économique". Un code délibérément " de gauche ", révolutionnaire, en conflit ouvert avec l'ordre des puissants. C'est sans doute André Néher qui résume le mieux ce caractère subversif du Premier Testament lorsqu'il écrit : "C'est (...) du côté de la révolte, des droits inaliénables du pauvre à la richesse, de l'affamé au pain et au surplus, du réfugié au gîte et à la sécurité, du paria à l'égalité et à l'autonomie, que se situe le prophétisme, non du côté de la formulation théorique de ces droits, mais du côté de l'effort créateur pour les faire pénétrer dans la réalité sociale, les sociétés établies dussent-elles en craquer" [25]. Exprimée en une formule, la loi de Moïse et ses interprétations semblent "taillées à la mesure des indigents, des métèques et des esclaves" [26].
Le Second Testament
18Si le Second Testament ne recèle aucune législation précise destinée à régir la vie économique dans son ensemble, il n'est pas pour autant silencieux sur certaines dimensions de celle-ci. Les textes néotestamentaires insistent en fait principalement sur l'affaiblissement, voire la perversion du sens moral que risque d'engendrer la possession de richesses.
19Il est d'ailleurs significatif à ce titre que seul l'argent - en raison sans doute du caractère infini du désir d'accumulation qu'il suscite [27] et de sa fluidité, qui lui permet de s'immiscer au coeur de l'ensemble des rapports interindividuels - soit présenté comme rival de Dieu. Ainsi, Matthieu (6, 24) et Luc (16, 13) enseignent que, tout comme un serviteur ne peut servir deux maîtres sans en aimer un et mépriser l'autre, aucun être humain ne peut servir Dieu et l'argent. "Le danger des richesses" est d'ailleurs un titre (significativement) utilisé dans les trois Evangiles synoptiques (Mt 19, 23-26; Mc 10, 23-27; Lc 18, 24-27).
20Cette mise en garde sur les effets pervers de la richesse est parfaitement illustrée par l'histoire d'un homme vertueux qui demande à Jésus comment avoir la vie éternelle. Après s'être assuré qu'il respectait les commandements, ce dernier lui dit de vendre ses biens, d'en distribuer le produit aux pauvres et de le suivre. "Mais à ses mots, écrit Luc, il devient tout triste car il était fort riche" (Lc 18, 23). D'où cette leçon qu'en tire Jésus, en usant d'une métaphore qui est passée à la postérité: "Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le Royaume de Dieu! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu!" (Lc 18, 24-25).
21La même leçon, mais en plus cinglante car elle concerne des personnes à la moralité douteuse, se retrouve dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-30). Celle-ci met en scène un mendiant nommé Lazare gisant près du portail d'un homme riche qui lui refuse l'aumône. Lazare meurt et est emporté au Paradis, tandis que le riche se retrouve en Enfer. Ce dernier, songeant au malheur qui guette ses frères encore vivants et dont le mode de vie est semblable à celui qu'il a lui-même mené, supplie alors Abraham dLazare les avertir du danger qui les menace. La réponse du père du monothéisme tombe comme un couperet : "Du moment qu'ils n'écoutent ni Moïse ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus."
22Une telle parabole fait naturellement penser à cette condamnation qui suit les Béatitudes : "Malheur à vous, les riches! Car vous avez votre consolation" (Lc 6, 24). Il n'en reste pas moins que c'est sans aucun doute saint Jacques qui stigmatise le mieux la chute morale à laquelle entraîne l'amour (immodéré) des richesses. Dans un passage célèbre de son Epître, il écrit ces phrases sans appel qui méritent d'être rapportées in extenso : "Supposez qu'il entre dans votre assemblée un homme à bague d'or, en habit resplendissant, et qu'il entre aussi un pauvre en habit malpropre. Vous tournez vos regards vers celui qui porte l'habit resplendissant et vous lui dites : "Toi, assieds-toi ici, à la place d'honneur." Quant au pauvre, vous lui dites : "Toi, tiens-toi là debout", ou bien : "Assieds-toi au bas de mon escabeau." Ne portez-vous pas en vous-mêmes un jugement, ne devenez-vous pas des juges aux pensées perverses ? (...) Eh bien, maintenant! vous qui dites : "Aujourd'hui ou demain, nous irons dans telle ville, nous y passerons l'année, nous ferons du commerce et nous gagnerons de l'argent!" Vous qui ne savez pas ce que vous deviendrez demain : vous êtes une vapeur qui paraît un instant, puis disparaît. (...) Eh bien, maintenant, les riches! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c'est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées."
23On comprend mieux, à la lecture de ces textes, cette exigence radicale présente au coeur du Second Testament : "Vendez vos biens, et donnez-les en aumônes. (...) Car où est votre trésor, là aussi sera votre coeur" (Lc 12, 33-34).
24Il n'en reste pas moins que prendre à la lettre une telle injonction sans intégrer la dimension collective qu'elle suppose conduit à en manquer le sens profond et, pour tout dire, à demeurer aveugle à sa véritable radicalité sociale et politique. Un tel texte ne peut en effet être lu en faisant abstraction du dessein dans lequel il s'inscrit, qui est de bâtir un monde plus juste et plus fraternel. Hors de cette perspective, quel sens y aurait-il en effet, pour quelqu'un, de vendre, isolément, ses biens et d'en distribuer le produit aux pauvres ? Pour qu'une telle décision soit susceptible de changer la face des choses - d'enclencher un cercle mimétique vertueux -, il faut nécessairement qu'elle soit adoptée, sinon par tous les membres d'une collectivité, du moins par des groupes d'hommes et de femmes suffisamment larges pour être en mesure de suivre un mode de vie fondé sur une logique en rupture avec l'ordre dominant. Ce que l'évangéliste cherche à impulser à travers le commandement de la vente des biens individuels, c'est une modification radicale des rapports entre les personnes, c'est l'émergence d'une morale collective nouvelle telle que celle qu'adoptèrent les premières communautés chrétiennes décrites (certes, avec une certaine dose de complaisance) dans les Actes des Apôtres (2, 42-47; 4, 32-36; 5, 12-15).
25Ainsi, la première d'entre elles, établie à Jérusalem, vivait sur le principe de la mise en commun complète des ressources. Aucun de ses membres n'était dans le besoin "car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des Apôtres. On distribuait alors à chacun selon ses besoins" (Ac 4, 34-35). Il n'en reste pas moins qu'il ne s'agissait nullement d'une obligation absolue. C'est ce que montre, d'une certaine façon, l'histoire de deux époux, Anamie et Saphire, qui, ayant vendu une propriété, décidèrent d'un commun accord de cacher une partie du produit de la vente et de remettre le reste à la communauté. Pierre s'en aperçut et admonesta les époux, non pour avoir voulu garder une partie de leur bien, mais pour avoir menti à Dieu, car, expliqua-t-il : "Quand tu avais ton bien, n'étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l'as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré?" (Ac 5, 4). A travers cette anecdote, l'évangéliste nous permet de comprendre que, même dans une société où l'éthique collective et l'éthique individuelle se superposent, il existe toujours différents arrangements institutionnels envisageables, par exemple concernant le droit de propriété.
26Et c'est ainsi que, au sein de la communauté de Corinthe, les biens n'étaient pas mis en commun mais chacun était invité à venir en aide à son frère dans la difficulté. C'est ce que recommande Paul lorsqu'il écrit, dans sa Deuxième lettre aux Corinthiens : "il ne s'agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu'il faut, c'est l'égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie un jour à votre dénuement. Ainsi, régnera l'égalité, selon ce qui est écrit : "Celui qui avait beaucoup recueilli n'eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien"" (8, 13-15). Plus généralement encore, pour Paul, la possession de biens matériels ne pose pas problème si l'on adopte une morale dialectique du type de celle qu'il propose, à savoir user de toute chose comme n'en usant pas (I Cor, 7, 29-31).
27De tels exemples permettent de mieux saisir comment la vie économique est indissociable du plan du Salut, plan dans lequel elle doit pouvoir entrer afin d'y trouver des règles morales, mais également auquel elle doit pouvoir contribuer en aidant à façonner un monde plus juste et plus humain, un monde conforme au plan divin [28].
28Ainsi que l'analyse Roger Mehl, l'Evangile ne constitue pas un "message social" au sens strict de l'expression, mais agit comme une "exigence sociale". De fait, on ne trouve dans l'Evangile aucun programme global d'organisation économique et sociale. Pour autant, "en nous rappelant avec insistance que le Royaume vient, il nous exhorte à ne pas tolérer le désordre établi, et à dresser partout des signes qui attestent le sérieux de notre attente du Royaume". Or, une telle attente interdit de se comporter comme si le "monde était livré à la pesanteur de ses déterminismes" [29]. S'agit-il alors d'une démarche politique ? "Si (...) nous entendons par action politique le rassemblement d'hommes résolus à faire passer dans les rapports humains et les structures qui les régissent l'idéal qu'ils ont entrevu, au besoin en s'opposant aux structures qui y font obstacle, analyse Jean-Claude Dhotel, (alors) Jésus s'est engagé le plus nettement dans une telle action" [30]. Les actions se fondant sur ce type d'analyse sont nombreuses. On pense notamment, pour la période récente, aux théologiens de la libération d'Amérique latine. Mais on pourrait également, en remontant un peu le temps, citer Jean Jaurès qui, dans un texte étonnant, explique que "le socialisme, en même temps qu'il serait une révolution matérielle et morale, serait une révolution religieuse", après avoir pris soin de préciser que "le socialisme pourra renouveler et prolonger dans l'humanité l'esprit du Christ" [31].
Conclusion
29Comme on peut aisément le constater, au-delà de leurs différences, le Premier et le Second Testament se rejoignent dans une commune exigence : mettre la vie économique au service de l'épanouissement de la personne humaine. A une époque où, malgré un niveau de richesse jamais égalé dans l'histoire [32], plus de 1,2 milliard d'êtres humains survivent avec moins de 1 dollar par jour [33] et où l'activité économique bouleverse le climat et détruit la biosphère, qui peut soutenir qu'un tel objectif - bien que plusieurs fois millénaire - n'est pas en mesure de dessiner une perspective souhaitable pour les prochaines décennies ? En appelant à soumettre la vie économique à des normes qu'elle ne saurait spontanément produire, à un rythme qui lui est exogène, l'éthique économique biblique nous invite ainsi à refuser l'idolâtrie des faux déterminismes imposés par les puissants et nous remémore que le sens ultime de la vie individuelle et collective ne saurait résider dans la seule accumulation infinie de richesses.
30C'est ainsi que, par exemple, le Jubilé et les années sabbatiques peuvent être interprétés, par l'arrêt de la production qu'ils imposent, comme des dispositifs mettant en évidence le primat des rapports sociaux sur le lien économique mais aussi, par la remise des dettes et l'affranchissement des biens exigés, comme une législation antitrust rétablissant, à intervalles réguliers, l'efficacité économique par la restauration de la concurrence [34]. On pourrait également citer la doctrine chrétienne de la destination universelle des biens, qui fait de la propriété privée, certes un droit naturel, mais un droit naturel secondaire par rapport à celui, plus fondamental, que détient chaque être humain de pouvoir bénéficier des biens terrestres. En termes plus modernes, l'intérêt privé ne saurait s'opposer à l'intérêt général [35].
31L'éthique économique biblique peut donc être reformulée et adaptée aux réalités contemporaines de nombreuses manières. On se contera de citer ici deux auteurs. François Perroux, tout d'abord, qui, avec sa notion d'économie "de tout l'homme et de tous les hommes", propose comme objectif à l'économie de couvrir les besoins fondamentaux, matériels et immatériels, des êtres humains ; et Michael Walzer, ensuite, dont la théorie de l'"égalité complexe" invite à répartir chaque type de bien selon un principe d'égalité particulier [36]. Mais l'éthique biblique est également à la base de nombreuses initiatives. La plus célèbre d'entre elles est probablement la demande d'annulation de la dette des pays pauvres, initiative d'origine chrétienne impulsée au cours des années 1990 et significativement dénommée "Jubilé 2000" [37].
32Certes, d'autres traditions de pensée développent des analyses et formulent des recommandations à certains égards comparables à celles que nous venons d'examiner. Ainsi en est-il, par exemple, du Véda, textes sacrés de l'Inde ancienne, qui place la dette au fondement de sa vision du monde [38]. C'est simplement la preuve que les principes universels peuvent être atteints par différents chemins [39]; c'est, pour le dire à la manière de Michael Walzer [40], la démonstration que la "moralité épaisse" - expression qui désigne une éthique incarnée dans les règles et les coutumes d'une société particulière - précède toujours la "moralité fine", à savoir, pour faire bref, un code universel, restreint et accessible à tous.
Notes
-
[1]
Dernier ouvrage paru : Ethique et Economie. Une opposition artificielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. "L'univers des normes", 2005.
-
[2]
Voir Amartya Sen, Ethique et Economie, Paris, PUF, coll. "Philosophie morale", 1993, p.5-29.
-
[3]
Kautilya, Traité du politique. Arthasastra, Paris, Pocket, coll. "Agora", 2005.
-
[4]
Voir Nelly Hansson, "Présentation", in Colloque des intellectuels juifs (coll.), Ethique du Jubilé. Vers une réparation du monde ?, Paris, Albin Michel, 2005, p. 14.
-
[5]
André Néher, "Le rôle du prophétisme dans le mouvement de l'économie du XXe siècle", in L'Encyclopédie française, tome IX, L'Univers économique et social, Paris, Société nouvelle de l'Encyclopédie française, 1960, p. 9.64-4. Ce neuvième volume avait été dirigé par François Perroux et Gaston Berger.
-
[6]
Voir Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. "Quadrige", 1984, p.76-78 (1re éd., 1932).
-
[7]
Jean Halpérin, "Avant-propos", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 9.
-
[8]
Louis Dumont, "Préface", in Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1994, p. II (1re éd. anglaise, 1944). Pour une présentation synthétique de cet auteur, voir Guy Roustang, "Karl Polanyi : remettre l'économie à sa place", Alternatives Economiques, n? 160, juin 1998, p. 64-67.
-
[9]
Louis Dumont, "Préface", op. cit., p. II.
-
[10]
Norberto Bobbio, Droite et Gauche, Paris, Seuil, 1996, p. 148.
-
[11]
Raymond Aron, Etudes politiques, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 1972, p. 85.
-
[12]
Paul Ricoeur, "Préface", in Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmannn-Lévy, coll. "Agora", 1988, p. 23. Une thèse semblable est développée dans Martine Leibovici, Hannah Arendt, Paris, Desclée de Brouwer, coll. "Biographies", 2000, p. 213, et dans Jean-Claude Eslin, Hannah Arendt. L'obligée du monde, Paris, Michalon, coll. "Le bien commun", 2000, p. 87.
-
[13]
Claude Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Cerf, 1953, p. 66.
-
[14]
En vue d'observer la plus parfaite neutralité religieuse, nous avons retenu ici les termes Premier Testament et Second Testament qui, à la différence d'Ancien et de Nouveau Testament, ne sont porteurs d'aucune connotation confessionnelle.
-
[15]
Jean Halpérin, "Le judaïsme", in Travail, cultures, religions, Paris, Anthropos, 1983, p. 55.
-
[16]
André Néher, "Le rôle du prophétisme...", op. cit., p. 9.64-8.
-
[17]
Le respect du Shabbat n'a rien d'un commandement souple, puisque celui qui le transgresse peut être condamné à la lapidation (Ex 31, 14 et Nb 15, 32-36)!
-
[18]
Paul Beauchamp, D'une montagne à l'autre. La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 40.
-
[19]
Tacite, Histoires, vol. 4., Paris, Les Belles Lettres, coll. "Budé", 1921, p. 378.
-
[20]
Sur la signification proprement métaphysique de ces mitsvot, on lira Catherine Chalier, L'Alliance avec la nature, Paris, Cerf, coll. "La nuit surveillée", 1989, en particulier le chapitre 4.
-
[21]
On rappellera que les esclaves hébreux devaient être libérés la septième année de leur servage, et cela indépendamment de toute année sabbatique.
-
[22]
Jacques Goldberg, "Leçon talmudique. Le cas de Jérusalem", in Ethique du Jubilé, op. cit., 2005, p.47.
-
[23]
Stéphane Mosès, "Shabbat, année sabbatique, Jubilé", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 175.
-
[24]
Edouard Dommen, "Le Jubilé face aux dettes insupportables", in Ethique du Jubilé, op. cit., p. 99.
-
[25]
André Néher, "Le rôle du prophétisme...", op. cit., p. 9.64-6.
-
[26]
Ibid., p. 9.64-6.
-
[27]
C'est sur cette base qu'Aristote condamne la chrématistique.
-
[28]
Voir Dominique Chenu, "Economie et promesse", in L'Encyclopédie française, t. IX, L'Univers économique et social, op. cit., p. 11.
-
[29]
Roger Mehl, "Problèmes économiques et espérance du Royaume", in L'Encyclopédie française, t. IX, op. cit., p. 16.
-
[30]
Jean-Claude Dhotel, " Tout l'homme, tous les hommes. Fondements évangéliques du développement humain ", supplément à Vie chrétienne, nov. 1970, n? 131, p. 32.
-
[31]
Jean Jaurès, La Question religieuse et le socialisme, Paris, Minuit, 1959, respectivement p. 48 et p. 40.
-
[32]
Au cours du dernier demi-siècle, le PIB mondial est passé de 5 336 à 33 725 milliards de dollars, soit une évolution de 2 113 à 5 708 dollars par tête. Voir Angus Maddison, L'Economie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001, p. 17 et 280. Il s'agit d'une évaluation en dollars internationaux de 1990.
-
[33]
Voir Pnud, Rapport mondial sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003, p. 40-41. Signalons à ce propos, afin d'éviter toute mésinterprétation, que vivre avec 1 dollar par jour ne signifie pas, dans ces statistiques, pouvoir acheter dans un pays donné ce que permettrait la conversion d'une unité de la monnaie américaine en devises locales mais, ce qui est bien différent, vivre avec l'équivalent de ce que 1 dollar américain permet d'acheter aux Etats-Unis.
-
[34]
Voir Jacob Rosenberg et Avi Weiss, "The Jubilee as antitrust legislation", in Dette et Jubilé. Imprimer un rythme à l'économie, Observatoire de la Finance, Finance et bien commun, supplément n?1, 1999, p. 35-39; et Jean-Claude Lavigne, "The Jubilee : binding and unbinding, For an economy of relations, not of enslavement", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 129-135.
-
[35]
Voir Manfred Spieker, "La destination universelle des biens : la contribution de la doctrine sociale de l'Eglise à une économie du Jubilé", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 103-111.
-
[36]
Pour une présentation de ces deux auteurs, voir Jean-Paul Maréchal, Ethique et Economie. Une opposition artificielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. "L'univers des normes", 2005, partie 2.
-
[37]
Sur l'histoire de cette démarche et les propositions qu'elle contenait, on lira Martin Dent, "Jubilee 2000: a new start for the debt-ridden developing world", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 145-161.
-
[38]
Voir Jean-Marie Thiveaud, "Dette, dépôt, alliance, confiance, aumône, charité dans les traditions religieuses", in Dette et Jubilé, op. cit., p. 63-72.
-
[39]
On lira à ce propos Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Paris, Payot, coll. "Manuels Payot", 2005.
-
[40]
Voir Michael Walzer, Morale maximale, morale minimale, Paris, Bayard, 2004.