1Bernard Crettaz réinvente les repas d’enterrement : une façon de se libérer des morts et de célébrer son retour parmi les vivants.
21. Qu’est-ce qu’un café mortel ?
3Bernard Crettaz : Il s’agit d’un lieu ouvert, libre d’accès, pour parler de la mort. En pratique, une personne me contacte, à titre individuel, au nom d’une association, d’un groupe ou d’une institution, avec l’envie « de faire un café mortel ». Je lui dis alors de trouver un bistrot ou une salle, avec l’accord du patron pour qu’on parle de la mort dans son établissement. Ensuite, je demande aux responsables de rédiger un texte pour expliquer le principe, une sorte d’invitation qu’ils diffuseront aux participants. Moi, je suis bénévole, on paie mon voyage et le logement. Ça me va, mais en échange, j’exige un gros travail de préparation. Par les temps qui courent, être bénévole, c’est important. Il y a trop d’argent autour de la mort.
4Enfin le jour prévu, le soir c’est mieux, à 19 heures, les participants sont accueillis pour une collation, offerte ou payante, tous ces détails comptent. Une fois que tout le monde est présent, il y a entre 10 et 300 personnes, souvent 100 à 150, on dispose les tables. Je fais une petite introduction d’un quart d’heure : comment sont nés ces cafés, ce qu’il s’y dit, pour que chacun sache de quoi il peut témoigner. Je les préviens aussi que je leur donnerai la parole avec deux règles. Tout d’abord, chacun s’exprimera à partir de son propre vécu, sans grande théorie ou commentaire sur la mort en général. Ensuite, personne ne fait la leçon à personne : on s’écoute. Cela dure environ une heure trois quarts. Puis on prend une grande collation commune. Ce moment où l’on peut se lever, aller les uns « chez » les autres, parler, est essentiel. De mon côté, je vais vers certaines personnes que j’ai repérées et qui n’ont pas pu s’exprimer, pour leur demander si elles veulent en dire plus, ou qu’on se revoie pour un autre café. Puis, gentiment, en saluant les gens, je quitte la salle. Je libère l’assemblée de ma présence. Il n’y a pas de synthèse, pas de mots de conclusion. Simplement, nous nous écoutons. Les personnes ont des tas de secrets à propos de leurs morts, parfois lourds à porter, qu’elles n’ont souvent jamais livrés. Et elles s’aperçoivent, au cours de ces cafés, qu’elles ne sont pas seules ; cela leur procure une sorte de grand soulagement.
52. Comment est née cette idée ?
6B. C. : En 1982, les pompes funèbres suisses, les croquemorts, confrontés au désarroi des familles, ont demandé à des professionnels de réfléchir à la mort. C’est ainsi qu’est née une société de thanatologie, dont je faisais partie, composée de médecins, d’écclésiastiques, d’anthropologues, de sociologues, de thérapeutes qui se réunissaient tous les ans. On s’est posé des questions auxquelles l’humanité répond depuis des millénaires : qu’est-ce qu’une tombe ? Qu’est-ce qu’un rite ? Comment cela se déroule-t-il ? Puis en 1999, nous avons organisé, à Genève, une exposition intitulée « La mort à vivre », qui a attiré de très nombreux visiteurs. Chaque jour, on organisait dans le jardin un échange de paroles qui permettait la libération de secrets liés à la mort. Les gens racontaient des choses très personnelles. Cela a duré deux ans. Il était inimaginable que dans une société si transparente, ces secrets soient tous si bien gardés. À l’époque, j’avais interrogé mes étudiants : la moitié d’entre eux n’avaient jamais entendu parler de la mort, les autres gardaient des secrets douloureux. C’est à ce même moment que mon épouse est décédée. Alors je me suis dit : « Comme nous ne savons rien de la mort, parlons-en ensemble ». En avril 2004, le premier rendez-vous a réuni 250 personnes à Neûchatel, en Suisse ; depuis, les demandes n’ont pas cessé. On a d’abord appelé ces rencontres thanatos cafés, puis cafés mortels.
73. Qu’est-ce qui fait leur succès selon vous ?
8B. C. : Tout d’abord, le fait de dire quelque chose qu’on n’avait jamais dit provoque comme une libération. Les critiques des psys venus y assister est la suivante : « Bernard, tu libères des témoignages, tu permets de dire des choses extrêmement profondes, qui engendrent des émotions parfois terribles, mais il n’y a pas de suivi. » Je leur réponds que la plupart de ces personnes ont déjà libéré leurs émotions les plus vives, certaines sont d’ailleurs allées voir des thérapeutes. Et je sais, pour ce que m’en ont dit nombre de participants, que le simple fait d’avoir pu en parler, en profitant de l’anonymat, est un poids en moins.
9Et puis oui, on pleure ensemble, mais on se marre aussi. Le public est surtout composé de femmes, elles parlent peut-être plus facilement d’elles, et tous les âges sont représentés. Parfois, des ados viennent et repartent. Le café mortel, c’est un moment où la communauté des vivants parle de la communauté des morts. C’est un rite de passage. Venir au bistrot pour parler de la mort, c’est une nouvelle façon de prendre congé du mort, de se libérer de lui, de le laisser partir et de revenir chez les vivants. C’est aussi, à chaque fois, une expérience de vérité, de transparence. Et cela ne tient que parce que j’ai cette transparence. D’ailleurs, il n’y a rien de confidentiel, tout ce qui se dit, chacun peut en parler à l’extérieur.
104. Que se dit-on, justement, dans les cafés mortels ?
11B. C. : Les témoignages sont nombreux. Les plus douloureux sont sans doute ceux qui tournent autour du deuil périnatal, pendant la grossesse, un deuil pas encore reconnu. La façon dont ces femmes témoignent de la mort en elles est très impressionnante. Les cafés où l’on parle de la mort des enfants sont les plus terribles. Que l’enfant soit disparu il y a trente ans, ou il y a quelques mois, ce sont les morts qui provoquent les blessures les plus profondes. « Je ne suis pas venu ici pour parler, mais je vais tout de même parler. » Souvent, les participants débutent par ces paroles, et puis ils se lancent : « Moi, j’ai perdu mon enfant de 7 ans, j’ai encore deux enfants, je vais vivre jusqu’à ce qu’ils soient grands et après je me suicide. ». Sans commentaire.
12Aujourd’hui, il n’y a pas un café sans qu’on parle d’un suicide. On entend aussi des histoires de familles cassées, de familles où on se déchire parce que la mort a libéré des secrets enfouis.
13Certaines personnes rapportent comment elles n’en finissaient pas de dire au revoir, parce qu’une fois dans un centre de soins palliatifs, la personne, était apaisée et allait mieux. D’autres, qu’elles n’ont pas pu lui tenir la main dans son dernier souffle. Ou alors c’est la sœur qu’on n’aime pas trop qui était là. Les témoignages concernant les handicapés sont également très durs.
14On parle aussi de sa propre mort, comment on la voudrait ; moi-même je demande si les personnes y ont pensé, si elles l’ont préparée, et comment. Parfois, c’est drôle. On disait qu’il ne fallait surtout pas parler de la mort aux vieux. Or, de nombreuses maisons de retraite réclament aujourd’hui ces temps de parole.
155. Comment avez-vous appris ce travail ?
16B. C. : J’ai 74 ans, je viens d’une vallée en montagne. Les rites mortuaires y sont nombreux et très précis et, enfant, j’ai reçu mon lot d’histoires. Lors des décès et des enterrements, le moindre détail marque. Les cafés mortels permettent le récit de ces histoires. Ils reposent finalement sur le rituel du repas d’enterrement. Ce n’est pas de la thérapie ; le but est de remettre la mort au cœur de la cité, comme je l’ai vécu dans mes vallées. Il y a tellement de personnes qui repoussent l’idée même de la mort… Il faut donner du sens à ce passage : qu’est-ce qu’être mort ? qu’est-ce qu’être en vie ?
17Tout d’abord, il faut parler. Lors de cessions avec des personnels médicaux, ce constat est souvent revenu : « On ne sait pas parler avec nos patients, on ne sait pas parler avec leurs proches. » Ensuite, face à la mort, il faut accomplir des gestes : c’est le domaine du rite. Il y a un énorme travail à mener de ce côté-là. J’aurais pu ne faire que cela, d’ailleurs : organiser des cérémonies funéraires pour des personnes qui ne veulent ni prêtre, ni pasteur, ni imam, ni rabbin…, qui veulent leur propre cérémonie. Lors de l’exposition « La mort à vivre », j’avais d’ailleurs élaboré une sorte de liste qui correspond à ce que j’appelle le tiroir de la mort. Dans ma jeunesse, ma mère m’a dit une fois : « Il faudra que tu réserves une journée pour penser à ce que tu feras quand la mort arrivera. » Ce petit tiroir est là pour ça. Comment sera le corps, la tombe, enfin toutes ces choses concrètes auxquelles on refuse de penser avant. Ce que je fais dans les cafés mortels, c’est cela, préparer le tiroir de la mort. Dans ma famille, nous sommes vignerons. Ici, quand les gens se marient, ils mettent à la cave un tonneau de vin et du fromage pour leur propre enterrement. Quand j’ai épousé ma femme, mon père l’a conduite à la cave pour lui montrer le tonneau qu’il avait préparé pour ses funérailles à lui.
18Aujourd’hui, vous ne pouvez plus avoir de tiroir de la mort, alors j’ai fait cette liste qui recense ce qu’il faudra affronter : l’annonce, l’entreprise funéraire, le choix du cercueil – qu’on laissera ouvert ou non –, les habits pour le mort, la veillée à la maison ou une autre coutume funéraire, qui on convie, l’organisation d’une cérémonie religieuse ou pas, qui participera à cette cérémonie, le choix de l’incinération ou de l’inhumation, le repas d’enterrement, le retour à la maison…
196. Comment se prépare-t-on à tout cela ?
20B. C. : Aujourd’hui, sans modèle, les gens sont obligés de « bricoler » leur cérémonie, surtout s’ils ne veulent pas d’officiant religieux qui, eux, ont un cérémonial spécifique, savent quelles paroles et quels gestes faire. Nous allons vers une nouvelle culture avec, pour le moment, des rituels bordéliques qui vont peu à peu se mettre en forme. J’ai le sentiment que les personnes voient que quelque chose de neuf peut se passer là.
21La mort, c’est de l’ordre de la vie. Je n’imaginais pas à quel point, dans notre culture, nous avons du mal à laisser partir nos morts. Par exemple, beaucoup ne parviennent pas à se séparer de l’urne après une crémation. Il faut inventer quelque chose de rigoureux pour cette seconde séparation nécessaire. L’incinération est de plus en plus fréquente et entraîne un profond renouvellement de nos pratiques funéraires. Nous sommes là au cœur du rite, dans lequel le moindre détail prend une signification symbolique immense. Que fait-t-on pendant que le cercueil est dans le four ? On partage un repas, on médite, on s’isole, on regarde des photos, on boit du champagne… Et ensuite, que fait-on des cendres ? Je suis sûr qu’aujourd’hui, dans le ciel, il y a deux ou trois avions qui vont jeter des cendres sur le sommet des montagnes. Mais plus tard, comment feront les gens, dans quel lieu iront-ils pour penser à la personne et se recueillir ?
22Un jour, une mère de trois enfants dont la fille était décédée deux ans auparavant a raconté qu’elle avait installé l’urne funéraire au milieu du salon. Tous les soirs, elle allumait un cierge. C’est la seule fois où je me suis permis d’intervenir. Je lui ai dit qu’il était sans doute temps de prendre congé de l’urne, qu’elle ne pouvait imposer cette présence à ses deux autres enfants, contraints de vivre avec, qu’il lui fallait peut-être travailler un rite pour son départ. L’installer dans le jardin familial n’est pas une meilleure idée, car l’oncle et les cousins ne pourront plus aller faire pipi dehors sans penser au défunt. Pour moi, la plus belle incinération se fait au cimetière. Je suis un fervent militant de ce lieu unique qui existe depuis la nuit des temps. Et il vaut mieux réussir ses adieux aux morts et son retour à la vie, faute de quoi les morts risquent de projeter trop d’ombre sur les vivants.