Notes
1La façon la plus juste de rendre hommage à quelqu’un est sans doute de reconnaître ce qu’on lui doit. L’entreprise n’est toutefois pas aisée s’agissant de Françoise Héritier, tant elle a inspiré mes réflexions bien au-delà des objets et des champs qu’elle a elle-même investigués.
2Par mon passé d’anthropologue africaniste, j’eus très tôt recours à ses travaux. Alors que je menais mes premières recherches sur les Bissa du Burkina-Faso, je découvris en effet que cette population avait, avec celle des Samo (qu’avait étudiée Françoise), une origine et une histoire communes. Toutes deux parlaient une langue de la famille mandé et elles entretenaient des relations de « parenté à plaisanterie » qui, à la différence de celles qui existent entre d’autres groupes ethniques où elles sont destinées à assurer la paix sociale entre eux, s’enracinaient dans une véritable parenté originelle, coïncidant avec leur même appartenance à l’histoire du peuplement mandé. Cela conduisait les Bissa et les Samo à se sentir « en famille » et à s’appeler « cousins » pour se témoigner affection et proximité. Peut-être est-ce en partie la relation de cousinage liant nos deux terrains qui nous rapprocha d’emblée et qui m’autorisa à partager avec Françoise Héritier une complicité particulière, empreinte de respect, mais où l’humour avait toute sa place.
3Pour rendre compte de l’influence majeure des travaux de Françoise Héritier sur mes recherches, il me faut avant tout souligner l’apport décisif de son anthropologie symbolique du corps. Certes, mon goût pour l’étude des logiques symboliques au fondement des pratiques sociales est d’abord né de la lecture du livre de Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés [2]. Mais la finesse de la réflexion de Françoise Héritier concernant le registre particulier de la symbolique du corps et des rapports entre les sexes a, par la suite, fortement imprégné ma manière d’appréhender les mécanismes sociaux qui sous-tendent les pratiques relatives à la maladie. C’est ainsi que, parallèlement à une prise en compte des « logiques du pouvoir » que les travaux de Marc Augé m’avaient déjà convaincue d’explorer, je me suis intéressée aux représentations du corps et des organes chez les Bissa, notamment du foie, organe dont la position et le volume supposés chez un individu justifient qu’on reconnaisse à ce dernier un statut particulier. Ainsi, son renversement peut expliquer la folie, tandis que sa grosseur dote celui qui le possède de la faculté de voir « l’intérieur des choses », ce qui le rend apte à assumer la fonction divinatoire et à résoudre les désordres corporels et sociaux.
4Incitée à porter mon attention sur l’inscription corporelle des rapports sociaux, j’étudiai également la différence de traitement du malade selon son sexe, la cure s’organisant chez les Bissa au moyen d’un système numérique symbolique en vertu duquel le 3 est affecté aux hommes et le 4 aux femmes. Ce système numérique, dont le sens et la fonction entretiennent une étroite cohérence avec les représentations de la personne, d’une part, et avec les espaces sociaux qui la définissent à travers les règles de résidence, d’autre part, détermine à la fois les conditions de l’efficacité du processus thérapeutique et l’ensemble des relations entre les sexes. L’analyse révéla qu’il sert, non pas seulement à organiser la vie sociale et à structurer les rituels, mais également à socialiser les sexes en leur assignant une valeur différentielle, susceptible de favoriser la reproduction des rapports hommes/femmes.
5Mais l’œuvre de Françoise Héritier ne s’est pas limitée à influencer les recherches que j’ai conduites au Burkina-Faso. Elle m’a également inspirée pour un certain nombre de sujets que j’abordai par la suite en France. C’est ainsi que, sollicitée par ce qui s’appelait alors le Ministère des Droits de la Femme pour mener une enquête sur les mutilations sexuelles en milieu africain immigré, j’ai pu exploiter son analyse sur l’inscription de tels usages dans l’inégal rapport du masculin et du féminin. M’attachant à en comprendre le sens et la persistance dans le contexte sociologique nouveau que représentait l’immigration en France, il m’est ainsi apparu que l’excision, en réduisant ou supprimant ce qui, chez la femme, est conçu comme l’équivalent du sexe masculin, contribuait à créer les conditions (physiologiques) de la domination (sociale) de l’homme sur la femme. Mettant à profit mes enquêtes pour sonder également le sens dévolu à la circoncision, je montrai que le marquage sexuel équivaut à un marquage des rôles sociaux devant être assumés par chaque sexe, l’excision et la circoncision ayant respectivement pour objectif de déviriliser la femme et de sur-viriliser l’-homme, aux fins de réduire le pouvoir de la première, et d’accroître le pouvoir du second. Le « travail » accompli sur le corps vise donc moins à confirmer la différence biologique entre les sexes, qu’à corriger le sexe biologique de manière à rendre possible l’exercice − par la personne socialisée comme féminine ou masculine − du statut social qui lui est assigné. Dès lors, les mutilations sexuelles non seulement résultent de l’inscription corporelle des rapports sociaux entre les sexes, mais se présentent comme les conditions de leur reproduction.
6Prolongeant cette étude des liens entre représentations du corps et construction des rôles sociaux, j’ai également été amenée à examiner le fonctionnement de l’institution polygamique et sa dynamique dans le contexte migratoire, c’est-à-dire le lien, cette fois, entre la position sociale occupée par les femmes concernées (notamment leur statut sexuel et leur rang dans l’ordre des mariages) et la gestion de leur corps. La réalité des relations sociales à l’intérieur de ce type de ménage étant absente de la littérature anthropologique, il convenait d’en comprendre à la fois les fondements et les mécanismes. Or, les transformations dans la vie quotidienne de ces ménages ont fait apparaître de nouveaux enjeux, dont les formes de résistance des femmes, les conditions de la redistribution du pouvoir entre coépouses et les modes de négociation des décisions dans les ménages, en matière de sexualité et de reproduction.
7La richesse de la réflexion de Françoise Héritier sur les représentations symboliques du corps a nourri aussi, dans un tout autre contexte social et culturel − celui d’une association d’anciens buveurs −, mes propres recherches sur la perception qu’ont les alcooliques des effets de l’alcool sur le corps, en particulier sur les nerfs, le cerveau et le sang, et sur le rôle qu’ils leur attribuent dans la formation de leur comportement social. Il s’agissait d’examiner la charge symbolique attribuée à un symptôme ou à l’organe qui en est le support, et à son incidence sur l’ordre relationnel et social.
8Par la suite, alors que je mûrissais un nouveau projet de recherche sur les comportements de santé mais doutais encore de sa valeur heuristique, Françoise Héritier m’a convaincue de le mener à bien. Tout en adoptant la démarche comparative chère à l’anthropologie, je souhaitais explorer la relation qu’entretenaient les individus issus de familles catholiques, protestantes, juives ou musulmanes avec leurs ordonnances et leurs médicaments. L’étude posait toute une série de questions coextensives à la première, à savoir celles de leur rapport à l’écriture, au savoir et à l’autorité. Elle révéla que les représentations et les conduites en la matière portaient non seulement la marque de l’origine culturelle religieuse des protagonistes, mais aussi de l’histoire collective de leur groupe d’appartenance. De tels résultats invitaient donc à une remise en cause des analyses culturalistes, en montrant la nécessité d’intégrer le sens et le poids de l’histoire, ainsi que l’empreinte laissée par les cultures religieuses sur les usages sociaux.
9Les observations réalisées dans le cadre de cette recherche avaient par ailleurs mis au jour l’existence de pratiques de sous-information et de mensonges entre médecins et patients qui soulevaient un certain nombre de questions. Pourquoi ces médecins et patients mentent-ils ou ne délivrent-ils qu’une information partielle ? Que cherchent-ils à dissimuler, à protéger, et à quelles fins ? Quels en sont les enjeux ? A quels systèmes symboliques ces conduites renvoient-elles ? Autant de questions auxquelles il m’a paru important de répondre en lien avec l’apparition des nouveaux rôles sociaux dont médecins et patients sont investis aujourd’hui. Là encore, Françoise Héritier exprima son intérêt : elle, qui malheureusement dut faire de nombreux séjours à l’hôpital, m’encouragea à étudier cet univers et à poursuivre le décryptage des mots, des gestes et des pratiques des individus observés, pour mieux en révéler les mécanismes symboliques, culturels, et sociaux.
10Nul doute que sa sincère bienveillance à mon égard, son oreille attentive et ses conseils éclairés, Françoise Héritier les a également offerts à de nombreux autres chercheurs, contribuant ainsi à l’émergence de recherches riches et variées. L’œuvre stimulante et raffinée qu’elle lègue à notre discipline est inestimable. Dans la vaste entreprise où s’est engagée l’anthropologie, et que constitue en partie l’étude de la pensée symbolique, Françoise Héritier a versé un très large écot.