Couverture de ANSO_201

Article de revue

Pourquoi une sociologie compréhensive augmentée ?

Pages 153 à 174

Notes

  • [1]
    C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la critique de l’école marginaliste qu’il propose dans les Essais sur la théorie de la science : il reproche en effet à Carl Menger de défendre le projet d’un modèle de rationalité axiomatisé, normatif et universel, et d’être en cela influencé par l’intérêt presque exclusif des sciences de la nature pour la « raison de connaître ».
  • [2]
    Une autre raison essentielle, mais qui ne sera pas développée ici, est que les acteurs sociaux n’ont aucune conscience des effets sociaux émergents de leurs actions individuelles, qui sont des phénomènes de première importance pour la sociologie.
  • [3]
    En ce qui concerne le monde numérique, voir par exemple Alessandro Bessi et al. (2015).
  • [4]
    Les sociologues un peu moins, mais on peut tout de même signaler les travaux de Jean-Pierre Dupuy (1997) ou Jon Elster (1987).
  • [5]
    Voir par exemple James Georg Frazer (1981 [1890]) ou Lucien Lévy-Bruhl (1960 [1922]).
  • [6]
    Reprise sous la forme d’un article publié post-mortem en 1954.
  • [7]
    Certains auteurs, et notamment Gerd Gigerenzer (1991) ou Gerd Gigerenzer et Ulrich Hoffrage (1995) ont montré que, dès lors que l’on changeait de cadre de présentation des exercices classiques des biais cognitifs – notamment le biais de négligence des taux de base – on pouvait faire varier le taux d’erreur attendu. Ce changement de cadre rend la conscience de l’existence de plusieurs stratégies résolutoires plus claire et permet aux individus de mieux résister à certains raisonnements fallacieux. D’une façon générale, ces auteurs – qui souvent se rattachent à la psychologie évolutionniste – contestent le fait que ces biais expriment une forme d’irrationalité fondamentale de l’espèce humaine, attendu qu’ils peuvent être rapportés à des avantages évolutionnaires. Il y a là une discussion qui serait passionnante à mener, mais qui sortirait du cadre de cet article et qui ne relève peut-être pas plus que d’une confusion de catégorie entre une forme de rationalité instrumentale et phylogénétique et une autre considérée du point de vue des normes objectives du raisonnement.
  • [8]
    Une explication relève tout simplement de ce qu’une partie de la discipline n’a que peu de considération scientifique pour les phénomènes de cognition (Bronner & Géhin, 2017).
  • [9]
    Je l’ai moi-même poursuivie (Bronner, 2007).
  • [10]
    Ipsos-Mori, « Perils of Perception. A 40-Country Study » [en ligne : https://www.ipsos.com/sites/default/files/2016-12/Perils-of-perception-2016.pdf], mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 25 novembre 2019.
  • [11]
    Le succès de la crédulité contemporaine est une question complexe qui ne tient pas à la seule existence de biais cognitifs. J’ai tenté d’en explorer certains aspects (notamment dans : Bronner, 2013).

Une sociologie fondée sur l’acceptation des invariants mentaux

1La tradition de la sociologie compréhensive, telle qu’elle peut être comprise à partir de l’œuvre de Max Weber, considère que l’individu, porteur d’un sens subjectivement visé, et ses interactions sont le niveau de réduction analytique adéquat pour qui veut prendre les phénomènes sociaux comme objet de science. Le sociologue allemand plaçait, au cœur même de la définition de la sociologie, le fonctionnement idéal-typique de la rationalité humaine. Dans un passage souvent cité, il décrit cette discipline comme « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par “activité” un comportement humain […], quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif » (Weber, 1971 [1922] : 28).

2La reconstruction de ce sens subjectivement visé présuppose l’existence d’invariants mentaux propres à l’espèce humaine. C’est un point fondamental, car il s’agit du plus petit dénominateur commun de toute méthode compréhensive. Ce plus petit dénominateur est décrit par Raymond Boudon (2003) comme fondé sur trois postulats. Le premier postulat (P1), qui soutient toute approche actionniste, est celui de l’individualisme qui affirme que les individus sont les seuls substrats possibles de l’action. Le deuxième postulat (P2), qui est celui de la compréhension, affirme que toute activité mentale, qu’elle se traduise ou non en action, peut être comprise, c’est-à‑dire que le sens qu’elle véhicule n’est jamais hors de portée d’un observateur. Le troisième postulat (P3), qui est celui de la rationalité, affirme que les conduites individuelles peuvent être décrites la plupart du temps par des raisons, quand bien même celles-ci ne seraient pas toujours clairement perçues par les acteurs eux-mêmes. Cette conception de la rationalité n’a pas besoin d’être axiomatisée – on sait que Boudon a, à plusieurs reprises, condamné cette possibilité ainsi que l’avait fait Weber dans les Essais sur la théorie de la science (1992 [1922] : 165-174) [1] – pour impliquer une forme d’universalité de la pensée humaine. On trouverait sans peine de nombreux extraits issus des textes de Boudon ou Weber où cette universalité est revendiquée par-delà le temps et la culture des hommes ; comme chacun sait, point besoin d’être César pour comprendre César.

3Cette universalité ressort au moins de deux aspects. Le premier est celui de la rationalité instrumentale qui, selon une conception classique depuis Aristote, dépeint l’individu rationnel comme celui qui utilise, dans un contexte donné, les moyens adéquats à la poursuite de ses fins. Le second est celui de la rationalité cognitive qui, précise Boudon (1999 : 148, 149), implique « la validité et la compatibilité entre elles des propositions qui composent une théorie, ou des raisons qui fondent une croyance, ainsi que leur compatibilité avec le réel. »

4Ces deux aspects de la rationalité humaine peuvent être considérés comme des invariants cognitifs de notre espèce et permettent de comprendre au sens wébérien des activités sociales relevant de cultures très différentes de celle de l’observateur. L’intention de cet article est de montrer que cette tradition sociologique peut-être augmentée en quelque sorte par les apports contemporains des sciences cognitives et du cerveau. Ceux-ci, loin d’être en contradiction avec les intentions épistémologiques posées par la tradition compréhensive, permettent de la prolonger.

Une universelle disposition à la compréhension

5Nous sommes, le plus souvent, capables de comprendre le sens que les autres confèrent aux actions qu’ils produisent sans avoir à convoquer la méthode sociologique. Ainsi, nous comprenons, par exemple, pourquoi tel individu s’est fâché dans telle ou telle circonstance. Nous pouvons même supposer que cette colère est porteuse de sens sans en connaître les raisons exactes. Cette disposition à comprendre les actions d’autrui est, selon les neurosciences, une caractéristique cérébrale spécifique à l’espèce humaine. Comme le précisent J. Decety et P. L. Jackson (2008 : 68) : « Au cours des cinq à huit millions d’années qui se sont écoulées depuis la divergence entre la lignée des hominidés et celle des chimpanzés, nos plus proches parents, l’une des évolutions importantes qui caractérise l’homme est la forte augmentation du volume du cerveau. Cette augmentation concerne surtout les régions qui jouent justement un rôle important dans les mécanismes qui nous permettent de comprendre que nous avons, ainsi que les autres personnes, des états mentaux à l’origine de nos comportements. »

6Nous serions donc capables de simuler le point de vue de l’autre pour comprendre et prédire ses conduites. Certaines zones du cerveau sont impliquées dans cette compétence compréhensive (Brunet et al., 2000) : la région temporo-pariétale, la partie antérieure des lobes temporaux et, tout particulièrement, le cortex préfrontal médian qui est systématiquement impliqué dans les exercices d’attribution d’intentions à autrui (Frith, 2001). Ces dispositions sont bien installées dès le plus jeune âge : une théorie de l’esprit est parfaitement constituée dès quatre ans, et des indices sérieux établissent qu’elle est très solide dès l’âge de dix-huit mois (Leslie & Kebble, 1987). L’on a pu par exemple montrer (Premack & Premack, 1997) que des enfants âgés d’à peine un an attribuaient naturellement des intentions à des objets paraissant se diriger seuls, et qu’ils évaluaient même positivement ou négativement ces intentions en fonction de l’interaction entre divers objets. Il existe donc quelque chose comme un système de compréhension spontanée, ce qui ne signifie pas que nous pratiquons spontanément la sociologie compréhensive. Cette première observation nous éloigne malgré tout de l’idée que la connaissance ordinaire du social est totalement illusoire et que la tâche du sociologue devrait être de pratiquer une « rupture épistémologique » inaugurale, comme le proposent P. Bourdieu, J.-Cl. Chamboredon et J.-Cl. Passeron (1968 : 37) : « La sociologie ne peut se constituer comme science réellement coupée du sens commun qu’à condition d’opposer aux prétentions systématiques de la sociologie spontanée la résistance organisée d’une théorie de la connaissance du social dont les principes contredisent point par point les présupposés de la philosophie première du social. »

7En effet, on ne peut penser que la sociologie du sociologue se forme contre la sociologie « vulgaire », comme la physique scientifique se forme contre la physique spontanée. Ce serait exact s’il y avait entre la sociologie savante et celle du sens commun, la même distance (épistémologique) qu’entre notre physique naturelle et celle du physicien. La différence vient donc de ce que nous pouvons, le plus souvent, nous appuyer sur ce que nous savons des raisons de nos propres actions pour repérer, avec de bonnes chances de succès, celles des actions d’autrui, et donc pour expliquer les faits sociaux dont elles sont ou ont été les causes. Autrement dit, parce qu’elles sont des raisons, les causes des actions sociales auxquelles le sociologue s’intéresse ne lui sont pas toujours d’abord cachées comme le sont celles des phénomènes que le physicien veut expliquer. C’est pourquoi Karl Popper (1986 [1944-1945] : 172-178) a pu dire que la formation des hypothèses est plus simple en sociologie qu’en physique. Mais il précisait que la science sociale n’est que comparativement plus facile, qu’elle doit, elle aussi, construire les modèles explicatifs des phénomènes qu’elle étudie, et qu’elle n’est pas dispensée de soumettre ses hypothèses et ses modèles à l’épreuve de la réfutation sans laquelle « nous trouverons toujours ce que nous cherchons ; nous rechercherons et nous trouverons des confirmations ; nous ne verrons pas ce qui pourrait être dangereux pour nos théories favorites » (ibid., p. 168).

8Alléguer que la sociologie compréhensive n’est pas scientifique au prétexte que ses représentants ne se croient pas tenus de « rompre » avec la rationalité ordinaire des individus pour expliquer les faits sociaux que leurs actions produisent, c’est, par conséquent, lui faire un mauvais procès. Elle n’est ni plus ni moins scientifique que toutes les autres sciences, bien qu’elle le soit en s’appuyant sur une méthode qui ne peut pas être exactement celle des sciences naturelles. C’est impossible parce que les acteurs sociaux qui sont à l’origine des faits qu’elle étudie ne sont ni des choses ni les créatures étrangères à leurs propres actions.

9Mais si la sociologie peut se constituer comme science au sens wébérien c’est aussi parce que cette compréhension spontanée achoppe sur plusieurs obstacles. Les définir comme nous nous proposons de le faire dans la section qui suit, c’est clarifier la mesure du périmètre de la sociologie compréhensive et voir comment celui-ci peut être étendu : c’est là l’idée d’une sociologie compréhensive augmentée.

La sociologie compréhensive n’est pas une sociologie spontanée

10Cette disposition mentale, si nécessaire à la vie sociale, est parfois inopérante. Elle est, en quelque sorte, inhibée par certaines situations. Dès lors, nous ne parvenons plus à comprendre autrui et, plus : nous le supposons facilement animé par une forme d’irrationalité. En d’autres termes, nous interprétons ses actions comme la conséquence de causes, et non de raisons. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de rendre compte d’actions et de croyances qui sont inspirées par des systèmes de représentation auxquels nous n’adhérons pas et/ou qui conduisent les individus à produire des actions que nous n’approuvons pas.

11L’attitude de nos contemporains nous apparaît parfois comme ces hiéroglyphes qui causèrent tant de soucis aux hommes des siècles précédents : indéchiffrables, et nous n’avons pas forcément autant de temps et de motivation que Champollion face à la pierre de rosette pour comprendre nos semblables au quotidien. Pourquoi donc, dans certaines circonstances, les logiques de l’autre ne m’apparaissent‑elles pas ? Une autre façon de poser la question, et qui indique déjà la voie pour y répondre, est la suivante : d’où vient que nous ayons, en général, moins de charité pour autrui que pour nous-mêmes lorsqu’il est question d’expliquer des croyances erronées ou des pratiques contre-productives ? Ainsi, nous serions tous prêts à reconnaître qu’à plusieurs reprises, au cours de notre vie, nous avons endossé des croyances dont nous sommes aujourd’hui convaincus qu’elles sont fausses (n’avons-nous pas tous cru au Père Noël ?). Pour autant, il nous paraîtrait injuste d’être considérés comme idiots ou déments du seul fait de ces erreurs et même au moment où nous les avons produites. Nous savons que nos décisions approximatives, nos adhésions à des croyances politiques, religieuses, nos bonnes résolutions intenables, etc., sont, ou ont été, les conséquences d’une capacité logique partiellement affaiblie par un effet de situation, plutôt que les symptômes ou les effets d’une folie passagère.

12Nous le savons parce que nous n’avons pas d’efforts à faire pour reconstruire la logique qui fut la nôtre à ce moment-là : les raisons qui nous ont conduits à cette erreur nous sont souvent disponibles. Voilà tout simplement ce qui nous manque lorsque nous observons les manifestations de croyances qui ne nous sont pas familières. Leurs raisons ne sont pas hors de portée, mais nous n’y accédons pas spontanément et il est nécessaire, pour en prendre connaissance, de faire un effort que nous ne sommes pas toujours prêts à consentir. Nous préférons, c’est plus rapide, trouver leurs tenants bêtes, fous et/ou méchants et céder à ce que Kant (1986 [1781] : 526) appelait la « raison paresseuse ». C’est pourquoi la sociologie compréhensive ne peut seulement se fonder sur la psychologie ordinaire pour établir une connaissance solide [2].

13Trois réalités principales font obstacle à notre compréhension spontanée et contraignent à des efforts méthodiques pour reconstruire le sens subjectivement visé par les acteurs sociaux.

Les trois limites de notre perception spontanée de la rationalité d’autrui

14La méthode compréhensive qui consiste à reconstruire l’univers mental d’autrui se heurte donc à trois difficultés. La première est que les individus se meuvent dans un univers informationnel limité dans le temps et dans l’espace (ce sont les conditions dimensionnelles de la rationalité humaine). La limite spatiale qui pèse sur notre jugement est la plus aisée à concevoir. Il s’agit d’une condition commune à l’humanité parce que l’information qui est traitée par notre cerveau nous parvient par les limites de nos sens et que nous n’avons le plus souvent accès par notre expérience qu’à un échantillon du réel limité à partir duquel nous conjecturons. Le sociologue de la connaissance De Gré (1941) en propose une illustration didactique. Il imagine que l’on place quatre individus en face d’une pyramide. On constate alors que chacun d’eux prétend que cet objet est d’une couleur différente : l’un dit qu’elle est bleue, l’autre rouge etc. La première idée qui viendra à l’esprit de celui à qui l’on demande de commenter le fait sera peut-être que certains d’entre eux mentent ou méjugent. C’est qu’il ne tiendra pas compte des limites spatiales de la rationalité de ces acteurs. En effet, placé devant une face différente, chacun ne perçoit que la couleur apparente de cette pyramide qui est en fait polychrome. De cet exemple, on peut conclure deux choses au moins. D’une part, il eut fallu pour que ces individus se fassent une idée plus objective de la couleur de cette pyramide qu’il en fasse le tour, c’est-à‑dire qu’ils utilisent une méthode pour s’affranchir des limites qui pèsent sur leur rationalité. D’autre part, l’observateur qui veut comprendre les raisons de leur erreur doit pouvoir les rapporter, par un travail compréhensif, à une forme de jugement limitée par ses conditions spatiales. Malgré sa simplicité, cet exemple permet de révéler un premier écueil de la « compréhension spontanée ». Il se trouve que le périmètre des phénomènes sociaux pouvant être éclairés par cette seule limite de notre rationalité est immense. Ainsi, les mondes sociaux que nous fréquentons, que ce soit dans la réalité physique ou numérique, nous exposent préférentiellement à tel type d’informations ou d’arguments. Les efforts à faire pour s’extraire de ces chambres d’écho [3] ne sont pas impossibles à produire, mais demandent une certaine motivation et c’est un élément que tout sociologue compréhensif sait intégrer dans son approche des phénomènes sociaux. De ce point de vue, les exemples sont très nombreux et il n’est qu’à se rappeler la façon dont Boudon (1986, 1990) insista à plusieurs reprises sur ces effets de situation.

15Dans le registre des limites dimensionnelles de notre rationalité, il faut ajouter les limites temporelles qui pèsent sur notre jugement. Là aussi il existe de nombreuses illustrations du fait que notre jugement est affecté par notre condition temporelle. Les économistes, à commencer par P. Samuelson (1937) ou G. L. S. Shackle (1967) s’en sont beaucoup préoccupés [4]. Une illustration expérimentale en est donnée par Piatelli-Palmarini (1994) : l’on propose à trois groupes d’individus distincts de planifier leurs déjeuners. Pour le premier groupe, cette planification concerne le mois à venir (il s’agit au jour J de définir son menu pour tous les autres jours du mois). Pour le second, elle est faite au jour le jour. Pour le troisième, elle est aussi produite jour après jour, mais immédiatement après un petit-déjeuner copieux.

16En fait, il s’agit, en quelque sorte, d’examiner ce que ces individus anticiperont de leurs désirs dans des contextes temporels de prise de décision différents. Dans le premier groupe, celui où l’on demande aux sujets de planifier leurs repas pour le mois entier, les résultats de l’expérimentation montrent que c’est un programme varié et équilibré qui est en moyenne choisi. Pour le deuxième groupe, au contraire, c’est un programme monotone (pour chaque individu) qui s’imposa, ceux-ci préférant s’orienter au coup par coup vers des menus ayant la faveur de leur préférence plutôt que des vertus diététiques. Le troisième groupe, quant à lui, opta pour des déjeuners frugaux (ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où la décision était prise le ventre plein).

17On ne se connaît pas bien soi-même, ce qui n’est pas une nouveauté, du moins se connaît‑on différemment suivant la position d’où l’on se place pour s’observer. Et le futur de nos désirs paraît frappé d’une grande variation suivant le genre de présent à partir duquel nous émettons nos anticipations. Notre conscience reste définitivement limitée dans le temps et l’espace, et sans cesse, notre esprit pallie cette insuffisance en convoquant la croyance. Assez souvent, l’individu adhère à toutes sortes d’idées fausses et qui peuvent paraître irrationnelles à l’observateur. Ce sentiment disparaîtrait si l’observateur voyait qu’elles résultent d’un esprit qui ne peut avoir accès à toutes les informations en raison de sa situation dimensionnelle.

18La seconde variable que nous avons besoin de reconstruire pour comprendre autrui est celle des limites culturelles qui pèsent sur notre rationalité. Les systèmes de représentation que nous implémentons par socialisation nous aident à comprendre le monde, mais il arrive assez souvent que ces représentations constituent aussi un obstacle entre nous et le monde. Nous traitons les informations en fonction de ce filtre interprétatif, avec un résultat ne correspondant pas toujours aux normes de la rationalité objective. On a longtemps cru que les sociétés exotiques, avec des systèmes culturels très différents des nôtres, étaient peuplées d’individus naïfs, à l’esprit enfantin, voire franchement illogique ou prélogique [5]. Or, lorsque les anthropologues ont entrepris de comprendre les individus qu’ils observaient, c’est-à‑dire de voir leurs croyances comme le résultat de logiques culturellement situées, ils ont effacé ces images stéréotypées du « primitif » un peu idiot. Ils n’ont vu que des individus qui se comportaient de façon raisonnable, compte tenu des représentations du monde qui étaient les leurs. On s’est, par exemple, longtemps étonné de la stabilité du système des castes en Inde. Cette situation semblait paradoxale : les « intouchables », ceux qui, a priori, avaient le plus de raisons de contester cet ordre (parce qu’ils constituaient la frange la plus basse de cette société très hiérarchisée), étaient aussi ceux qui avaient le plus tendance à la respecter (Weber, 1971 [1922] : 461). Pour éclaircir ce paradoxe, le sociologue allemand expliqua que ce système commandait à l’individu de respecter l’activité professionnelle prescrite à sa caste, et de remplir les devoirs qui en découlaient. Mais ce commandement n’était aussi bien suivi d’effet, poursuivait Max Weber, que parce qu’il était lié à l’idée de la transmigration des âmes, en raison de laquelle chacun croit qu’il peut améliorer ses chances de réincarnation en respectant les préceptes de sa caste. D’où ce paradoxe, que Weber soulignait, mais pour montrer qu’il n’était paradoxe que du point de vue de l’observateur étranger au système social en question : ce sont les castes les plus basses qui, compte tenu de leurs croyances, ont le plus intérêt à se conformer aux devoirs de leur statut social.

19Certaines croyances nous paraissent donc absurdes ou contre-productives seulement parce que nous ne faisons pas l’effort de reconstruire l’univers culturel qui les inspire. C’est là un élément si banal de la méthode compréhensive qu’il ne se trouve pas beaucoup de travaux qui s’en revendiquent et qui ne pourraient lui servir d’illustration.

20La troisième grande limite qui pèse sur notre rationalité et qui nécessite un travail de reconstruction méthodique est celle qui a trait à notre cognition et aux défaillances de certaines de nos inférences. Certaines de nos idées fausses sont la conséquence du fonctionnement « normal » de notre esprit. Ce fonctionnement, qui n’est pas perceptible sans un effort particulier, repose sur des procédures mentales que nous utilisons avec une telle habitude qu’elles deviennent presque des routines. Si nous les mobilisons aussi fréquemment, c’est qu’elles nous rendent de précieux services et proposent des solutions souvent acceptables à nos problèmes. Beaucoup de nos erreurs viennent de la confiance excessive que nous accordons à ces routines mentales, c’est pourquoi elles ne sont pas totalement déraisonnables, même lorsque les conséquences qu’elles engendrent sont cocasses ou dramatiques. La vie quotidienne nous confronte souvent à des situations dont la complexité excède, sur le court terme, nos capacités cognitives. Nous pouvons alors céder à des raisonnements captieux intuitivement satisfaisants, mais qui conduisent à des idées fausses. L’observateur, s’il veut faire œuvre de sociologie compréhensive, devra donc toujours se demander si les croyances de ses contemporains ne résultent pas de ces pentes prédictibles de l’esprit.

21C’est ce troisième point qui, me semble-t‑il, annonce la possibilité et en fait la nécessité d’une sociologie compréhensive augmentée. En effet, les deux premières limites de la rationalité ont été beaucoup explorées par nombre de sociologues ou d’anthropologues qu’ils se réclament explicitement ou non de la méthode compréhensive.

Les biais cognitifs : clés d’une sociologie compréhensive augmentée

22On pourrait mentionner les innombrables penseurs, Aristote, Cicéron, Bacon, Malebranche, Descartes, Condorcet et bien d’autres qui se sont donné pour tâche de formaliser les façons de penser juste, en se méfiant du critère d’évidence et des pièges séduisants du sophisme. Dans ce tableau, il faudrait réserver une place particulière à John Stuart Mill (1988 [1843]). Il faudrait sans doute ajouter les apports de Vilfredo Pareto dans son Traité de sociologie générale, la résolution du paradoxe de Saint-Pétersbourg par Daniel Bernoulli [6] en 1738, les remarques de Maurice Allais (1953) concernant le modèle du choix rationnel… Mais, à vrai dire, toutes ces contributions ne font que préfigurer les recherches menées par Amos Tversky et Daniel Kahneman à la fin du xxe siècle, lesquels se reconnaissent des prédécesseurs : Paul Meehl (1954), et ses recherches sur la comparaison entre les prédictions cliniques et statistiques ; Ward Edwards (1968) et son introduction, en psychologie, d’études sur la probabilité subjective dans le cadre du paradigme bayésien ; Herbert Simon (1957) et le programme qu’il définit pour penser les stratégies du raisonnement ; Jerome Bruner (1957) qui fut l’un des premiers à offrir une illustration empirique de ce programme et Fritz Heider (1944) et ses travaux pionniers sur la perception ordinaire de la causalité.

23Amos Tversky et Daniel Kahneman inaugurèrent, dans les années 1970, un programme fondé sur un ensemble d’expériences qui firent date et aboutirent pour Kahneman à l’obtention, en 2002, du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Ces expériences servaient un projet scientifique ambitieux : éclaircir le fonctionnement de la pensée humaine. Leurs travaux furent suivis de centaines d’autres, tous sous-tendus par le projet de dessiner la cartographie de l’erreur cognitive et des intuitions coupables qui nous y mènent. Durant les quelques décennies écoulées depuis les expériences de ces psychologues, tous ces chercheurs écrivirent ce qui me paraît être une des pages les plus importantes de l’histoire des sciences humaines au xxe siècle. Leurs propositions ont donné lieu à d’intenses discussions internes [7] et curieusement, ces travaux qui ont transformé souvent profondément plusieurs disciplines (psychologie, économie, management, gestion, etc.) ne se sont pas encore pleinement fait entendre en sociologie [8]. Boudon fit pourtant mention de ces travaux dès 1986 dans L’Idéologie ou l’origine des idées reçues, alors que la première synthèse collective sur les biais cognitifs avait paru en 1982 (Tversky, Kahneman, & Slovic, 1982). Seulement, il l’a fait dans ce livre et par la suite (Boudon, 1993a, 1993b, 1994), non pour augmenter la puissance descriptive du modèle compréhensif, mais pour contester les interprétations irrationalistes que faisaient Tversky et Kahneman de leurs résultats. Cette discussion méritait d’être menée [9], mais elle a sans doute détourné l’attention du sociologue français en ne lui faisant pas voir les services analytiques que pouvaient rendre à la sociologie compréhensive tous ces travaux sur le raisonnement humain. Si Raymond Boudon contestait les interprétations de Tversky et Kahneman, il ne doutait pas de la validité de leurs résultats. Il ne manquait donc qu’un pas pour que la sociologie compréhensive s’augmente des apports de l’étude de ces grands invariants de la pensée humaine que sont les biais cognitifs. C’est ce pas que propose de faire cet article.

Les biais cognitifs sont des éléments nécessaires à la sociologie compréhensive

24La tradition sociologique a montré que le « sens subjectivement visé » par les acteurs sociaux nécessite de dépasser le cadre des compétences de la sociologie spontanée notamment lorsque celui-ci se rapporte à une situation dimensionnelle ou culturelle particulière. Elle le peut aussi lorsque les motivations de ces acteurs sont enserrées dans des processus cognitifs les conduisant à des erreurs d’appréciation. Je l’ai écrit plus haut : non seulement elle le peut, en s’appuyant sur les résultats de la psychologie cognitive de l’erreur qui a dénombré quelque cent cinquante biais cognitifs différents (Halvorson & Rock, 2015), mais elle le doit. Elle le doit, car si les limites cognitives de la rationalité sont rarement suffisantes pour obtenir un modèle explicatif acceptable d’un phénomène social (leur mobilisation est souvent complémentaire notamment à la convocation du contexte culturel dans lequel elles font valoir leur puissance), elles lui sont souvent nécessaires. En d’autres termes, nombre de phénomènes sociaux ne peuvent bien s’expliquer qu’en voyant qu’ils sont aussi la conséquence de modes de raisonnement implicites, erronés et statistiquement prévisibles.

25Pour n’en prendre qu’un exemple, les chercheurs qui se sont préoccupés – ils sont nombreux – des questions de perception du risque par le grand public ont souvent noté que les représentations collectives pouvaient s’éloigner de beaucoup d’une évaluation objective des phénomènes. Ainsi Paul Slovic et son équipe ont‑ils mené un ensemble de travaux (Slovic, Fischhoff & Lichtenstein, 1982) ayant abouti à l’établissement du fait que certains risques sont largement surestimés tandis que d’autres sont fortement sous-estimés. Une de leurs enquêtes montre, par exemple, que le nombre de morts par noyade est jugé bien supérieur à ce qu’il est en réalité et, qu’à l’inverse, le nombre de morts par maladie cardio-vasculaire est largement sous-évalué. Ce type de résultats a été reproduit plusieurs fois (Flanquart, 2016) : comment en rendre compte ? Les individus à qui l’on pose ce genre de questions sont le plus souvent incompétents pour y répondre (on ne peut imaginer raisonnablement qu’ils aient en tête les données de santé publique). Cependant, ils ne répondent pas non plus par hasard (les résultats obtenus par les enquêtes le montreraient). On peut conjecturer qu’ils accèdent par leur vie sociale à un échantillon de faits sur lesquels on les interroge et qu’ils déduisent de façon hyperbolique des résultats qui ne sont pas adéquats à la réalité. Il se trouve que cette technique d’échantillonnage qui donne souvent de bons résultats dans la vie quotidienne est prise en défaut lorsqu’elle est affectée par le biais de disponibilité. De quoi s’agit‑il ?

26Tversky et Kahneman ont nommé biais de disponibilité la tendance que nous avons à estimer une probabilité ou une fréquence à partir de la facilité avec laquelle nous trouvons des exemples qui, par leur type, viennent illustrer l’événement qui est objet de notre estimation. Les problèmes posés par le biais de disponibilité relèvent en fait d’un dérapage de la logique inductive. En effet, il s’agit d’estimer la validité d’un énoncé général à partir d’exemples particuliers (ceux que nous sommes capables de nous remémorer). Ce dérapage peut s’opérer selon deux modes. D’une part, il peut relever de la complexité d’un problème et de la facilité concomitante de générer un certain nombre d’exemples qui s’offrent comme solution. D’autre part, ce dérapage peut être la conséquence de ce que les exemples qui sont générés ne sont pas neutres affectivement et que certaines illustrations d’un phénomène seront mieux mémorisées que d’autres.

27Une des expériences de Tversky et Kahneman (1973) illustre l’un des aspects de ce biais. Le problème qui est posé est le suivant : « Considérez la lettre r parmi les mots comportant trois lettres et plus de la langue anglaise, le r apparaît-il selon vous plus fréquemment en première ou en troisième position ? ». Une grande majorité des individus a répondu qu’il y avait, dans la langue anglaise, plus de mots commençant par la lettre r que de mots dont la troisième lettre est r, alors que c’est le contraire qui est vrai.

28La réponse que les sujets donnent à la première question est compréhensible : trouver un mot à partir de sa troisième lettre demande une opération mentale plus complexe, tous les cruciverbistes le savent, que de chercher des mots dont on connaît la première lettre. Par conséquent, dans le même temps donné et limité, il est fort probable que l’opération qui consiste à trouver un mot commençant par la lettre r soit plus fréquemment couronnée de succès que celle, plus complexe, de trouver un mot dont la troisième lettre est r ; de là vient l’impression subjectivement rationnelle, mais fausse, qu’il y a dans la langue anglaise plus de mots dont la première lettre est r que de mots dont la troisième lettre est r.

29Le biais de disponibilité est encapsulé dans un procédé cognitif plus général : la logique inductive qui donne l’illusion de la validité d’énoncés généraux sur la base de cas particuliers. On sait que cette logique n’est pas valide selon les canons de la logique pure, mais nous faisons naturellement confiance à l’induction pour la bonne raison que son efficacité est sans cesse confirmée dans le cours de la vie quotidienne des acteurs sociaux que nous sommes. Le biais de disponibilité est cependant un dérapage spécifique de la logique inductive puisqu’il implique un défaut d’échantillonnage dans l’évaluation d’un phénomène. Ainsi, l’erreur mise en relief dans le problème de la lettre r, ne se produit que parce que les exemples les plus faciles à mobiliser sont moins nombreux que leurs concurrents.

30Il n’y a cependant aucune raison de croire que ce cas de figure est le plus fréquent, ou même seulement fréquent dans la réalité. On peut même supposer que Tversky et Kahneman ont dû faire preuve d’un peu d’imagination, et qu’ils ont tâtonné avant de trouver l’exemple qui pouvait illustrer leur théorie. D’autre part, il est possible de suggérer, toujours en conservant l’exemple du problème de la lettre r, qu’il s’agit moins d’un recours mécanique à une heuristique que de l’existence d’une tentation inférentielle. En effet, si l’on proposait le problème suivant : « Selon vous, y a‑t‑il dans la langue française plus de mots commençant par z ou plus de mots contenant les lettres r, s et e ? », il est probable que la plupart choisiraient la deuxième solution, et ils auraient raison. Pourtant, il est plus facile de trouver en un temps limité (par exemple trente secondes) des exemples de mots français commençant par la lettre z. Donc la tentation de recourir à la logique de disponibilité est ici concurrencée par la connaissance du fait que, dans la langue française, les mots commençant par la lettre z sont plus rares que ceux contenant les lettres r, s, et e. On peut ajouter enfin que cette tentation inférentielle de disponibilité peut largement être réduite par des protocoles qui facilitent le rétrojugement (Schwarz et al., 1991), ce qui montre que son empire sur notre esprit n’a rien de mécanique. En d’autres termes, les effets recueillis par le biais de disponibilité peuvent facilement s’inscrire dans le programme d’une sociologie compréhensive à condition de les rapporter à l’idée d’une limite cognitive de la rationalité.

31L’équipe de Paul Slovic, constatant que le biais de disponibilité jouait un rôle important dans les résultats qu’elle a obtenus a cherché à savoir pourquoi certains exemples de risques mortels étaient plus facilement présents à l’esprit que d’autres, ceteris paribus. Leur enquête a conduit les membres de l’équipe à ce résultat à la fois intuitif et fascinant : les médias qui servent souvent de producteurs d’exemples sur ce genre de sujet traitent quantitativement plus certains risques que d’autres. L’intensité de leur traitement relève des logiques de l’économie de l’attention (Citton, 2014) plus que de la rationalité statistique. Ils vont donc avoir tendance à donner plus de visibilité à certains drames (mort par noyade lors d’une inondation par exemple) qu’à d’autres (mort par arrêt cardiaque par exemple). Le paradoxe est que la rareté du risque est aussi ce qui lui confère un avantage concurrentiel sur le marché cognitif, de là que certaines formes de rareté, parce qu’elles seront surmédiatisées, seront aussi surestimées en raison du biais de disponibilité. Cela n’est pas sans conséquence, notamment en matière de santé publique, puisqu’une certaine opinion pourra réclamer – et obtenir parfois – des mesures coûteuses qui éloigneront les décisions politiques d’une certaine rationalité (Bronner & Géhin, 2010). Ce mécanisme se retrouve sans surprise dans d’autres formes de croyances sociologiques spontanées. Ainsi, un sondage international réalisé par l’institut Ipsos Mori [10] a montré que, dans de nombreux pays, on avait tendance à surestimer le nombre de musulmans présents sur le territoire. Les Australiens, par exemple, sont champions dans ce domaine : ils pensent que les musulmans représentent 18 % de la population nationale quand ceux-ci ne sont que 2 %. De la même façon, les Américains, les Canadiens, ou les Français surestiment notablement le nombre de musulmans vivant dans leur pays. D’une façon générale, la part réelle de musulmans dans les 14 pays sondés est proche de 3 %, mais la moyenne des réponses s’élève, elle, à 16 %. Or si l’on y songe, aucun d’entre nous ne peut répondre à la question de savoir quelle proportion les musulmans représentent dans la communauté nationale (sauf à connaître les statistiques disponibles), nous n’avons accès qu’à un échantillon limité de population (par le quartier dans lequel nous vivons, par les informations auxquelles nous sommes confrontés à travers les médias). Ainsi, lorsqu’on évoque un sujet intensément dans l’espace public, la conséquence presque mécanique est que les individus auront tendance à en surestimer les expressions. Dans ces conditions, même si pour répondre fermement à la question il aurait fallu mener une enquête aussi sérieuse que celle de Paul Slovic et son équipe, on peut conjecturer raisonnablement que le processus sociocognitif à l’œuvre dans la surestimation du nombre de musulmans est proche de celui de la mésestimation de certains risques. On connaît assez bien toutes les raisons ayant conduit les populations musulmanes à être l’objet d’un intense traitement médiatique qui leur a donné une visibilité sociale supérieure à la réalité statistique qu’elles représentent. On l’a compris, cette visibilité sociale est facilement confondue – pour un esprit non préparé – avec une forme de représentativité.

32J’ai choisi de développer plus particulièrement le biais de disponibilité parce qu’il constitue un classique de la psychologie de l’erreur, qu’il a des conséquences diverses et banales dans la vie sociale et qu’il peut être rapporté au registre du raisonnement implicite et donc de la sociologie compréhensive. Il offre un exemple d’invariant mental qui est nécessaire pour rendre compte de certains phénomènes sociaux. Il est nécessaire donc, mais pas suffisant comme nous l’avons vu, car son expression n’a de sens que rapporté à la configuration du marché cognitif et, pour le deuxième exemple, à l’existence de stéréotypes sociaux. Il ressort donc bien d’objets qui sont légitimement appréhendés par la sociologie, et non seulement par la psychologie, et fait voir l’étendue du périmètre d’une discipline qui s’intéresse à l’hybridation entre les invariants mentaux et les variables sociales.

En guise de conclusion : une écologie cognitive qui rend urgente l’augmentation de la sociologie compréhensive

33Les vingt premières années de notre siècle ont instauré une dérégulation massive du marché cognitif. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan (Patino, 2019). Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques, etc., toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences et parmi elles, beaucoup d’auteurs ont constaté qu’il favorisait la diffusion de certaines formes de crédulité (Quattrociocchi, 2018). Celle-ci ne peut trouver une explication satisfaisante que par des modèles multifactoriels, mais il se trouve que certaines idées fausses dominent, perdurent et ont parfois plus de succès que des idées plus raisonnables et équilibrées parce qu’elles capitaliseront sur des processus intellectuels douteux, mais attractifs pour l’esprit. En d’autres termes, les biais cognitifs constituent une des variables qui assure un avantage concurrentiel à la crédulité sur ce marché dérégulé (Qiu et al., 2017). Une étude publiée dans la revue Science a ainsi montré que la désinformation se diffusait en moyenne six fois plus vite qu’une information plus exigeante (Vosoughi, Roy & Aral, 2018) et une autre encore qu’elle était mieux mémorisée (Pantazi, Kissine & Klein, 2018). L’un des éclairages possibles [11] de ce phénomène de la viralité du faux est qu’il flatte les pentes les plus intuitives, mais pas toujours les plus honorables de notre esprit.

34Cette situation inédite apporte un argument écologique cette fois plutôt qu’épistémologique en défense d’une sociologie compréhensive augmentée. En effet, certains phénomènes, qui n’ont pas attendu l’existence d’Internet pour se constituer en réalité sociale, ont été amplifiés depuis le début des années 2000. C’est le cas notamment de la méfiance envers les vaccins, le conspirationnisme ou encore la multiplication de toutes sortes d’alertes sanitaires ou environnementales pas toujours fondées en raison. Certains de ces phénomènes ne peuvent s’expliquer de façon satisfaisante qu’en voyant qu’ils sont aussi les résultats de la surestimation par notre cerveau des faibles probabilités (Prelec, 1998) de sa focalisation sur les coûts plutôt que sur les bénéfices d’une proposition (Tversky & Kahneman, 1986) ou encore de sa considération plus grande pour les conséquences de nos actions plutôt que pour celles de notre inaction (Tversky & Kahneman, 1982). Tous ces éléments banals de notre vie psychique qui ont été testés expérimentalement et répliqués souvent (Kahneman, 2012) s’hybrident avec des variables sociales qui peuvent être appréhendées par les autres limites qui pèsent sur la rationalité et qui ont été vues plus haut. Si la sociologie veut relever pleinement le défi que lui oppose notre contemporanéité informationnelle, elle doit prendre au sérieux l’idée d’une augmentation de ses méthodes compréhensives.

35Cette situation de dérégulation du marché cognitif, inédite dans l’histoire de l’humanité, pose une question : l’avantage concurrentiel dont bénéficient certaines propositions crédules est‑il durable ou bien peut‑on s’attendre à ce que cette mise en concurrence des propositions intellectuelles favorise celles qui sont le mieux argumentées et les plus proches du canon de la rationalité ? Difficile de répondre de façon autrement que spéculative à cette question, qui offre à cet article une conclusion sous la forme d’un dialogue avec Raymond Boudon. Les lecteurs assidus du sociologue français se souviennent qu’il a proposé dans la dernière partie de son œuvre une théorie progressiste des idées (Boudon, 1995). Il reconnaissait évidemment que les opinions collectives pouvaient s’égarer (il en fit l’un des sujets principaux de son œuvre) mais, affirmait‑il en s’inspirant d’Alexis de Tocqueville, sur le temps long de l’histoire ce sont les idées favorables au bien commun (Boudon, 2000 : 26) qui finissent par s’imposer. Le cœur de cette théorie « évolutionniste » vaut pour les idées relevant du vrai et du faux comme celles relevant du bien et du mal, et repose sur l’idée de raisons qu’il nomme « transsubjectives » parce qu’elles ont : « une capacité à être endossées par un ensemble de personnes, même si l’on ne peut parler à leur propos de validité objective » (Boudon, 1995 : 67).

36Cette notion aurait sans doute mérité un éclairage analytique plus puissant, car elle conduit l’auteur à une proposition intellectuelle très forte : la transsubjectivité de certaines idées leur assure une forme de pérennité et une diffusion « naturelle » lorsque les conditions sociales le permettent de sorte que, quand une idée de cette nature s’est imposée, les opinions publiques n’y reviennent plus. Selon lui, et il en défend l’idée à maintes reprises, il y aurait un « cran de sécurité » rationnel dans le domaine du descriptif comme dans le domaine du normatif. L’exemple qu’il aimait à donner était celui de la peine de mort : une fois abolie, son principe n’est plus discuté. C’est donc bien une forme d’évolutionnisme optimiste qui caractérisait la façon dont Raymond Boudon concevait la sélection des idées et que l’on retrouve dans la dernière partie de son œuvre, aussi bien dans Le Sens des valeurs que dans son petit livre Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?

37La transsubjectivité d’une croyance se mesure donc à sa capacité à s’exporter vers d’autres esprits toutes choses égales par ailleurs. Cette clause est particulièrement importante, car elle suppose un marché cognitif où la concurrence entre les idées serait pure et parfaite, une situation que l’on ne retrouve guère dans la réalité, ne serait-ce que parce que ces marchés cognitifs ont une histoire et que certaines idées bénéficient d’une position oligopolistique, voire monopolistique non en raison de leur caractère transsubjectif, mais parce qu’elles bénéficient d’effets de diffusion qui assure leur pérennité (Bronner, 2003). Cependant, peut‑on vraiment faire le pari intellectuel qu’un marché libre des idées fera émerger les produits cognitifs les mieux argumentés du point de vue de la norme de la rationalité ? On peut discuter cette idée en invoquant la notion de transsubjectivité qui avait servi à Boudon à concevoir cette théorie évolutionniste. En effet, si elle permet de comprendre comment la concurrence cognitive offre, sur le long temps de l’histoire, la possibilité de désincarcérer les jugements individuels de leurs déterminants dimensionnels et culturels, elle recouvre aussi celle, pour certaines tentations inférentielles, de converger sur un marché cognitif dérégulé et de donner un corps de vraisemblance à des idées fausses ou douteuses. La question est de savoir si la concurrence favorise toujours le meilleur produit ou seulement le plus satisfaisant. Sur bien des marchés, les deux sont parfois synonymes, mais sur le marché cognitif ils décrivent l’espace qui sépare la pensée méthodique de la crédulité. Ces questions sont pour le moment spéculatives, mais elles devraient intéresser tous ceux qui se préoccupent du renouveau de l’individualisme méthodologique.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la critique de l’école marginaliste qu’il propose dans les Essais sur la théorie de la science : il reproche en effet à Carl Menger de défendre le projet d’un modèle de rationalité axiomatisé, normatif et universel, et d’être en cela influencé par l’intérêt presque exclusif des sciences de la nature pour la « raison de connaître ».
  • [2]
    Une autre raison essentielle, mais qui ne sera pas développée ici, est que les acteurs sociaux n’ont aucune conscience des effets sociaux émergents de leurs actions individuelles, qui sont des phénomènes de première importance pour la sociologie.
  • [3]
    En ce qui concerne le monde numérique, voir par exemple Alessandro Bessi et al. (2015).
  • [4]
    Les sociologues un peu moins, mais on peut tout de même signaler les travaux de Jean-Pierre Dupuy (1997) ou Jon Elster (1987).
  • [5]
    Voir par exemple James Georg Frazer (1981 [1890]) ou Lucien Lévy-Bruhl (1960 [1922]).
  • [6]
    Reprise sous la forme d’un article publié post-mortem en 1954.
  • [7]
    Certains auteurs, et notamment Gerd Gigerenzer (1991) ou Gerd Gigerenzer et Ulrich Hoffrage (1995) ont montré que, dès lors que l’on changeait de cadre de présentation des exercices classiques des biais cognitifs – notamment le biais de négligence des taux de base – on pouvait faire varier le taux d’erreur attendu. Ce changement de cadre rend la conscience de l’existence de plusieurs stratégies résolutoires plus claire et permet aux individus de mieux résister à certains raisonnements fallacieux. D’une façon générale, ces auteurs – qui souvent se rattachent à la psychologie évolutionniste – contestent le fait que ces biais expriment une forme d’irrationalité fondamentale de l’espèce humaine, attendu qu’ils peuvent être rapportés à des avantages évolutionnaires. Il y a là une discussion qui serait passionnante à mener, mais qui sortirait du cadre de cet article et qui ne relève peut-être pas plus que d’une confusion de catégorie entre une forme de rationalité instrumentale et phylogénétique et une autre considérée du point de vue des normes objectives du raisonnement.
  • [8]
    Une explication relève tout simplement de ce qu’une partie de la discipline n’a que peu de considération scientifique pour les phénomènes de cognition (Bronner & Géhin, 2017).
  • [9]
    Je l’ai moi-même poursuivie (Bronner, 2007).
  • [10]
    Ipsos-Mori, « Perils of Perception. A 40-Country Study » [en ligne : https://www.ipsos.com/sites/default/files/2016-12/Perils-of-perception-2016.pdf], mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 25 novembre 2019.
  • [11]
    Le succès de la crédulité contemporaine est une question complexe qui ne tient pas à la seule existence de biais cognitifs. J’ai tenté d’en explorer certains aspects (notamment dans : Bronner, 2013).
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