L'Autre 2023/2 Volume 24

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Article de revue

Survivre sous le régime des talibans: Témoignages de femmes afghanes (III)

Pages 243 à 251

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1 Cette mini-série d’articles est consacrée à ces femmes dont les voix trouvent mille et une autre façons de se faire entendre. Nous avons recueilli le témoignage de quatre d’entre elles. Dans ce troisième témoignage nous entendrons la voix de Gulshah, une femme très engagée dans la cause politique et très active sous l’ancien régime d’Afghanistan.

2 Avant de lui donner la parole nous souhaitions vous donner des nouvelles de Benafsha qui a témoigné dans le deuxième article de cette mini-série. À l’occasion de Nawroz (le nouvel an en Afghanistan), le 21 mars 2023, nous avons pris des nouvelles de cette mère de famille de 35 ans. Sa situation a beaucoup changé depuis notre dernier entretien. En effet, depuis avril 2023, Benafsha n’a plus le droit de travailler dans les ONG et ne peut plus par conséquent aider à la vaccination des enfants. Depuis cette restriction, cette jeune femme se sent inutile et privée de toute vie sociale. Benafsha présente également aujourd’hui des symptômes de dépression qu’elle traite par des antidépresseurs achetés, comme des milliers de femmes afghanes, au marché noir.

Une politicienne désenchantée

3 Gulshah se présente comme faisant partie de ces milliers de femmes afghanes qui ont vu leur destin basculer rapidement et radicalement à l’arrivée au pouvoir des talibans en août 2021. Elle fait partie de celles qui, il y a vingt-et-un ans, après le départ des talibans, ont gravi les échelons des plus hautes instances nationales et internationales. Elle nous livre son vécu de femme afghane d’une voix puissante, claire et déterminée. Connue dans la communauté afghane pour ses actions politiques en faveur des femmes sous l’ancien régime, elle est mariée à un professeur de l’Université de Kaboul et tous deux sont exilés depuis deux ans au Pakistan. Elle revient avec nostalgie sur son parcours de femme active sous l’ancien régime : « J’ai occupé différents postes dans le précédent gouvernement afghan. J’ai un doctorat que j’ai obtenu en Inde en 2019-2020 et pendant 20 ans j’ai beaucoup œuvré dans le domaine social et le droit des femmes dans le gouvernement et les associations internationales dont l’association norvégienne Save the children en Afghanistan. J’ai moi-même fondé une association nommée Bâmeh-Dunya ou Women, children support organisation en anglais qui soutient les femmes notamment dans leurs études et leurs projets professionnels. Ces aides leur permettaient d’être actives dans la société afghane, de subvenir à leurs propres besoins et choisir avec ambition leur futur. Ensuite, j’ai travaillé au ministère dans la lutte contre la drogue. J’ai fait des propositions pour des programmes de formation qui avaient pour objectif de soutenir l’indépendance des femmes dans les villes et les provinces. Plus récemment, ma carrière d’enseignante m’a amenée à aider les jeunes afghans qui revenaient au pays après un temps d’exil, écrivant par exemple leur curriculum vitae pour postuler à des postes correspondant à leurs compétences. Les différents postes que j’ai occupés m’ont permis de comprendre de très près les besoins des femmes afghanes. Mon premier objectif était l’alphabétisation des femmes dans les villes et les provinces. Nous avons soutenu financièrement et administrativement les talents déjà présents chez les femmes comme la couture, la coiffure, fleuriste, esthéticienne. Depuis la fondation de l’association Bâmeh-dunya, près de 220 à 240 femmes étaient parvenues à se lancer professionnellement dans ces domaines. L’autosuffisance qu’elles acquéraient les rendait très fières. Les hommes de leur famille, initialement réticents, nous ont remerciés par la suite : leurs compagnes, leurs sœurs, leurs mères participant financièrement aux besoins de leur famille. Les aides que nous avons apportées ont porté leurs fruits dans la société traditionnelle afghane. Notre but second était de convaincre les hommes à témoigner et soutenir les projets en faveur de la participation des femmes à la vie socio-professionnelle et économique de notre pays. Dans une société encore très patriarcale, il me semblait très important de sensibiliser les hommes à la cause des femmes afghanes.

4 J’ai également été candidate au parlement et cela m’a permis de prendre la mesure de l’ignorance des populations vis-à-vis des apports possibles de la démocratie. Nous avons pu initier des débats dans les villages les plus reculés pour expliquer à nos compatriotes leurs droits et devoirs dans une démocratie ».

5 En tant que citoyenne afghane de l’ancien régime, Gulshah a bénéficié d’une éducation scolaire et universitaire. Elle a obtenu un doctorat et a été active pendant vingt ans au sein de la société afghane et dans des organismes internationaux. Ce changement de pouvoir a radicalement changé son destin de femme politique afghane. L’arrivée des talibans a mis un terme à la poursuite de ses actions et de ses projets en cours. Elle décrit ce changement ainsi : « Ils m’ont privée du jour au lendemain de l’exercice de ma profession et de mes passions. C’est comme un retour à zéro pour moi. Pendant les vingt-et-une années durant lesquelles j’ai œuvré pour construire mon pays, je n’ai jamais envisagé le retour d’un groupe des ténèbres, ignorants, et avec des idées aussi archaïques. Le premier jour de la prise de Kaboul, je suis sortie pour prendre un taxi, le chauffeur a refusé de me conduire dans son taxi en me disant : « Ma sœur je ne peux pas vous servir car les talibans vont vous frapper et moi aussi car vous n’êtes pas accompagnée d’un homme ». Et c’est comme cela que du jour au lendemain je n’avais plus aucuns droits. J’ai beaucoup souffert de cette expérience et me suis sentie dénigrée en tant que personne autonome. Je ne pouvais plus supporter cette situation ».

6 Des dizaines de milliers de destins de femmes ont été brisés le jour de l’arrivée au pouvoir des talibans en Afghanistan. En dépit de ce désastre, comment se relèvent-elles une fois de plus pour honorer la vie qui continue ?

La nostalgie d’une vie libre

7 « J’ai trois mots en tête pour décrire les femmes afghanes résistantes : courageuses, impavides, révolutionnaires », énonce Gulshah lorsque nous lui demandons de les décrire.

8 Le premier souvenir qu’elle partage avec nostalgie et fierté de cette période de l’entre-deux des régimes talibans, est celui de la réouverture des écoles pour les femmes et les filles. Elle se souvient que le nombre élevé d’inscriptions des filles et des jeunes femmes était tel que le gouvernement avait été obligé d’ouvrir très rapidement de nouvelles écoles. « Ces vingt-et-une dernières années, les jeunes femmes ont été très présentes dans les universités et les écoles », répète-t-elle. « Nous avions réussi à rattraper le niveau d’autres pays voisins sur le plan de la technologie, du marché du travail et des disciplines sportives. Nous avions des postes dans différents domaines notamment dans l’artisanat, le commerce, la santé et la politique. Certaines participaient également aux expositions internationales. Elles exposaient leurs créations et défendaient leur art ». D’ailleurs, le pourcentage de vote des femmes étant supérieur à ceux des hommes, reflétait leur espoir et leur motivation à participer activement dans le renouveau de la société. Gulshah évoque les changements qu’elle a observés dans la mentalité des hommes : « Beaucoup de jeunes hommes afghans avaient mené des études à l’étranger et étaient revenus avec leur savoir dans l’idée d’aider à la reconstruction et au progrès en Afghanistan ». Elle ajoute enfin que « les afghans étaient prêts à accueillir le changement mais il fallait continuer à les soutenir par l’éducation ».

La talibanisation est devenue progressivement totale

9 Nous l’avons donc compris, en Afghanistan, le projet de démocratie et de développement à l’occidentale n’a pas tenu. La République islamique d’Afghanistan s’est effondrée en quelques jours au mois d’août 2021, laissant le pays entre les mains d’un groupe de talibans. Gulshah se refuse d’ailleurs de les appeler « un régime, un émirat, un état ou encore un parti politique ». Elle considère que sur le plan juridique, il s’agit d’un groupe de terroristes dont les membres dirigeants sont sur la liste noire de l’Organisation des Nations Unies (ONU) depuis plusieurs décennies. Ils ne sont donc reconnus ni de l’intérieur ni de l’extérieur du pays.

10 D’après les observations de Gulshah, depuis leur arrivée au pouvoir, la situation en Afghanistan s’est terriblement détériorée : « Plus de 90 000 afghans se sont exilés au moment de la prise de pouvoir par les talibans. Aujourd’hui, l’Afghanistan est devenu le pays le plus dangereux au monde. Une victime sur deux du terrorisme est afghane. C’est le pays où la guerre fait le plus de morts au monde. L’économie est en ruine laissant 97 % de la population afghane sous le seuil de pauvreté à l’hiver 2022 », nous informe-t-elle. En effet, les Nations Unies estiment que plus de 28 millions d’afghans ont besoin de l’aide humanitaire pour survivre dont 15 millions sont des enfants, essentiellement des petites filles. L’Afghanistan fait face à l’une des plus graves crises humanitaires dans le monde et de son histoire. La faim et la maladie sévissent. L’une des conséquences de ces privations est l’augmentation du nombre de ventes de petites filles qui s’élèverait à des dizaines de milliers. Deux ans après l’arrivée des talibans au pouvoir, Gulshah est convaincue que ce groupe n’a ni l’intention ni les capacités de reconstruire le pays.

11 En effet, les actions et les décisions des talibans face à cette situation catastrophique apparaissent déraisonnables voire déconcertantes. Ils aggravent la crise humanitaire, politique et économique du pays. Contrairement aux engagements qu’ils ont pris auprès des Américains, ils multiplient les décrets comportant de nombreuses restrictions concernant les filles et les femmes. Gulshah précise qu’il existe « plus de soixante-dix décrets interdisant entre autres la fréquentation des écoles secondaires et établissement d’études supérieures par les filles et les jeunes femmes, imposant les tenues vestimentaires strictes, la ségrégation sur les lieux de travail, la liberté de circulation des femmes sans tuteur masculin (mahram), l’accès des femmes aux lieux publics, notamment les bains publics destinés aux femmes depuis des siècles en Afghanistan, c’est juste une question d’hygiène ! ».

12 Le dernier décret émis par les talibans en décembre 2022 interdit aux femmes de travailler pour des organisations non gouvernementales nationales et internationales dont l’ONU et l’UNICEF. Il s’agit d’une restriction sans précédent dans l’histoire de ces organisations. Cette décision compromet les efforts des organisations humanitaires pour faire parvenir aux plus de 28 millions d’afghans l’aide humanitaire dont ils ont besoin pour survivre. Gulshah reprend en colère : « Ces décrets sont donc non seulement discriminatoires, mais ont aussi des répercussions directes et potentiellement mortelles. L’absence de femmes travaillant dans l’humanitaire compromet la fourniture d’une aide aux plus vulnérables ».

13 Dans une conférence donnée en mars 2023 à Alfortville, M. David Martinon, ancien ambassadeur de France en Afghanistan, se confie sur la situation actuelle du pays : « Depuis novembre 2022, la talibanisation est totale. Avec le retour des exécutions publiques, la lapidation des femmes, la flagellation et les amputations punitives de jeunes gens, la barbarie est à un niveau unique au monde ».

14 La situation des femmes en Afghanistan est très inquiétante et Gulshah nous explique que selon elle, les talibans modérés n’existent pas mais qu’ils ont su jouer un rôle à leurs débuts pour obtenir le départ des pays de la coalition en août 2021 ainsi que les aides financières. Force est de constater qu’ils ne respectent aujourd’hui aucune des cinq conditions fixées par le conseil de sécurité des Nations Unies avant ré-engagement de la communauté internationale, parmi lesquelles on peut citer la rupture avec le terrorisme, le respect des droits de l’Homme donc les droits des femmes et des enfants. Ils ne manifestent aucune sensibilité quant aux condamnations des Nations Unies, de l’Union Européenne ou bien de l’Organisation de la coopération Islamique. Cette dernière ayant déclaré en décembre 2022 que la décision d’interdire aux femmes et aux filles l’accès à l’éducation est contraire au droit islamique.

La tragédie du siècle se répète à l’identique

15 Je demande à Gulshah, ce qui a fait, selon elle, que vingt ans après la première prise de l’Afghanistan par les talibans le pays est de nouveau entre leurs mains ? Elle me répond : « J’appelle cela la tragédie du siècle. Cette tragédie n’a pas seulement contrarié les femmes afghanes mais également les hommes afghans, en fait tous les jeunes gens éduqués. Les raisons de cette tragédie sont nationales et internationales. La raison interne est la présence depuis plusieurs décennies d’un gouvernement corrompu. Les personnes au pouvoir n’ont pas montré de sentiment de responsabilité envers le peuple afghan et sa condition. Les aides de la communauté internationale ont surtout enrichi les prédateurs de ce pays dont l’ancien président, Ashraf Ghani. Celui-ci a malheureusement œuvré à amplifier les inégalités interethniques en favorisant son ethnie au dépend des autres. Ils n’ont pas essayé d’unir le peuple mais de le diviser. C’est ainsi que les afghans non pashtounes et des provinces ont perdu espoir dans le gouvernement et les aides des occidentaux. Ils n’ont en rien bénéficié des aides qui leur étaient destinées et de surcroît leurs votes étaient confisqués et non respectés. Les dirigeants de l’ancien gouvernement ont été positionnés à la tête du pays par des gouvernements externes. Les ennemis de l’Afghanistan, les talibans, ont été appelés « frères » par ces présidents corrompus. Ils ne les ont jamais condamnés pour leurs actes criminels comme les attentats dans les hôpitaux et les écoles des quartiers non pashtounes. Ces dirigeants étaient par ailleurs sous le diktat du patriarcat et n’ont jamais agi comme des hommes révolutionnaires pour montrer l’exemple aux afghans.

16 Les raisons externes sont multiples. La première est l’acte irresponsable des américains qui, en négociant avec les talibans, ont montré la reconnaissance des talibans par leur gouvernement. Les talibans ont repris confiance dans leur identité de groupe. Nous les afghans, nous ne nous attendions pas à la signature d’un accord entre les talibans et les américains sur le sort de notre pays sans qu’aucun parti politique légitime d’Afghanistan ne soit représenté. Nous pensions plutôt qu’un gouvernement temporaire serait instauré le temps d’organiser un vote démocratique pour laisser le peuple choisir son gouvernement. Mais ils n’ont pas permis la constitution d’un gouvernement temporaire. Ce premier acte a pesé lourd dans le destin actuel de l’Afghanistan. Cet acte été vécu par les afghans comme une trahison. Nous avons eu le sentiment que le gouvernement américain, honteux de leur défaite en Afghanistan, a livré le pays aux mains d’un groupe de terroristes talibans. Ils n’ont pas tenu compte des vingt-et-un ans de progrès du peuple afghan et particulièrement celui des femmes. Ils n’ont pas tenu compte non plus des sacrifices en sang et en argent de leurs citoyens sur nos terres. Il s’agit d’un déni des sacrifices humains et de l’engagement militaire des pays occidentaux comme la France qui a elle-même sacrifié quatre-vingt-dix soldats ces vingt-et-une dernières années. Sept cents soldats sont revenus avec des séquelles graves sans compter l’investissement pécuniaire des citoyens français. L’abandon déraisonnable de ce pays aux mains des talibans a une conséquence que le monde continue de payer cher ».

17 Dans une conférence donnée à l’Université de Nancy en décembre 2022, David Martinon a décrit ces négociations entre américains et talibans ainsi : « Dans l’accord signé entre les talibans et les américains, excluant le gouvernement afghan et les autres pays de la coalition, était demandée par les talibans la libération de cinq milles prisonniers parmi lesquels étaient présents des assassins qui ont tué des membres d’ONG dont les deux assassins de la jeune française Bettina Goislard, morte le 16 novembre 2003 à Ghazni en Afghanistan, une employée française du Haut-commissariat pour les réfugiés des Nations unies travaillant en Afghanistan, des trafiquants de drogues, des violeurs, de grands criminels de notre époque. Cette liste n’a jamais été rendue publique pour que les afghans et le reste du monde puissent être informés de la demande des talibans aux américains. Ces demandes sont contraires à ce que les talibans veulent afficher d’eux comme bons croyants emprunts de morale ».

18 Gulshah évoque également les positions bien connues des pays voisins de l’Afghanistan comme le Pakistan qui depuis plusieurs décennies apporte une aide financière continue à l’insurrection taleb : « La plupart des leaders talibans sont sous leur influence et ceux qui s’en éloignent sont éliminés. C’est ainsi, selon moi, que l’histoire tragique de l’Afghanistan se répète à l’identique vingt-et-un ans plus tard », finit-elle par dire en soupirant.

Ni instrumentalisation ni oppression des femmes afghanes et de leur condition

19 D’après le vécu et l’expérience de Gulshah, « les femmes afghanes ne sont ni soumises ni fragiles. Notre fragilité a été d’avoir été gouvernées par des hommes irresponsables et corrompus. Les femmes afghanes ont été instrumentalisées par les puissances politiques internes et externes à plusieurs reprises. Le président Bush a utilisé leur détresse pour justifier l’intervention américaine il y a vingt-et-un ans et aujourd’hui ce sont de nouveau les talibans qui projettent leur peur archaïque du féminin sur elles pour soumettre tout un peuple à une régression sociétale ». 30 % des femmes afghanes ont bénéficié d’une scolarité, un peu moins que les hommes. Cette partie de la population prend conscience de l’histoire qui se répète et en tire des leçons. D’après son expérience et sa connaissance des afghans, Gulshah soutient qu’aujourd’hui les afghans éduqués sont en faveur des droits constitutionnels et non des lois de la charia : « Ces jeunes ne peuvent plus tolérer les lois tyranniques des talibans mais ne souhaitent plus non plus une instrumentalisation de leur sort par les puissances politiques externes. Ils ont connaissance de ce qui se pratique dans les autres pays et souhaitent construire un pays fondé sur des droits constitutionnels. Les jeunes qui ont aujourd’hui accès aux nouvelles technologies sont beaucoup plus nombreux que les mollahs (prêtres dans les mosquées). Ces jeunes utilisent ces technologies pour faire des recherches, enrichir leur connaissance du monde actuel, s’accorder avec les progrès du monde. Je soutiens avec beaucoup de ferveur cette position et ces jeunes car dans ce monde moderne, il n’est pas convenable de retourner quatorze siècles en arrière et appliquer les mêmes lois aujourd’hui. C’est du bon sens pour ceux qui sont éduqués. Cette tyrannie et les crimes qu’ils commettent seront probablement la raison de leur chute prochaine ». Néanmoins, Gulshah évoque la fracture entre les femmes dans les villages reculés de l’Afghanistan et les femmes des villes qui ont bénéficié d’une éducation : « Nous vivons dans une société qui a beaucoup de retard, la pauvreté et la guerre depuis plusieurs siècles maintiennent les pensées traditionnelles à défaut d’éducation. Le peuple peut être influencé par les discours dogmatiques et les principes patriarcaux traditionnels ». Dans certains villages, l’arrivée des talibans n’a pas changé radicalement la condition des femmes si ce n’est sur le plan économique puisque de plus en plus de parents se sentent obligés de vendre certains de leurs enfants pour continuer à vivre. En revanche, dans les villes de l’Afghanistan et les villages du nord du pays, la condition des femmes a dramatiquement changé. Pour celles qui s’apprêtaient à devenir médecins, ingénieures, professeures, politiciennes comme Gulshah, leur destin a basculé et leur santé mentale est très touchée. Le taux de dépression sévère et de suicide a explosé parmi les jeunes gens éduqués et les femmes. Elles sont extraordinairement isolées, confinées entre les quatre murs de leur maison. Tous les espaces de socialisation tels que les hammams (bains publics pour femmes), les bibliothèques, les restaurants, les salons de coiffures ferment les uns après les autres.

Croire à la lumière

20 Malgré l’exil, et avec le soutien de son époux, Gulshah a réuni un réseau d’afghanes et d’afghans exilés au Pakistan. Elle explique : « Nous organisons des manifestations dans les rues du Pakistan pour montrer notre désaccord avec la tyrannie talibane et défendre nos droits de femmes afghanes. Les manifestations des femmes dans les rues d’Afghanistan et du Pakistan, malgré les risques encourus, sont légitimes. Il s’agit d’un enjeu vital pour nous et cela peu de gens peuvent le comprendre ». Les mobilisations des afghans exilés en grand nombre, hommes et femmes, sont une preuve pour cette femme engagée qu’il y a aujourd’hui plus de femmes et d’hommes afghans qui aspirent à une forme de société plus égalitaire concernant les droits des hommes et des femmes. Gulshah partage sa perception de la force des femmes afghanes : « Actuellement, le monde entier craint les talibans et leur politique mais les femmes aux mains vides qui sont en première ligne risquent leur vie et leur santé physique et psychique. Elles imaginent toutes sortes de voies pour lutter contre l’oppression des talibans. Elles continuent à sortir dans les rues, à informer par les réseaux sociaux, à témoigner, à diffuser à travers leur art, leur condition. Elles ont été d’ailleurs les premières à se mobiliser devant l’ambassade d’Iran en Afghanistan, en signe de leur soutien aux femmes iraniennes qui ont enlevé leur voile ».

21 Le peuple afghan, les afghanes, les enfants afghans traversent une nuit obscure et plus que jamais ils ont besoin de croire à la lumière. Comme l’écrivait Edmond Rostand, « c’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière ». Même si le savoir et la connaissance sont des outils intangibles, ils ont permis à cette nouvelle génération de gens éduqués de faire trembler sans armes les talibans qui craignent davantage leur éducation et leur pouvoir révolutionnaire de penser librement. Cette génération a le pouvoir de mener une révolution de l’intérieur.

Le soutien de la communauté internationale

22 Gulshah remarque que depuis que les afghans ont accès à l’internet, ils sont plus que jamais connectés sur les informations nationales et internationales : « Nous savons bien que la situation des femmes afghanes a une conséquence sur celle des femmes dans le monde. Nous avons été témoins du rassemblement des femmes politiciennes européennes pour soutenir et défendre le droit des femmes afghanes. Les femmes ministres des affaires étrangères de dix-sept pays ont manifesté leur soutien aux femmes afghanes et ont dit leurs inquiétudes. Quant au non-respect des droits des femmes afghanes, elles ont demandé à leurs nations de ne pas reconnaître les talibans officiellement. Nous savons également que les Nations Unies et l’Union européenne ont condamné à plusieurs reprises durant ces deux dernières années les actes des talibans, et ont réitéré leur volonté à poursuivre leur aide dans le domaine des besoins humanitaires ». En revanche, elle nous confie qu’elle déplore que les actifs appartenant à la Banque centrale d’Afghanistan soient encore gelés en dépit du désastre que cela cause sur l’économie du pays. Elle questionne fortement cette position de la communauté internationale qui ne lui semble pas légitime.

23 Gulshah souhaite adresser un message aux lectrices et lecteurs de ce témoignage : « Je demande solennellement à ce que chacun et chacune puisse être représentant(e) de la voix des femmes afghanes auprès de leur gouvernement pour ne pas que les autorités oublient la condition actuelle de la femme afghane. Les femmes du monde peuvent nous prêter leur parole, leur voix pour dire notre condition. Les femmes françaises peuvent convaincre leur gouvernement d’aider les afghans à avoir un gouvernement démocratique solide et non corrompu. Cela nous soutiendra et nous donnera du courage pour continuer à lutter contre ce groupe des ténèbres. Elles peuvent également partager leurs pensées et écrire des propositions d’actions aux femmes afghanes pour continuer leur lutte et reconquérir leurs droits ». Comme partout dans le monde, les femmes afghanes méritent d’avoir une condition convenable pour une vie libre et digne et un gouvernement qui respecte leurs droits. Le sentiment féminin est certainement le même partout, chez toutes les femmes du monde, pense-t-elle.

24 En dépit de cette situation extrêmement difficile, Gulsah a pris la décision de rester active sur le plan international en intervenant dans des congrès et séminaires dans lesquels elle partage sa connaissance du peuple afghan et surtout des femmes afghanes et aide à adapter les aides humanitaires.

25 En parallèle, elle écrit actuellement son premier livre dont le sujet porte sur les défis de l’instauration d’une démocratie en Afghanistan.

Conclusion

26 La condition des femmes et des petites filles devient de plus en plus difficile en Afghanistan sous le régime des talibans. Ces restrictions ne sont ni expliquées par la culture afghane ni par la religion de l’Islam. C’est au nom d’une secte autoproclamée et à travers l’instrumentalisation de la condition des femmes et de leur corps que les talibans s’octroient une emprise sur la société afghane. Les femmes représentent l’un des piliers d’une société moderne viable. Sans elles, le développement, l’économie et l’avenir du pays sont mis en échec. Il est douloureux pour les afghanes et afghans éduqués de voir leurs efforts et ceux de la communauté internationale de ces vingt-et-une dernières années réduits à néant par un groupe d’ignorants sans idéologie autre qu’une peur archaïque du féminin. Un gouffre qui anéantit toute une société, toute une culture. Deux ans après leur prise de pouvoir, le constat est alarmant. Les talibans n’ont respecté aucune des conditions fixées par le Conseil de sécurité des Nations Unies. La voix qui prévaut est celle de l’émir des talibans, appelé Akhundzada, qui est à Kandahar et dont la ligne ne varie pas depuis la première invasion talibane. Sa priorité est l’oppression des femmes, la mise en place des châtiments corporels, une persécution des opposants et l’établissement d’un émirat fondé sur des lois idiosyncrasiques à la secte talibane. Malgré cette oppression, les afghanes continuent à se relever, à penser et à agir quoiqu’il en coûte dans l’espoir de reconquérir un jour tous leurs droits : pour elles, leurs filles et leurs petites filles.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Martinon, D. (2022). Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul. Humensis.

Mots-clés éditeurs : crise, droit de la femme., idéologie religieuse, Afghanistan, politique, témoignage, femme

Date de mise en ligne : 13/12/2023.

https://doi.org/10.3917/lautr.071.0243

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