Notes
-
[*]
CSSS de la Montagne, Équipe de Recherche et d’intervention transculturelles, Montréal, Québec. E-mail : cecile.rousseau@mcgill.ca
1Le thème du racisme éveille souvent un malaise, un désir de distanciation qui peut se traduire par de l’évitement et du déni ou par une dénonciation qui vise, entre autres, à établir l’innocence de celui qui parle. Dans le champ clinique, l’héritage des représentations classiques autour de la relation thérapeute/patient protège partiellement le clinicien en lui proposant une neutralité souhaitable, et donc implicitement possible, et en établissant un cadre éthique autour d’une rencontre singulière qui le dégage de la responsabilité face aux agirs de son institution et de sa société. La persistance du malaise suggère cependant qu’il existe des failles dans ces stratégies de distanciation et que le racisme s’infiltre de différentes façons dans la rencontre clinique, confrontant le clinicien a des formes de complicité ou de compromis inévitables qu’il n’est pas facile de nommer, ou même d’envisager. En faisant appel aux concepts de responsabilités politique et morale, nous tenterons dans cet article d’interroger l’équilibre délicat que négocie le clinicien entre les dangers et l’utilité stratégique éventuelle des diverses formes de complicité avec un racisme individuel, institutionnel et social qui traversent l’espace clinique.
2Nous reviendrons tout d’abord rapidement sur la littérature au sujet de la relation entre santé mentale et racisme en examinant le lien qui existe entre les réactions que suscitent le racisme et les modes de socialisation qui en découlent. Puis, à partir d’exemples cliniques et historiques, nous soulèverons certains des dilemmes auxquels est confronté le clinicien qui tente de penser sa position face au racisme dans le cadre clinique.
Confronter ou éviter le racisme ?
3Si le racisme sert d’étendard à certaines luttes contre l’exclusion et les inégalités, la reconnaissance ou la dénonciation de situations de racisme est cependant loin d’être la règle. Des facteurs culturels et politiques vont moduler les réactions individuelles et collectives face à la discrimination, qui vont du déni à la confrontation. La plupart des recherches portant sur les conséquences de la discrimination démontrent que celle-ci à un coût élevé pour la santé aussi bien au niveau physique où elle est, entre autres, associée à l’hypertension (Williams & al. 2003) qu’au niveau psychologique, où l’on rapporte une forte relation entre la perception de la discrimination et les troubles anxieux, dépressifs et même psychotiques (Meyer 2003 ; Stuber 2003). Alors que pour certains groupes la dénonciation des situations de racisme a un effet réparateur (Stevenson & al. 1997), pour d’autres, en particulier certaines communautés asiatiques, le fait d’ignorer les incidents à saveur raciste, paraît plus protecteur (Noh & Kaspar 2003). Parfois, comme dans le cas des femmes philippines ayant immigré au Canada avec un statut de domestique, les stratégies d’évitement face à la discrimination ont un rôle politique : il faut préserver l’ouverture des canaux migratoires et faciliter la venue d’autres personnes de la communauté, même si c’est au prix d’un silence autour d’expériences humiliantes et injustes (Bals 1999). Dans l’éventail de réactions personnelles et communautaires, certaines dominent et sont intégrées par les familles appartenant à des minorités. Elles sont alors reproduites sous forme de normes et enseignées aux enfants en vue de les protéger. Ainsi, les jeunes garçons de race noire apprennent très tôt en Amérique du Nord que lorsqu’ils se font arrêter par des policiers, ils doivent laisser leurs mains bien en évidence sur le haut du volant de façon à démontrer qu’ils ne sont pas armés, ce qui permet d’éviter les « bavures » policières, particulièrement fréquentes face aux hommes noirs. Dans la littérature nord-américaine, ce phénomène, appelé « racial socialization », est surtout décrit dans les communautés fréquemment soumises à la discrimination. Ce concept n’a jamais été utilisé pour décrire la façon dont des personnes de la majorité réagissent aux différences raciales, que celles-ci soient caractérisées par une variation au niveau de la couleur de la peau, ou par une différence ethnique, religieuse ou nationale. Une analyse comparative de la place occupée par la notion de racisme dans les réflexions sur l’adaptation des soins de santé mentale aux différences culturelles et migratoires dans différents pays suggère cependant que les cliniciens et leurs institutions adoptent également des modèles spécifiques de réponse sociale à la question du racisme.
4En Angleterre, par exemple, « l’autre » est avant tout « noir », et ce terme inclusif représente, au-delà de la couleur de la peau, toute personne évoquant un ailleurs, qui subit une exclusion ayant des répercussions importantes sur son bien-être (Kirmayer & al. 2007). Dans ce pays, tout un courant psychiatrique se centre sur la création de services explicitement antiracistes (Fernando 2005). Au Canada, comme en Australie d’ailleurs, l’altérité est plutôt décrite en termes de langue. Le racisme n’occupe pas une place centrale mais reste plutôt en arrière fond dans le discours des services en santé mentale. Dans ces sociétés bâties sur une immigration récente, qui misent sur un investissement de la différence culturelle, on évite les tensions face à la différence (Lo & Chung 2005). Est-ce à dire que l’Australie et le Canada sont moins racistes que l’Angleterre ? On peut penser que les différences entre ces pays correspondent plutôt à des stratégies distinctes sur un continuum évitement-confrontation face au racisme, qui émanent de rapports différents à une histoire de colonisation. Ces stratégies se sont intégrées dans les structures institutionnelles de santé, et ont permis de donner au racisme institutionnel une certaine respectabilité (Antonius 2002) et façonnent en partie le cadre social qui entoure la rencontre clinique. Souvent à son insu, le clinicien devient partie prenante soit d’une façon de nier ou de minimiser le racisme ou au contraire d’une manière de le nommer directement ou indirectement. Analysant le développement psychologique des personnes soumises à des situations d’oppression qui engendrent le racisme, Frantz Fanon (1967) suggérait le passage par trois stades, correspondant à des moments différents dans l’organisation des défenses psychologiques : un premier stade de capitulation, durant lequel il y a identification à l’agresseur et compromis face à la situation, puis un stade de rejet de la culture dominante avec une identification romantique de la culture d’origine, enfin un troisième stade qui implique une radicalisation de l’opposition au statu quo et un parti pris pour un changement qui n’est cependant pas un retour vers un passé idéalisé (Moore 2000). On peut penser que ces stades peuvent aussi être utiles pour saisir la position d’une personne appartenant à la majorité, face au racisme institutionnel et social de la société à laquelle elle appartient. En tant que cliniciens travaillant avec des immigrants et des réfugiés, nous sommes souvent en situation d’identification au moins partielle avec l’agresseur, une situation de compromis où nous fermons les yeux sur des formes de racisme institutionnel. Parfois aussi, en nous positionnant en défenseurs des opprimés, nous pouvons idéaliser « l’autre » et le construire en victime. Enfin, il nous arrive de nous battre contre ces situations pour tenter de les transformer. Se pose alors la question de notre pouvoir relatif dans l’institution et de notre rôle au sein de celle-ci quant au maintien de sa logique et en tant qu’agent potentiel de subversion. Dans la recherche d’un équilibre entre des stratégies de changement et les compromis inévitables que nous sommes amenés à faire, nous ne pouvons pas ne pas nous salir les mains en devenant complices. Cette participation du clinicien aux discours et aux politiques de son institution ou de sa société sur le racisme pose un certain nombre de dilemmes dès lors que l’on examine la position du clinicien en termes de responsabilités morale et politique.
Soigner avec bienveillance l’esclave qui s’enfuit ou perpétuer l’esclavage ?
5Se référant à Karl Jaspers, Ricœur (2000) distingue la culpabilité criminelle, qui relève de faits objectivement établis, de la culpabilité morale et politique. La culpabilité politique « est celle de tous les citoyens apprêtés à assumer les conséquences des actes commis par l’État à la puissance duquel ils sont subordonnés et dont l’ordre au quotidien leur permet de vivre ». Elle appelle une obligation de réparation de la part de chaque citoyen. La culpabilité morale, quant à elle, porte « sur les actes, petits ou grands, par lesquels les individus ont contribué, par leur consentement actif ou passif, au comportement violent des responsables politiques ». Elle dépend de la conscience individuelle, de la capacité à percevoir l’autre comme potentiellement semblable à soi.
6La culpabilité politique s’applique au champ du racisme structurel et institutionnel qui régit les inégalités sociales entre majorité et minorités. En tant que citoyen, le clinicien se retrouve face à une obligation de réparation qui va structurer, implicitement ou explicitement, certaines des interactions thérapeutiques et soulever des questions institutionnelles délicates, par exemple dans le domaine de l’universalité de l’accès aux soins des immigrants à statut précaire. C’est cependant au niveau de la responsabilité morale, c’est-à-dire au moment où le clinicien devient directement complice du racisme institutionnel ou social, fût-ce pour le bien de son patient, que vont se poser les dilemmes éthiques les plus épineux.
7Un retour vers l’histoire de la psychiatrie illustre clairement la façon dont celle-ci a, de multiples façons, participé activement à maintenir différentes formes de racisme. Au XIXe siècle, Cartwright (1851) a émis l’hypothèse que les esclaves qui fuguaient à répétition, souffraient d’une maladie mentale qu’il a appelé « drapetomanie », en utilisant les mots grecs désignant l’esclave qui s’enfuit et le fou. Le traitement reposait sur le fait de traiter l’esclave avec douceur et fermeté, de façon à ce que la gentillesse de ses maîtres et leurs explications rationnelles le ramènent à la raison. Ce qui est particulièrement intéressant en termes de responsabilité morale dans cet exemple c’est la bienveillance de l’intention. Contrairement à la psychiatrie militaire de la Première Guerre mondiale, qui infligeait un traitement aversif afin de convaincre les soldats de retourner au front (Brunner 2000), la complicité avec l’esclavage se fait ici dans « le meilleur intérêt » de l’esclave, qui au lieu d’être battu et puni, sera doucement convaincu du fait qu’il est dans la nature des choses qu’il soit esclave, que de penser autrement relève de la folie et le met en danger, et que ceux qui lui tiennent ce discours veulent ultimement son bien.
8Malgré la distance historique, le dilemme est ici plus délicat qu’il ne paraît tout d’abord. Si l’on peut soutenir qu’il était de la responsabilité politique des psychiatres de l’époque de s’opposer à l’esclavage, confronté à un tel système, valait-il mieux alors ne pas accepter de s’occuper des esclaves ? Plaider pour leur liberté en soulignant la légitimité de leur désir de fuite, tout en sachant que ce plaidoyer pouvait se traduire en représailles contre l’esclave ? Subvertir le système en utilisant, à seules fins stratégiques, un diagnostic de folie pour protéger l’esclave de la brutalité de ses maîtres ? Ou faire de même en préférant se convaincre qu’il s’agit réellement de folie, de façon à ne pas être obligé de remettre en question l’appartenance à un ordre social et professionnel établi ? Or, si les discours visant à démontrer le rôle de contrôle social de la psychiatrie et la psychopathologisation de la souffrance sociale abondent (Kleinman & Kleinman 1997a, 1997b) et tendent à s’opposer aux positions cliniques et scientifiques qui s’intéressent à la souffrance psychique singulière, l’entre-deux, c’est-à-dire une position clinique qui assume son rôle dans la violence sociale, est moins souvent à l’avant-plan. Elle pose la question du prix de la subversion du système, que celle-ci soit liée au désir d’innocence du clinicien et/ou au « meilleur intérêt » du patient.
Le racisme ordinaire en clinique : le coût du compromis
9« We do not want dirty patients, on a clean floor » déclare une infirmière à propos d’un enfant africain qui vient d’avoir son congé de l’hôpital. « C’est un singe africain », affirme une directrice d’école en parlant d’un enfant noir. Des mots blessants qui révèlent qu’au-delà du politiquement correct, le racisme brut, qui associe saleté et animalité à l’image de l’autre, est toujours bien présent, même dans nos blanches institutions. Dans ces deux situations cliniques, les histoires familiales et sociales étaient complexes, les acteurs nombreux. Dans le premier cas, la pédopsychiatre de l’équipe n’a pas réagi directement à l’apostrophe de l’infirmière qui expliquait ainsi le départ rapide du patient porteur d’une infection que l’on ne voulait pas propager. Heurtée, elle a essayé plutôt de transformer l’image de l’enfant et de sa famille dans l’équipe infirmière. Elle a gardé son sentiment de vague nausée et son indignation pour la rencontre d’équipe, partageant alors une colère qui ébranlait sa confiance dans l’institution hospitalière, malgré l’historique d’ouverture de celle-ci à la diversité culturelle. Dans le deuxième cas, deux cliniciens de l’équipe, une pédopsychiatre blanche et un psychologue africain ont soutenu la famille et médié avec l’institution scolaire afin de dénouer certains enjeux autour de l’enfant et de contrer l’exclusion dont il était l’objet, qui.était justifiée par ses comportements perturbateurs. Contente, jusqu’à un certain point, des résultats obtenus, l’équipe a même présenté cette deuxième histoire lors d’une conférence. Un collègue psychiatre d’Angleterre s’est indigné : « Comment avez-vous pu ne pas dénoncer une telle situation ? » Il soulignait, à juste titre, notre complicité implicite avec les affirmations racistes proférées en l’absence de la famille. À son avis, le désir de protéger la famille et l’enfant de représailles institutionnelles possibles, ou de préserver notre alliance avec le milieu scolaire ou institutionnel, ne suffisait pas à justifier notre inaction. Cette interpellation a secoué l’équipe, non pas parce qu’elle remettait en question notre décision de ne pas relever et dénoncer les propos racistes de la directrice, mais, au contraire, parce qu’en réalisant que nous aurions persisté dans la même voie, nous ne pouvions plus minimiser la position de collusion dans laquelle ce choix nous plaçait. Outre la position d’évitement de l’équipe, le point commun entre ces deux situations est l’ébranlement des cliniciens par la lourdeur du sentiment de complicité avec le racisme institutionnel. Comme si tout d’un coup, au-delà du « je sais bien mais quand même… », le caractère tangible de cette complicité, ses implications morales faisaient effraction dans la représentation bienveillante d’elle-même que l’équipe a besoin de préserver pour assurer un travail clinique transculturel relativement marginal.
Lorsque le racisme est nommé
10Lors d’un séminaire de discussion de cas entre plusieurs institutions, l’histoire d’une famille asiatique révèle que la proposition de placer le bébé dans une famille d’accueil québécoise et de le mettre sur une liste en prévision d’une adoption éventuelle repose largement sur des préjugés face au groupe d’appartenance de la mère du bébé. Le répertoire émotionnel de la maman est mal interprété par le personnel qui questionne son attachement au nouveau-né. De plus, les professionnels s’interrogent sur sa capacité à protéger le bébé contre un conjoint violent, même si celui-ci a quitté le domicile familial. Ces inquiétudes sont associées à des représentations stéréotypées au sujet de la soumission passive des femmes de sa communauté d’origine. Le racisme institutionnel auquel fait face cette maman est nommé par les participants du séminaire et soulève beaucoup d’émotions. D’un côté, il y a de l’indignation face à la discrimination et à ses conséquences possibles, de l’autre côté, de la colère face au soupçon envers une intervention qui visait le bien et la protection de l’enfant. Le groupe arrive finalement à contenir la tempête, dans les semaines qui suivent l’affaire rebondit cependant en dehors du séminaire et provoque des tensions importantes entre des professionnels des différentes institutions impliquées. À la fin de l’année, lors de l’évaluation des séminaires, l’histoire refait surface, les émotions sont encore là, mais il est un peu plus facile d’en parler. L’indignation s’organise autour d’un inacceptable à plusieurs visages : il est impensable d’être complice d’un système qui enlève de façon discriminatoire des nouveau-nés à leurs mères, il est odieux de remettre en question le travail difficile et délicat de ceux qui doivent protéger les nouveau-nés de la brutalité de leurs parents. Autour du fantasme de l’infanticide, le fait d’avoir nommé le racisme institutionnel a provoqué une déchirure interne, un conflit nourri d’accusations réciproques voilées.
11Une rencontre en milieu scolaire réunit les professeurs d’un enfant originaire des Caraïbes et des cliniciens de l’équipe. Les professeurs sont très irrités face à la mère de l’enfant qu’ils considèrent comme négligente, les cliniciens essaient de faire ressortir ses forces, son attachement à l’enfant, ses capacités de faire face à l’adversité. Rien n’y fait, les professeurs parlent avec dédain de « ces gens-là… », en soulignant le vécu de monoparentalité, fréquent dans cette communauté. Finalement, de guerre lasse, une des cliniciennes souligne que la mère doit en plus faire face au racisme face aux Noirs qui est une réalité difficile dans la société canadienne. Les professeurs se fâchent contre la clinicienne : « Vous, peut être… » et commencent à peindre la maman sous un jour soudain plus favorable… Même formulée de façon collective à partir d’un « nous » qui inclut l’équipe clinique et souligne la responsabilité politique de tous les professionnels du pays hôte présents, l’évocation du racisme est intolérable pour les professeurs. Stratégiquement, le fait d’introduire la réalité de la discrimination dans la rencontre a provoqué un réaménagement utile à la famille qui a été suffisamment protégée par la formation réactionnelle des professeurs pour que l’enfant puisse terminer son année scolaire sans être renvoyé. Par contre, la projection du racisme sur la personne (et le groupe) qui l’a évoqué, a endommagé de façon importante l’alliance déjà fragile entre l’équipe thérapeutique et l’école.
12Nommer le racisme, l’assumer collectivement, le dénoncer, naviguer en eaux troubles, s’enliser dans l’ambiguïté, chacune de ces positions a un coût et aucune ne peut prétendre à la pureté. Une dénonciation directe, éventuellement satisfaisante pour le clinicien, risque souvent de vulnérabiliser la famille. Celle-ci peut se sentir soutenue, mais aussi agressée par une telle confrontation. Par contre, ne pas dénoncer peut être une façon de protéger la famille, mais aussi une forme de paternalisme ou simplement refléter un désir d’échapper à l’inconfort d’un conflit. Une violence potentielle surgit des mots comme du silence. Chaque situation clinique demande de repenser le compromis et d’accepter la responsabilité morale que comporte tout choix, sans toutefois se laisser envahir au point d’y perdre le plaisir de la rencontre ou de se retrouver paralysé.
13La question du courage politique du clinicien est rarement posée, sans doute parce qu’elle est très chargée. Le clinicien qui dénonce des politiques institutionnelles le fait au risque d’être jugé trop subversif, ce qui peut rapidement être personnalisé. Des fauteurs de trouble aux troubles de personnalité il n’y a qu’un pas. Une dénonciation directe comporte des risques pour le du statut d’acteur social légitime du clinicien.
Le clinicien face au racisme de son patient
14Le thérapeute est parfois confronté à des discours racistes haineux dans le cadre clinique. Suprématie blanche, apologie des Nazis, le problème qui se pose alors n’est pas radicalement différent de celui du soin aux tortionnaires : le clinicien doit se positionner face à l’abject (Ouss-Ryngaert 2002).
15Dans le cadre scolaire, l’équipe rencontre un père immigrant espagnol et ses deux fils qui présentent des problèmes de comportement sérieux. Le père se vante de ses convictions fascistes. Il raconte les exploits guerriers de son grand-père face aux communistes et la façon dont son père remettait les immigrants de couleur « à leur place » en les battant en toute impunité. Nous avons travaillé sur l’envers du racisme, sur les pertes et les deuils non faits, transmis d’une génération à l’autre jusqu’aux deux enfants, conscients de notre contre-transfert, mais aussi de la possibilité de reconstruire une alliance autour du sentiment d’exclusion du père. Une histoire clinique comme une autre avec, cependant, la persistance d’un sentiment de trahison. Nous avons élaboré du sens pour protéger les enfants et c’est peut-être ce que nous demandait le père. Mais ne demandait-il pas aussi autre chose ? Une condamnation, compulsion de répétition qu’il provoquait en s’exposant, connaissant fort bien l’opprobre qui entourerait ses propos. Ou plutôt, (ou aussi ?) ne cherchait-il pas ce consentement silencieux que nous lui avons partiellement donné en ne relevant pas directement ce que le racisme de son discours évoquait chez nous, en acceptant d’absorber l’odieux.
Pour une indignation radicale à bas bruit ?
16Dans une société dans laquelle le racisme suscite la réprobation presque générale, les manifestations crues ou subtiles de racisme institutionnel provoquent un malaise qui est, plus souvent qu’autrement, digéré au niveau des équipes cliniques travaillant avec des communautés minoritaires. Pour survivre dans leurs institutions et pour protéger les familles avec lesquelles elles travaillent, ces équipes ne peuvent pas constamment monter au front et dénoncer le racisme. Les limites du possible au niveau de l’action ne doivent pas, cependant, les empêcher de mobiliser la colère, qui provient du malaise. Cette colère qui s’oppose à la normalisation de ces situations et qui empêche de se réconforter avec un simple aveu d’impuissance peut devenir, à bas bruit, une force de transformation des institutions, en questionnant de multiples façons les présupposés collectifs au sujet de notre bienveillance et de notre équité. À quel moment et dans quelles conditions la perception de la responsabilité morale face au racisme mène-t-elle à l’engagement vers une transformation des institutions ou de la société ? Un retour vers le passé fournit quelques éléments de réflexion. Durant la Deuxième Guerre mondiale, certaines personnes ont activement caché des Juifs, au risque de leur vie, alors que d’autres témoins passifs assistaient sans rien dire à ce drame. Des chercheurs se sont subséquemment penchés sur ce qui avait pu justifier l’une et l’autre position (Flesher 2000). À leur surprise ils ont découvert que les sauveteurs et les témoins passifs utilisaient les mêmes arguments : « Il leur était impossible de faire autrement ». Analysant ce paradoxe, certains ont suggéré que les sauveteurs avaient un regard particulier sur le monde et qu’ils percevaient de façon intense leur responsabilité face à une humanité partagée. D’autres, rejoignant la position de Sartre ont plutôt souligné la mauvaise foi du plaidoyer d’impuissance des témoins passifs. Enfin, rejoignant des penseurs comme Albert Camus ou Emmanuel Levinas, Flesher (op. cit.) propose que ces deux positions ne sont pas figées, mais que ce qui définit notre humanité c’est justement la possibilité de bouger d’une position à l’autre, de transformer notre perception de notre responsabilité morale en même temps que notre regard sur le monde. Sans comparer les risques qu’implique la dénonciation du racisme institutionnel aux risques qu’ont encourus ceux qui ont caché les Juifs, on peut penser que l’indignation radicale « à bas bruit » qui permet de rester conscient, malgré le malaise, de notre responsabilité morale face au racisme joue un rôle dans la transformation collective du regard sur l’autre et de l’engagement qui en découle. À quel point faut-il travailler sur les représentations qui fondent le racisme ? Pickering (2001) soulignait l’apport de la paranoïa et de l’anxiété dans l’émergence des discours et images racistes au plus fort de la colonisation. Le clinicien confronté au racisme doit-il s’adresser d’abord à la violence des mots ou aux sentiments derrière ces mots dans l’espoir de changer les représentations discriminatoires ? De quels outils dispose-t-il pour ouvrir les espaces institutionnels afin qu’y règne le regard bienveillant sur l’autre dont a rêvé Levinas ? Enfin, la perte partielle de l’image de bienveillance du clinicien et de son institution n’est pas seulement un aiguillon qui en déstabilisant les représentations sociales laisse place au changement, elle est aussi la reconnaissance de notre position d’agresseur. Celle-ci, en elle-même, a aussi une certaine utilité dans la mesure où, en remettant au premier plan notre humanité ambivalente, elle permet de passer au-delà du clivage entre eux et nous qui historiquement a fondé le racisme.
Bibliographie
- Antonius R. Un racisme « respectable ». In : Renaud J, Pietrantonio L, Bourgeault G, editors. Les relations ethniques en question. Ce qui a changé depuis le 11 septembre 2001. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal ; 2002. p. 253-71.
- Bals M. Les domestiques étrangères au Canada : esclaves de l’espoir. Montréal : L’Hartman ; 1999.
- Brunner J. Will, desire and experience. Etiology and ideology in the German and Austrian medical discourse on war neuroses, 1914-1922. Transcultural Psychiatry 2000 ; 37(3) : 295-320.
- Cartwright SA. Report on the diseases and physical peculiarities of the Negro race. New Orleans of Medical and Surgical Journal 1851 ; 318 : 691-715.
- Fanon F. Black skin white mask. New York : Grove Press ; 1967.
- Fernando S. Multicultural mental health services: Projects for minority ethnic communities in England. Transcultural Psychiatry 2005 ; 42(3) : 420-36.
- Flesher A. Characterizing the Acts of Righteous Gentiles. Journal [serial on the Internet]. 2000 Date ; 2. Available from : http://moses.creighton.edu/JRS/2000/2000-3.htlm.
- Kirmayer LJ, Rousseau C, Lashley M. The place of culture in forensic psychiatry. The Journal of American Academy of Psychiatry and the Law 2007 ; 35 : 98-102.
- Kleinman A, Kleinman J. Social suffering. Berkeley : University of California Press ; 1997a.
- Kleinman A, Kleinman J. The appeal of experience. The dismay of images: Cultural appropriations of suffering in our times. In : Arthur Kleinman VD, Margaret Lock, editors. Social Suffering. Berkeley : University of California Press ; 1997b. p. 1-24.
- Lo HT, Chung RC. The Hong Fook experience: Working with ethnocultural communities in Toronto 1982-2002. Transcultural Psychiatry 2005 ; 42(3) : 457-77.
- Meyer IH. Prejudice as stress: Conceptual and measurement problems. American Journal of Public Health 2003 ; 93(2) : 262-5.
- Moore LJ. Psychiatric contributions to understanding racism. Transcultural Psychiatry 2000 ; 37(2) : 1-47.
- Noh S, Kaspar V. Perceived discrimination and depression: Moderating effects of coping, acculturation, and ethnic support. American Journal of Public Health 2003 ; 93(2) : 232-8.
- Ouss-Ryngaert L. Soigner l’ennemi. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2002 ; 3(1) : 79-92.
- Pickering M. Stereotyping: The politics of representation. Mendham, Suffolk : Palgrave MacMillan ; 2001.
- Ricœur P. Devant l’inacceptable : le juge, l’historien, l’écrivain. In : Rohrlich R, editor. Philosophie – La philosophie devant la Shoah. Paris : Minuit ; 2000. p. 3-18.
- Stevenson HD, Reed J, Bodison P, Bishop A. Racism stress management: Racial socialization beliefs and the experience of depression and anger in African American youth. Youth & Society 1997 ; 29(2) : 197-222.
- Stuber J, Galea S, Ahern J, Blaney S, Fuller C. The association between multiple domains of discrimination and self-assessed health: A multilevel analysis of Latinos and Black in four low-income New York City neighborhoods. Health Services Research 2003 ; 38(6) : 1735-59.
- Williams DR, Neighbors HW, Jackson JS. Racial/ethnic discrimination and health: Findings from community studies. American Journal of Public Health 2003 ; 93(2) : 200-8.
Mots-clés éditeurs : complicité, clinique, discrimination, responsabilité morale, racisme
Date de mise en ligne : 27/02/2013
https://doi.org/10.3917/lautr.027.0349Notes
-
[*]
CSSS de la Montagne, Équipe de Recherche et d’intervention transculturelles, Montréal, Québec. E-mail : cecile.rousseau@mcgill.ca