Notes
-
[1]
Minorités visibles : personnes autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes, d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles et de minorités visibles multiples. (Statistique Canada, 2015)
-
[2]
Les termes « hébergement » et « placement » ont été ajoutés dans le guide d’entretien pour aider les participants à mieux comprendre la notion d’institutionnalisation.
1 En 2007, Samaoli écrivait: « vivre et finir ses vieux jours en institution est, en sorte, pour certains, une nouvelle immigration: une immigration dans la vieillesse. Un monde complexe […] où vivent ensemble tous nos anciens immigrés et non immigrés » (Samaoli, 2007, p. 104). En 2023, cette réflexion commence à s’actualiser au Québec lorsqu’on pénètre dans les milieux gérontologiques où se côtoient les ainés d’ici et ceux venus d’ailleurs. Les aînés appartenant aux minorités visibles [1] ou encore « racialisés » (AIR) se retrouvent de plus en plus dans les centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) au Québec et particulièrement dans le Grand Montréal (Charpentier et al., 2010). En général, le sujet des AIR demeure peu documenté et, souvent traité sous l’angle des problèmes auxquels ils sont confrontés. Leur vécu, la perception de leurs conditions de vie, sont souvent abordés de l’extérieur, et rarement selon leurs perspectives. Afin d’apporter une contribution à ces travaux, cette étude s’est penchée sur l’expérience vécue des AIR confrontés à leur institutionnalisation dans les CHSLD au Québec.
2 Cette note de recherche rapporte les résultats partiels d’une étude phénoménologique, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat en santé communautaire. La question de départ ayant guidé ce travail est la suivante : quelle est l’expérience vécue des AIR confrontés à leur institutionnalisation dans les CHSLD ?
3 Dans ce projet, la notion d’expérience comporte deux dimensions. La première, renvoie à un état que le sujet éprouve ou ressent lorsqu’il est confronté à un évènement vécu (expérience vécue). La seconde dimension réfère à une expérience envisagée, non vécue, où le sujet se représente un phénomène et lui accorde une signification. Dans cette dimension, l’idée était de déterminer ce que représente l’institutionnalisation pour les AIR avant l’entrée dans un CHSLD. Cette proposition porte exclusivement sur cette dimension.
4 Pour ce volet spécifiquement, l’objectif était d’analyser ce que l’institutionnalisation représente pour les AIR avant l’entrée dans un CHSLD.
Méthode
5 La présente étude s’est réalisée à l’aide d’un devis qualitatif de type phénoménologique. Deux types de participants ont été recrutés entre février et octobre 2016. Premièrement, des entretiens individuels ont été réalisés avec cinq AIR répondant aux critères suivants : être âgés de 65 ans et plus ; avoir immigré au Québec ; avoir entrepris des démarches de placement et/ou vivre dans un CHSLD ; être capables de communiquer en français et d’identifier des proches qui peuvent donner leur opinion sur l’expérience de l’aîné. Sept proches aidants responsables d’un AIR ont également été interviewés. Les entrevues ont été enregistrées avec l’accord des participants, puis retranscrites et traitées à l’aide du logiciel N’Vivo 10. Enfin, des notes d’observation ont été prises dans les trois CHSLD où l’étude s’est déroulée.
6 Afin de partager sur l’expérience envisagée, les participants devaient identifier les trois premiers mots, expressions, images qui leur venaient à l’esprit lorsqu’était évoquée l’institutionnalisation [2] des aînés dans les CHSLD. Dès que les mots étaient nommés, ils étaient ensuite classés par ordre d’importance du plus représentatif au moins représentatif. Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse thématique inspirée de la méthodologie de Paillé et Mucchielli (2016). 1) L’intégralité des entretiens a été lue plusieurs fois afin d’avoir une idée du contenu global. 2) Ce matériel a été ensuite divisé en unités de sens ; chacune d’elles se composant de plusieurs mots, phrases ou paragraphes. 3) Les unités de sens ainsi identifiées ont été encodées, interprétées puis regroupées selon leurs différences et similitudes. Ce qui a conduit à la génération de thèmes et de sous-thèmes.
Résultats
7 Après un travail itératif d’analyses et de synthèse, les représentations pré-institutionnalisation (expérience envisagée) des AIR suggèrent un portrait sombre de l’institutionnalisation. Bien que les réflexions, les mots et expressions soient exprimés de manière différente, le sens donné est quasi similaire. Les mots qui reviennent pour décrire l’institutionnalisation revêtent une connotation péjorative et s’inscrivent dans une sorte de gradation décroissante. En premier, les termes ou expressions qui, selon les participants sont les plus représentatifs de l’institutionnalisation sont : mise à l’écart, retrait social, abandon, fourrière. En second, les mots : mort, zéro dignité, désolation, tristesse et finalement les termes monotonie, routine, ennui, se classent en troisième position. L’analyse des données révèle donc une représentation de l’institutionnalisation en trois dimensions : spatiale, émotive et temporelle illustrée dans la figure 1. Bien que les représentations soient classées par ordre d’importance en référence au matériel exploité, celles-ci ne sont pas nécessairement exclusives et s’influencent mutuellement.
Expérience envisagée de l’institutionnalisation sur trois dimensions.
Expérience envisagée de l’institutionnalisation sur trois dimensions.
1ère représentation – dimension spatiale
8 L’institutionnalisation semble envisagée d’abord comme une certaine distanciation à l’égard des aînés hébergés qui se traduit par une sorte de mouvement, de déplacement caractérisé par le fait de quitter (volontairement ou non) un lieu pour un autre. Ce mouvement de distanciation est décrit par les expressions : mise à l’écart, retrait social. L’institutionnalisation dans cette perspective renvoie à une distance qui s’installe entre la personne qui est placée en CHSLD et les autres membres de la communauté. Une autre perspective se dessine avec les termes fourrière et abandon qui pourraient désigner la finalité ou alors la destination qui est visée par ce mouvement de mise à l’écart et de retrait social. Alors que les expressions mise à l’écart et retrait social se caractérisent par l’action, le mouvement, les termes abandon et fourrière quant à eux semblent plus perçus comme un état, où l’action n’est plus envisageable, une finalité. Un participant évoque cette dimension spatiale en ces termes : « Moi je vois ça comme ta place n’est plus avec nous autres… tu dois quitter, tu dois t’en aller […] on les met à l’écart parce qu’on ne veut plus les mélanger avec nous autres ».
2e représentation – dimension émotive
9 Dans cette deuxième représentation, l’institutionnalisation est appréhendée en termes d’émotions, de sentiments. Cette dimension rend compte de ce que pourrait ressentir les personnes qui expérimentent cet épisode de vie. Les mots utilisés exprimaient surtout des émotions négatives voire désagréables qui s’accompagnaient souvent de souffrances et de douleurs. Les émotions mises à l’avant par les participants sont : tristesse, désolation, l’expression « Zéro dignité » ou même encore le terme mort. Ces termes ont en commun de livrer un discours teinté de détresse, de mélancolie et de souffrances qui pourraient caractériser les personnes qui vivent l’institutionnalisation. À ce sujet, un participant souligne : « (…) C’est triste, ça respire la tristesse. C’est froid, c’est mélancolique ».
3e représentation – dimension temporelle
10 Dans cette troisième perspective, l’institutionnalisation se matérialise par une temporalité marquée par l’inactivité ; un mode de vie caractérisé par la monotonie, la routine et l’ennui. Un participant raconte : « Moi c’est la difficulté de passer une journée complète à rien faire, à attendre après les autres. Quand tu étais quelqu’un d’actif et tu te ramasses là, t’es resté assis toute la journée à voir les mêmes choses, ça devient frustrant, on s’ennuie ».
11 De ces trois dimensions qui décrivent comment les AIR envisagent l’expérience de l’institutionnalisation, trois thématiques ont émergé. Dans la première, l’institutionnalisation est envisagée comme une forme d’exclusion, de distanciation vis-à-vis de sa famille, de son milieu de vie habituel, de sa communauté. Une distanciation qui porte en elle les prémisses d’une forme d’ « exclusion » familiale et sociale, se traduisant par le fait de « quitter » son environnement, son domicile et d’aménager dans un lieu «spécifique» dédié aux personnes qui présentent des caractéristiques similaires que cet aîné qui y fait son entrée. La deuxième thématique appréhende l’institutionnalisation comme un apprentissage à la mort ; les CHSLD en sont les salles d’attente. L’institutionnalisation fait écho à un avant-goût de la mort de façon symbolique ; un prélude mortuaire se matérialisant par des pertes où la mort arrive parfois, comme une délivrance. L’institutionnalisation est ainsi envisagée comme une expérience teintée de tristesse, d’amertume et la perte de sa dignité. Dans la dernière thématique, l’institutionnalisation représente l’entrée dans le monde de l’uniformité où la monotonie, l’ennui et la routine semblent les seuls compagnons de vie. L’observation de terrain a permis de constater que les CHSLD ont une routine précise. Outre quelques activités d’animation, la vie se déroule généralement de la même manière.
Conclusion
12 Les représentations pré-institutionnalisation des AIR rejoignent le discours péjoratif largement véhiculé dans la société à l’endroit des CHSLD. La contribution de cette étude est d’avoir identifié à travers trois dimensions, comment les AIR envisagent l’institutionnalisation. Partant du postulat que les représentations peuvent influencer notre rapport au monde, il est évident que les représentations pré-institutionnalisation ont une incidence sur le rapport qu’entretiennent les AIR vis-à-vis de l’institutionnalisation. En considérant cet aspect dans une démarche de transformation des CHSLD en milieu de vie, il serait pertinent d’enclencher une réflexion sur la manière de redorer le blason de ces établissements. Cette démarche pourrait passer par la documentation des aspects positifs et initiatives mettant en valeur les CHSLD. Aussi, une réflexion sur la manière de nommer les CHSLD par le biais d’expressions ayant une connotation plus positive, serait importante.
Bibliographie
Bibliographie
- Charpentier, M., Guberman, N., Billette, V., Lavoie, J.-P., Grenier, A., & Olazabal, I. (2010). Vieillir au pluriel : perspectives sociales. Presses de l’Université de Québec.
- Paillé, P., & Mucchielli, A. (2016). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Armand Colin.
- Samaoli, O. (2007). Retraite et vieillesse des immigrés en France. L’Harmattan.
Mots-clés éditeurs : personne âgée, entretien, établissement d’hébergement pour personne âgée., migrant, vécu
Mise en ligne 13/12/2023
https://doi.org/10.3917/lautr.071.0238Notes
-
[1]
Minorités visibles : personnes autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. Il s’agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-Américains, d’Asiatiques du Sud-Est, d’Arabes, d’Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens et d’autres minorités visibles et de minorités visibles multiples. (Statistique Canada, 2015)
-
[2]
Les termes « hébergement » et « placement » ont été ajoutés dans le guide d’entretien pour aider les participants à mieux comprendre la notion d’institutionnalisation.