Couverture de ANSO_191

Article de revue

L’État au travail : Jean Romieu (1858-1953), le Conseil d’État et la construction d’une théorie du service public à partir d’une pensée par cas

Pages 255 à 281

Notes

  • [1]
    Je remercie Kaoutar Harchi, Samuel Hayat ainsi que les membres du comité de rédaction de L'Année sociologique pour leur relecture de versions antérieures de cet article. Je remercie également Clémentine Cottineau, Yoann Demoli et Jérôme Greffion pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans la réalisation de l'analyse géométrique des données.
  • [2]
    On parle de contentieux dès lors qu’existe un différend entre un particulier et l’administration et qu’un·e juge est saisi·e pour le trancher. Il est important de comprendre que le contentieux ne représente pas tout le droit administratif : la vision essentiellement contentieuse de celui-ci s’est justement imposée en France au cours de la IIIe République.
  • [3]
    Ce terme désigne l’ensemble des commentateurs autorisé·e·s du droit. Il peut englober les praticien·ne·s (juges, avocat·e·s, notaires, etc.), mais renvoie le plus souvent aux professeur·e·s.
  • [4]
    Rappelons qu’après la proclamation du nouveau régime en 1870, certains républicains radicaux étaient favorables à la suppression du Conseil d’État.
  • [5]
    C’est moi qui souligne.
  • [6]
    Archives nationales (AN), AN 20040382/105.
  • [7]
    Ces indicateurs sont listés dans ma thèse (Bosvieux-Onyekwelu, 2016 : 60-61).
  • [8]
    Ces données ont été établies à partir des documents d'archives AN 20040382/52. Les moyennes ne tiennent pas compte des nominations au tour extérieur, et n’intègrent pas non plus les maîtres de requêtes ou conseillers en service extraordinaire.
  • [9]
    AN 20040382/105, dossier de carrière de J. Romieu, allocution de René Mayer (président du Conseil et de l’Association des membres et anciens membres du Conseil d’État) lors d’une cérémonie en l’honneur de J. Romieu et en sa présence (juillet 1949).
  • [10]
    AN 20040382/54, lettre de Cl. Colson au Garde des sceaux pour proposer J. Romieu au rang de grand officier de la Légion d’honneur (4 juin 1926).
  • [11]
    AN 20040382/105, dossier de carrière de J. Romieu, allocution de René Mayer, op. cit. [8].
  • [12]
    AN 20040382/54, lettre de Cl. Colson au Garde des sceaux, op. cit. [9].
  • [13]
    AN 417AP/3, rapport du vice-président G. Coulon au président du Conseil (1910).
  • [14]
    Ce taux est, pour la période 1880-1900, de 15,6 %, ce qui place les conseillers d’État en deuxième position, derrière les consuls généraux (18,7 %) et devant les diplomates (13,3 %), deux corps également touchés par une grande mobilité professionnelle.
  • [15]
    En lexicologie, un hapax est un lemme dont l’usage n’est attesté que par une seule source.
  • [16]
    Par « fonctionnaire d’œuvres », nous voulons dire un fonctionnaire qui a une abondante activité caritative en dehors de ses fonctions.
  • [17]
    AN 20040382/3, note sur la réforme du Conseil d’État.
  • [18]
    AN 20040382/3.
  • [19]
    Toutes les citations sont empruntées aux conclusions de J. Romieu sur l’affaire, qui sont reproduites dans le Recueil Lebon (1903 : 94-98).

1 Dans la préface à sa traduction du mémoire d’habilitation d’Edgar Zilsel sur le génie, Nathalie Heinich écrit : « Les sciences sociales n’aiment pas beaucoup la singularité. Et c’est logique dès lors qu’elles se donnent pour but de démontrer que c’est “le social” ou “la société” qui sont au principe de tout ce qui nous gouverne » (Heinich, 2017 : 311). On peut moduler cette affirmation en faisant remarquer que, même si elle invite à travailler sur ce qu’un groupe possède en commun, une technique d’enquête comme la prosopographie pose d’emblée, et différemment, la question de la singularité. Dès lors que l’on détecte une irrégularité dans une biographie collective, on doit en effet prendre en compte la parenté reliant la démarche du sociologue à celle de l’historien, qui ont en commun de « procéder par description et comparaison de cas, sans jamais réduire ceux-ci à l’état interne d’exemplaires interchangeables au sein d’une même catégorie, simples unités statistiques susceptibles d’être additionnées dès lors qu’elles répondent à des critères univoques d’exclusion ou d’inclusion dans une classification par genres et espèces » (Passeron & Revel, 2005 : 25).

2 Dans le même texte, N. Heinich ajoute qu’« il existe des mises en formes collectives, évolutives et dûment structurées de la singularité : ce sont celles, traditionnellement, du saint, du génie et du héros » (Heinich, 2017 : 313). Rencontré dans le cadre d’une enquête prosopographique sur les promoteurs de l’idée de service public entre 1870 et 1940 (Encadré 1), le personnage dont il est question dans cet article (Jean Romieu) ne correspond à aucune de ces trois figures-là. Son nom ne dit pas grand-chose aux personnes extérieures au petit monde qu’est le contentieux administratif [2]. Pour cause, ce haut fonctionnaire n’a pas souhaité, au cours de sa carrière, faire autre chose que cela. C’est du moins l’image que renvoient les sources disponibles à son sujet. Si l’on met à part un bref début comme attaché au ministère des Affaires étrangères (qui, entre l’École polytechnique et le concours de l’auditorat, lui aura surtout servi de marchepied), il n’aura connu d’autre employeur que le Conseil d’État et d’autre affectation que la section du Contentieux. La doctrine [3] et le Conseil lui-même se retrouvent ainsi dans le souvenir de ce grand commis, célébrant en J. Romieu « un grand commissaire du gouvernement » (Cahen-Salvador, 1952) et « un artisan du droit administratif moderne » (Costa, 1995). Ni saint, ni génie, ni héros, J. Romieu est à l’image de ces serviteurs de l’État unanimement présentés dans les archives du Conseil comme des hommes « à la parole dénuée de tout effet oratoire », « consciencieux, modestes, bienveillants et prêts à accueillir les doléances des petites gens » (Vanneuville, 2000 : 99). Il s’inscrit dans une longue chaîne de juristes qui, « parfois célèbres et plus souvent anonymes », ont « forgé peu à peu le droit français […] sans qu’on puisse en attribuer le mérite exclusif à quelques-uns d’entre eux » (Jestaz, 2016 : 151).

3 En s’appuyant sur la notion de singularité, cette contribution s’attache à montrer ce que le cas Romieu permet d’apprendre tant sur le groupe professionnel auquel il appartient que sur la manière dont, via le travail concret de ses mandataires officiels, « le grand récit de l’État » (France & Vauchez, 2017 : 133) a été républicanisé. Le premier volet de notre analyse saisit la singularité de J. Romieu dans le cadre d’une biographie collective qui fait apparaître sa trajectoire inédite comme une forme mutante de celle du haut fonctionnaire. Dans un second temps, nous montrons qu’à mesure que les institutions étatiques développent une idéologie officielle de désintéressement et de service de la chose publique, s’élabore au travers du droit produit par le Conseil d’État un art « de mettre en forme et de mettre des formes » (Bourdieu, 1986 : 18). Cet art juridique repose sur une mécanique complexe, caractérisée par deux processus mentaux qui se conditionnent l’un l’autre : le premier de descente vers une singularité de plus en plus poussée, le second de montée vers une généralité étendue servant à augmenter l’emprise de l’État sur la société. Le contentieux administratif est le symptôme de cela : il permet à l’État républicain de s’organiser en État de droit tout en offrant la possibilité au Conseil d’État, corps cadrant a priori mal avec le nouveau gouvernement de la France, de justifier son maintien dans un régime démocratique [4]. Un observateur attentif comme Maurice Hauriou ne s’y trompe pas lorsque, dressant un panorama de l’évolution de la jurisprudence entre les années 1870 et les années 1920, il déclare : « Jusque-là, le Conseil d’État avait été le chien de garde de la prérogative. Désormais, il sent le besoin de s’humaniser, il a bien servi l’administration, il veut maintenant bien servir le public » (Hauriou, 1922 : 236). En ce sens, le droit administratif républicain peut être décrit comme un avatar de la biopolitique que Michel Foucault décrit à l’âge classique, et dont il rappelle à de multiples reprises qu’elle se forge sous le couvert d’un discours juridique. Dans Surveiller et punir, ce dernier établit de lui-même une continuité de l’époque qu’il étudie au régime napoléonien et à « cette forme d’État qui lui subsistera et dont il ne faut pas oublier qu’il a été préparé par des juristes, mais aussi par des soldats, des conseillers d’État[5] et des bas officiers, des hommes de loi et des hommes de camp » (Foucault, 1975 : 198). L’évolution du droit administratif sous la IIIe République, que J. Romieu accompagne sur plusieurs décennies, permet ainsi de décrire cette discipline comme un développement de la technologie pastorale en direction des populations, et de la resituer dans une histoire générale de la gouvernementalité, le Conseil d’État apparaissant sur la période comme « l’un des tout premiers producteurs de droit afin de protéger les citoyens de l’administration » (Rouban, 2008 : 8).

4 On l’a dit, la notoriété de J. Romieu ne dépasse pas les frontières limitées de l’histoire du droit administratif et du Conseil d’État. Pourquoi, dès lors, s’intéresser à lui et en faire un cas ? Pour répondre à cette question, on peut mettre en relation la notion foucaldienne de gouvernementalité avec les travaux de Pierre Bourdieu sur la genèse du champ bureaucratique. En effet, pour ce dont il est question dans cette recherche, les deux références ne sont pas incompatibles, loin de là. Dans un article coécrit avec les historiens Olivier Christin et Pierre-Étienne Will, Pierre Bourdieu soutient en effet que sa perspective entend « répudier une histoire de l’État » qui accepte « le partage ruineux entre l’histoire des idées et l’histoire sociale, et la division corrélative entre la philosophie politique et la prosopographie des “élites” administratives et politiques ». Cette division artificielle du travail scientifique s’interdirait « de chercher en quoi ces “élites”, parfois obscures, ont contribué à transformer les représentations de l’État et de ses fonctions, en développant une science anonyme et pratique de l’administration et des fins et des moyens de l’État, jus publicum, organisation des archives, et tout ce qu’on désigne aujourd’hui du nom de “littérature grise”, organigrammes, règlements internes, mémos, etc. » (Bourdieu, Christin & Will, 2000 : 5). Le propos qui est ici développé plaide pour intégrer à cette liste de dispositifs la jurisprudence administrative, afin de mettre en lumière la contribution de cette dernière au processus d’étatisation (Kaluszynski & Wahnich, 1998) de la société française sous la IIIe République.

Encadré 1. – Constituer un cas en prosopographie

La figure de J. Romieu a été rencontrée dans le cadre d’une enquête prosopographique sur les promoteurs de l’idée de service public entre 1870 et 1940 (n = 116)a. Il s’agissait en l’occurrence d’objectiver la contribution à une idée (et non pas seulement de prendre pour indicateur l’appartenance à une institution comme le Conseil d’État). La prosopographie était donc ad hoc, c’est-à-dire que ses limites correspondent à l’enjeu même de la recherche et sont un objet de réflexivité. Pour construire le corpus en question, il fallait commencer par identifier quels étaient les lieux et les disciplines constitutifs de cet espace social dans lequel la question du service public était débattue. Ce premier repérage désignait le Conseil d’État, le droit administratif et plus globalement l’Université comme lieux de production théorique sur le service public. À l’aide de ces premiers instruments, nous nous donnions comme critère de voir chaque individu prononcer le syntagme « service public » (critère par l’occurrence), de manière significative, c’est-à-dire dans un discours ou un écrit public. La délimitation de la cohorte supposait donc une intervention de l’enquêteur ainsi que sa connaissance du champ étudié ; elle était affinée par des critères (dates de naissance et de mort de l’individu, intérêt pour le droit, affinité avec la question sociale) censés donner consistance au portrait de groupe.
Les critères en question fournissaient un corpus composite de 116 individusb, répartis en différents sous-groupes (« Membres du Conseil d’État », « Professeurs de droit », « Autres », cette dernière sous-catégorie se sous-décomposant à son tour en « Hauts fonctionnaires », « Universitaires », « Hommes politiques » et « Syndicalistes »). L’espace social au sein duquel ces acteurs se retrouvent n’est pas tout à fait un champ : c’est une composition de champs, ou, pour le dire autrement, c’est un espace qui est fait de relations « entre fractions de champ » (Dubois, 2014 : 29), en l’occurrence le champ juridique, le champ bureaucratique, le champ universitaire et le champ politique. Si l’idée de service public n’est pas elle-même un champ, elle est disputée entre des acteurs hétérogènes qui ont en commun de revendiquer l’usage adéquat de cette notion : c’est ce qui fait qu’ils se trouvent positionnés, prosopographiquement parlant, sur un ensemble sécant. Au sein de cet ensemble, le champ juridique sert de champ témoin : les membres du Conseil d’État et les professeurs de droit public s’y emploient à faire de la notion de service public le pivot d’une discipline – le droit administratif – fraîchement installée et donc encore peu légitime. De manière significative, la pratique du contentieux et de la jurisprudence procure à ces acteurs un avantage comparatif par rapport aux écrits des universitaires (non juristes) et à ceux des syndicalistes.
Ces indications permettent de comprendre que la notion de champ constitue pour notre enquête un modèle converti en problématique, au sens où il s’agit de faire fonctionner la prosopographie comme un champ (ou de décrire un champ à l’aide d’une prosopographie). Elles permettent aussi de comprendre que la biographie collective dont il est ici question n’est pas construite selon une logique de représentativité, au sens qu’a ce terme dans l’usage standardisé des statistiques : elle travaille sur un segment de réalité sociale, et n’est ni idiographique ni nomothétique. En choisissant d’exploiter une base restreinte de 77 individus, nous sommes ainsi simplement partis du constat selon lequel, « dans les études prosopographiques, ce qu’un échantillon gagne en compréhension, il le perd en extension et réciproquement » (Charle, 2006 : 26). Aussi, plutôt que d’incrémenter un nombre de plus en plus grand de cas pour donner l’illusion que les résultats ainsi dégagés pourraient valoir « pour d’autres cas non observés » (Small, 2009 : 10), un souci constant de ne pas opposer le qualitatif au quantitatif nous a conduit à penser qu’un corpus plus étendu ne servirait pas mieux notre dessein, car ce n’est pas la loi des grands nombres qui confère sa pertinence à la comparaison des enquêté·e·s, « mais la consistance sociale des termes et des critères de la comparaison » (Renisio & Sinthon, 2014 : 119)c. Lorsqu’on opte pour une description en densité, le problème n’est donc pas le petit nombre ou la représentativité, mais la comparabilité/commensurabilité, surtout lorsqu’il s’agit de prendre ensemble un conseiller d’État, un universitaire et un instituteur.
Les principes qui ont guidé la collecte de nos données procédaient de cet impératif de comparabilité, sous peine de construire une population qui n’eût été qu’un artefact. Les 77 acteurs de notre groupe social « subissaient » ainsi le test d’une batterie d’indicateurs, consistant en une série de 39 variables spécifiques ajustées à chaque sous-corpus. Au sujet d’un conseiller d’État, on se demandait ainsi : a-t-il occupé des fonctions extérieures à l’institution, notamment dans la « nébuleuse réformatrice » (Topalov, 1999), ce qui se matérialisait par les variables « Fonctions en dehors du Conseil » et « Mandat politique » ? S’intéressait-il au contentieux administratif (variables « Commissaire du gouvernementd » et « Membre du Tribunal des conflitse ») ? Pareillement, confronté à un universitaire non juriste, on se posait la question : a-t-il un lien quelconque avec le droit ? Est-il politisé, et, si oui, sous quelle modalité et dans quels cercles (variables « Mandat politique » et « Position politique ») ? Logiquement, ces variables propres à chaque sous-groupe (comme par exemple, pour les professeurs de droit, « Décanat », ou encore, pour les hauts fonctionnaires, « Pantouflage ») ne pouvaient être exportées au moment de comparer l’ensemble. L’analyse des correspondances multiples (ACM) finale portait ainsi sur un questionnaire réduit à 17 variables, renseignant des propriétés sociobiographiques (date et lieu de naissance, profession du père, formation, religion, domicile), la position dans le champ décrit (fonction dans l’enquête, juriste d’État ou non, lien avec le Conseil d’État, Légion d’honneur) et la position et l’intégration dans le champ politique (parlementaire ou non, élu local ou non, position politique et position par rapport au service public).
a. Parmi ces 116 exposants, ne figure qu’une seule femme, raison pour laquelle nous pratiquons l’accord de majorité et ne féminisons pas ce substantif lorsque nous l’employons.
b. Pour la réalisation de l’analyse des correspondances multiples dont les résultats sont décrits infra, le corpus a été réduit à une base de données exploitable de 77 noms. Nous avons donc exclu 39 individus. Ces derniers l’ont été soit parce que leur analyse révélait qu’ils gravitaient trop loin du champ que nous étudions (leur rattachement à l’enquête aurait ainsi été plaqué), soit parce que leur décès était intervenu trop tôt au cours de la IIIe République, soit tout simplement en raison d’une information désespérément insuffisante à leur sujet.
c. Pour un raisonnement similaire appliqué à l’ethnographie, voir Julien Gros (2017).
d. Le commissaire du gouvernement (aujourd'hui « rapporteur public ») est un membre de la juridiction, chargé à l’audience d’exposer à ses collègues la compréhension qu’il a du litige et la ou les solutions de droit qu’il juge applicables. Il représente en quelque sorte le ministère public en droit administratif.
e. Le Tribunal des conflits est une juridiction chargée de trancher les différends de compétence entre le juge administratif et le juge judiciaire. Il est composé de 4 conseillers d’État et de 4 membres de la Cour de cassation.

5 La source principale qui a été utilisée pour ce travail est le dossier de carrière de J. Romieu, que l’on trouve dans les archives du secrétariat général du Conseil d’État [6]. Ce matériau a été complété par des nécrologies et les hommages publics qui ont été rendus à J. Romieu, ainsi que par des documents épars (coupures de presse, revues juridiques, etc.) où apparaissent de manière éparse certaines informations sur sa vie. S’il est explicitement pensé comme une étude de cas, le point de vue disciplinaire de cet article emprunte principalement à la sociologie et à l’histoire, et s’inspire de manière secondaire du contexte du droit, en adoptant sur celui-ci un point de vue modérément externe. Deux moments s’y succèdent : un premier qui s’attache à restituer la singularité du personnage, puis un second où l’on montre que les éléments qui contribuent à singulariser la carrière de J. Romieu sont à l’avenant de l’évolution institutionnelle par laquelle le Conseil d’État se sert de la technique juridique du contentieux administratif pour s’adapter au régime républicain.

Jean Romieu, le singulier

6 De quel ensemble humain et professionnel se détache J. Romieu, et quelle est la nature exacte de sa singularité ? Dans le Dictionnaire biographique des membres du Conseil d’État (Drago et al., 2004 : 127, 383), on recense 1 269 entrées pour la période allant de 1815 à 1870, contre un peu plus d’un millier pour la tranche 1870-1958. Sachant que c’est leur date d’entrée au Conseil que les auteurs de ce dictionnaire ont utilisé pour classer les individus, il faut ajouter à ce chiffre d’un millier les membres ayant intégré le corps sous le Second Empire et étant toujours en fonction en 1870, et lui retrancher le nombre de ceux qui ont rejoint le Conseil entre 1940 et 1958 pour obtenir une approximation de la population globale des membres du Conseil d’État sous la IIIe République. On peut ainsi estimer ce chiffre à environ 900-1 000 personnes. L’enquête prosopographique a reposé sur un échantillon restreint de 22 membres, retenus en fonction d’indicateurs précis destinés à mesurer leur degré de participation au débat sur les services publics sous la IIIe République [7]. Jean Romieu fait partie de ceux-là. Il est un serviteur zélé du droit administratif, dont la singularité peut être mise en évidence à l’aide de l’analyse géométrique des données, et le met en situation d’être un personnage de rupture.

Un oblat du droit administratif

7 Né à Paris en 1858 d’un père banquier, J. Romieu, polytechnicien et licencié en droit, intègre le Conseil d’État en 1881. Auditeur de première classe en 1886, il est choisi pour devenir commissaire du gouvernement et se retrouve promu au grade de maître des requêtes (1891). Devenu conseiller d’État en 1907, il accède à la présidence de la section du Contentieux en janvier 1918, et y demeurera jusqu’à sa retraite en 1933. Par rapport à la carrière moyenne d’un conseiller d’État sous la IIIe République, J. Romieu enregistre des temps de passage dont la précocité ne cesse de s’accuser avec le temps : il entre au Conseil à 23 ans, là où l’âge moyen de réussite au concours se situe entre 24 et 25 ans. Il ne reste auditeur de deuxième classe que cinq ans, soit deux ans de moins que la durée de service habituelle dans cette fonction. C’est lors de sa promotion à la maîtrise des requêtes que son écart à la moyenne est le plus grand : 33 ans contre 38. Enfin, il accède au grade de conseiller d’État à 49 ans, en avance de 5 ans par rapport à l’âge moyen où les maîtres de requêtes peuvent voir se concrétiser leur espoir d’accès à un tel grade [8]. Dans un corps où la règle de l’avancement à l’ancienneté se met alors petit à petit en place, la trajectoire de J. Romieu est assez saisissante. Elle s’explique par des choix de carrière aberrants, au sens neutre du terme, c’est-à-dire hors norme.

8 Les choix de carrière de Jean Romieu témoignent de sa « dilection pour la fonction jurisprudentielle » [9] et du fait que, manifestement, seul le contentieux l’intéressait : contrairement à la plupart de ses collègues, il n’accepte jamais de poste dans l’administration, et, en 1928, refuse de succéder à Clément Colson à la vice-présidence du Conseil d’État, préférant demeurer à la tête de la section du Contentieux. Sa trajectoire détonne donc par rapport au cursus honorum du conseiller d’État tertio-républicain, qui passe généralement par l’acceptation d’un poste de directeur adjoint d’une administration centrale ou de directeur de cabinet d’un ministre, ainsi que par l’obtention de reconnaissances diverses (Légion d’honneur, Académie des sciences morales et politiques, parfois mandat électif ou pantouflage dans des entreprises proches de l’État comme les compagnies de chemin de fer). A contrario, sur les 52 années pendant lesquelles il a officié au Conseil d’État – un record pour la période –, J. Romieu en a passé 50 à la section du Contentieux. Dans une maison où « les allers et retours incessants entre la politique, l’administration, le business et la fonction de juge » (Latour, 2002 : 291) sont non seulement possibles, mais encore valorisés, une telle longévité dans la carrière et un tel ancrage unique sont absolument atypiques, pour l’époque comme pour aujourd’hui.

9 C’est dans la fonction de commissaire du gouvernement, occupée sans discontinuer pendant 16 ans – une durée là encore considérable pour une telle position – que J. Romieu va s’affirmer comme le maître-artisan du droit administratif français dans sa version contentieuse. Plus écouté – car moins politique – qu’Édouard Laferrière, il est reconnu par ses pairs « comme un des auteurs (pour ne pas dire le véritable auteur) de l’évolution de la jurisprudence qui a si largement accru les garanties données aux citoyens par la juridiction administrative » [10]. Au Tribunal des conflits comme à la section du Contentieux, J. Romieu laisse son nom à des conclusions sur des grands arrêts restés célèbres, que ce soit sur les services publics (Conseil d’État [CE], 6 février 1903, Terrier), sur la responsabilité des agents de l’État (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco) ou sur l’intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir (CE, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli). Outre sa position stratégique de commissaire du gouvernement, il enseigne le droit administratif à l’École nationale des ponts et chaussées (à partir de 1906) et à l’École libre des sciences politiques (à partir de 1913). Méfiant à l’égard de l’Université et des universitaires, sa notoriété et son autorité lui permettent néanmoins d’être nommé en 1908 membre du jury de l’agrégation de droit public. Ses titres successifs de commissaire de gouvernement et de président de la section du Contentieux lui assurent une position d’influence sur la question des services publics et de leur régulation par le juge administratif : il fait office de cliquet, laissant entrer ou non les pratiques qu’il juge légitimes et plaidables en droit. Aux yeux des autres membres de l’institution, y compris aux yeux de ceux qui ont rapidement fui les subtilités et les arguties de la jurisprudence, son nom est presque utilisé comme une paronomase du droit administratif et reste associé à cette œuvre prétorienne qui fait la fierté du Conseil d’État :

10

Vous aviez été pendant bien longtemps le commissaire du gouvernement qui avait fondé la jurisprudence sur bien des points et qui, sur d’autres, l’avait fait progresser libéralement, tout en rappelant tout de même toujours aux usagers du service public qu’il y a un minimum de discipline, c’est-à-dire de contrainte à accepter, quand on veut vivre en société ; et, quant aux agents publics, aux fonctionnaires, bien avant qu’on ne leur donne un statut, vous les aviez défendus contre l’arbitraire tout en professant d’ailleurs, sur l’étendue de leurs devoirs et sur leur continuité, des idées un peu plus strictes que celles qui ont été reçues par la suite [11].

11 Resté célibataire, J. Romieu semble bien avoir fait du droit administratif le centre de son existence. Lorsqu’il le propose au rang de grand officier de la Légion d’honneur, le vice-président du Conseil d’État Clément Colson n’hésite par exemple pas à mettre en avant le fait que J. Romieu travaille comme un Romain : « Quand il a fallu, en 1923, transformer l’organisation du contentieux pour lui permettre de débiter un nombre d’affaires toujours croissant, c’est lui qui, par un labeur croissant et en présidant trois longues séances de jugement par semaine, a permis au nouvel organisme de fonctionner sans que l’unité de la jurisprudence soit compromise » [12]. De même, il est décrit par son collègue Georges Cahen-Salvador comme un pèlerin en mission : « Les voies qu’il a suivies sont droites ; son ascension a été continue ; sa vie n’a été qu’un long apostolat […] Dès qu’il entre dans la maison du Droit, il se consacre au culte de la justice ; comme commissaire du gouvernement, il en devient un des plus fervents et fidèles apôtres » (Cahen-Salvador, 1952 : 325). Une telle description est à l’avenant de l’évolution que connaît la section du Contentieux sous la IIIe République, qui fait d’elle un « corps séminarisé, placé sous une discipline intellectuelle très forte » [13]. Si les sources disponibles ne permettent pas d’éclairer les raisons de son célibat, on peut néanmoins relever que, contrairement à d’autres fonctionnaires, J. Romieu n’a pas pu compter sur une femme pour l’accompagner dans sa carrière et favoriser cette dernière. On peut également passer de l’héroïque – le grand commis entièrement dévoué à la cause de la justice – au prosaïque, et noter « le taux relativement élevé de célibataires au Conseil d’État » [14] (Charle, 2006 : 266), qui s’expliquerait, selon Christophe Charle, par le fait que la haute juridiction est alors, pour une grande partie, composée d’anciens préfets (« recasés » par le tour extérieur) et subit les mêmes handicaps que les corps provinciaux, à savoir l’accès à un marché matrimonial moindre du fait du nomadisme des carrières. Cette explication ne vaut pas pour J. Romieu, mais elle permet de minorer une propriété – le célibat – que l’on pourrait trouver de prime abord singularisante.

L’individu statistique Jean Romieu

12 Comment passe-t-on du nom « Romieu » à l’individu numérique qui porte ce nom ? Du point de vue statistique, l’apport de l’analyse géométrique des données est, en permettant notamment de projeter les individus sur le plan en variables supplémentaires, de percevoir de manière fine la structure des liens entre les modalités qu’ils portent. Il faut toutefois garder à l’esprit le fait que le commentaire des résultats d’une analyse de correspondances doit intégrer la distinction entre « l’individu épistémique » et « l’individu empirique » (Bourdieu, 1984 : 34), et que l’opération par laquelle on peut désigner les points composant le nuage des individus par des noms réels a des limites. C’est en tenant compte de ces précautions que l’on peut raisonner sur l’individu statistique « Romieu » et sur sa projection dans un repère orthogonal normé.

Graphique 1. – Projection des individus dans l’espace des correspondances

Graphique 1. – Projection des individus dans l’espace des correspondances

Graphique 1. – Projection des individus dans l’espace des correspondances

13 Le graphique 1 correspond à l’espace des promoteurs de l’idée de service public entre 1873 et 1940 (n = 77), dont ont été enlevées les différentes modalités de variables pour n’y laisser subsister que la projection des individus en variables supplémentaires. Les deux axes qui organisent l’éclatement du nuage de points opposent, en abscisse, des élites en devenir (hommes politiques radicaux et socialistes, syndicalistes, universitaires non liés au droit) à un capital juridique anciennement acquis, et en ordonnée, un centre administratif parisien (hauts fonctionnaires et membres du Conseil d’État) à des notables provinciaux (pour la plupart des professeurs de droit). Dans ce diagramme, on constate l’isolement relatif de J. Romieu (dont la position est signalée, en haut à gauche, par un triangle), qui partage avec Paul Grunebaum-Ballin la modalité rare d’avoir un père banquier, mais qui est surtout distant du noyau qui regroupe les hauts fonctionnaires et les membres du Conseil du fait de son refus de ne jamais intégrer l’appareil d’État dans une fonction extérieure à la section du Contentieux. Cette singularité est d’autant mieux révélée par la classification ascendante hiérarchique (Graphique 2), qui apporte une plus-value en opérant des regroupements entre catégories d’individus proches. Dans notre cas, elle isole trois classes (ou clusters) assez bien distinguées, qui correspondent, à quelques exceptions près, aux trois sous-ensembles dans lesquels se décompose notre corpus : hauts fonctionnaires, y compris membres du Conseil d’État (symbolisés par des petits carrés) ; professeurs de droit (petits cercles) ; « Autres » (élus, syndicalistes de la fonction publique et universitaires non juristes représentés par des petits triangles). Dans ce cadre, la position de J. Romieu (soulignée en haut à gauche) peut être opposée à celle de Léon Blum (également soulignée). En effet, ce dernier apparaît bien dans le corpus en qualité de membre du Conseil d’État, mais ses opinions politiques et sa démission de la haute juridiction pour devenir député lui font rejoindre le cluster 3 des « nouvelles élites ». Aussi, la classification ascendante hiérarchique permet de confirmer que la position isolée de J. Romieu correspond bien à une différence significative et non à un artefact : nous ne sommes pas ici en présence d’un des pièges de l’ACM décrits par Philippe Cibois, à savoir l’effet de distinction, en vertu duquel l’analyse des correspondances présente le risque de mettre en avant des propriétés minoritaires « d’une manière très flatteuse par rapport à leur importance statistique » (Cibois, 1997 : 311). Ici, le fait que J. Romieu ait un père banquier n’est pas un phénomène perturbateur qu’il faudrait mettre en variable supplémentaire ou regrouper dans une modalité à plus fort effectif : adossé à l’absence de fonction extérieure au Conseil d’État, il désigne bien un état réel du monde historique, ou, pour le dire de manière plus singularisante, une particularité concrète de l’individu empirique J. Romieu.

Graphique 2. – Classification ascendante hiérarchique des individus dans l’espace des correspondances

Graphique 2. – Classification ascendante hiérarchique des individus dans l’espace des correspondances

Graphique 2. – Classification ascendante hiérarchique des individus dans l’espace des correspondances

Un personnage en situation de rupture

14 Si, au vu de l’analyse, J. Romieu constitue un cas à part, quel est l’apport de sa singularité à l’historiographie du Conseil d’État sous la IIIe République, et, plus spécifiquement, à l’intérieur de celui-ci, à la section du Contentieux ? Entre 1872 et 1940, les présidents de cette dernière sont : Odilon Barrot (1872-1873), le vicomte du Martroy (1874-1879), Édouard Laferrière (1879-1885), Abel Berger (1886-1903), René Marguerie (1908-1912), Henri Mayniel (1913-1917), Jean Romieu (1918-1932), Georges Pichat (1933-1937), Alfred Porché (1937-1938) et Louis-François Corneille (1938-1941). Que ce soit par la durée de leur présidence ou par leur contribution à la construction du droit administratif, tous ces conseillers n’ont pas laissé la même empreinte. Abel Berger, par exemple, dont le mandat est, en durée, le plus long (17 ans), s’était retrouvé à la tête de la section un peu par hasard : avocat de formation devenu procureur général, il était entré au Conseil après l’épuration de 1879, héritant de la présidence de la prestigieuse section des Travaux publics (1882), puis de celle de la section du Contentieux. Venu du judiciaire, il n’avait jamais occupé la fonction de commissaire du gouvernement. A contrario, le mandat de J. Romieu (14 ans) est significatif d’une vraie orientation dans la continuité, d’autant plus que lui succèdent deux anciens commissaires (Pichat et Corneille) qu’il a lui-même formés. Avec J. Romieu se met ainsi en place la définition d’une professionnalité entièrement dédiée au contentieux.

15 Cerner le personnage de Jean Romieu comme le type de l’amateur de contentieux permet de préciser dans quelle mesure sa singularité est plus heuristique que celle d’un René Worms (également souligné dans le graphique 2), dont le cumul de titres (à la fois agrégé de philosophie, professeur de droit et membre du Conseil d’État) constitue une autre propriété remarquable pour la période. En l’occurrence, les caractéristiques sociobiographiques de R. Worms sont si peu duplicables que le personnage peut être qualifié à bon droit par un terme de linguistique : c’est un hapax[15], ce que les anglophones appellent de façon probante un « one-off ». À l’inverse, la position de J. Romieu est susceptible d’être traitée comme un type à la fois par rapport à ce qui le précède et par rapport à ce qui le suit. En amont de sa carrière, d’autres conseillers d’État peuvent paraître extrêmement savants en droit administratif, comme par exemple Joseph-Marie de Gérando ou Firmin Laferrière. Mais ces deux juristes évoluent dans des contextes et des espaces professionnels qui ne sont alors pas spécialisés – ils sont d’ailleurs un temps professeurs de faculté. Jean Romieu n’est pas non plus un fonctionnaire d’œuvres [16], comme pouvait l’être Gérando, pour la simple et bonne raison qu’il ne fait que du contentieux. La comparaison la plus pertinente serait plutôt avec Léon Aucoc, « le droit administratif fait homme » (Wright, 1972 : 641). Mais à la différence de celui-ci, qui préfère démissionner à la suite de l’épuration de 1879, J. Romieu, plus jeune de 30 ans, ne professe pas d’opinions jugées incompatibles avec les institutions républicaines. C’est ainsi, en partie, sa neutralité politique qui contribue à en faire l’incarnation la plus achevée du « magistrat-professeur », dans laquelle se reconnaîtront plus tard d’autres artisans de la jurisprudence comme G. Pichat, qui lui succèdera à la présidence de la section du Contentieux, ou R. Odent. Au regard de ces avatars, le jalon posé par J. Romieu est celui du spécialiste « maison » du droit administratif dont a besoin le Conseil d’État, titulaire du cours d’« Institutions administratives » à l’École libre des sciences politiques (et plus tard de celui de « Droit public » à Sciences Po) et capable d’assurer l’interface avec l’Université. Il n’est pas anodin, dans cette perspective, de constater que le type « Romieu » perd en valeur au fur et à mesure qu’est mise en cause, après 1945, l’excroissance que constitue l’institutionnalisation du contentieux. En 1957, Fernand Grévisse, maître des requêtes, dénonce « le cancer que constitue la section du Contentieux, qui dévore le personnel et contribue à freiner le développement des autres activités de la maison » [17]. Aux yeux de certains membres, la pratique du droit administratif vicierait l’esprit des hauts fonctionnaires du Conseil. Le comité de réflexion dirigé par Raymond Janot rappelle ainsi, dans sa note de synthèse, que « selon une tendance majoritaire dans le groupe de travail, la section du Contentieux tient trop de place et risque de scléroser les esprits en leur ôtant tout contact avec les problèmes réels et vivants » [18].

16 La stabilisation de l’exceptionnel « Romieu », repérable au travers des personnages qui lui succèdent dans le rôle d’expert du droit administratif contentieux, ne s’explique pas par une hétérodoxie qui aurait cessé de l’être, c’est-à-dire comme l’histoire d’un « original » qui serait peu à peu rentré dans le rang. En effet, la trajectoire du personnage ne laisse affleurer aucune visée d’anticonformisme. On pourrait ainsi mobiliser l’épistémologie de Georges Canguilhem, qui s’applique à définir le normal non pas comme « moyenne arithmétique ou fréquence statistique », mais comme « type idéal dans des conditions expérimentales déterminées » (Canguilhem, 2007 : 97). Le type en question résulterait de l’établissement de nouvelles « normes de vie » (ibid., p. 91) associées au célibat, à la fixité professionnelle et à l’apolitisme. La référence à l’épistémologie du vivant permet donc de loger un repère dans la singularité « Romieu », ce qui revient à dire que, comme témoignage sur la normalité, « l’atypisme devient significatif et délimite les frontières des comportements possibles en s’attachant à l’observation des personnages en situation de rupture » (Marrel, 2002 : 213).

Jean Romieu et la promotion d’un droit administratif contentieux : traitement juridictionnel des singularités et art de la montée en généralité

17 La démarche adoptée jusque-là est partie du principe que l’individu ne s’opposait pas à l’institution, suivant en cela le point de vue défendu par Everett Hughes, pour qui « l’histoire d’une institution passe nécessairement par celle de la croissance et de la transformation des fonctions constitutives des rôles dévolus aux individus qui la composent » (Hughes, 1937 : 405). Autrement dit, la perspective ici privilégiée consiste à suivre la trajectoire de J. Romieu en formant l’hypothèse que son parcours est un indice des transformations que connaît son institution d’appartenance, ainsi que le préconisait Jacques Lagroye : « Le rapport à l’institution, c’est d’abord le rapport à celui qui tient le rôle dans une institution. C’est d’abord l’appréhension d’individus vivant dans l’institution qui, parce qu’ils tiennent des rôles, nous permettent d’avoir une idée de l’institution » (Lagroye, 1997 : 8). En l’occurrence, sous la IIIe République, le Conseil d’État met en sourdine sa proximité avec l’exécutif pour affirmer ses prérogatives en tant que juge de l’administration au service des citoyens et des citoyennes. Pour ce faire, il lui faut statuer sur le caractère potentiellement unique de chaque cas soumis à la section du Contentieux et l’intégrer à l’édifice jurisprudentiel du droit administratif, ce qui, pour un juge, constitue une tâche délicate. Jean Romieu fait néanmoins de cette activité son labeur exclusif, dans une maison où les possibilités de faire autre chose sont pourtant réelles et nombreuses. Ce labeur, essentiel à l’évolution que connaît le Conseil d’État entre 1870 et 1940, renvoie à une technique et à un savoir qui se signalent par un passage « de la singularité du juridictionnel à la généralité du juridique » (François, 1993 : 202). Jean Romieu est ainsi le symptôme d’une nouvelle manière de penser la gouvernementalité au sein de l’institution, ce que nous essayons de documenter sur pièce à partir de plusieurs affaires célèbres dont, en tant que commissaire du gouvernement, il fut l’un des protagonistes.

Le droit administratif tertio-républicain et son rattachement à une conception pastorale de la gouvernementalité

18 Dans Comment pensent les institutions, Mary Douglas décrit la manière dont une institution « acquiert sa légitimité en se fondant à la fois en nature et en raison ». Elle explique qu’il lui faut offrir à ses membres « un ensemble d’analogies permettant de décrire le monde » et les forcer à oublier « des expériences incompatibles avec l’image vertueuse qu’elle donne d’elle-même ». Surtout, elle doit « consolider l’édifice social en sacralisant ses principes de justice » (Douglas, 1999 : 128). Ces éléments trouvent à s’appliquer au Conseil d’État tertio-républicain, qui se sert de la montée en puissance du contentieux administratif pour imposer une vision « d’en haut » du service public, compris comme un véritable savoir de gouvernement. L’institution devient alors le lieu par excellence de la généralité, ou plus précisément de la construction de la généralité juridique dans l’État par l’éviction de la singularité juridictionnelle. À l’instar de J. Romieu, certains de ses membres se mettent à redessiner un droit administratif encore très imbibé de l’époque napoléonienne : ils font de l’aspect contentieux « non pas la pathologie du droit, mais son cœur même, si la juridicité s’analyse historiquement comme une juridictionnalité » (Miaille, 1994 : 101). La plus-value est double : la juridicisation sert à légitimer une matière – le droit administratif – alors peu reconnue dans le champ du droit, et la référence au service public permet à une institution héritière de l’Empire de se fondre dans le nouveau gouvernement républicain de la France.

19 La façon dont la section du Contentieux du Conseil d’État structure le droit administratif sous la IIIe République pourrait être résumée d’un mot : il s’agit d’encadrer pour mieux diriger. Dit de façon moins ramassée, en définissant les règles entourant la possibilité, pour les particuliers, de mettre en accusation l’État, les membres du Conseil fournissent par là même des moyens de domination au pouvoir temporel, celui-ci les laissant définir en retour ce qu’est la norme de domination au nom de l’État. L’essor du droit administratif sous la IIIe République peut ainsi être éclairé de manière nouvelle via les analyses de Michel Foucault sur l’archéologie du pouvoir : dans un contexte politique en voie de démocratisation, la transcendance traditionnelle de l’autorité fait place à une fonction d’ordonnancement. La discipline au sens de Foucault est en effet une organisation d’activités ; elle fabrique quatre types d’individualité, notamment une individualité dite « organique », c’est-à-dire « par le codage des activités » (Foucault, 1975 : 196). Dans ce cadre, et afin d’éviter que les individus ne forment une masse dont les comportements soient impossibles à prévoir et à maîtriser, l’État s’attache à une normalisation des comportements et son administration s’applique à une disciplinarisation effective. Le droit des services publics que le Conseil d’État met en scène à partir des années 1880 insiste ainsi sur la responsabilité des gouvernants et sur la nécessaire réparation des torts subis par les citoyen·ne·s. En ce sens, il est l’expression du gouvernement pastoral inspiré du modèle chrétien. Dans son cours au Collège de France du 22 février 1978, Michel Foucault décrit ce type de pouvoir comme étant fondamentalement « un pouvoir bienfaisant » et « un pouvoir de soin » (Foucault, 2004 : 130-131). Surtout, le pouvoir pastoral est « un pouvoir individualisant », c’est-à-dire que « le pasteur dirige tout le troupeau, mais il ne peut bien le diriger que dans la mesure où il n’y a pas une seule des brebis qui puisse lui échapper » (ibid., p. 132). Foucault résume cela d’une formule qui sied à l’office du conseiller d’État en position de juge administratif, ainsi que nous allons tenter de le montrer dans les lignes qui suivent : « Le berger doit avoir l’œil sur tout et l’œil sur chacun, omnes et singulatim » (ibid.). Dans le cas du recodage des activités humaines qui s’exerce via le droit administratif, le « tout » renvoie à l’édifice jurisprudentiel construit pièce par pièce par la section du Contentieux, le « chacun » à toute affaire qui se présente dès lors qu’un·e citoyen·ne opte pour une juridictionnalisation de son différend avec l’administration, ce qui se matérialise par le numéro d’affaire donné à celui-ci par le greffe de la juridiction.

Jean Romieu au travail : examen des cas d’espèce et art de la montée en généralité

20 Au tournant des xixe et xxe siècles, le Conseil d’État est engagé dans une lutte avec les juridictions judiciaires pour faire reconnaître le périmètre de son territoire professionnel. Ces années-là sont en effet marquées par plusieurs conflits de compétence liés à la question de savoir qui est, pour les citoyen·ne·s et dans certains cas limites, le bon juge : celui de « droit commun » (le judiciaire) ou celui ad hoc (le Conseil d’État). La reconnaissance du statut public d’une entité revêt donc potentiellement des enjeux cruciaux. Le 6 février 1903, une question vipérine est ainsi posée à la section du Contentieux du Conseil d’État :

21

Le Conseil général de Saône-et-Loire s’est préoccupé d’assurer la destruction des vipères dans le département : il a, en 1900, voté à cet effet un crédit de 200 francs et décidé d’allouer une prime de 0,25 franc à quiconque aurait tué une vipère, sur production du certificat du maire de la commune où elle aurait été tuée. Le nombre des vipères tuées a dépassé de beaucoup les prévisions : le préfet a payé à quatre chasseurs de vipères une somme de 1766 francs, tant sur le crédit de 200 francs que sur le crédit pour dépenses imprévues, et refusé de ne rien payer au-delà. Les quatre chasseurs de vipères, parmi lesquels un sieur Terrier, réclamaient le paiement de 2 473 vipères […] Le sieur Terrier, après s’être adressé, évidemment à tort, au Conseil de préfecture, saisit aujourd’hui directement le Conseil d’État d’une demande tendant à faire condamner le département à lui payer la somme qu’il prétend lui être due en vertu du contrat qu’il soutient résulter de l’offre faite par le Département [19].

22 L’homme qui s’exprime ainsi n’est autre que J. Romieu. Ce jour-là, après le rapport de son collègue Soulié, il est invité à « conclure » sur cette affaire. Après avoir exposé les faits de l’espèce, le commissaire du gouvernement enchaîne par une brusque montée en généralité : « Le pourvoi soulève une très intéressante question de compétence : est-ce à l’autorité judiciaire ou à la juridiction administrative qu’il appartient de statuer sur l’action intentée par le chasseur de vipères contre le département ? » Le sieur Terrier va devoir patienter quelques minutes avant de savoir s’il va enfin pouvoir être payé pour sa besogne. Le commissaire du gouvernement, lui, ne voit à présent plus que ce qui l’intéresse, à savoir le principe de droit contenu en germe dans le litige, « le diamant extrait de la gangue » (Latour, 2002 : 114). Le fait en lui-même – savoir si Terrier a raison, s’il faut lui régler les 2 473 vipères qu’il prétend avoir tuées avec ses collègues – l’indiffère. Il est dans son élément, le droit administratif :

23

Nous vous proposerons, Messieurs, dans l’affaire actuelle, d’admettre la compétence administrative parce que la théorie du contentieux des services publics communaux est depuis une quinzaine d’années en pleine évolution, que la compétence administrative s’élargit de jour en jour par l’action lente, mais incessante de la jurisprudence et que le Conseil d’État restera fidèle aux tendances manifestées dans un grand nombre de ses arrêts les plus récents en accueillant aujourd’hui une solution qui aurait pu, il y a peu de temps encore, ne pas se présenter avec un degré suffisant de maturité.

24 Le commissaire du gouvernement s’apprête à proposer à ses collègues une solution « constructive », c’est-à-dire, dans le jargon du Conseil d’État, un revirement de jurisprudence : le contentieux qui touche aux services publics assurés par les départements doit être du ressort du juge administratif. Pour bien comprendre en quoi cet élément est essentiel pour le grand récit de l’État, il faut rappeler le statut qui était alors celui des collectivités locales : « La plupart des auteurs considéraient […] que les communes étaient soumises aux règles du droit privé et par suite aux articles 1 382 et suivants du Code civil. On considérait en effet la commune moins comme une personne administrative que comme une communauté de voisins quasi familiale » (Sfez, 1966 : 60).

25 Les collègues qui écoutent Romieu développer son argumentaire sont eux aussi, bien évidemment, des membres du Conseil d’État. Ce sont surtout des juristes, qui y réfléchissent à deux fois avant d’infléchir leur jurisprudence. Le commissaire du gouvernement doit donc les rassurer, leur montrer que la solution innovante qu’il défend est aussi sûre qu’un bon placement de père de famille. S’ensuit ainsi une liste d’arrêts antérieurs, analysés de manière téléologique par J. Romieu, à l’aune de la solution qu’il préconise. La jurisprudence passée a admis cette vérité qu’en ce qui concerne l’État, « la marche des services publics ne peut être réglée d’après les principes qui régissent les rapports de particulier à particulier ». Reste à déterminer si le précédent est superposable. Dit de manière moins technique, il s’agit de faire un sort à la malice des faits, de voir si l’on peut éteindre la singularité en l’intégrant harmonieusement à la règle de droit ou bien si celle-ci s’avère au contraire rédhibitoire :

26

Si telle est la base de la compétence administrative en ce qui concerne les services publics de l’État, on ne voit pas pourquoi elle ne subsisterait pas pour les services publics des départements, des communes, des établissements publics qui ont au même degré le caractère administratif. Qu’il s’agisse des intérêts nationaux ou des intérêts locaux, du moment où l’on est en présence de besoins collectifs auxquels les personnes publiques sont tenues de pourvoir, la gestion de ces intérêts ne saurait être considérée comme gouvernée nécessairement par les principes du droit civil qui régissent les intérêts privés : elle a, au contraire, par elle-même un caractère public, elle constitue une branche de l’administration publique en général, et, à ce titre, doit appartenir au contentieux administratif.

27 CQFD. Le sieur Terrier a frappé à la porte du bon juge. Il va pouvoir être rémunéré pour son travail.

28 Jean Romieu sait qu’il ne s’adresse pas uniquement à ses collègues, et qu’il doit retomber sur ses pieds, c’est-à-dire revenir aux faits qui ont motivé la saisine de la juridiction. Après de nouveaux développements « au surplus » sur la possibilité pour les personnes publiques d’agir en tant que personne privée, le commissaire du gouvernement redescend vers l’espèce :

29

Dans l’affaire qui vous est actuellement soumise, il nous paraît que nous nous trouvons bien en présence d’une opération administrative et non d’un contrat de droit civil. La destruction des animaux nuisibles dans le département, quand elle est entreprise par un Conseil général, est faite dans l’intérêt de la collectivité des habitants. C’est un service public, pour lequel le Conseil général aurait pu créer des agents spéciaux, tandis qu’il a préféré procéder par voie de primes offertes aux particuliers.

30 Le sieur Terrier peut donc souffler ; il est dans son droit ; la juridiction, si elle suit le commissaire du gouvernement, va lui donner raison :

31

Vous devez donc, Messieurs, retenir la connaissance du litige pendant entre les chasseurs de vipères et le Département, parce qu’il s’agit d’un litige qui est, par sa nature, administratif, et relève, comme tel, à défaut d’un texte spécial, du juge de droit commun du contentieux administratif, qui est le Conseil d’État.

32 Et Jean Romieu d’ajouter, incidemment : « Mais, comme l’état de l’instruction ne permet pas de statuer au fond immédiatement, vous devez renvoyer le sieur Terrier devant le préfet pour y être procédé à la liquidation des primes auxquelles il peut avoir droit ». Tant pis pour le sieur Terrier, qui devra se tourner à nouveau vers les autorités locales. Nul ne sait s’il a effectivement obtenu son dû. Peu importe, son nom est entré, par l’éponymie magique du contentieux au Conseil d’État, dans l’histoire du droit administratif.

33 Quelques années avant l’arrêt Terrier, Jean Romieu avait déjà eu l’occasion de jouer un rôle prépondérant dans le processus de métamorphose de la pensée d’État que nous décrivons. En 1895, alors qu’un ouvrier des arsenaux de Tarbes avait perdu l’usage d’une main suite à la projection d’un éclat de métal, le commissaire du gouvernement avait signé des conclusions qui avaient ouvert la voie à l’admission du principe de la responsabilité sans faute de l’État, c’est-à-dire sur le seul fondement du risque inhérent à ses activités. Dans les conclusions en question, on remarque que J. Romieu utilise le syntagme de service public en position de sujet (« Le service public est responsable et doit indemniser la victime » [Romieu, 1895 : 514]), comme pour mieux souligner le fait que l’expression devient équivalente du mot « État » et que les institutions publiques sont l’incarnation de cet idéal de service à la population. En conformité avec cette idée et avec la dimension pastorale du droit administratif, le Conseil d’État construit alors une véritable théorie des professions et de la représentation syndicale. C’est surtout la décision Syndicat des patrons-coiffeurs de Limoges (CE, 28 décembre 1906) qui illustre le mieux cette volonté. La loi du 13 juillet 1906, qui instituait le dimanche comme jour de repos hebdomadaire, prévoyait une possibilité de dérogation, accordée par le préfet. La chambre syndicale des patrons-coiffeurs de Limoges adressa une demande de dérogation pour tous ses membres, qui lui fut refusée, et décida de saisir le Conseil d’État. Dans ses conclusions, J. Romieu chercha à cerner les critères permettant à une contestation de groupe d’être jugée recevable par le juge administratif : « Il faut, pour que l’action syndicale puisse exister, qu’il s’agisse d’un intérêt professionnel collectif et que les conclusions ne contiennent en rien un caractère individuel » (Romieu, 1907 : 24). Restait alors à dire ce qu’il fallait entendre par « individuel » et par « collectif » : si c’est un acte qui « lèse l’association dans ses intérêts généraux », le syndicat est légitime à engager une action ; s’il s’agit d’un refus d’autorisation individuelle, « peu importe que le gain du procès intéresse tous les autres membres du syndicat, qui pourront à leur tour former la même demande, l’action est individuelle et ne peut être exercée que par chaque intéressé direct ou en son nom » (ibid.). Le distinguo en fonction du type d’acte contesté masquait mal une typologie tâtonnante proposée par un commissaire gêné aux entournures. Au tournant du siècle, les autorités de l’État étaient hésitantes quant aux types d’acteurs dont elles devaient admettre la présence au sein de ce champ composite dans lequel se trouvait prise la notion de service public.

34 Si nous avons décidé de procéder à la description, parfois in vivo, de ces affaires par ailleurs célèbres, c’est parce que celles-ci fournissent un exemple probant de « passes du droit » (Lascoumes & Le Bourhis, 1996) et sont exemplaires d’un fonctionnement juridictionnel propre à sanctuariser la production normative d’un grand corps comme le Conseil d’État. Toutes les conditions pour la canonisation y sont en quelque sorte réunies : service public, grand arrêt, grand commissaire du gouvernement. Avec son « blanchiment » d’espèces particulières en principes généraux du droit, le phénomène d’éponymie (c’est-à-dire le fait que le requérant donne son nom à l’arrêt, au point que celui-ci se détache de sa personne) joue aussi un rôle. Cela dit, il ne s’obtient pas par le simple emprunt d’un nom. Cette production spécifique au droit savant repose en effet sur ce que le passage devant le juge administratif implique pour les requérant·e·s, à savoir la réécriture, par ce dernier, du morceau de vie à l’origine de leur différend avec l’administration : dans l’arrêt de 1903, on voit bien comment l’histoire de Terrier est réarrangée et passée au tamis de la montée en généralité, ce qui montre que « l’action des institutions s’exerce moins par une violence monolithique que par toute une série d’opérations de codage (classement, sélection, catégorisation, qualification, diagnostic, etc.) constitutives d’un “savoir biographique” participant au contrôle des individus » (Béliard & Biland, 2008 : 107). Cette affaire concrétise ainsi « le travail qui aboutit à voir le droit comme un discours pouvant intégrer la variété phénoménale du monde social dans un ensemble signifiant et ordonné, se présentant comme valant pour la généralité » (François, 1993 : 202). Si cette dimension du travail juridique paraît aujourd’hui élémentaire, elle est encore, à l’époque, en voie d’institutionnalisation, raison pour laquelle J. Romieu a besoin, afin d’opérer l’unification du contentieux des personnes publiques au profit du Conseil d’État, de cette « opération de transsubstantiation de la singularité des espèces juridictionnelles en généralité du droit » (ibid.). Aussi, le prestige du commissaire du gouvernement réside bien dans sa capacité à monter en généralité et à s’appuyer « sur des exercices d’érudition jurisprudentielle, de mise en cohérence de toute la production du Conseil d’État, pour aboutir à cette “qualification juridique des faits” qui permet à ces derniers de faire enfin sens, libérés de leur factualité insignifiante » (ibid., p. 207).

Conclusion

35 Ressaisie dans son historicité et dans son lien avec l’évolution du Conseil d’État entre 1870 et 1940, la figure de J. Romieu constitue un maillon essentiel de la transformation qui permet à ce grand corps, au prix d’un aggiornamento de la pensée d’État, de survivre en contexte démocratique. Elle renvoie à un phénomène, assez classique en histoire, de mixte entre continuité et rupture : continuité, car elle se rattache, dans une époque où le profil du légiste se métamorphose en administrativiste, à un processus pluriséculaire de justification et de limitation (les deux allant de pair) du pouvoir par les juristes ; rupture, car cette métamorphose se fait au prix d’un bouleversement du droit administratif, dont la technicisation (à laquelle le nom de J. Romieu peut être étroitement associé) le fait passer du statut d’objet juridique mal identifié à celui de discipline à part entière garantissant une rationalisation de la parole d’État. C’est à cette condition que, grâce à un « éthos distingué de la généralité » (François, 1993 : 212), le juge administratif peut se poser comme un producteur de droit à l’égal du législateur. Il paraît dès lors justifié de traiter le droit administratif comme un savoir de gouvernement, tant la période tertio-républicaine semble concrétiser la prémonition qui était celle de Guibert dans son Essai général de tactique : « L’État que je peins aura une administration simple, solide, facile à gouverner. Il ressemblera à ces vastes machines qui, par des ressorts peu compliqués, produisent de grands effets » (Guibert, 1772 : XXIII).

36 La genèse de l’idée de service public en France au travers de la singularité de J. Romieu présente par ailleurs un bénéfice plus large, qui est de se défaire d’une représentation trop abstraite de l’État. En se concentrant sur les techniques bureaucratiques et sur les procédures d’objectivation permettant la mise en texte de cas singuliers, notre enquête s’inscrit en effet dans le sillage des travaux sur la fabrication des actes d’État (Weller, 2018). Elle met en relief, au travers du personnage de J. Romieu, le travail concret du droit pour établir ce qu’on pourrait appeler des « qualifications certifiées ». Elle montre que la notion de service public articule une dimension pastorale (le bien-être commun de la population) et une dimension technique (un instrument de classification et de mise en ordre). Et parce que cette écriture de l’État passe, dans le cas de Jean Romieu, par une forme de littérature grise (les arrêts) plus que par un hypothétique statut d’entrepreneur de politiques publiques, elle fait voir le droit comme un opérateur extrêmement puissant de construction du monde social.

Références bibliographiques

  • Béliard A., Biland É., 2008, « Enquêter à partir de dossiers personnels. Une ethnographie des relations entre institutions et individus », Genèses, no 70, p. 106-119.
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Mots-clés éditeurs : Savoir de gouvernement, Sociologie historique, Actes d’État, Jean Romieu, Contentieux administratif, Conseil d’État, Prosopographie, Service public

Date de mise en ligne : 18/04/2019

https://doi.org/10.3917/anso.191.0255

Notes

  • [1]
    Je remercie Kaoutar Harchi, Samuel Hayat ainsi que les membres du comité de rédaction de L'Année sociologique pour leur relecture de versions antérieures de cet article. Je remercie également Clémentine Cottineau, Yoann Demoli et Jérôme Greffion pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans la réalisation de l'analyse géométrique des données.
  • [2]
    On parle de contentieux dès lors qu’existe un différend entre un particulier et l’administration et qu’un·e juge est saisi·e pour le trancher. Il est important de comprendre que le contentieux ne représente pas tout le droit administratif : la vision essentiellement contentieuse de celui-ci s’est justement imposée en France au cours de la IIIe République.
  • [3]
    Ce terme désigne l’ensemble des commentateurs autorisé·e·s du droit. Il peut englober les praticien·ne·s (juges, avocat·e·s, notaires, etc.), mais renvoie le plus souvent aux professeur·e·s.
  • [4]
    Rappelons qu’après la proclamation du nouveau régime en 1870, certains républicains radicaux étaient favorables à la suppression du Conseil d’État.
  • [5]
    C’est moi qui souligne.
  • [6]
    Archives nationales (AN), AN 20040382/105.
  • [7]
    Ces indicateurs sont listés dans ma thèse (Bosvieux-Onyekwelu, 2016 : 60-61).
  • [8]
    Ces données ont été établies à partir des documents d'archives AN 20040382/52. Les moyennes ne tiennent pas compte des nominations au tour extérieur, et n’intègrent pas non plus les maîtres de requêtes ou conseillers en service extraordinaire.
  • [9]
    AN 20040382/105, dossier de carrière de J. Romieu, allocution de René Mayer (président du Conseil et de l’Association des membres et anciens membres du Conseil d’État) lors d’une cérémonie en l’honneur de J. Romieu et en sa présence (juillet 1949).
  • [10]
    AN 20040382/54, lettre de Cl. Colson au Garde des sceaux pour proposer J. Romieu au rang de grand officier de la Légion d’honneur (4 juin 1926).
  • [11]
    AN 20040382/105, dossier de carrière de J. Romieu, allocution de René Mayer, op. cit. [8].
  • [12]
    AN 20040382/54, lettre de Cl. Colson au Garde des sceaux, op. cit. [9].
  • [13]
    AN 417AP/3, rapport du vice-président G. Coulon au président du Conseil (1910).
  • [14]
    Ce taux est, pour la période 1880-1900, de 15,6 %, ce qui place les conseillers d’État en deuxième position, derrière les consuls généraux (18,7 %) et devant les diplomates (13,3 %), deux corps également touchés par une grande mobilité professionnelle.
  • [15]
    En lexicologie, un hapax est un lemme dont l’usage n’est attesté que par une seule source.
  • [16]
    Par « fonctionnaire d’œuvres », nous voulons dire un fonctionnaire qui a une abondante activité caritative en dehors de ses fonctions.
  • [17]
    AN 20040382/3, note sur la réforme du Conseil d’État.
  • [18]
    AN 20040382/3.
  • [19]
    Toutes les citations sont empruntées aux conclusions de J. Romieu sur l’affaire, qui sont reproduites dans le Recueil Lebon (1903 : 94-98).

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