Notes
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[1]
Nous entendrons par mérite un principe de justice fondé sur la reconnaissance de l’effort des individus et, en particulier dans le champ éducatif, sur les résultats scolaires des étudiants. Ce principe de justice, qui se base sur la reconnaissance du talent de l’individu et non de son origine sociale, est par nature inégalitaire. De ce point de vue, le mérite apparait idéaltypique de situations d’ « inégalités justes » au fondement du contrat social dans les démocraties occidentales. Pour plus de détails sur ce point, voir en particulier Rawls, 1987. Cette première définition sera discutée dans le corps de l’article, à partir des données récoltées auprès des enquêtés.
-
[2]
La question de la responsabilité sociale des élites relève traditionnellement d’une lecture politique de la stratification sociale. On considère ici les élites comme un groupe social formé d’individus aux ressources de nature disparate (économiques, culturelles, symboliques et sociales) et dont la proximité au pouvoir relève d’un processus électif, qu’il dépende d’une élection ou d’un choix arbitraire, qui reconnaît à ce groupe des qualités propres, supérieures à celles des autres groupes. Dans cette perspective, il revient aux individus bénéficiant des positions les plus favorisées de garantir la stabilité du contrat social, en favorisant les interactions avec la population (Genyies, 2011). Le bon exercice du pouvoir s’accompagnerait donc, dans les sociétés démocratiques, de la nécessité de s’assurer des valeurs morales des gouvernants, notamment parce que les « masses » en seraient « fort peu dotées ». Dans les régimes laïcs, l’élection jouerait comme un mode de sélection qui permettrait de jauger ces valeurs mais également la capacité de l’élu à assurer le pouvoir « en responsabilité » (Lascoumes, Nagels, 2014). Dans cette perspective, on peut supposer que l’apprentissage de la « responsabilité » incomberait aux institutions traditionnellement chargées de la formation des futures élites.
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[3]
C’est l’auteur qui souligne.
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[4]
Le nombre limité d’entretiens dans chaque pays a été rendu nécessaire par le caractère compréhensif des entretiens menés, qui balayaient un très grand nombre de questions. Il se justifie également par la nature du projet, qui vise à suivre cette petite cohorte selon une approche longitudinale, cinq puis dix ans après l’obtention de leur diplôme. Il s’agira dès lors de comprendre le caractère temporellement situé des principes de justice mobilisés par ces élèves.
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[5]
Le projet « War for talent », financé par l’ESRC, a été réalisé sous la direction conjointe de Philip Brown, Sally Power et d’Agnès van Zanten. Réalisé entre 2010 et 2011, il portait sur la socialisation professionnelle des étudiants au sein des filières d’élite.
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[6]
Voir par exemple Tholen et al., 2013.
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[7]
Les diplômés de Sciences Po en 2012 se sont avant tout dirigés vers les secteurs de l’audit et du conseil (à 19 %), de l’administration publique (à 18 %) et de l’industrie-énergie-transport (à 10 %). Si l’on ajoute les secteurs banque-finance-assurance et commerce-distribution, le secteur privé représente une grande partie des débouchés de cette promotion. (Sources : Magazine L’Étudiant).
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[8]
Une telle lecture apparaît simultanément à Oxford et à Sciences Po.
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[9]
On reconnaît là la différence entre sensibilité personnelle et « sensibilité générale » aux inégalités décrites par l’équipe de M. Forsé et d’O. Galland sur le sentiment de justice et d’injustices en France (2011).
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[10]
Voir Brown et al., 2014 ; Power et al., 2013, pour plus d’éléments sur ce point.
-
[11]
Notre panel comporte plusieurs étudiants de Sciences Po, également passés par l’ENS (environ 5 étudiants sur 20 à Sciences Po). Ce biais est en fait lié à la formation de ces étudiants, souvent passés par un enseignement de sociologie intensif lors de leurs années de préparation au concours. On supposera ici que ce parcours – parfois en écho avec la profession de leurs parents tournée vers l’administration – influencera le rapport au service public, bien que certains d’entre eux aient également une expérience dans le secteur privé.
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[12]
Toutefois, on pourrait également arguer que la valorisation de la réussite liée aux choix scolaires antérieurs permet à l’étudiant d’exempter l’Université du soupçon de discrimination sociale, ce qui pourrait revenir, in fine, à protéger le signal de l’élection.
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[13]
L’introduction des réformes associées à l’ouverture sociale et à l’internationalisation a marqué un glissement dans l’organisation des admissions en première année à l’université d’Oxford. Dans ce contexte, la sélection n’est plus seulement effectuée sur des critères standardisés de réussite scolaire (incarné par la note au baccalauréat, par exemple), mais sur l’identification des caractéristiques sociales des individus comme l’origine sociale et géographique. Les candidats sont également invités à mettre en scène leur trajectoire personnelle, par le biais d’exercices de présentation de soi oraux et écrits.
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[14]
Dans la « cité par projets », le travail est organisé à partir de programmes temporaires, qui impliquent la mise en œuvre d’un réseau fondé sur des alliances mouvantes, dont les formes s’opposent aux formes bureaucratiques d’organisation.
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[15]
Unité de formation traditionnelle à Oxford, qui accueille et héberge les étudiants.
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[16]
Ce rapport individualiste à l’université est également perceptible dans l’expression « Work hard, play hard », qui apparaît comme un leitmotiv dans le discours des enquêtés.
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[17]
La RATP et EDF apparaissant comme des entreprises particulièrement séduisantes aux yeux des enquêtés pour leur équilibre entre dynamisme et service de l’intérêt général.
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[18]
Pour plus de détails, voir Power et al., 2013.
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[19]
Sur ce point, voir notre partie 1.
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[20]
Le discours de la responsabilité s’imposerait alors, selon les établissements, comme le résidu d’un héritage religieux plus ou moins lointain, notamment hérité du catholicisme.
1 Les travaux de sociologie des élites se concentrent traditionnellement sur le travail institutionnel, symbolique et matériel à l’origine de la stratification des groupes sociaux (Dalloz, 2009 ; Genyies, 2011 ; Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997). Dans cette perspective, la sociologie critique s’est particulièrement intéressée aux modalités de justification de la position sociale des individus les plus socialement favorisés et à l’importance donnée au mérite, principe de justice qui alloue dans un même mouvement statut social et légitimation de ce statut, par la magie du rituel scolaire (Bourdieu, Passeron, 1964 ; 1970).
2 De très nombreuses analyses relativisent, à la suite de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, le rôle du mérite dans l’accès aux positions dominantes (Forsé, Galland, 2011 ; Naudet, 2010 ; McNammee, Miller, 2004 ; Tenret, 2011 ; Tsay et al., 2003 ; Paugam et al., 2015). C’est le cas des travaux qui portent sur la sociologie des sentiments de justice, qui soulignent le caractère socialement et scolairement situé de l’usage de la notion de mérite. Ainsi, la croyance dans le mérite apparaît d’autant plus forte que les individus se trouvent dans une situation académique favorable (Forsé, Galland, 2011 ; Duru-Bellat, Tenret, 2009).
3 À partir du cas d’étudiants scolarisés dans des filières d’élite, on s’interrogera donc sur les sentiments et les principes de justice qui fondent leur ordonnancement du monde social. Dans quelle mesure mobilisent-ils le mérite [1] comme principe de justice, plus de cinquante ans après la parution des Héritiers (en 1964) ? Par ailleurs, existe-t-il d’autres principes de justice autour desquels s’articule le sens moral de ces étudiants ?
4 Nous poserons ici l’hypothèse de l’affaiblissement de la notion de mérite comme principe de justification sociale, même chez les étudiants scolarisés dans les établissements d’élite censés l’incarner (Belhoste, 2002). Ainsi, la conscience accrue des inégalités (Piketty, 2013) et l’expérience renouvelée des imperfections du système scolaire (van Zanten, 2009) accélèreraient le glissement discursif vers des modes de justification alternatifs au mérite. Ce nouveau sens moral des élites s’incarnerait en particulier dans le recours à la notion de responsabilité [2], en miroir des objectifs moraux désormais pris en charge par certains employeurs sur le marché du travail (Boltanski, Chiapello, 1999).
5 La notion de responsabilité a fait l’objet d’une littérature fournie en sociologie et en philosophie, qui permet d’éclairer la relation paradoxale entre sentiment de justice et distinction sociale chez les catégories sociales les plus favorisées. C’est le cas des écrits de Hans Jonas qui livre une lecture de la responsabilité comme celle d’une relation non réciproque, équivalente à un lien parental de protection à l’égard d’autrui (Jonas, 1990). Pour lui, la responsabilité est une éthique moderne qui émerge du rapport changeant de l’homme contemporain avec la nature. Désormais titulaire du pouvoir des technologies, l’homme moderne ne trouve plus dans la nature une « transcendance » mais, au contraire, un objet vulnérable qui nourrit chez lui un sentiment de responsabilité vécue comme un devoir. Ainsi, Hans Jonas fournit une lecture relationnelle de la responsabilité dont la nature inégalitaire trouve sa légitimité dans la nécessité de protection à l’égard du caractère délicat de l’objet défendu. Dans cette perspective, la responsabilité est indivisible de la position élitaire de l’homme, qu’il contribue à asseoir en lui fournissant une justification, puisque l’acte de protection justifie l’inégalité.
6 La lecture relationnelle et porteuse d’une éthique des élites fournie par Jonas fait ici écho aux écrits de Max Weber sur la profession et la vocation de politique (Weber, 2003). Selon lui, le pouvoir de l’homme politique doit s’inscrire dans une « éthique de responsabilité », qui seule assure une légitimité à la détention du pouvoir. Cette éthique-ci se décline en trois dimensions : la nécessité de prendre en compte les fins de l’action et non seulement les moyens ; la possibilité qu’une altérité puisse se présenter comme juge à qui « on doit rendre des comptes » ; enfin, la possibilité de rendre des comptes dans le futur. La position inégalitaire induite par la relation de pouvoir entre l’homme politique et l’individu qui n’est pas détenteur de ce type d’attributs n’apparaît juste que lorsque le premier est en mesure de faire œuvre de sa responsabilité devant le second.
7 On voit donc comment l’étude de la mise en œuvre en contexte du principe de responsabilité dans le système de légitimation des étudiants permet d’éclairer le sens moral des élites scolaires, mais également la manière dont ce sens moral contribue à la formation d’un sentiment de distinction.
8 On se situe ici dans la lignée des travaux de Michèle Lamont, qui souligne le rôle des valeurs et comportements moraux sur l’établissement de frontières symboliques entre les groupes sociaux (1995). Dans son étude sur les valeurs de classes moyennes et supérieures en France et aux États-Unis, elle met ainsi en exergue le rôle de la morale dans le sens de la distinction développé par ses enquêtés. Alors que Pierre Bourdieu se concentre avant tout sur les capitaux matériels et les habitus comme marqueurs du social, elle propose d’élargir ce spectre :
Bourdieu définit le comportement moral de manière assez étroite, en l’assimilant à une série limitée de vertus telles que la charité, le pacifisme, l’intégrité personnelle ou la solidarité. […] De surcroît, des référents moraux comme honnête, sincère, juste, bon, paisible et responsable [3] sont entièrement absents de l’analyse sémiotique menée par Bourdieu. Ces observations illustrent clairement la tendance de l’auteur à minimiser l’importance du caractère moral comme marque de supériorité à part entière. Or, cette tendance l’empêche d’appréhender la panoplie complète des marques à travers lesquelles le statut en général, et le statut moral en particulier, est estimé. (Lamont, 1995, pp. 217-218).
10 La responsabilité, l’honnêteté ou encore l’authenticité, apparaîtraient donc comme des « référents moraux », indissociables de l’émergence d’un sentiment de distinction sociale. Comme c’est le cas du mérite, la responsabilité assurerait alors dans un même mouvement distinction et légitimité de cette distinction. C’est le passage probable entre mérite et responsabilité, ainsi que la manière dont cette responsabilité est mise en œuvre que l’on cherchera à explorer à partir des cas d’étudiants de l’Université d’Oxford et de Sciences Po Paris.
Éléments méthodologiques
11 Notre travail se fonde sur une enquête réalisée en 2010-2011 auprès d’un groupe de vingt étudiants de l’Université d’Oxford et de vingt autres étudiants [4] de Sciences Po Paris [5], scolarisés à des niveaux d’études allant de la deuxième année de Licence à la première année du Master. La différence entre les niveaux scolaires des enquêtés – plutôt des étudiants de Licence pour Oxford et des étudiants de Master pour Sciences Po – s’explique ainsi par la structure différenciée de l’enseignement supérieur dans les deux pays. Au Royaume-Uni, la formation en Master est indispensable pour accéder au diplôme du doctorat, mais elle n’est pas jugée nécessaire pour accéder à la haute fonction publique ou aux fonctions de manager. De ce point de vue, la formation complémentaire des employés titulaires d’une Licence est assurée par les structures qui les emploient, bien que l’impact de l’harmonisation européenne des structures d’enseignement supérieur tende à relativiser ces différences au fil du temps.
12 Alors que ces étudiants sont souvent considérés comme les détenteurs de capitaux particulièrement adaptés à une trajectoire sociale et professionnelle favorable dans des secteurs prisés, comme les cabinets d’avocats ou les banques d’investissement (Rivera, 2009), nous souhaitions savoir dans quelle mesure une scolarité dans un établissement prestigieux constituait encore un avantage très clairement distinctif en termes d’entrée sur le marché du travail [6].
13 En recourant à une comparaison internationale, il s’agissait également d’éclairer l’importance des contextes institutionnels et nationaux dans le travail de socialisation professionnelle des classes supérieures, alors même que la sociologie des élites s’inscrit souvent avant tout dans un cadre exclusivement national. Une telle étude permettait, par ailleurs, de mettre à distance les débats publics qui, notamment en France, réifient le mérite (ou la « méritocratie ») comme seul enjeu du secteur sélectif de l’enseignement supérieur.
14 Pour des raisons de comparabilité, nous avons choisi de nous concentrer sur le cas d’établissements dont les populations présentent des caractéristiques sociales similaires. Ainsi, selon les disciplines, 70 à 80 % des étudiants de Sciences Po et d’Oxford sont issus de classes moyennes et supérieures (voir Zimdars, 2007 pour Oxford ; Muxel et al., 2004 ; Tiberj, 2011 pour Sciences Po). Cette similitude se traduit également par le grand prestige dont elles bénéficient, ainsi que par l’omniprésence de leurs diplômés dans des postes à haute responsabilité dans les domaines politique et économique (Kelly, 2010 ; Eymeri, 1997). Un rapport public récent souligne ainsi le quasi-monopole des universités d’Oxford et de Cambridge dans l’accès à certaines professions : 75 % des juges britanniques, 59 % des Ministres du Gouvernement de coalition Cameron/Clegg, ou encore 47 % des éditorialistes de la presse écrite et audiovisuelle seraient diplômés de l’une de ces deux universités, alors que leurs anciens étudiants représentent moins de 1 % de la population générale du Royaume-Uni (Milburn, 2014). Ce monopole apparaît tout à fait similaire à celui de Sciences Po, alma mater de treize des vingt et un Premiers ministres de la Cinquième République. De même, seuls deux des sept Présidents de la Cinquième République ne sont pas diplômés de l’Institut. Il s’agit de Charles de Gaulle et de Valéry Giscard d’Estaing, qui y a enseigné l’économie.
15 Afin de limiter les effets du choix disciplinaire sur les pratiques et les représentations des élèves, nous nous sommes concentrés sur le cas d’étudiants oxoniens scolarisés dans des filières de sciences sociales dont les débouchés pouvaient s’apparenter à ceux de Sciences Po [7]. Il s’agissait des filières « Philosophy, Politics and Economics (PPE) » et « History and Politics » de l’Université d’Oxford. Ces deux filières font également partie des plus sélectives de l’établissement, puisqu’elles admettent chaque année environ 12 à 15 % des élèves du secondaire ayant déposé leur candidature à l’entrée en première année (Oxford University, 2014). Entre 2010 et 2014, le taux d’admission à Sciences Po a également varié entre 15 et 19 % (Sciences Po Avenir, 2015). Enfin, ces étudiants se dirigent en majorité vers la haute fonction publique (18,7 %), la recherche et l’enseignement supérieur (13 %) et la banque d’investissement (11 %) (Oxford University, 2014). Les contextes académiques étudiés apparaissent donc proches quant à leurs modalités d’admission et à la palette des débouchés professionnels offerts.
16 Nous présenterons ici trois résultats qui soulignent l’ambivalence du rapport à la notion de responsabilité dans le discours des étudiants d’Oxford et de Sciences Po interrogés. Tout d’abord, la responsabilité comme principe de justice émerge alors que le principe de mérite se trouve fortement discuté, par l’effet convergent de plusieurs reconfigurations institutionnelles au sein de l’espace de l’enseignement supérieur. Ces changements rapides amplifient les tensions et les hésitations sur la légitimité sociale des élites scolaires et sur la notion de mérite (I). Alors que l’on s’attendait à ce que le sentiment de responsabilité des étudiants soit tourné vers l’institution, qui valide le mérite de l’élève et légitime dans le même temps les inégalités sociales (« Le système scolaire favorise les meilleurs éléments sur une base académique »), il apparaît avant tout tourné vers le self, c’est-à-dire vers le développement et l’épanouissement personnel de l’individu. C’est particulièrement le cas des étudiants d’Oxford interrogés, pour qui la légitimité collective dans un contexte caractérisé par des fortes inégalités sociales tient à la morale de chacun (II). Néanmoins, le discours des étudiants atteste, notamment à Sciences Po, de la prégnance d’un discours de la responsabilité à l’égard de la société, qui joue à la fois comme justification et comme signal distinctif (III).
1. Un principe en faillite ? Le mérite comme principe en tension.
17 Pour comprendre l’émergence de nouveaux principes de justice, on reviendra dans un premier temps sur la place du mérite dans les discours de justification des étudiants à Sciences Po et à l’Université d’Oxford. L’étude comparée des contextes universitaires permet ainsi d’éclairer un environnement académique dans lequel le mérite traditionnel – entendu comme un principe de justice sociale fondé sur les résultats scolaires – apparaît relativement fragilisé. Cela explique dans un second temps le relatif embarras et la tension rencontrés chez nos enquêtés, lorsqu’ils tentent de justifier leur position scolaire et le statut social qui y est attaché.
La socialisation au mérite dans un contexte d’ouverture sociale
18 L’appréhension des principes de justice développés par nos enquêtés nécessite de revenir sur leur contexte d’études et la manière dont celui-ci fournit un cadre de socialisation morale. On s’interroge donc sur la manière dont l’environnement académique, l’histoire et les modes de fonctionnement de l’établissement pourraient contribuer au renforcement ou, au contraire, à la conversion des lectures du monde social mises en œuvre par les étudiants.
19 Créée en 1871 par Émile Boutmy, l’École Libre des Sciences Politiques vise à former les élites politiques et administratives du pays après la guerre franco-prussienne. Après la Seconde Guerre mondiale et la création de l’ENA, l’Institut d’Études Politiques se voit rattaché à l’Université de Paris, dans un souci de contrôle de l’entrée dans les corps administratifs, dont l’ancienne École Libre assurait le monopole avant-guerre (Kessler, 2007). La légitimité du nouvel Institut, devenu Sciences Po dans les années 2000, relève donc d’une proximité étroite avec le pouvoir politique, mais également avec le pouvoir économique (Bourdieu, 1989).
20 Le rapport à l’État de l’Université d’Oxford – créée au xiiie siècle – apparaît plus ambigu. Initialement autonome du budget de l’État (elle est financée par des donateurs et les frais d’inscription des étudiants), elle assure traditionnellement – au moins jusqu’au xixe siècle et le développement de l’université de Londres – la formation du clergé puis des élites sociales, politiques et coloniales du pays, à part égale avec l’Université de Cambridge. Pour autant, la validation académique des dispositions sociales de l’individu pris dans sa totalité (il s’agit moins de former que d’éduquer) ne survient que très tardivement sous la forme d’un diplôme. De même, le discours d’excellence académique et méritocratique ne devient le discours officiel de l’institution qu’après la Seconde Guerre mondiale (Allouch, 2013). Le mérite est alors défini comme la somme d’un effort scolaire de nature ascétique, associée à l’expression d’une personnalité individuelle originale.
21 Les deux établissements ne se dotent de modes de sélection institutionnalisés qu’à partir de l’après-guerre. Il s’agit alors d’assurer un contrôle sur la qualité scolaire du recrutement étudiant, dans un contexte de massification scolaire (Allouch, 2013). Le principe de mérite vient renforcer cette sélection en lui fournissant une justification sociale, ce qui contribue à parer les lauréats des « atours de la méritocratie ». Dans ce contexte, le discours formulé aux étudiants pendant leur scolarité, et fondé dans les deux cas sur une rhétorique d’« élite de la nation », vient renforcer le sentiment de distinction légitime fourni par la réussite au concours.
22 Toutefois, l’homogénéité sociale du corps étudiant se renforce entre les années 1960 et 1990 (Euriat, Thélot, 1995). Au début des années 2000, l’Université d’Oxford et Sciences Po Paris développent en parallèle des programmes d’ouverture sociale, afin de corriger par des expérimentations la force des logiques de reproduction sociale à l’œuvre lors de l’examen d’entrée en première année. Le but de ces programmes est alors de diversifier l’origine sociale des étudiants en s’appuyant sur un réseau de lycées partenaires, qui scolarisent des élèves de bon niveau et de milieu défavorisé. Il s’agit également de faire œuvre de bonne volonté à l’égard des pouvoirs publics, notamment à l’université d’Oxford, désormais plus largement financée par l’État (Soares, 1999). Dans le cas de Sciences Po, l’initiative de l’établissement se trouve annexée à un discours associant management des ressources humaines et sociologie de la reproduction. En conséquence, les responsables de chaque établissement proposent des catégories de jugement alternatives comme « le potentiel », qui livre une lecture prédictive des capacités scolaires et sociales de l’individu et qui n’apparaît pas fondé sur les résultats scolaires (Allouch, 2015) [8]. Les étudiants scolarisés dans ces deux filières se trouvent donc socialisés dans un environnement qui remodèle la notion de mérite.
23 Cette dernière se trouve par ailleurs affectée par la large diffusion des théories sociologiques du monde social dans ce type de formation. En effet, les deux filières étudiées donnent une certaine importance aux savoirs inspirés de la sociologie ou, plus généralement, de la compréhension des changements sociaux. Ainsi, la filière « PPE » repose en partie sur l’étude des sciences sociales : la science politique y est d’ailleurs avant tout enseignée comme une sociologie politique et électorale (Soares, 1999). La présence de la sociologie à Sciences Po comme discipline relevant de la formation des élites politico-administratives, en combinaison avec l’histoire, l’économie et le droit public est quant à elle plus récente, puisqu’elle intervient au milieu des années 2000. Ce changement curriculaire s’effectue notamment sous l’impulsion de ses chercheurs, de plus en plus nombreux dans cette discipline (Descoings, 2007). Parallèlement, la formation se voit affectée par l’européanisation des parcours dans le supérieur, et tend désormais à valoriser les expériences associatives comme socle de la formation, par le biais de rétributions symboliques et matérielles de l’engagement étudiant (Allouch, 2015). Cet investissement de l’espace associatif comme espace d’apprentissage (déjà présent à l’université d’Oxford depuis le début du xxe siècle) encourage et valide académiquement les expériences étudiantes dans des univers sociaux et culturels différenciés, comme par exemple dans les lycées classés Zones d’Éducation Prioritaires partenaires de Sciences Po.
24 Le contexte académique et le discours des établissements d’élite sur la diversification de leur corps étudiant tendent donc paradoxalement à désamorcer le principe de mérite comme source de justice sociale, d’autant plus que l’ouverture sociale fait l’objet d’une forte adhésion de la part des étudiants (Muxel et al., 2004 ; Forsé, Galland, 2011). En outre, dans un contexte d’inégalités sociales et scolaires accrues, le recours à cette notion deviendrait de moins en moins acceptable et son maintien tiendrait à sa puissance rhétorique, qui donnerait aux individus l’impression de contrôler leur environnement (Dubet, 2004). C’est ce qui peut expliquer les circonvolutions des discours de nos enquêtés.
Inégalités sociales, privilèges scolaires et sentiment de culpabilité
25 Nous avons interrogé les étudiants sur leur lecture des inégalités et du mérite de manière abstraite (« Comment peut-on définir le mérite selon toi ? »), puis de manière contextualisée, soit en se fondant sur leur position personnelle (« comment définirais- tu ta situation par rapport à celles de tes parents à ton âge », « es-tu méritant ? »), soit en leur demandant de réagir à la présentation de situations inégalitaires, dans le monde scolaire et sur le marché du travail.
26 Notre panel d’étudiants apparaît sensible aux inégalités sociales, bien qu’ils reconnaissent ne pas être touchés par la question [9]. Des deux côtés de la Manche, ils livrent une lecture de la société comme d’un monde « polarisé », entre insiders et outsiders [10], en particulier lorsqu’on les interroge sur la distribution des salaires dans leurs pays respectifs.
– Il y a objectivement de très fortes inégalités en France, même si, comparé aux autres pays, on est plutôt dans une situation favorable. En Grande-Bretagne, les écarts des salaires sont beaucoup plus forts. Ça vient du SMIC en France. C’est plus ou moins mérité ces différences. (Jean, 26 ans, diplômé de l’ENS Ulm et de Sciences Po, parents universitaires).
– À part dans le sud est de l’Angleterre, difficile d’atteindre un salaire à six chiffres. Les opportunités sont très limitées dans le reste du monde également, à part si vous possédez votre propre entreprise. (James, 21 ans, 3ème année PPE, père syndicaliste et mère fonctionnaire territorial).
28 Cette unanimité sur le poids des inégalités sociales dans les trajectoires des individus n’affecte toutefois pas l’adhésion exprimée à l’égard du mérite comme principe d’allocations des biens et des ressources. Ce point de vue est conforme aux enquêtes portant sur le sujet, qui soulignent la forte croyance dans le mérite des publics les plus diplômés (Forsé, Galland, 2011). Les étudiants français souscrivent particulièrement au mérite comme synonyme d’effort au travail. Le charisme, le don, la personnalité peuvent également faire l’objet d’une certaine fascination, mais restent frappés d’illégitimité lorsqu’ils ne reposent pas sur un effort ascétique avéré, ou si le doute subsiste sur l’existence d’un tel effort.
– Une figure ancienne du talent c’est Mozart et une figure nouvelle c’est Strauss-Kahn : Pour moi c’est les deux qui ont énormément de talent. Il y a un aspect de génie chez Mozart qui lui est venu en travaillant énormément et chez Dominique Strauss-Kahn (DSK), il y a ce côté très brillant.
– Est-il brillant, charismatique ou bien travailleur ?
– DSK est travailleur, mais son talent c’est d’avoir du charisme. Son talent est surtout d’être incroyablement brillant en économie. Avec une certaine facilité. C’est à relier avec la question du travail. (Pierre, 24 ans, étudiant en M2 à Sciences Po, père cadre hospitalier ; mère professeure d’allemand au collège).
30 De leur côté, les étudiants anglais évoquent leur position scolaire en soulignant non pas l’importance de leur mérite mais l’importance du privilège (« I am privileged ») dont ils font l’objet. Ce sentiment distinctif du privilège se nourrit avant tout de la chance dont ils ont bénéficié dans leur scolarité.
– Ici, il y a une culture, il y a un sentiment collectif du privilège parce que l’on va obtenir de bonnes positions et puis, euh, rencontrer les bonnes personnes. Et on pourra toujours écrire « Université d’Oxford » sur notre CV. (Jack, 20 ans, Troisième année PPE).
– C’est un immense privilège d’être ici, du point de vue des employeurs mais aussi, vu de l’extérieur… c’est un diplôme très prestigieux. Donc, j’ai évidemment beaucoup de chance d’être ici et l’enseignement est bien meilleur que dans les autres universités. (Andrea, 20 ans, 2ème année de PPE).
32 Si la traduction du terme de mérite existe en anglais (merit) et possède le même sens, il est en fait rarement mobilisé dans le discours des étudiants britanniques interrogés dans cette enquête, qui parlent plutôt d’efforts (efforts) ou de travail acharné (hard work). Le mérite anglais relève donc de la reconnaissance du travail fourni, complété par une dimension morale, quant à elle plutôt abordée par le terme « deserve » (mériter). On peut d’ailleurs s’interroger sur le caractère national de l’attachement au mérite dans le système scolaire français et la difficulté de penser cette notion dans d’autres cadres nationaux, où le terme n’a pas forcément qu’équivalent (Allouch, 2013 ; Warikoo et al., 2014).
33 Par ailleurs, les étudiants anglais interrogés évoquent plus facilement la notion de « talent » que les étudiants français, défini selon eux comme une combinaison d’efforts et de dispositions innées. Le recours à la notion de talent reflète en fait deux éléments typiques des évolutions des systèmes d’enseignement supérieur modernes. Tout d’abord, il souligne le caractère poreux des discours des élites scolaires avec ceux issus du management des ressources humaines, notamment au sein d’entreprises de type consulting, dans un contexte d’économie de la connaissance. Par ailleurs, la reconnaissance du talent de l’individu relève d’une lecture individualiste, qui s’émancipe d’une lecture plus classiste justement incarnée par les notions d’élite scolaire ou, dans le cas français, de méritocratie (Brown, Hesketh, 2004).
– Enquêteur : Qu’est-ce qui compte le plus pour réussir, travailler dur, c’est-à-dire fournir un effort, ou le talent inné ?
– Euh…Je pense que c’est plutôt travailler dur, parce que si vous avez du talent et que vous ne travaillez pas dur, alors un employeur risque de ne pas vous choisir et vous ne pourrez pas réussir dans votre job. Si tu travailles dur, tu peux réussir sans avoir du talent. (Jack, 20 ans, 3ème année PPE).
35 Toutefois, l’unanimité autour de l’effort scolaire individuel apparaît très temporaire et ne demeure qu’au prix d’un discours de justification très élaboré, qui tente de tenir dans un même temps plusieurs éléments : la reconnaissance des inégalités sociales et la nécessité de les combattre d’une part ; l’adhésion à un mérite qui fournit une reconnaissance pour soi de l’effort scolaire consenti, d’autre part. De ce fait, le mérite tel qu’il est décrit par nos enquêtés s’impose comme un principe défaillant, dont la force comme norme d’organisation du monde social ne relève plus que de la croyance de l’étudiant.
– Enquêteur : Penses-tu que le concours de l’ENA soit mérito- cratique ?
– (Il hésite) Oui. Et aléatoire. Mais il reste méritocratique. En fait, c’est parce que j’y crois. C’est plus un acte de foi qu’autre chose. C’est anonyme, on est tous à une même copie. Au niveau sociologique, il y a un nombre croissant de fils d’énarques qui sont énarques. L’effet strate sociale joue beaucoup.
– Enquêteur : Penses-tu que le système éducatif soit méritocratique ?
– Dans l’idéal, oui. En vérité, non. Enfin, je pense. Ça pourrait être plus méritocratique. C’est la théorie bourdieusienne des concours travestis. Mais aussi, il y a le problème de l’université pas assez valorisée. C’est des choses à changer pour plus de méritocratie. (Jean, 26 ans, diplômé de l’ENS Ulm et de Sciences Po, parents universitaires).
– Est-ce que le concours est méritocratique ? Oui et non. Il l’est par certains aspects mais de toute façon c’est un concours, il sanctionne des acquis sociaux. Le concours est une forme méritocratique de sélection, mais c’est comme la justice : tout est social, donc tout concours est social et sanctionne des acquis qui sont plus ou moins diffusés dans certains milieux. À partir de là, non, c’est pas méritocratique. Quelqu’un qui est fils d’un milieu qui n’a pas les prérequis de culture qui sous-tendent le concours ne pourra pas l’avoir. (Pierre, 24 ans, étudiant en M2 à Sciences Po, père cadre hospitalier ; mère professeure d’allemand au collège).
37 La moralité de l’élève relève alors de sa capacité à remettre en cause les principes traditionnels de légitimation des élites, conformément à l’expérience vécue du concours, mais également de sa capacité à mobiliser une vulgate sociologique issue des travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron. De ce point de vue, la sociologie apparaît comme une arme réflexive qui permet d’anticiper les critiques liées à la position contradictoire de l’étudiant. Le sens du privilège social et scolaire apparaît ainsi comme une vertu morale qui légitime les inégalités au-delà de la seule question du mérite, dévalué.
38 De même, les étudiants anglais interrogés reconnaissent facilement que leur privilège est le produit des grandes disparités sociales et scolaires du système éducatif. De ce point de vue, reconnaître « sa chance » revient à retourner le stigmate et à faire du privilège social une condition de vie comme une autre. Dans tous les cas, ce sont les politiques éducatives des gouvernements britanniques – et non la sélection à Oxford ou leur origine sociale – qui s’imposent comme la principale source d’inégalités scolaires.
– Je pense que (le système éducatif) est injuste parce que j’ai été suffisamment chanceux pour être scolarisé dans une école où ils savaient comment se jouer du système. Un de mes amis vient d’une école publique (state comprehensive) d’un niveau assez mauvais et il a dû cravacher pour passer toutes les étapes et arriver ici (…). Finalement, il est désormais dans une bien meilleure position que moi parce qu’il a appris à travailler dur au lycée. Je dirais que la vaste majorité des gens à Oxford a le même parcours que moi : tout leur a été donné et ils n’ont eu qu’à passer les étapes une à une. Ça donne un faux sentiment de sécurité où l’on ne va pas jusqu’au bout pour faire fructifier son talent, tout simplement parce que l’on n’a jamais eu à travailler pour l’obtenir. Alors que le type dont je parle, il en a profité à fond (he made the most of it), il va sûrement avoir une mention « Très bien » (…), ses enseignants l’adorent et il va aller très loin dans la vie, simplement parce qu’il a dû tout faire de lui-même. Dans l’idéal, tout le monde à Oxford devrait être comme lui. Mais ce n’est pas le cas, parce que le gouvernement a complètement dévalué les examens dans le secondaire. (Sean, 21, en dernière année de PPE à Oxford, père médecin, mère universitaire).
– À Oxford, je ne pense vraiment pas qu’il y ait de biais institutionnel à l’entrée, c’est la politique de l’État en matière d’éducation qui pose problème. (Colin, étudiant en troisième année de PPE).
40 Ici, le raisonnement relève de trois étapes distinctes : le système est injuste, car il repose sur une distribution précoce de l’information, qui joue en faveur des étudiants des meilleurs établissements du secondaire ; à Oxford, je fais partie de ces étudiants privilégiés, alors que d’autres ont dû fournir plus d’efforts que moi ; je déplore cette situation mais elle est le fruit du politique.
41 Par ailleurs, les enquêtés anglais montrent souvent une certaine gêne lorsqu’on les interroge sur leur « talent ». Cette gêne se traduit par une forme de modestie, terme qui, là encore, n’exclut pas l’effort scolaire consenti.
– Enquêteur : Te considères-tu talentueux?
– Mmm, je ne sais pas trop… Bon, j’imagine… J’imagine que je me débrouille dans ma filière… Mais pas forcément dans tous les domaines d’ailleurs… Euh, oui, je me considère sans doute comme talentueux mais je ne me vois pas comme parmi l’élite (« kind of a top ») ou un truc comme ça… Je ne sais pas ce que vont penser les employeurs de moi mais j’imagine que… Probablement que, vu que le talent c’est du travail aussi, alors oui, j’ai probablement un talent dans un domaine. (Jack, 20 ans, 3ème année PPE).
43 Dans les deux cas, le discours du mérite s’accompagne de la déploration des inégalités scolaires, parfois mâtinée d’une certaine culpabilité. C’est par exemple le cas de Fanny : fille de deux universitaires, la jeune femme est diplômée de Sciences Po et de l’ENS Ulm [11], mais également major de l’agrégation d’histoire. Lors de notre prise de contact relative à la tenue d’un entretien, et alors qu’elle prépare le concours de l’ENA (qu’elle intégrera), elle m’indique à quel point elle ressent ce qu’elle nomme le « complexe de l’héritier ». Son complexe relève en fait du constat d’une position selon elle diamétralement opposée au principe de mérite scolaire. Née et élevée dans le cinquième arrondissement de Paris, elle a suivi toute sa scolarité de la 6e à la CPGE (Classe Préparatoire aux Grandes Écoles) au sein d’un des meilleurs lycées français. Cette trajectoire, atypique dans notre échantillon, explique selon elle sa facilité à entrer à Normale Sup, qu’elle intègre à son premier essai et avec un excellent classement, puis à Sciences Po. Au-delà de son parcours, dont la quasi-absence de mobilité géographique apparaît remarquable, le cas de Fanny souligne l’ambivalence du rôle de la sélection dans les discours de justification des étudiants. Dans un contexte d’inégalités scolaires accrues, l’admission dans une filière d’élite valide certes l’effort au travail, mais ne joue pas un rôle de réassurance de la position de domination sociale. Par conséquent, elle ne protège pas l’étudiant contre un certain sentiment de malaise à l’égard de sa position, perceptible dans les entretiens par des hésitations ou bien par des silences gênés :
– J’ai fait une Terminale Littéraire. J’étais à Louis-le-Grand. (l’air gêné) Je suis parisien depuis ma naissance. Parfois c’est un inconvénient et parfois c’est un avantage (…). Parce qu’à un certain moment pour avoir un enseignement de qualité, on ne peut pas faire l’économie de se rendre à Paris. (Samuel, 23 ans, Master Affaires Publiques à Sciences Po, mère institutrice, père ingénieur de recherche).
– Enquêteur : Et qu’ont fait tes parents comme études?
– Ah…Je vois venir la question…
– Enquêteur : C’est juste une question factuelle.
– Ok. Ils ont une formation universitaire. Mon père a une Licence. Ma mère est allée jusqu’au Master. Donc il y a des études supérieures dans mon ascendance. Mais tu peux aussi en tirer la conclusion par rapport aux autres élèves que mes parents n’ont pas fait de formations ultra sélectives ou ultra élitistes.
45 Ce sentiment de culpabilité fait également écho aux dispositions religieuses de certains de nos enquêtés. Si notre grille d’entretien n’évoquait pas explicitement cette question, un étudiant fait le lien entre son adhésion à l’effort scolaire et son obédience religieuse.
– Je suis clairement issu d’une sorte de petite bourgeoisie régionale. Voilà… Pas libéral. Sans culte de l’État mais avec un culte du travail. J’ai sûrement été très aidé pour travailler. Ça m’a beaucoup aidé, mais après, j’ai jamais été pistonné pour faire des stages.
– Enquêteur: Une culture du travail, c’est-à-dire ?
– Par ma mère qui m’a appris ça. J’ai toujours beaucoup travaillé et je travaille toujours pas mal… Un côté protestant, sans doute. (Alexandre, 27 ans, étudiant en Prep’ENA, père et mère médecins).
47 Scolarisé dans une institution chrétienne prestigieuse pendant ses années dans l’enseignement secondaire et formé à la sociologie, Alexandre a sans doute lu les écrits de Max Weber, qui lui permettent d’étayer son discours associant éthique du travail et protestantisme. Si ce discours est exceptionnel dans notre panel d’entretiens, ce qui limite sa portée, il rejoint les résultats d’une enquête précédente qui portait sur les étudiants de l’ESSEC, une grande école de commerce française, et leurs représentations de l’ouverture sociale (Allouch, 2013). Celle-ci a ainsi souligné l’importance des formes de socialisation institutionnelle reçues dans les établissements religieux ou para religieux (scoutisme), dans l’adhésion des étudiants aux dispositifs d’ouverture sociale. En d’autres termes, la moralité des étudiants ne relèverait pas du type d’études choisi, mais de la position de l’institution dans le champ et de son histoire : en l’occurrence, il faut rappeler que l’ESSEC fut l’école de commerce de l’Institut catholique de Paris jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (Languille, 1997).
48 Plus généralement, le sentiment de culpabilité qui émerge des discours des étudiants interrogés va à l’encontre des conclusions de l’étude d’Élise Tenret sur les étudiants des CPGE, pour qui le poids du concours demeure crucial dans leur stratégie d’affirmation méritocratique (2011). Une telle dissonance peut en fait s’expliquer de deux manières : tout d’abord, l’attachement à la sélection connaîtrait des variations dans l’espace. Ainsi, dans le système scolaire anglais, qui n’est pas construit sur la figure du concours d’entrée dans le supérieur et où le mérite comme principe de justice apparaît de manière beaucoup plus tardive qu’en France (Ball, 2009), les examens n’apparaissent pas particulièrement comme le gage statutaire du mérite de l’individu, mais plutôt comme un gage parmi d’autres. De ce fait, les individus auraient recours à des principes de légitimation alternatifs, comme celui de la responsabilité individuelle.
49 Cette dissonance peut également s’expliquer par le caractère temporellement variable de l’attachement à la sélection dans le supérieur. Si les étudiants de CPGE décrits par Élise Tenret affichent une croyance dans le système d’admission en Grande école qui soutient l’effort scolaire intense qui s’annonce, l’éloignement temporel du souvenir de cette réussite relativiserait les apports du « rite d’institution » pour nos étudiants, quant à eux diplômés ou en fin d’études. Le recours à des raisonnements plus ou moins moralisateurs sur les inégalités apparaîtrait alors d’autant plus nécessaire pour appuyer le statut acquis que le sentiment méritoire issu de la réussite au concours s’évaporerait.
50 Si les étudiants de Sciences Po et d’Oxford adhèrent toujours à la notion d’effort scolaire comme principe de justice, cette adhésion apparaît largement affaiblie par les discours institutionnels portant sur l’ouverture sociale et, dans le cas français, par les usages vulgarisés d’une sociologie critique. Dans ces conditions, le mérite n’assure plus le rôle de soutien rhétorique qui garantissait autrefois à l’étudiant la légitimité de son statut scolaire.
51 Leur discours de justification « embarrassée » nous pousse donc à nous interroger sur la possibilité que d’autres principes puissent intervenir dans le règlement de la tension des étudiants des filières d’élite. C’est en particulier le cas de la responsabilité qui permettrait aux étudiants de se réclamer de valeurs morales justifiant leur position élitaire, sans pour autant nier l’existence d’inégalités sco- laires et sociales.
2. Au delà du mérite, quelle morale ? Responsabilité à l’égard de l’institution, responsabilité pour soi
52 Les étudiants mobilisent-ils d’autres principes que le mérite afin de justifier leur position sociale et scolaire, conformément aux glissements de l’éthique décrits par Hans Jonas ? Nous posions ici l’hypothèse que les étudiants pouvaient être amenés à développer une rhétorique de la responsabilité afin de légitimer la position inégalitaire dont ils jouissent. Se plaçant ainsi dans une optique de « contre-don contractuel », l’étudiant pouvait plus particulièrement émettre un sentiment de responsabilité à l’égard de l’institution pourvoyeuse de son statut social, sentiment qui pouvait alors justifier de la légitimité des biens symboliques obtenus.
53 Cette dimension affective de la responsabilité recoupe en fait la notion d’esprit de corps, définie par Pierre Bourdieu comme « l’amour de soi dans les autres et dans le groupe tout entier que favorise le rassemblement prolongé des semblables » (Bourdieu, 1989, p. 256). Dans cette perspective, l’affect qui lie les individus aux autres membres du collectif ayant des dispositions similaires aux siennes assurerait « la confiance dans sa propre valeur ». L’institution s’imposerait alors comme le support et la raison d’être de ce sentiment d’appartenance distinctive, en ce qu’elle mettrait en œuvre « une structuration sociale des affects », rendue possible par son travail de sélection et de socialisation. Nous attendions de la part d’enquêtés scolarisés depuis plusieurs années au sein d’un même établissement d’élite qu’ils fassent donc état d’une certaine loyauté à l’égard de leur institution d’origine, qui leur permettait, par la certification de leurs qualités académiques, de résoudre la tension entre leur position scolaire et le constat des inégalités dans un contexte de dérégulation du mérite.
Un esprit de corps différencié
54 En fait, l’hypothèse de l’existence d’un sentiment de loyauté des étudiants à l’égard de leur institution, et a fortiori celle d’un sentiment de responsabilité individuelle à l’égard d’un collectif, ne résiste guère à l’analyse comparée des données recueillies.
55 Les enquêtés français évoquent avec enthousiasme ou avec effroi les affaires internes à Sciences Po, manifestant ainsi un rapport de connivence à l’égard du corps. Leur discours présente deux particularités : tout d’abord, ils font preuve d’une grande connaissance des affaires liées à la gestion institutionnelle de Sciences Po (politiques d’ouverture sociale, mastérisation de l’IEP, etc.) et émettent des avis tranchés sur les choix impulsés par la Direction, en particulier vis-à-vis de ceux qui concernent le concours d’entrée. La relation à l’institution s’incarne ici dans un discours de contrôle à distance du signal institutionnel, qui repose sur un sentiment d’entre soi accentué par le rattachement institutionnel de l’enquêtrice à Sciences Po :
– Moi, j’ai vraiment peur d’un éparpillement de Sciences Po. Ils créent de nouveaux Masters, des campus délocalisés en Province, des partenariats à droite et à gauche. Ça me fait vraiment peur. (Luc, 23 ans, père haut fonctionnaire, mère au foyer).
57 Deuxièmement, lorsqu’on les interroge sur les caractéristiques sociales et scolaires de leurs camarades, les enquêtés ne cessent de souligner l’existence de grandes disparités entre les membres du collectif. Ce discours ne concerne cependant pas les étudiants les plus différenciés socialement, particulièrement ceux issus de l’ouverture sociale, dont la présence légitime les procédures d’entrée par la voie du concours (Allouch, 2013). Il s’agit plutôt de dénoncer les élèves qui cumulent les statuts scolaires prestigieux et dont on redoute, notamment dans le cadre de la préparation à l’ENA, qu’ils ne bénéficient d’avantages exorbitants sur le marché du travail. C’est par exemple le cas de Jean-Yves, jeune diplômé du Master Affaires Publiques, qui évoque longuement et avec une certaine colère, la présence à Sciences Po d’étudiants de l’ENS ou d’HEC en situation de cumul d’études à Sciences Po. La dénonciation du « normalien cumulard » incarne alors une morale scolaire fondée sur l’exclusivité du signal. De ce point de vue, si la réussite au concours incarne le mérite de l’élève, le cumul des concours n’incarne pas un mérite accru, mais un sentiment de trahison du corps de la part de l’institution qui « laisse faire ».
58 De leur côté, l’analyse du discours de nos étudiants oxoniens ne révèle aucun rapport d’attachement ni de revendication particulière à l’égard de l’Université. À leurs yeux, cette dernière apparaît avant tout comme une plateforme de ressources particulièrement utiles dans la recherche d’un emploi, car très distinctives au regard de l’offre d’autres universités (Power et al., 2013). Cela ne signifie pas que le rapport à l’institution relève exclusivement d’une lecture utilitariste, ni que les modes de socialisation au groupe y soient plus faibles qu’ailleurs. Cette attitude s’explique plutôt par la très grande individualisation des logiques de réussite scolaire, mais aussi par la prévalence de l’établissement du secondaire comme univers de référence. Dans cette perspective, le supérieur apparaît seulement comme la suite logique d’un « bon » choix scolaire établi très tôt dans leur scolarité. Les étudiants anglais développent ainsi une rhétorique de la « chance » et de l’« opportunité » qui les a portés vers des études secondaires dans certains établissements d’élite puis « naturellement » vers les meilleures universités britanniques [12]. Le poids du « rituel d’institution » du concours dans la rhétorique de la légitimation élitaire (Bourdieu, 1989) apparaît ainsi comme une particularité française.
– J’ai eu beaucoup de chance parce qu’il y en a d’autres qui ont dû se battre pour arriver ici. (…) Ce sont des gens qui ont dû aller au-delà d’obstacles, comme une école qui ne les épaule pas dans leur candidature, ce genre de choses (…). (Robert, 21 ans, étudiant en dernière année d’Histoire et de Science Politique à Oxford, père militant associatif, mère employée de mairie).
– Comparé à la moyenne des étudiants, j’ai eu de la chance. J’ai toujours été entourée de gens pour qui l’école, l’éducation, comptaient beaucoup. Et j’ai eu l’opportunité d’avoir d’excellents enseignants pendant toute ma scolarité jusqu’à Oxford. (Lucy, 21 ans, PPE).
60 Par ailleurs, on peut supposer que l’individualisation du discours de réussite au sein des institutions (Allouch, 2013), ainsi que la forte incitation à développer un parcours de créativité et d’effort pour soi, exempteraient l’étudiant d’une exhortation du collectif comme groupe de référence. Dans une institution qui valorise, y compris lors du concours d’entrée, la particularité du talent de chaque individu (Brown et al., 2014), l’établissement serait réduit à un rôle d’agrégation de qualités particulières. Le groupe ne se reconnaîtrait ainsi plus que dans la disposition commune à faire valoir son talent singulier, ce qui inclut une capacité ascétique au travail, mais également l’expression d’une créativité au-delà du travail scolaire attendu.
– Je pense que la plupart de mes camarades de PPE ont un talent fou, un talent politique évidemment, mais sont aussi des gens passionnés, motivés et créatifs. J’ai un collègue qui est un écrivain sensationnel et un auteur aspirant, un autre collègue est fasciné par les banques d’investissement de la City. Il travaille dur et essaie de trouver des manières originales de faire son trou là-bas. (Robert, 21 ans, étudiant en dernière année d’Histoire et de Science Politique à Oxford, père militant associatif, mère employée de mairie).
– Les gens qui viennent à Oxford partagent un certain nombre de caractéristiques. Ils savent où ils vont, travaillent et vont jusqu’au bout des choses. (Jeremy, 20 ans, dernière année de PPE, père cadre d’entreprise pharmaceutique ; mère enseignante en arts dans une public school).
– Je pense que la part des gens talentueux à Oxford est plus grande qu’ailleurs. Ici, je pense que chacun des élèves a un talent d’une manière ou d’une autre. (Kathryn, 20 ans, dernière année d’Histoire et Science Politique).
62 La disposition à faire valoir son talent individuel déterminerait alors les frontières du groupe, sans pour autant que l’on retrouve les discours de déférence ou de loyauté attendus. De ce point de vue, la prégnance des attitudes de responsabilité pour le soi, associées au glissement des admissions vers un travail de reconnaissance individualisée des spécificités des candidats (Allouch, 2013) [13], voile bel et bien les processus traditionnels de reproduction à l’œuvre (Boltanski, Chiappello, 1999).
La légitimation du réseau
63 Cela étant dit, la notion d’esprit de corps ne disparaît pas complètement des entretiens. Aux yeux des étudiants français comme anglais, celui-ci apparaît clairement comme un atout majeur dans la course à l’emploi. C’est notamment le cas des réseaux d’anciens ou, plus informellement des réseaux amicaux et familiaux, qui apparaissent centraux dans la recherche d’un stage puis d’un emploi, et auxquels les étudiants reconnaissent avec une grande facilité avoir recours (Tholen et al., 2013). Le manque de transparence des marchés de l’emploi, mais également la concurrence entre diplômés fournissent selon eux des raisons impérieuses à la mobilisation de leur réseau.
– Le réseau c’est important, parce que les postes vraiment très hauts placés ne font pas l’objet d’une annonce. Donc le pool de recrutement reste informel. (Tom, PPE, Oxford).
– Le réseau, c’est LA chose qui importe pour avoir un emploi. À compétence égale, ce qui compte, c’est la personnalité et le fait de connaître des gens et d’approcher ces personnes. La vérité, c’est qu’aujourd’hui la majorité des étudiants sont allés dans une grande école et ont fait le même genre de stage. Du coup, ce qui compte, c’est qui tu connais et avec qui tu t’entends. (Aurélie, 20 ans, diplômée de Sciences Po).
– Quand tu es au chômage, il n’y a que le réseau qui peut t’aider à retrouver du travail. C’est vrai que Sciences Po joue beaucoup sur le réseau. Ils ont raison : c’est important. (Luc, 23 ans, père haut fonctionnaire, mère au foyer).
– J’ai travaillé à l’école. J’ai réussi mes examens. Donc je mérite de bénéficier du réseau. (Philippe, 3ème année à Sciences Po Paris).
65 Par une magie discursive, le « réseau » ne renvoie pas ici à un privilège susceptible d’engendrer un sentiment de culpabilité mais s’impose au contraire comme une nécessité édictée par le contexte socio-économique (Brown et al., 2014). Avoir recours à ses pairs apparaît juste dans la mesure où ceux-ci participent de la réussite de l’individu, qui incarne la promesse « distinctive » associée au diplôme d’une institution d’élite. Le privilège n’est jugé amoral que lorsqu’il est mobilisé à mauvais escient, par exemple dans le cadre de la défense des intérêts d’un groupe statutaire. C’est donc la lecture individualiste de la réussite professionnelle de l’élève qui prévaut et légitime le réseau.
66 Au-delà de leur rôle dans la formation et le cloisonnement des groupes sociaux, les formations d’élite sont également le support de processus d’individualisation des classes moyennes et supérieures (Beck, 2007), phénomène que l’on retrouve ailleurs dans le champ éducatif (Power et al., 2003). Au sein de ces filières, l’individualisation entérine la reconfiguration du rapport au corps puisque le sens moral des étudiants d’élite s’oriente d’abord vers le développement personnel. On s’éloigne donc de l’expression d’une loyauté ou d’une solidarité à l’égard d’une communauté statutaire. Plutôt que « d’aimer l’autre comme un autre soi-même », il s’agit désormais de « s’aimer soi-même pour aimer l’autre ». Dès lors, la responsabilité pour soi fonctionne comme l’une des modalités possibles de responsabilité à l’égard du groupe, qui ne se limite pas à la lecture classiste de l’esprit de corps.
Inégalités et responsabilité pour soi
67 Selon Luc Boltanski et Ève Chiapello, le monde du travail contemporain est marqué par une idéologie néolibérale [14] qui fait glisser le rapport de l’homme à lui-même et à son occupation.
L’homme connexionniste est possesseur de lui-même, non pas selon un droit naturel, mais en tant qu’il est lui-même le produit de son propre travail sur soi […]. Dans cette logique, la propriété est dissociée de la responsabilité par rapport à autrui (qui constituait encore une contrainte dans le cas du pouvoir bureaucratique), pour être définie comme une responsabilité par rapport à soi : chacun, en tant qu’il est le producteur de lui-même, est responsable de son corps, de son image, de son succès, de son destin. (Boltanski, Chiappello, 1999, pp. 235-236)
69 L’autonomie des individus, instituée comme principe d’organisation et comme morale du monde, entraîne donc un glissement du sentiment de responsabilité, désormais tourné vers le rapport à soi. Dans ces conditions, l’individu apparaît désormais responsable de son sort professionnel (Dubet, 2006, pp. 311-312).
70 Cette logique est perceptible dans le discours des élèves, ce qui souligne la grande porosité entre monde du travail et formation des élites. La responsabilité s’incarne alors dans un rapport ascétique au monde, mais également dans un travail de développement et d’épanouissement, qui assure la légitimité de l’accès à des ressources différenciées. Là encore, c’est particulièrement vrai pour les enquêtés d’Oxford, sur lesquels nous reviendrons longuement.
71 L’analyse de nos entretiens permet en effet de conforter le rôle de l’ascèse scolaire dans les processus de légitimation des privilèges scolaires.
– Il y a des gens, ça m’étonne qu’ils soient arrivés ici où il y a un minimum de rigueur qui est demandé et qui soient capables de sortir des trucs d’un mépris total. Par exemple dans un cours d’anglais sur la politique de la ville, quelqu’un qui m’explique que je ne connais rien à rien, puisque je ne vis pas près de tel ou tel homme politique comme lui. Ça me provoque plus de stupeur que d’admiration (…) Ça me parait difficile pour quelqu’un de Sciences Po qui est un être sensé de tenir des propos aussi peu rationnels. (Jean, 26 ans, diplômé de l’ENS Ulm et de Sciences Po, parents universitaires).
73 Comme le suggère Élise Tenret (2011), le mérite scolaire ne s’émancipe pas d’une dimension morale, ici incarnée par les notions de rigueur et d’honnêteté intellectuelle. Lorsqu’il en est dénué, l’effort ascétique qui préside à la légitimation du statut scolaire apparaît largement affaibli. Néanmoins, l’accès au statut social distinctif doit être soutenu par un effort scolaire continu, notamment lors de la scolarité. Le travail d’ascèse comprend donc une dimension diachronique, qui accompagne l’étudiant bien au-delà de l’effort scolaire fourni au moment des admissions.
74 Dans les entretiens, cette éthique se traduit également par le souci d’un usage efficace du temps. Cette dimension apparaît centrale pour les étudiants britanniques, qui la traduisent par l’expression « Making the most of Oxford » ou « Making the most of your time here », que l’on traduira ici par l’idée de « profiter au mieux du temps passé à Oxford ». L’usage normé du temps ne relève donc pas seulement de l’intériorisation d’une ascèse élitaire imposée par l’encadrement de l’institution (Darmon, 2013). Il apparaît également porté par une morale de groupe, identifiée par certains comportements jugés déviants.
– À Oxford, il y a beaucoup de gens qui n’utilisent pas leur temps comme ils le devraient. Il y a deux ou trois personnes dans mon college [15]qui gaspillent ce qu’ils ont. Ils s’en fichent, ils ne travaillent pas aussi dur que nous et ne respectent pas les échéances, ils gâchent l’opportunité qu’ils ont. C’est très frustrant lorsque tu penses que quelqu’un d’autre qui aurait pu en profiter a été évincé lors du concours. C’est vraiment frustrant. (Sean, 21 ans, en dernière année de PPE à Oxford, père médecin, mère universitaire).
– On nous donne beaucoup de temps libre. Il faut savoir se structurer pour s’assurer que tu réussis au mieux, et que tu utilises ton temps avec sagesse, et non que tu le jettes par la fenêtre. (Tom, PPE, Oxford).
76 Les étudiants oxoniens en appellent donc à une responsabilité individuelle, où les comportements moraux ne sont pas tournés vers le groupe, mais vers l’individu. Ainsi, profiter de son temps à Oxford n’implique pas seulement de ne pas gâcher le temps scolaire passé dans l’institution, mais de l’investir dans sa globalité, c’est-à-dire également dans sa dimension extracurriculaire, afin de développer de nouvelles ressources statutaires [16].
77 La comparaison permet ainsi de souligner le caractère nationalement situé du mérite comme principe de justice, qui ne constitue pas l’horizon fini du travail de légitimation des élites scolaires. La responsabilité pour soi s’impose également comme une norme morale, induite par la jouissance du privilège social qui permet, par la même occasion, d’assurer la moralité du groupe. Néanmoins, le sens moral des acteurs apparaît également dirigé vers la société toute entière, dans une logique plus traditionnelle de responsabilité sociale des élites.
3. Une responsabilité sociale : sens moral et engagement des élites scolaires
78 Si la responsabilité pour soi demeure centrale dans le discours des acteurs, elle ne s’articule pas avec un discours égocentrique de développement exclusif du moi qui s’inscrit dans le temps court des études. Au contraire, les étudiants se réclament de principes moraux plus généraux, qui viennent soutenir leur projet professionnel (pour les enquêtés de Sciences Po) ou encore leur engagement civique et associatif (pour les enquêtés de l’Université d’Oxford).
79 En ce sens, la responsabilité des élèves interrogés comporte une dimension à la fois prospective (la justice s’élabore dans le long terme et dépasse le seul moment méritocratique du concours) et civique (la responsabilité ne s’engage pas seulement à l’égard des pairs, mais de la société toute entière). On retrouve là le discours de Max Weber sur l’ « éthique de la responsabilité » pour lequel l’homme politique doit s’inquiéter des moyens sans oublier les fins. » (Forsé, Parodi, 2010, p. 69, à propos de l’ouvrage de Weber Le Savant et le Politique (2003)). Les avantages sociaux distinctifs confèrent à leur détenteur une responsabilité à l’égard d’autrui, qui se présente comme un juge potentiel des actes individuels. Parce qu’elle induit le devoir de « rendre des comptes », la responsabilité à l’égard de la société régule donc les avantages liés au statut : le juste, dans ce cas, relève de la capacité de l’individu à se mettre dans la position de « rendre des comptes », aujourd’hui ou demain. Au-delà du tropisme institutionnel induit par les filières étudiées, cela peut expliquer l’importante attraction pour les notions d’intérêt général (en France) et pour l’engagement civique (en Angleterre).
En France : Noblesse et service du public
80 Les enquêtés ne justifient pas seulement leurs actes par rapport à leur trajectoire passée mais également par rapport à leur avenir. La position scolaire acquise par l’admission dans l’établissement justifie alors un ensemble d’actes « responsables » à venir, dans le cadre académique mais également dans le cadre professionnel. C’est particulièrement le cas pour les étudiants français interrogés qui s’avèrent très attachés à la notion d’intérêt général.
– J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire et l’administration m’attirait bien parce qu’il y avait cette idée de servir l’intérêt général. C’est assez classique, je pense que tout le monde dit ça. L’idée me plaisait vraiment, j’avais l’impression de travailler pour soixante millions de Français si je faisais ça et donc j’ai choisi de m’orienter vers ça. (Jean, 26 ans, diplômé de l’ENS Ulm et de Sciences Po, parents universitaires).
– L’intérêt [de présenter les concours administratifs, ndlr], c’est plutôt de travailler pour l’intérêt général, pour le service public (…).
– Enquêteur : c’est pour défendre les intérêts de la France ?
– Non, ça je m’en fiche un peu. C’est plutôt pour être au service des citoyens (il sourit), même si ça fait très naïf de dire ça, c’est plus cet aspect-là qui m’intéresse. (Matthieu, 23 ans, diplômé de Sciences Po, père retraité de la fonction publique hospitalière ; mère expert-comptable).
– Quand tu travailles dans l’administration, c’est important de travailler pour l’État ; quand tu es dans la diplomatie, c’est important de travailler pour la France. Est-ce que je pourrais travailler pour un autre pays ? J’aurais quand même du mal. (…) Il y a un lien de reconnaissance : beaucoup de gens disent qu’en France, il y a des choses qui ne fonctionnent pas bien. Il y en a beaucoup qui fonctionnent bien et on ne le dit jamais assez. Je me sens lié. J’ai une obligation. (Jean-Yves, diplômé de Sciences Po, père professeur d’allemand ; mère directrice d’une agence immobilière).
82 Le discours de l’intérêt général se traduit par une attraction particulière pour les métiers du service public, entendu au sens large comme les métiers de l’administration et ceux des entreprises publiques [17], dont on peut supposer qu’elle soit également nourrie par un habitus familial et par l’habitus institutionnel spécifique (Reay, 1998) de Sciences Po. Néanmoins, ce type de projets apparaît très largement déconnecté de logiques patriotiques au sens propre : ce qui est alors à défendre, ce ne sont pas les intérêts de la nation au sens politique, mais d’abord les intérêts de la communauté des citoyens (Power et al., 2013).
Au Royaume-Uni : le bien public sans la fonction publique
83 Le discours de l’intérêt général ne trouve pas d’écho chez les étudiants britanniques, dont l’engagement à l’égard de la société relève avant tout de la poursuite d’une carrière individuelle. Alors que la filière PPE est la voie royale de formation des leaders poli- tiques britanniques, on note que seuls cinq de nos vingt enquêtés sou- haitent entrer dans le service public. Par ailleurs, comme on l’a déjà dit, ce choix n’apparaît pas motivé par l’attachement à un collectif, mais plutôt par la recherche d’un épanouissement personnel et par le développement de compétences transférables dans différents secteurs. C’est le cas de Jeremy, qui, en dernière année de Bachelor à Oxford, souhaite enseigner avant de commencer une carrière d’élu local.
– Mon plan, c’est de me former en tant qu’enseignant ici [à Oxford, ndlr] ou à Londres, puis de travailler comme prof pendant quatre ou cinq ans. La raison pour laquelle je souhaite faire ça c’est que je veux vraiment continuer à développer les compétences (skills) que j’ai déjà développées ici grâce à tout ce que j’ai fait en dehors des heures de cours (the extra curriculum stuff). Je pense aux compétences liées à la gestion des gens (the skills of organising people), être capable de planifier et de mettre en œuvre des séquences d’apprentissage et, euh, des compétences pour diriger une classe. C’est intéressant parce que je vois quelles sont les relations de pouvoir en jeu. Donc, il faut savoir garder le contrôle des élèves et construire des liens avec les autres membres de la communauté éducative comme, euh, les parents. C’est un lieu assez intéressant pour apprendre ça. (…) C’est aussi une des raisons pour lesquelles je n’ai pas d’inclinaison particulière pour le service public ou pour une grosse boîte où je pourrais monter en grade en me formant sur place. L’enseignement, c’est un moyen plus constructif de développer des compétences dans ce domaine. (Jeremy, 20 ans, dernière année de PPE, père cadre d’entreprise pharmaceutique ; mère enseignante en arts dans une public school).
85 Cet étudiant présente une caractéristique singulière : il se projette dans un ensemble de compétences et de dispositions à acquérir plutôt que dans un secteur particulier. C’est ce qui explique la déconnection apparente entre son appétence pour l’enseignement et son rejet du service public. Dans ce cas-là, la moralité relève du développement personnel plutôt que de l’engagement citoyen pour un intérêt transcendant. L’individualisation du projet personnel affecte la nature du rapport à la société, qui ne se fonde plus sur des choix professionnels traditionnels des élites, comme l’accès à la haute fonction publique.
86 De la même manière, les autres enquêtés anglais se réclamant de la défense d’un bien commun ne mobilisent jamais le service public comme un débouché possible de cette vocation. C’est le champ de l’économie sociale et solidaire qui leur apparaît comme le plus pertinent [18] :
– Je m’imagine bien lancer mon entreprise sociale ou mon association (charity) … Produire le changement social m’intéresse beaucoup. Entreprendre dans ce sens-là m’intéresserait beaucoup. (Naomi, PPE, Oxford).
88 Ils présentent également une appétence particulière pour les carrières à l’étranger : leur avenir professionnel apparaît en effet tout à fait déconnecté du cadre national, du service de l’État ou d’un service aux citoyens qui pourrait s’assimiler à l’intérêt général des Français.
– J’aimerais travailler aux États-Unis, par exemple, ce serait fantastique. Je ne ressens pas de loyauté quelconque à l’égard des firmes britanniques. (Jeremy, 20 ans, dernière année de PPE, père cadre d’entreprise pharmaceutique, mère enseignante en arts dans une public school).
– Si une entreprise seulement tournée vers l’Angleterre me proposait un emploi … je le refuserais et essaierais d’obtenir un boulot dans une multinationale. (Colin, 21 ans, Histoire et science politique, père directeur d’hôpital, mère infirmière).
90 L’étude comparée des aspirations professionnelles des enquêtés souligne le caractère situé de l’ethos des élites étudiantes. Dans le cas français, le travail de projection dans un projet professionnel prend des accents lyriques où l’inscription dans un collectif apparaît hautement moralisée. Dans ce sens, c’est le service aux citoyens qui vient couronner la légitimité fournie par le titre scolaire : comme jadis l’aristocratie qui assurait la stabilité de sa position sociale par sa capacité à se mettre au service du pouvoir royal, la distinction scolaire se voit incarnée par le dévouement éthique au service public. L’universalisme de la cause défendue assure ainsi la légitimité de la position sociale (Bourdieu, 1989, pp. 543-548).
91 Dans le cas anglais cependant, cette logique de moralité demeure fortement annexée au développement personnel. La responsabilité pour soi prévaut donc sur tout autre type d’éthique.
Conclusion
92 La vaste majorité des études portant sur la socialisation scolaire des élites souligne l’importance de l’ascèse dans l’acquisition d’un sentiment de légitimité et de distinction sociale (Bourdieu, 1989 ; Darmon, 2013 ; Gatzambide-Fernandez, 2011). Dans cette perspective, la notion de mérite s’impose comme la loi princeps du travail de justification des élites dans les démocraties occidentales. Il s’avère être également un principe robuste dans le temps et l’espace, puisqu’il résiste à l’observation des inégalités sociales et scolaires accrues, même si c’est au prix de stratégies discursives d’euphémisation des privilèges que l’on peut qualifier de très élaborées (Tenret, 2011).
93 Notre étude souligne l’importance de la dimension morale dans les discours de justification émis par les élites scolaires, dont de futurs travaux – cette fois reposant sur une base de données plus large – pourraient s’inspirer. Cette dimension n’apparaît pas réductible à la notion de mérite, même si elle s’y articule. La responsabilité à l’égard de soi-même comme à l’égard d’autrui apparaît ainsi comme un fondement indépassable de la légitimité de l’exercice de l’autorité hiérarchique à venir, au moment de l’entrée sur le marché du travail. Ces discours moralisent par la même occasion les pratiques stratégiques mises en œuvre dans le but d’obtenir un premier emploi, et en particulier celles liées à la mobilisation des réseaux d’anciens élèves, qui apparaît comme le privilège exorbitant des étudiants de ce type d’établissements. L’exemplarité et la distinction de ces élites ne relèvent dès lors plus du respect scrupuleux d’une déontologie méritocratique dont ils connaissent les biais, mais de l’humilité de reconnaître l’impossibilité d’un mérite « pur et parfait » dans une société profondément inégalitaire. Les « discours responsables » des étudiants (par analogie avec les « pratiques responsables » présentes dans le domaine de l’environnement et de l’emploi) apparaissent comme un moyen de résoudre la tension entre le caractère exorbitant des biens et des ressources statutaires issues de leur position scolaire et la conscience de l’inégalité du système scolaire, sans pour autant nier ni leur effort au travail, ni l’existence d’une certaine forme de talent individuel.
94 Toutefois, la responsabilité ne s’exerce pas sous les mêmes modalités dans les deux pays. Au Royaume-Uni, elle s’exprime sous une forme fortement individualisée : ne pas utiliser les ressources mises à sa disposition par l’institution dans le cadre de son projet académique et professionnel apparaît alors comme un comportement hautement amoral. Cet individualisme est moins présent chez les étudiants français interrogés, dont les discours s’ancrent encore souvent dans une logique de gratitude à l’égard d’un groupe de référence, l’institution scolaire ou la communauté nationale, selon une logique plus citoyenne que patriotique.
95 Ce constat mène à s’interroger sur les facteurs qui structurent le recours discursif à la responsabilité : si l’étude comparée relativise l’effet des systèmes politiques, il faut néanmoins s’interroger sur le poids des trajectoires sociales et notamment des pratiques religieuses sur la moralisation des discours étudiants. L’importance du facteur religieux doit selon nous être particulièrement approfondie, comme nous le laissent penser certains enquêtés [19] : au-delà des seules cro- yances et valeurs individuelles, la montée d’un discours de responsabilité peut d’ailleurs être générée par les établissements eux-mêmes, dans le travail de socialisation fourni lors de la scolarité [20].
96 Dès lors, comme pour les entreprises du CAC 40 (Boltanski, Chiappello, 1999), il semble que la force de ces filières sélectives réside dans leur capacité à élaborer puis à maintenir un nouvel ethos élitaire précisément adapté à un contexte social et économique dégradé. On voit alors comment la responsabilité, au-delà du « bricolage discursif » dont elle peut relever, contribuerait à renforcer l’appareillage discursif du mérite comme principe de distribution inégalitaire des biens et des positions. Les établissements d’élite relaieraient la thématique de la responsabilité en écho à l’émergence des politiques de responsabilité sociale des entreprises (Allouch, 2013). Ceci accélèrerait l’intériorisation par les élèves de discours également émis par les employeurs et faciliterait leur insertion professionnelle. Le recours au principe de responsabilité, en faisant reposer la morale sur l’individu plutôt que sur le groupe, contribuerait alors à moraliser les avantages distinctifs fournis, sans pour autant remettre en cause ni la nature socialement sélective de ces établissements, ni les privilèges exorbitants associés à leurs diplômes.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : Mérite, Elites, Sciences Po Paris, Université d’Oxford, Etudiants, Responsabilité
Mise en ligne 27/04/2016
https://doi.org/10.3917/anso.161.0193Notes
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[1]
Nous entendrons par mérite un principe de justice fondé sur la reconnaissance de l’effort des individus et, en particulier dans le champ éducatif, sur les résultats scolaires des étudiants. Ce principe de justice, qui se base sur la reconnaissance du talent de l’individu et non de son origine sociale, est par nature inégalitaire. De ce point de vue, le mérite apparait idéaltypique de situations d’ « inégalités justes » au fondement du contrat social dans les démocraties occidentales. Pour plus de détails sur ce point, voir en particulier Rawls, 1987. Cette première définition sera discutée dans le corps de l’article, à partir des données récoltées auprès des enquêtés.
-
[2]
La question de la responsabilité sociale des élites relève traditionnellement d’une lecture politique de la stratification sociale. On considère ici les élites comme un groupe social formé d’individus aux ressources de nature disparate (économiques, culturelles, symboliques et sociales) et dont la proximité au pouvoir relève d’un processus électif, qu’il dépende d’une élection ou d’un choix arbitraire, qui reconnaît à ce groupe des qualités propres, supérieures à celles des autres groupes. Dans cette perspective, il revient aux individus bénéficiant des positions les plus favorisées de garantir la stabilité du contrat social, en favorisant les interactions avec la population (Genyies, 2011). Le bon exercice du pouvoir s’accompagnerait donc, dans les sociétés démocratiques, de la nécessité de s’assurer des valeurs morales des gouvernants, notamment parce que les « masses » en seraient « fort peu dotées ». Dans les régimes laïcs, l’élection jouerait comme un mode de sélection qui permettrait de jauger ces valeurs mais également la capacité de l’élu à assurer le pouvoir « en responsabilité » (Lascoumes, Nagels, 2014). Dans cette perspective, on peut supposer que l’apprentissage de la « responsabilité » incomberait aux institutions traditionnellement chargées de la formation des futures élites.
-
[3]
C’est l’auteur qui souligne.
-
[4]
Le nombre limité d’entretiens dans chaque pays a été rendu nécessaire par le caractère compréhensif des entretiens menés, qui balayaient un très grand nombre de questions. Il se justifie également par la nature du projet, qui vise à suivre cette petite cohorte selon une approche longitudinale, cinq puis dix ans après l’obtention de leur diplôme. Il s’agira dès lors de comprendre le caractère temporellement situé des principes de justice mobilisés par ces élèves.
-
[5]
Le projet « War for talent », financé par l’ESRC, a été réalisé sous la direction conjointe de Philip Brown, Sally Power et d’Agnès van Zanten. Réalisé entre 2010 et 2011, il portait sur la socialisation professionnelle des étudiants au sein des filières d’élite.
-
[6]
Voir par exemple Tholen et al., 2013.
-
[7]
Les diplômés de Sciences Po en 2012 se sont avant tout dirigés vers les secteurs de l’audit et du conseil (à 19 %), de l’administration publique (à 18 %) et de l’industrie-énergie-transport (à 10 %). Si l’on ajoute les secteurs banque-finance-assurance et commerce-distribution, le secteur privé représente une grande partie des débouchés de cette promotion. (Sources : Magazine L’Étudiant).
-
[8]
Une telle lecture apparaît simultanément à Oxford et à Sciences Po.
-
[9]
On reconnaît là la différence entre sensibilité personnelle et « sensibilité générale » aux inégalités décrites par l’équipe de M. Forsé et d’O. Galland sur le sentiment de justice et d’injustices en France (2011).
-
[10]
Voir Brown et al., 2014 ; Power et al., 2013, pour plus d’éléments sur ce point.
-
[11]
Notre panel comporte plusieurs étudiants de Sciences Po, également passés par l’ENS (environ 5 étudiants sur 20 à Sciences Po). Ce biais est en fait lié à la formation de ces étudiants, souvent passés par un enseignement de sociologie intensif lors de leurs années de préparation au concours. On supposera ici que ce parcours – parfois en écho avec la profession de leurs parents tournée vers l’administration – influencera le rapport au service public, bien que certains d’entre eux aient également une expérience dans le secteur privé.
-
[12]
Toutefois, on pourrait également arguer que la valorisation de la réussite liée aux choix scolaires antérieurs permet à l’étudiant d’exempter l’Université du soupçon de discrimination sociale, ce qui pourrait revenir, in fine, à protéger le signal de l’élection.
-
[13]
L’introduction des réformes associées à l’ouverture sociale et à l’internationalisation a marqué un glissement dans l’organisation des admissions en première année à l’université d’Oxford. Dans ce contexte, la sélection n’est plus seulement effectuée sur des critères standardisés de réussite scolaire (incarné par la note au baccalauréat, par exemple), mais sur l’identification des caractéristiques sociales des individus comme l’origine sociale et géographique. Les candidats sont également invités à mettre en scène leur trajectoire personnelle, par le biais d’exercices de présentation de soi oraux et écrits.
-
[14]
Dans la « cité par projets », le travail est organisé à partir de programmes temporaires, qui impliquent la mise en œuvre d’un réseau fondé sur des alliances mouvantes, dont les formes s’opposent aux formes bureaucratiques d’organisation.
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[15]
Unité de formation traditionnelle à Oxford, qui accueille et héberge les étudiants.
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[16]
Ce rapport individualiste à l’université est également perceptible dans l’expression « Work hard, play hard », qui apparaît comme un leitmotiv dans le discours des enquêtés.
-
[17]
La RATP et EDF apparaissant comme des entreprises particulièrement séduisantes aux yeux des enquêtés pour leur équilibre entre dynamisme et service de l’intérêt général.
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[18]
Pour plus de détails, voir Power et al., 2013.
-
[19]
Sur ce point, voir notre partie 1.
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[20]
Le discours de la responsabilité s’imposerait alors, selon les établissements, comme le résidu d’un héritage religieux plus ou moins lointain, notamment hérité du catholicisme.