Couverture de ANSO_042

Article de revue

Analyses bibliographiques

Pages 609 à 629

Notes

  • [1]
    P. Kemp, L’irremplaçable. Une éthique de la technologie (1991), trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 1997.
  • [2]
    H. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf (1979), trad. et prés. J. Greisch, 1991.
  • [3]
    L’irremplaçable, op. cit., p. 86. On notera que Kemp prend ses distances avec la philosophie analytique, ce qui nous paraît problématique pour les questions morales, vu la richesse des ressources qu’elle offre pour la clarification.
  • [4]
    C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [5]
    E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), dans Œuvres philosophiques, t. II, trad. V. Delbos, cor. F. Alquié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 295, 301, 303, 308.
  • [6]
    C. Hodgkingson, The Philosophy of Leadership, Oxford University Press, 1983.
  • [7]
    P. Kemp, L’irremplaçable, op. cit., p. 289.
  • [8]
    Voir B. Reber, La nouveauté éthique des « nouvelles technologies ». Les techniques confrontées à l’exigence apocalyptique “, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, 1999.
  • [9]
    J.-M. Ferry, Les puissances de l’expérience, 2 t., Paris, Cerf, 1991.
  • [10]
    Reconnaissant le caractère programmatique de l’entreprise, Kemp renvoie à un ouvrage à venir. L’irremplaçable, op. cit., p. 37.
  • [11]
    Voir par exemple S. Joss (éd.), Special Issue on Public Participation in Science and Technology. Science and Public Policy, vol. 26, no 5, octobre 1999, p. 290-373 ; J. Simon, S. Bellucci (ed.), Participatory Technology Assessment. European Perspectives, Centre for the Study of Democracy and Swiss Centre for Technology Assessment, 2003 ; B. Reber, « Compatibilité d’une éthique du futur avec une concertation démocratique », Quaderni, Le risque : les choix technologiques, no 48, automne 2002, p. 79-88 ; « Les controverses scientifiques publiques au secours de la démocratie », dans Cosmopolitiques. Cahiers théoriques pour l’écologie politique, 3, 2003, p. 93-107.
  • [12]
    P. Chabot et G. Hottois, Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p. 12.
English version

Michel Forsé et Maxime Parodi. — La priorité du juste. Éléments pour une sociologie des choix moraux. — Paris, PUF, « Sociologies », 2004.

1L’ouvrage de Forsé et Parodi peut être inscrit dans le cadre du renouveau des études françaises de sociologie de la morale et des normes dont témoignent par exemple les ouvrages récents de Boudon ou Pharo, dont celui-ci peut être rapproché par sa problématique et ses conclusions. Il s’inscrit également dans la mouvance d’une discussion philosophique sur les mérites comparés de différentes théories de la justice actuellement en concurrence dans le débat public (libéralisme, communautarisme, utilitarisme, etc.). Il s’agit de revenir sur les conditions de possibilité d’explication des normes sociales et des sentiments moraux qui leur sont associés. Cet ouvrage adopte un point de vue délibérément « kantien » ou « libéral » (mais opposé au libertarisme de Nozick) qui propose deux choses : une théorie de la justice justifiée par rapport à des conceptions alternatives qui sont discutées et critiquées, et une application à des éléments empiriques, la théorie permettant d’éclairer les choix révélés par une enquête d’opinion. Ces deux éléments occupent une place inégale dans l’ouvrage, puisque l’application empirique, qui est peut-être la partie la plus originale, ne concerne qu’un chapitre sur cinq, même si les autres chapitres évoquent ça et là des problèmes d’application pratique.

2La théorie du juste proposée se définit contre le naturalisme, contre le holisme (associé au communautarisme) et contre l’utilitarisme. D’un point de vue méthodologique, il inscrit cette critique kantienne dans un refus du positivisme (hérité de Hume, et illustré ici par Weber et Kelsen), dont les conséquences sont jugées relativistes. Aux deux premiers courants (naturalisme et holisme-communautarisme), il est reproché de ne pas prendre en considération le phénomène de la liberté humaine et la possibilité de refus de certaines normes jugées inacceptables.

3L’utilitarisme est envisagé de manière fine et très informée dans ses différentes versions. La discussion revient notamment sur les problèmes liés à l’émergence des normes et à leur justification dans des situations de type dilemme du prisonnier. Il retient le fait que le modèle du choix rationnel ne permet pas, in fine, d’assurer un véritable sentiment moral, puisqu’il incite à la tricherie. Le livre montre de manière très précise les différentes tentatives de solution proposées dans ce cadre utilitariste et les juge toutes insatisfaisantes. Il ne s’intéresse pas beaucoup à l’une des options qui pourrait néanmoins être intégrée à ce cadre utilitariste et qui permettrait à notre sens de résoudre les difficultés liées aux situations de type dilemme du prisonnier, donnant naissance à une demande de normes : si chaque individu a intérêt à ce que les autres respectent une norme, tout en étant intéressé lui-même à sa transgression, il peut être amené à vouloir imposer aux autres des sanctions dissuasives, à un coût pour lui inférieur au coût qu’il aurait à subir s’il y avait un non-respect général de la norme ; dès lors, et de manière symétrique, les autres individus lui imposeront de même des coûts de transgression, en sorte qu’une norme soit effectivement respectée sur la seule base d’un calcul d’intérêt généralisé qui échappe aux problèmes du cavalier seul. Il est vrai toutefois que cela interviendrait seulement dans un cas d’égalité des forces qui correspond néanmoins aux hypothèses sous-jacentes de la situation de type dilemme du prisonnier. Il est vrai aussi qu’en cas d’inégalité de pouvoir, cette réciprocité du respect de la norme ne prévaudrait plus (mais il est très possible que dans la vie sociale réelle, par exemple dans le rapport entre les nations, l’évidence empirique révèle qu’il n’y ait précisément pas de volonté de respect d’une norme de réciprocité là où il y a très grande inégalité des forces).

4La théorie promue, dans le sillage d’auteurs comme Kant, Rawls, Popper ou Apel (ces derniers étant évoqués notamment à partir de leurs commentateurs français, Mesure et Renaut), a fondamentalement un triple aspect : d’abord, le juste se distingue du bien ; ensuite, le juste repose sur un consentement unanime ; enfin, s’il y a une possibilité de position biaisée, celle-ci ressortit à un point de vue non impartial qui peut être néanmoins atteint dans certaines positions plus favorables à la perception d’une justice équitable. Cette théorie de la justice ne se présente pas comme originale, elle s’appuie sur toute une tradition d’analyse des conditions du consentement et de la définition d’un point de vue impartial.

5On peut noter à cet égard que Hume apparaît pour deux motifs différents comme exclu de cette tradition, alors que cette exclusion ne va pas de soi. Il s’agit d’un point de détail dans l’argumentation du livre, mais comme il commande toutefois la représentation d’ensemble, qui se construit à partir de la délimitation d’une tradition d’analyse, il mérite peut-être que l’on s’y attarde. La théorie de la sympathie de Hume (et de Smith) est écartée d’une conception appropriée de la justice puisqu’elle conduirait à mettre en balance sympathie altruiste et égoïsme, avec des résultats variables et indéterminés en termes de justice. Pourtant la théorie de Hume dans l’Enquête sur les principes de la morale (comme celle de Smith) est bien une théorie du spectateur impartial, qui insiste sur le fait que lorsque l’intérêt personnel de l’individu n’est pas directement engagé, il a accès à une connaissance précise des règles de justice, qui peuvent en retour s’appliquer à lui-même en dépit de sa propension initiale à favoriser son intérêt égoïste. C’est bien ce que revendiquent Forsé et Parodi, qui est déjà présent chez les auteurs écossais, qui enracinent néanmoins ces considérations dans une nature qui dicte de tels sentiments d’impartialité dans certaines circonstances. Il n’est pas certain que cette référence à une « nature » humaine soit à écarter complètement au bénéfice de la « liberté contre la nature » de type kantien. Par ailleurs, contrairement à ce qui est dit, Hume n’est pas un relativiste, toute son Enquête sur les principes de la morale témoigne du contraire (comme le fait aussi son célèbre article sur la norme du goût esthétique). À cet égard, il faudrait présenter aussi de manière plus nuancée la célèbre opposition humienne du is et du ought (être et devoir-être), puisque dans l’unique passage de Hume où cette opposition est évoquée, et qui est cité par Forsé et Parodi, le philosophe écossais ne dit pas que l’on ne peut pas passer de l’un à l’autre ; il souligne seulement le problème du passage, et sa théorie des sentiments moraux semble indiquer plutôt la possibilité d’un tel passage à travers précisément de tels sentiments (ce thème est repris dans la théorie expressiviste de Gibbard).

6La thèse de Forsé et Parodi est donc une thèse philosophique sur ce qu’est le juste. Mais c’est aussi une thèse sociologique, qui entreprend d’expliquer les phénomènes réels de considération de ce qui est perçu comme juste. Pour ce faire, il y a essentiellement deux éléments : d’une part un sondage portant sur les opinions économiques, et d’autre part des considérations plus générales sur l’évolution des sociétés.

7L’analyse du sondage est extrêmement riche et intéressante. Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de son apport, on se contentera d’indiquer les intentions des auteurs ainsi que leurs résultats affichés. Les auteurs soulignent à juste titre qu’il y a le plus souvent un décalage entre les études théoriques et les études empiriques, et que les commentaires généralement fournis pour l’interprétation des sondages souffrent d’une grande pauvreté. Il est extrêmement important de contrôler les types d’interprétation proposés des résultats des enquêtes. En substance, Forsé et Parodi parviennent au résultat central suivant : lorsque l’on analyse un questionnaire destiné (en 2000) à apprécier l’opinion des Français sur l’État providence, il apparaît que les acteurs ont tendance à défendre globalement leur intérêt lorsque celui-ci est directement impliqué par la question, mais qu’ils défendent des positions morales universalistes lorsque leur intérêt cesse d’être engagé. On ne reviendra pas ici sur le détail de la démonstration (qui s’appuie sur une modélisation qui, par nature, a un caractère tendanciel). Le sondage montre bien la possibilité de sentiments de justice « universalistes » liés à une position impartiale. Le reste de l’ouvrage essaie d’illustrer le contenu et l’origine de cette position impartiale. Ce chapitre consacré à l’analyse du sondage inclut une évocation des biais de position qui n’est pas développée de manière poussée dans les autres chapitres. Ces biais de position ressortissent d’abord à deux cas : soit lorsque l’intérêt de l’acteur est directement impliqué, comme on l’a vu, soit lorsqu’interviennent des variables socioculturelles. Si ce dernier point est affirmé, il n’est pas développé de manière précise, notamment en relation avec le critère de « liberté du choix moral » qui est constamment mis en avant : si l’on n’a un jugement non biaisé que dans les situations où l’on n’est pas dans une position provoquant de tels biais, on ne prouve alors rien en faveur de la « liberté » morale de type absolu. Il s’agirait bien plutôt d’un choix sous contrainte, largement déterminé par la position, et donc éloigné de ce que revendiquait Kant. Pour Kant, la liberté de choix moral se révèle lorsque précisément on n’a pas intérêt à un tel choix. Or le sondage semble montrer le contraire puisque les choix moraux n’adviennent que lorsque l’intérêt n’est pas directement impliqué.

8Par ailleurs, il y a localement des considérations sur l’évolution classique des sociétés « holistes » ou traditionnelles vers les sociétés modernes caractérisées par l’opposition entre le juste et le bien sans que l’explication des modalités de dépassement de la situation ancienne de prévalence du bien sur le juste ne soient expliquées : pourquoi passe-t-on d’une situation à l’autre ? Comment rendre compte de la prévalence traditionnelle du bien sur le juste et de son abandon partiel ?

9Du point de vue de l’explication empirique, si l’analyse du sondage est instructive, on peut considérer qu’elle laisse subsister plusieurs interrogations. Dans quelle mesure les individus tendent–ils réellement à donner une priorité au juste sur le bien ? Les élections présidentielles américaines de 2004 ne laissent en rien supposer que cette attitude soit générale. En effet, par exemple, tous les États qui ont proposé un vote sur la question du mariage homosexuel ont donné une majorité à ceux qui s’y opposaient, rejetant ainsi la solution « libérale » alors qu’évidemment leur « intérêt » direct n’est en général pas impliqué. Le livre n’explique pas ces divergences fortes d’attitudes. De même, il subsiste des désaccords violents et fondamentaux dans la plupart des sociétés contemporaines sur des sujets comme l’euthanasie, les manipulations génétiques, le degré souhaitable de protection de l’environnement, le degré de contrôle des licenciements, etc. Ces questions ont au moins en partie une résonance morale. Elles semblent ne pas susciter l’accord, et on n’aperçoit pas de manière évidente, de prime abord, sur tous ces sujets, en quoi le recours à une position impartiale favoriserait l’éclaircie du débat, par exemple, sur la question des manipulations génétiques.

10En fait, l’ouvrage s’intéresse presque exclusivement aux cas où il y a, dans une situation de type dilemme du prisonnier, conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, ou du moins aux situations où il y a conflit entre des intérêts privés indépendants de toute « valeur ». Mais un grand nombre de questions morales sont difficiles indépendamment de cette question. Et le problème n’est alors pas seulement celui de l’accord unanime en tant que tel, mais celui des « raisons » qui orientent les positions respectives dans un sens ou l’autre, ces raisons étant, semble-t-il (sur des questions comme les manipulations génétiques, le port du voile islamique, l’euthanasie, l’homoparentalité, l’avortement, la défense de l’environnement, etc.), orientées par des valeurs qui ressortissent à bien des égards à une conception de la vie bonne.

11Ces remarques ne sont faites ici que pour mieux souligner l’importance des problèmes soulevés par le livre et l’originalité avec laquelle il entreprend de les traiter. Il s’agit là d’une contribution précise, précieuse et très innovante au problème de l’explication sociologique des normes et qui montre combien il est important, pour parvenir à une explication des données empiriques, de s’appuyer sur une maîtrise de données théoriques.

12Pierre DEMEULENAERE

Peter Kemp. — L’irremplaçable. Une éthique de la technologie (1991), trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 1997.

13Les analyses morales et sociologiques concernant les technologies nouvelles, restent trop rares au regard de la place que celles-ci prennent dans nos sociétés. La constitution d’une éthique technologique pourrait contribuer à enrichir les analyses sociologiques qui portent sur l’évaluation morale de ce type de problèmes. À cet effet, nous avons retenu l’essai du philosophe danois Peter Kemp, L’irremplaçable. Une éthique de la technologie [1]. Il ne réduit pas celle-ci à un outil, mais en fait une dimension intérieure de la personne et de l’environnement social et politique. Son ouvrage est constitué en deux parties. L’une est consacrée aux concepts éthiques fondamentaux et l’autre à des problèmes concrets d’éthique appliquée, comme l’expertise, la bioéthique, les comités d’éthique, la télématique et la robotique. Nous privilégions ici sa première partie.

14Cet essai reprend la discussion initiée par Le principe responsabilité [2] de Hans Jonas. Kemp partage son avis sur l’insuffisance d’une approche éthique classique pour aborder les problèmes technologiques. La nouveauté résiderait dans l’apparition de technologies qui modifient les conditions de l’action humaine. Par leur développement, ces technologies déterminent désormais la relation de l’homme avec lui-même et avec autrui. La compréhension de l’éthique subirait donc une transformation décisive. Dans l’éthique classique, « allant d’Aristote à Levinas ou Sartre » [3], les rapports entre les personnes sont des rapports de proximité. Pourtant, Kemp signale que les technologies prolongent nos actes à travers le temps et l’espace, leur donnant une dimension nouvelle.

15Le fondement de son éthique technologique réside dans le récit. En effet, selon lui, il éclaire la « vraie vie » d’une manière pertinente et sensible. Kemp reconnaît là une source importante d’inspiration, pour la piste éthique qu’il propose : l’ouvrage de Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe [4]. La technique est un projet qui prend sa source dans l’imaginaire social. Celui-ci crée l’image du monde qui détermine ce que nous faisons et ce que nous considérons comme juste. Cette nécessité du détour par le récit répond à deux soucis : le récit est nécessaire pour comprendre les événements à caractère technologique et la narration historique n’est jamais neutre. Kemp rappelle ce que Hegel affirmait, à savoir que l’histoire est écrite afin que nous puissions nous représenter la légitimité de notre action relativement à l’ordre social. Selon Kemp, les récits précèdent tout jugement abstrait et toute critique de principe ; nous avons besoin d’histoires pour critiquer l’histoire. Pour étayer cette thèse, Kemp prend l’exemple de la catastrophe de Seveso, dont on peut raconter l’histoire de diverses façons, qui ne sont jamais neutres.

16Plus précisément, le concept central qui lui permet de construire son éthique technologique est celui d’irremplaçabilité. Largement inspiré par l’Éthique à Nicomaque, en passant par les Évangiles (Mt 18, 12-13 ; Lc 15, 24) et les Fondements de la métaphysique des mœurs [5], ce concept est repris sous une formulation contemporaine : « Personne n’est indispensable. Chacun est irremplaçable. » [6] Dans ces trois traditions est introduite l’idée de la valeur absolue de l’individu, qui n’est ni une valeur économique, ni une valeur technologique, mais une valeur non mesurable. Cette valeur est bien plutôt ressentie et sa perte laisse un sentiment de vide qu’on ne pourra jamais tout à fait combler. Celle-ci fait naître l’exigence de reconnaître le caractère inaliénable de la personne humaine et la question des limites dans lesquelles il est permis de faire usage de celle-ci pour parvenir à des fins étrangères. Elle devrait permettre selon Kemp de hiérarchiser les valeurs matérielles, sociales ou environnementales. Dans les débats bioéthiques par exemple, Kemp refuse tout réductionnisme et distingue entre identité biologique et identité existentielle, cette dernière se rapportant principalement à l’irremplaçabilité. Son éthique enjoint de considérer l’individu comme irremplaçable et « nous dit que la communauté humaine est d’une autre nature qu’un système... que des fonctions et des manipulations techniques » [7].

17L’éthique kempienne n’est pas de l’ordre d’une norme ni d’un commandement, mais se préoccupe de la vraie vie comme l’entend Aristote, qui se traduit dans nos comportements pratiques et dans nos récits, impliquant aussi bien une réalité qu’un idéal. Cette éthique de la vertu et de l’eudemomia, du bonheur, aristotéliciens, ne consiste pas dans un savoir et une théorie portant sur la nature et le monde, mais dans une sagesse pratique, la phronèsis que l’on acquiert par une longue expérience. Il s’agit donc pour l’éthique de Kemp de fixer les limites à imposer aux applications de la technologie. Sa solution sera étonnamment classique puisqu’il revient à la moyenne, la mèsotès, entre des passions extrêmes, dans l’union de la raison et du désir. Dans des situations inhabituelles ou « anormales », nous devrions donc pouvoir nous appuyer sur autre chose que des normes, qui plus est quand elles sont nombreuses à être remises en question avec l’apparition de nouvelles possibilités techniques.

18L’audace dont il faut faire preuve pour aborder les difficiles questions relatives aux défis technologiques, atténue les critiques [8] que l’on peut adresser à cet essai. Parmi celles-ci nous signalons l’extension nécessaire des registres communicationnels au-delà de la narration, en intégrant l’interprétation, l’argumentation et la reconstruction [9]. De même, Kemp nous laisse au milieu du gué en ce qui concerne la gestion des confrontations entre récits opposés sur un même sujet. L’éthique aristotélicienne n’est pas la seule qu’on puisse faire valoir dans ce domaine. En cas de controverses, des théories morales plus générales comme le conséquentialisme ou le déontologisme apparaissent souvent implicitement dans l’analyse de cas empiriques. Finalement, la contribution de Kemp s’intéresse surtout à l’anthropologie sous-jacente des décisions dans les domaines technologiques, l’éthique étant pour lui une vision fondée sur l’expérience et l’imagination narrative [10] de ce qu’est l’homme et de ce qu’est son monde. En revanche, comme c’est souvent le cas dans les débats en éthique technologique, les objets techniques, ces objets « investis d’esprit » selon la formule d’Husserl, restent impensés.

19Depuis la parution de L’irremplaçable, la littérature philosophique sur le sujet a peu évolué. Les nouveautés sont principalement issues du domaine d’expérimentation des politiques publiques en matière d’évaluation technologique, et plus précisément d’évaluation technologique participative [11]. Or, si les rares philosophes des techniques ont certains arguments à faire valoir pour éclairer ces choix [12], ils n’occupent qu’une place parmi d’autres expertises profanes ou savantes. Tout l’art consistera alors à savoir confronter ces évaluations technologiques en concurrence, une occasion pour tenter d’articuler sociologie et philosophie morale.

20Bernard REBER
CERSES/CNRS/Paris V

Pierre Livet. — Émotions et rationalité morale. — Paris, PUF, 2002, coll. « Sociologies ».

21L’ouvrage de Pierre Livet est ce qu’on appelle un ouvrage de synthèse, bien informé et instructif sur les débats contemporains, et donc particulièrement utile pour cadrer une réflexion d’ensemble dans le domaine des émotions et de la rationalité morale. Il témoigne de la fécondité pour les sciences sociales du travail du logicien ou du philosophe de la morale, lorsque celui-ci décide de porter attention à la dimension collective de certains de ses objets d’étude. L’objet d’étude est ici celui des émotions et des valeurs qui, précisément, se manifestent ou se révèlent dans la confrontation avec le monde et l’environnement social.

22Le chapitre initial sur la catégorisation des émotions fait le point sur les théories actuelles, notamment en psychologie et en neurophysiologie, et propose une définition de l’émotion comme résonance affective, physiologique et comportementale du « différentiel » entre les données de la situation et nos pensées et actions en cours. Ce différentiel affectif se produit en particulier lorsque les informations issues du monde extérieur contredisent les attentes du sujet, entraînant alors certaines « révisions » cognitives. À partir de ce tableau des émotions, la thèse générale que développe Livet, en particulier dans le deuxième chapitre, est que les émotions sont un révélateur des valeurs qui motivent nos actions, dans la mesure où elles nous incitent à résister à certaines révisions qui devraient suivre de la pression du monde environnant. Et on peut en outre juger de la valeur des valeurs par le fait que les émotions qu’elles provoquent sont partageables, ce qui est une forme d’universalisation incluant une réalisation affective possible. Contrairement à certaines hypothèses philosophiques qui voient dans les émotions un moyen direct de perception des valeurs, Pierre Livet ne fait donc pas de confusion entre le domaine affectif et le domaine moral, et il ne propose aucune substantialisation des valeurs. La théorie tout à fait originale qu’il défend est plutôt que les valeurs sont des préférences pratiques révélées par des émotions qui poussent un sujet à résister aux révisions induites par son expérience sociale.

23C’est dans le troisième chapitre du livre que Livet développe la dimension proprement sociologique de sa thèse. On peut en effet savoir ce qu’est une valeur en observant le maintien, chez certains sujets, d’une hétérogénéité entre des préférences non satisfaites et cependant non révisées. Et ce sont seulement les valeurs qui survivent au partage des émotions et à l’examen réciproque des valeurs, qui sont à proprement parler des valeurs morales. En confrontant ensuite ses thèses aux grandes tendances de la philosophie morale contemporaine, Livet montre la difficulté à trancher entre réalisme et antiréalisme en morale, mais il souligne aussi le rôle de la justification dans l’établissement des valeurs ce qui pose alors la question du statut de la rationalité morale. Sur un plan général, la rationalité consiste à accepter de réviser nos attentes cognitives, lorsqu’elles sont démenties par les faits. Mais en matière de valeurs, la rationalité se manifeste aussi par une résistance à certaines contingences de l’environnement, ainsi que par une capacité à reconnaître le même genre de résistance en valeur dans le comportement d’autrui. Une attitude n’est morale et rationnelle que si elle accepte de soumettre ses valeurs à une révision en fonction de ses conséquences, tout en résistant à la pression du monde, ce qui entraîne une dynamique qui peut se révéler contradictoire. Finalement, dans le dernier chapitre, Livet engage une discussion plus frontale avec le kantisme et formule ce qu’il appelle un principe d’exception, suivant lequel toute règle présuppose une dualité normalité/exception. Ce principe vise à préciser, contre les différentes formes de dogmatisme ou d’intégrisme, les critères qui rendent obligatoire la révision de certaines attentes normatives, notamment lorsque celles-ci se veulent sans exception ou risquent d’exiger l’abandon d’attentes normatives fondamentales pour autrui.

24Ce livre de logicien s’appuie souvent sur des intuitions très claires et que l’on peut aisément partager, par exemple sur les émotions de base, les rapports entre sentiments et émotions ou entre concepts et émotions ; et il développe une sorte de pragmatisme rationnel et moral qui le distingue nettement des pragmatismes comportementalistes ou réductionnistes. On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point la théorie de la révision, issue de l’épistémologie des sciences naturelles, est applicable au domaine de la morale. Elle se heurte en effet au problème de l’universalisme éthique, qui n’est d’ailleurs pas seulement celui de l’application catégorique des règles, car le fait qu’il y ait toujours des exceptions à certaines règles ne suffit pas à assurer la révisabilité de toutes les notions morales : une valeur peut très bien ne pas être applicable dans certains cas et cependant ne pas devoir être révisée. Pierre Livet, pour sa part, se garde bien d’adopter un point de vue naturaliste ou relativiste, mais il évite aussi de prendre un parti rationaliste fort qui l’obligerait à expliciter davantage les sources rationnelles de l’exigence de révision ou du refus de certaines révisions, se concentrant plutôt sur l’analyse des indicateurs de valeurs. Il est d’ailleurs vrai, comme il le souligne, que la certitude morale n’est pas toujours attestable, et que le partage affectif des valeurs résistantes est souvent un signe de leur universalisation possible.

25Quant au rôle des émotions comme révélateur des valeurs, il est aisément vérifiable dans l’expérience sociale courante – et c’est bien là ce qui fait la force de la thèse proposée par cet ouvrage. Mais souvent aussi les émotions ne révèlent que des préjugés ou des idiosyncrasies sans valeur, ce dont Pierre Livet convient tout à fait. Et puisque toutes les émotions résistantes ne sont pas moralement bonnes, on aurait sans doute besoin d’une critériologie morale plus développée pour pouvoir faire le partage. De plus, de même qu’il y a des résistances à la révision qui ne sont pas des valeurs, il y a aussi des vraies valeurs qui, malheureusement, ne résistent pas à la révision (exemple : la propagation d’une idéologie totalitaire qui emporte tout, y compris le bon sens, sur son passage). On peut donc craindre que l’analyse des révisions ou des résistances aux révisions ne soit qu’un moyen incertain d’accès au contenu proprement moral des valeurs. Une raison supplémentaire de perplexité serait que les valeurs ne sont sans doute pas des préférences, même justifiées, mais des virtualités du « meilleur » concevable pour un agent, lorsque les préférences, justement, ne suffisent plus à fonder son choix et qu’il a au contraire le plus grand besoin d’étalons de mesure impersonnels auxquels il pourrait soumettre les situations problématiques.

26On pourrait dire finalement que le propos éthique de Livet repose sur une sorte de maxime : « Mets tes intuitions morales ou non morales à l’épreuve de la résistance du monde et de l’intersubjectivité », à laquelle il me semble vraiment difficile de ne pas souscrire. Mais on pourrait aussi remarquer que cette maxime n’est pas elle-même soumise à révision, ce qui pourtant ne l’affaiblit en aucune façon.

27Patrick PHARO

Steven Pinker. — The Blank Slate : The Modern Denial of Human Nature. — New York, Viking, Penguin, 2002, 509 p.

28Spécialiste de sciences cognitives et de psycholinguistique au MIT et auteur de copieux ouvrages de vulgarisation dans ces disciplines (dont deux traduits en français, L’instinct de langage et Comment fonctionne l’esprit) Pinker nous offre un nouvel opus de 500 pages muni d’une imposante bibliographie et d’un index substantiel.

29L’intention de Pinker dans cet ouvrage est de montrer que l’esprit humain n’est pas une page blanche ou, selon l’image célèbre de John Locke, une table rase qui se structure sous l’effet de l’expérience et de nos contacts avec le monde. L’esprit humain, comme le corps humain est le produit de l’évolution et possède de ce fait une structure transmise génétiquement. Il est composé de modules mentaux qui sont des sortes de programmes neurologiques réalisant une fonction spécifique. Il y a un module de la vision, un autre de la grammaire, un module de détection des tricheurs, etc. Ces modules sont le produit de l’évolution au sens où ils ont été sélectionnés par l’évolution en raison de leurs avantages adaptatifs, comme beaucoup de propriétés physiques et biologiques des humains. Cette hypothèse s’applique aux capacités cognitives autant qu’aux dispositions à l’origine des comportements de toute nature des humains. La nouvelle science de ces phénomènes est la psychologie sociale évolutionnaire, produit de la biologie, de la théorie moderne de l’évolution et d’une multitude de travaux en psycholinguistique, développement de l’enfant, primatologie, etc. Pinker en convoque les résultats pour montrer qu’il est possible d’inventer une histoire vraisemblable et documentée expliquant pourquoi chaque trait comportemental actuel peut trouver son origine dans un avantage adaptatif qui explique son apparition, son extension et son maintien dans l’espèce humaine. L’espèce humaine possède donc une nature à l’origine de notre commune humanité. La psychologie évolutionnaire explique pourquoi la page n’est pas blanche.

30Pinker ne veut pas dire que la cause d’un comportement actuel, alimentaire ou sexuel d’un individu est à rechercher dans le passé. Il mange parce qu’il a faim et cette sensation de faim est actuelle. C’est ce qu’il appelle la cause proximale (proximate) du comportement. Mais comment expliquer l’apparition de la faim ou du plaisir sexuel ? Ces deux pulsions sont apparues dans le passé et ont été sélectionnées en raison de leur avantage adaptatif car elles permettent aux individus de survivre et de se reproduire. Cette explication constitue la cause ultime (ultimate) du comportement. Cette distinction soulève une difficulté assez générale. Il est possible de construire une histoire évolutionnaire selon laquelle des émotions comme la gratitude envers ceux qui coopèrent ou le mépris envers les tricheurs expliquent les comportements coopératifs actuels et ont été sélectionnées en raison de l’avantage évolutif pour la reproduction accordé à ceux qui coopèrent. Néanmoins, un comportement actuel de coopération peut aussi s’expliquer par des causes différentes comme la découverte qu’il est profitable de coopérer à certaines conditions. On peut se demander si l’explication par la rationalité de l’agent intéressé n’est pas plus simple. On retrouve un tel dualisme dans le domaine de la morale. Pinker distingue la morale en tant qu’éthique soumise à la discussion d’un sens moral composé d’émotions et dont la psychologie évolutionnaire expliquerait l’apparition. Il soutient que la biologie n’est pas la morale et que nous pouvons très bien aller à l’encontre de notre nature façonnée par l’évolution si notre morale l’exige. Il ne prétend pas comme le darwinisme social et la sociobiologie des premiers temps (celle de Wilson) que tout ce qu’on trouve dans la nature est bon, que nous devons suivre notre nature et qu’il serait immoral de ne pas le faire. Mais il ne croit pas non plus qu’un acte moral n’a nécessairement rien à voir avec la biologie, comme le pensait Aristote, qui excluait du domaine de la morale ce qui est corporel au motif que ce n’était pas propre à l’homme. Les relations entre les deux sont complexes mais intéressantes à examiner dans le cadre thématique de ce numéro.

31Il n’y a pas chez Pinker d’agenda caché. L’adversaire est clairement identifié et combattu chapitre après chapitre. C’est la religion de la vie intellectuelle moderne qui fait de l’esprit une page blanche dépourvue de structures sur laquelle il serait possible d’écrire ou de graver ce que la société désire. Un usage intensif de citations tirées des Règles de la méthode sociologique lui permet d’attribuer à Durkheim la paternité des deux postulats fondamentaux de la religion moderne, déni de la nature humaine et indépendance de la culture vis-à-vis de l’esprit humain, source d’un relativisme provenant de la grande diversité des cultures. En fait Durkheim s’appuie dans certaines de ses œuvres comme L’éducation morale sur ce qu’il estime être des dispositions naturelles pour développer les principes d’une éducation morale propre aux sociétés modernes, c’est-à-dire libérées d’influences religieuses. Il est fort possible qu’il existe des universaux indépendants de toute culture et dont certains ont un contenu moral (comme la promesse ou la honte), comme le suggère la liste publiée en annexe de l’ouvrage de Pinker et remise curieusement à jour de temps à autre parce que les ethnologues en découvrent sans arrêt. Il n’en demeure pas moins que, comme l’admet l’auteur, les cultures ne possèdent pas toutes la même liste d’universaux. Durkheim pense pour sa part que la liste possédée par les cultures modernes est préférable à celle des cultures fondées sur la religion, bien qu’il y ait naturellement une sorte de continuité entre ces cultures comme le montre son ouvrage sur Les formes élémentaires de la vie religieuse. On pourrait argumenter de la même façon à partir des processus wébériens de moralisation et de rationalisation de la religion.

32Pinker reprend sans trop y regarder la distinction convenue entre la théorie de l’agent normatif et celle de l’agent rationnel en l’identifiant à la distinction entre la tradition sociologique (Marx, Durkheim, Weber, Parsons, etc.) et la tradition économiste (Hobbes, Locke, Smith, Bentham, etc.) pour affirmer que la théorie moderne de l’évolution valide cette dernière tradition, comme le montre l’exemple de l’altruisme de réciprocité. L’explication des conduites altruistes consistant à faire bénéficier autrui d’une action coûteuse pour l’agent est chose difficile. L’altruisme de réciprocité suppose simplement que les gens s’échangent des faveurs. Cette stratégie est censée être une meilleure adaptation à long terme car les tricheurs qui ne retournent pas les faveurs finiront par être évités ou punis. Ou alors, les réciprocateurs finiront pas disparaître au profit des tricheurs dont le comportement est moins coûteux mais qui finiront eux aussi par disparaître puisqu’ils ne coopèrent pas. C’est une question de proportions des deux populations. En fait, les modèles mathématiques sont complexes, surtout si l’on fait intervenir des variables comme les émotions, la gratitude, la honte, la sympathie, la colère, etc., qui contribuent à définir les « coûts ». Et finalement, le meilleur moyen de convaincre autrui que vous êtes digne de confiance et généreux est d’être digne de confiance et généreux.

33C’est pourquoi la nature nous a dotés d’un sens moral. Sous son aspect biologique, le sens moral est un sens comme les autres, une sorte de gadget neurologique formé par la sélection naturelle pour faire un job particulier, celui de résoudre les questions de coordination, de coopération et de partage des fruits de l’activité des agents. Le sens moral est source de convictions morales s’appuyant sur des émotions morales à base neurobiologique. Une émotion a une origine naturelle (colère provoquée par agression) qui lui permet d’être sélectionnée (recrutée) pour remplir une fonction morale (punir les tricheurs). Il existe quatre familles d’émotions morales qui jouent un rôle dans nos relations avec autrui. Ce sont les émotions qui servent à condamner autrui pour punir les tricheurs (comme le mépris), à le louer pour le récompenser (gratitude), à nous émouvoir de ses souffrances pour l’aider (compassion) et à nous empêcher de tricher (honte).

34L’être humain est non seulement un animal moral mais aussi un animal moralisateur (sanctimonious animal). La moralisation est une technique pour dominer un partenaire dans une interaction, fondée sur la rectification des comportements, des croyances ou des pensées : ce que tu as fait, ce que tu penses, ce que tu crois est mal, tu t’en rends compte ? Non, alors voici pourquoi tu ne dois plus le faire, le penser ou le croire. Le sens moral donne accès à des vérités morales mais peut aussi se tromper comme nos autres sens. Il est possible de construire des expériences de pensée ou même des situations expérimentales dans lesquelles nos intuitions morales sont en échec. Nous ne devons donc pas laisser les sentiments moraux nous guider dans la résolution des questions morales. Au contraire, il faut employer un raisonnement moral pour tenter de les résoudre. Les émotions morales peuvent cependant parfois faire contrepoids à la rationalité en s’opposant à des décisions jugées moralement inhumaines ou trop douloureuses ou à des atrocités suscitées par d’autres émotions morales. Les émotions morales sont source de jugements de valeur qui ne s’accordent pas souvent entre eux et le danger serait de laisser une émotion particulière prendre le pas sur les autres de sorte que la valeur qu’elle produit serait jugée incommensurable avec les autres valeurs et pourrait les détruire.

35La variabilité interindividuelle de cette disposition est cependant flagrante. Le sens moral n’est pas une disposition analogue aux facultés des sens, de ce point de vue. Comme le soulignait Aristote, notre sens de la vue existe dès la naissance et ce n’est pas en multipliant les expériences de sensation de vision qu’on acquiert le sens de la vue. Par contre, le sens moral paraît sensible à l’environnement social. Pinker pense que nous sommes dotés d’un répertoire de stratégies conditionnelles de développement de notre personnalité que nous pouvons mettre en œuvre en fonction des environnements rencontrés. Nous pouvons devenir généreux si suffisamment de gens autour de nous le sont. Mais il y a deux façons d’expliquer cela. La première est fondée sur l’altruisme de réciprocité, disposition faisant partie de notre répertoire en raison de son avantage adaptatif et mise en œuvre dans les différentes interactions au cours desquelles se forme notre personnalité pendant l’enfance et l’adolescence. Plus notre entourage est généreux, plus nous le devenons. Pinker préfère un autre mécanisme consistant simplement à dire que nous possédons ces dispositions à des degrés divers en raison de leur héritabilité car des études montrent, selon lui, que presque tous les traits de caractère ont un certain degré d’héritabilité.

36Jacques MERCHIERS

Richard Sennett. — Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité. — Trad. fr. P. E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2003, 298 p.

37Depuis peu, de nombreux ouvrages ayant trait aux problèmes moraux viennent enrichir la littérature sociologique. L’un des plus récents est Respect in a World of Inequality, paru aux États-Unis l’année dernière et traduit en France par Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, et dont l’auteur, président du conseil américain du travail, n’est autre que Richard Sennett, dont Le travail sans qualité, les conséquences humaines de la flexibilité, entre autres, a bénéficié d’une reconnaissance internationale.

38Cette réflexion dont l’actualité n’échappera pas au lecteur a pour objet la protection sociale et vise précisément le fragile équilibre entre le respect légitime dont devraient bénéficier les individus en situation de dépendance sociale et la dimension inégalitaire des rapports sociaux. Puisant à la fois dans sa propre expérience et dans l’histoire des institutions américaines, Sennett voudrait venir à bout de la question suivante : « Dans la société, et plus particulièrement dans l’État providence, le problème est pour l’essentiel de savoir comment les forts peuvent pratiquer le respect envers ceux qui sont destinés à rester faibles » (p. 298).

39Il faut d’emblée noter qu’une des grandes difficultés auxquelles se heurte notre sociologue réside dans l’impossibilité pour l’observateur de rendre compte de manière univoque du sens du respect. Ainsi, après avoir invoqué la complexité des significations sociales et psychologiques du respect, ce dernier avance que « les actes qui expriment le respect (les actes de reconnaissance d’autrui) sont exigeants et obscurs » (p. 74). Au lieu donc de s’attaquer pour ainsi dire frontalement à la notion, il préfère y réfléchir en montrant en quoi certains concepts permettent de s’en approcher. En s’appuyant sur l’idée de caractère qui « détermine la façon dont chacun s’exprime dans les relations sociales », Sennett s’applique à montrer que statut et prestige peuvent susciter le respect mais présentent l’inconvénient de privilégier la hiérarchie entre individus. La reconnaissance, quant à elle, s’en rapproche déjà plus mais doit demeurer indissociable de l’honneur social où se lient de manière inextricable image de soi et celle que nous renvoient les autres, renforçant la dimension mutuelle présente dans la reconnaissance. Pour ce qui est de la dignité, Richard Sennett nous dit qu’ « en temps que valeur universelle elle ne donne aucun indice sur la manière de pratiquer un respect mutuel inclusif » (p. 73). En outre, la dimension subjective du caractère rend encore plus fragile la désignation de ce que sont les expressions de respect. L’auteur admet ainsi que l’observance de codes et rituels ne suffit pas à comprendre la pratique du respect, puisque le caractère, « face relationnelle de la personnalité », implique certains réaménagements, certains « caprices » quant à la manière d’appréhender les situations.

40Il en ressort que le respect se caractérise par l’idée de reconnaissance mutuelle médiatisée par le caractère dont le soubassement, nous dit Sennett, est le respect de soi. Réfléchir sur le respect en situation d’inégalité, c’est alors comprendre comment l’asymétrie peut affecter le caractère et par là le respect qu’autrui a de lui-même.

41L’auteur va donc centrer son analyse sur la valorisation sociale de comportements qui invitent au respect. Ils sont au nombre de trois : le développement du talent, le souci de soi, et Sennett entend par là l’effort pour ne pas être un poids pour les autres, et enfin répondre au principe de réciprocité de l’échange. Ce dernier va montrer qu’une telle valorisation, loin de susciter du respect, a plutôt pour conséquence une dévalorisation de l’autre quand celui-ci est en situation de précarité. Il faut maintenant suivre notre sociologue dans son analyse critique de l’État providence dans son expression libérale.

42Richard Sennett se propose donc de comprendre ce qu’il en est de ces « trois codes modernes du respect ». Pour ce faire, il va se poser la question suivante : le respect mutuel résiste-t-il aux rapports sociaux inégalitaires ? Pour y répondre, le sociologue explique que la société moderne, en rupture avec le modèle aristocratique, s’est construite en substituant le mérite à l’hérédité. Ainsi a pu croître une société méritocratique portée par une bureaucratie pyramidale institutionnalisant l’accès aux fonctions par les compétences.

43Sennett va pourtant montrer que les conditions favorisant le respect manquent cruellement, la valorisation par le talent ne pouvant que contribuer à dévaloriser ceux qui en ont peu. Les moins talentueux, non méritants, dont l’estime de soi s’en trouvera profondément diminuée, auront au sein de l’institution à prouver leur bonne foi, en somme à montrer qu’il sont animés malgré tout du souci de soi.

44Mais au-delà de cet aspect discriminant de la valorisation du talent, l’estime de soi est souvent mise a rude épreuve par la manière même dont est administrée l’aide sociale. Ainsi, puisant dans sa propre expérience, Sennett se souvient qu’à Cabrini, cité de Chicago où il résida dans son enfance, l’encadrement était tel qu’un « régime de surveillance conduisait à des interventions dans la vie des familles ». Il parle à juste titre d’une « approche régulatrice de la vie des gens ». Bien que l’auteur souligne que l’inclusion dans l’institution soit vécue par les bénéficiaires comme le signe d’une certaine reconnaissance, il n’en ressort pas moins qu’une telle conception, au sein de laquelle est absente toute idée d’autonomie, tend à infantiliser le faible. Ses positions ici ne sont pas très éloignées du concept de « société décente » d’A. Margalit pour lequel une société, par ses institutions, se doit de ne pas humilier.

45En outre, dans sa version plus récente, l’organisation pyramidale faisant place à un modèle moins rigide (caractérisé par la promotion du réseau, la suppression des couches intermédiaires, la flexibilité), les communautés et autres bénévoles seront jugés plus aptes à dispenser l’aide sociale. Or, ce n’est pas une solution pour Sennett car la relation de face-à-face, loin d’amenuiser l’asymétrie propre à la relation d’aide, l’accroît du fait même de la compassion qui peut être interprétée comme une manifestation de condescendance, ou du fait d’un don effectué à des fins d’autovalorisation. L’aide sociale requiert donc une distance propre aux relations impersonnelles.

46Richard Sennett, on l’aura deviné, n’est pas un farouche partisan de la morale du sentiment. On vient de le voir, éprouver de la compassion ne contribue pas pour lui à rééquilibrer ce rapport inégalitaire, loin de là. Ainsi, ce qui caractérise ces politiques sociales, c’est qu’elles incitent certes à la reconnaissance mais n’attribuent aucune autonomie aux bénéficiaires de l’aide. Il faut préciser à ce propos que c’est l’acception psychologique de la notion d’autonomie que privilégie l’auteur. C’est elle (l’autonomie) qui, au sein des rapports sociaux, d’une part rend possible l’instauration d’une relation à l’autre basée sur la reconnaissance et l’acceptation de la différence, et d’autre part invite à admettre l’idée essentielle d’incomplétude d’autrui : « (...) l’autonomie signifie accepter chez l’autre ce qu’on a pas compris, une égalité opaque » (p. 140). Concéder à autrui l’autonomie qui me caractérise c’est rétablir l’égalité perdue. Ce sont là les bases du respect, pour Sennett.

47L’actualité de la pensée de Sennett n’est certes pas à démontrer. Néanmoins la critique que l’on peut lui faire concerne cette idée d’autonomie. En effet, elle nous paraît trop marquée d’une forme de subjectivisme, accentué par les caprices du caractère. L’opacité d’autrui coïncide chez le sociologue avec une opacité du sens, ce qui rend impossible une réelle sémantique du respect. Sennett semble lier à tort non-transparence d’autrui et instabilité sémantique.

48En outre, il nous semble que ce dernier rejette trop systématiquement la notion de compassion et le régime du sentiment. Sennett en effet tend à croire qu’en plus d’être inefficace, la manifestation de compassion envers autrui nécessite de postuler la transparence du prochain. Bien qu’il reconnaisse en un premier temps que « la prestation sociale impersonnelle illustre une vision très pessimiste de la condition humaine » (p. 161), le modèle que propose Sennett est de part en part traversé par l’idée de distance sociale, par le refus de toute proximité affective. Or la fusion n’est pas condition de la compassion, et celle-ci revêt une réelle valeur morale trop vite congédiée par Sennett.

49Olivier DANIEL

Bernard Williams. — Truth and Truthfulness : An Essay in Genealogy. — Princeton, Princeton University Press, 2002, 336 p., ISBN 0691102767.

50L’œuvre de Bernard Williams (1927-2003) a été au centre des discussions intellectuelles pour plus de trois décennies. Il a été considéré comme l’un des philosophes britanniques les plus éminents de sa génération. Ses livres, traduits presque intégralement en français, La fortune morale (1981), L’éthique et les limites de la philosophie (1985) et La honte et la nécessité (1993),, ont marqué à jamais notre compréhension de la connaissance morale.

51Dans son dernier ouvrage publié, Vérité et véracité. Essai de généalogie, Williams se propose d’expliciter les fondements de la véracité comme valeur (p. 20) et, par là, de montrer le rôle central de la vérité dans la vie humaine. Il affirme qu’aucune société ne peut fonctionner sans reconnaître la valeur intrinsèque et non seulement instrumentale de la vérité. La vérité n’est pas réductible à sa fonction de promouvoir le bien-être humain par l’acquisition et la transmission des informations correctes.

52Cependant, l’ambition philosophique de Vérité et véracité ne se limite pas au domaine de l’épistémologie. L’analyse des rapports entre ces deux notions aussi centrales qu’elles soient n’est pas une fin en soi. Elle fait partie d’un projet plus complexe, celui de remise en valeur du libéralisme comme héritage politique des Lumières (p. 4). Ce projet consiste donc à établir les rapports positifs entre vérité scientifique et liberté politique, ce qui devient possible dans la mesure où l’on garantit le lien intrinsèque entre la vérité et la véracité.

53Williams ne développe pourtant pas une théorie de la vérité. De surcroît, il conteste la légitimité des tentatives de définir le concept de vérité ou d’écrire son histoire parce que ce concept reste le même toujours et partout (p. 61). Au lieu de théorie, l’auteur expose une « généalogie fictive » qui traite de la sincérité et de la précision, les « vertus de la vérité », plutôt que de la vérité même.

54Le livre est composé de deux parties. Dans la première, chapitres 1-6, Williams défend l’importance de la vérité tout en montrant la façon dont les deux vertus de la vérité sont enracinées dans les idées pré-éthiques de coopération et de besoins humains. Dans la seconde, chapitres 7-10, l’auteur propose une interprétation des changements historiques dans la compréhension des rapports entre la vérité et la véracité, changements qu’il associe avec des figures intellectuelles tels que Hérodote et Thucydide, Rousseau et Diderot, Habermas et Foucault.

55Williams commence par identifier le problème majeur des sciences sociales et humaines de nos jours, à savoir la tension entre la recherche de la véracité et le doute que, finalement, il n’y a pas de vérité à découvrir (p. 2). D’après Williams, cette tension donne lieu à diverses formes de « négationnisme » intellectuel à propos de la vérité, c’est-à-dire des théories selon lesquelles nous pouvons et devons nous passer de tout concept de vérité distinct de celui de croyance justifiée. Les critiques de Williams s’adressent notamment à des « négateurs » pragmatistes tel que Richard Rorty, qui ne seraient pas en mesure de défendre le libéralisme politique tout en rejetant l’accessibilité des vérités indépendantes de ce que l’on tient pour vrai dans une société concrète.

56Le point de départ de Williams consiste à expliciter le caractère indispensable des « vérités évidentes » pour toute communication. Sans elles, l’apprentissage du langage ne serait même pas possible. Or, l’échange des assertions qui ont du sens est encadré par la capacité d’identifier parmi elles des vérités évidentes, capacité que tout locuteur compétent possède.

57Afin d’éclaircir ce point, Williams introduit la fiction de « l’état naturel », « une société humaine peu nombreuse qui parle la même langue, mais ne possède aucune technologie développée ni forme d’écriture » (p. 40). La coopération nécessaire pour la survie de chacun des membres de cette communauté mène à l’émergence des vertus de la véracité qui, une fois apparues, ne sont plus réductibles à des qualités avantageuses pour cette même coopération. La précision constitue la disposition à prendre soin de la formation de ses croyances ; disposition qui permet de résister aux tendances à prendre ses désirs pour la réalité, à s’illusionner, à succomber à la propagande ou tout simplement à la nonchalance et à la paresse intellectuelles. La sincérité est la disposition à communiquer, ouvertement et sans ambiguïté, ce que l’on croit effectivement. Ces dispositions sont des vertus, dans la mesure où leur exercice vient à l’encontre des obstacles internes ou des tentations comme, par exemple, celle de profiter de la communication plus que d’y contribuer, aussi bien que des obstacles externes comme, par exemple, celui de se décourager trop vite devant les difficultés épistémiques. Seules les sociétés capables d’apprécier la valeur intrinsèque de la précision et de la sincérité seraient à la fois ouvertes au progrès scientifique et respectueuses des libertés individuelles.

58En résumé, l’argument de Williams est construit de la façon suivante : 1 / la confiance parmi les participants à la communication est indispensable pour leur coopération réussie ; 2 / cela est d’autant plus clair dans l’état naturel où chacun a des avantages positionnels en tant que témoin oculaire vis-à-vis des autres, mais doit également compter sur leurs témoignages afin de compléter son image de la réalité qui, autrement, resterait partiale et trompeuse ; 3 / la capacité de coopérer nécessite le développement des vertus de la véracité ; 4 / la précision et la sincérité impliquent la valeur intrinsèque de la vérité, autrement elles ne sauraient remplir leur fonction de promouvoir la confiance et la coopération.

59Cet argument dépend du bien-fondé de la généalogie fictive censée constituer un nouveau type d’explication dans les sciences sociales et humaines. Williams insiste sur le fait que l’état naturel ne constitue pas une spéculation évolutionniste ni une contribution à la préhistoire de l’humanité (p. 30). Le but de cette fiction inspirée par l’œuvre de Nietzsche est justement d’éviter les malentendus des abstractions fonctionnalistes ainsi que les erreurs des explications prétendument historiques (p. 33). Williams considère que la méthode généalogique est la seule qui puisse rendre intelligible la valeur de la vérité sans pour autant la réduire à son utilité pour la coopération humaine. Dans cette perspective, la vérité s’avère être une valeur dérivée et tout de même intrinsèque (p. 38). Elle est dérivée parce qu’elle surgit de désirs et de besoins plus primitifs, concernant la coopération et le bien-être humains, ce qui la rend intelligible. Elle n’est pourtant pas réductible à la fonction de promouvoir ces derniers, et sauvegarde son caractère de bien réellement intrinsèque (p. 92). Cependant, Williams n’offre aucun argument qui nous aurait permis de voir en quoi l’explication généalogique diffère de l’explication purement fonctionnelle ou conséquentialiste. Cela pose la question de savoir si la valeur intrinsèque de la vérité est effectivement garantie par la généalogie fictive. Mais si l’on ne peut prouver que la valeur instrumentale de la vérité, on est obligé de revenir à la thèse de l’indiscernabilité de la vérité et de la croyance justifiée que les négateurs avancent (p. 128). Par conséquent, il serait possible de cultiver la précision et la sincérité seulement comme des vertus de la véracité, sans référence aucune à la vérité.

60Nonobstant, le lien conceptuel entre la vérité et la liberté, l’un des thèmes majeurs du livre de Williams, est très clairement explicité dans l’analyse du mensonge au chapitre 5. Si dans la communication orientée par les vertus de la véracité on aboutit à des vérités à propos du réel, quand nous mentons, nous ne laissons pas de chance à l’autre de former lui-même ses réactions aux faits. Nous lui imposons une image du réel qui n’est que le résultat de notre volonté. Nous limitons la liberté de la personne trompée qui, de cette façon, se retrouve en notre pouvoir (p. 118). Selon Williams, mentir n’est qu’une forme de manipulation des croyances parmi d’autres. En ce sens, il considère qu’une distinction stricte entre le mensonge, d’une part, et tout autre type de duperie, d’autre part, n’a pas de fondements théoriques : une telle distinction ne fait que fétichiser l’assertion (p. 101).

61Cette thèse n’aboutit pourtant pas à une forme de rigorisme kantien encore plus exigeant. Au contraire, Williams essaie de justifier le droit et même le devoir de mentir vis-à-vis de ceux qui ne méritent pas la vérité (p. 112). On ne peut être tenu pour responsable de dire le vrai si l’on n’est pas en situation communicative de confiance, si l’échange d’information ne se laisse interpréter sous aucune forme de réciprocité, bref, si les relations communicatives sont structurées uniquement par le pouvoir. Williams en donne un exemple tout à fait éclairant. Si quelqu’un nous dit : « Je promets de ne pas vous tuer », nous n’avons aucune raison de lui faire confiance. Si nous ne pouvions pas compter sur le fait qu’il ne nous tuerait pas, nous ne pourrions pas non plus compter sur le fait qu’il tiendrait sa promesse (p. 89). Dans de tels cas qui, par ailleurs, ne se limitent pas au danger de mort violente mais comprennent toute forme d’intrusion dans notre intimité, la tromperie et le mensonge sont non seulement autorisés, mais aussi recommandés. Selon Williams, il y aurait donc quelque chose de moralement répréhensible dans le regret que l’on aurait éprouvé d’avoir menti au tueur qui cherchait sa victime. Ainsi, les sociétés qui n’arrivent pas à garantir le respect de la sphère privée obligent leurs membres à mentir, ce qui, du point de vue moral, aurait le statut d’autodéfense légitime.

62Les situations dans lesquelles le mensonge est ce que l’on doit faire restent pourtant toujours anomales. En revanche, leur généralisation tend à dépasser le niveau de l’assertion et finit nécessairement par la distorsion de nos croyances factuelles. À partir d’une lecture de 1984 de George Orwell, Williams montre que l’atteinte ultime à la liberté humaine s’attaque en fait à la capacité de former des croyances vraies (p. 148).

63Dans la seconde partie de Vérité et véracité, Williams propose une analyse historique des rapports entre ces deux concepts. Le chapitre 7 traite de la découverte du temps objectif, découverte que l’on doit à Thucydide, dans la mesure où il a été le premier à appliquer le concept de vérité au passé éloigné (p. 163).

64Un autre moment notoire dans l’association de la véracité à la vérité que Williams, survolant quelques dizaines de siècles, discute au chapitre suivant concerne la cristallisation de l’idéal de l’authenticité à travers les désaccords entre Rousseau et Diderot au sujet de la connaissance de soi et de la véracité au sujet de sa propre vie (p. 173). Tout en critiquant la conception de Rousseau selon laquelle la sincérité est le fondement nécessaire et suffisant de toute autre vertu et mène tout naturellement à l’authenticité, Williams s’appuie sur l’œuvre de Diderot afin de montrer que la sincérité n’est pas la seule vertu de la véracité. Sans la vertu de la précision que l’on développe dans l’interaction avec autrui – par le fait même d’être responsable de ce que nous allons lui faire croire –, nous n’aurions pas de croyances stables, mais une sorte d’ « humeur propositionnelle » (p. 191).

65Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’importance de la vérité dans la politique et la vie sociale. L’objectif de Williams est de montrer comment la véracité, étant une valeur libérale parmi d’autres, peut devenir l’instrument le plus puissant contre l’injustice sociale. Dans ce sens, Williams critique la conception de la communication comme « marché des idées ». Laissé à lui-même, ce marché ne saurait garantir l’accès à la vérité. En revanche, cela devient possible par l’application du « Principe critique » selon lequel l’accord social autour de certaines assertions ne garantit pas leur vérité si l’on peut interpréter l’acceptation de ces assertions comme résultat de l’exercice d’un pouvoir quelconque et non pas de la communication dirigée par les vertus de la véracité (p. 230).

66La profondeur et l’originalité de la réflexion, la richesse des thèmes abordés, l’élégance du style et le sens de l’humour dont le dernier livre de Williams Vérité et véracité fait preuve, le rangent, à mon sens, parmi les lectures indispensables. Tout au moins pour ceux d’entre nous qui se sentent concernés par la recherche de la vérité dans les sciences sociales et humaines.

67Lubomira RADOILSKA

Notes

  • [1]
    P. Kemp, L’irremplaçable. Une éthique de la technologie (1991), trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 1997.
  • [2]
    H. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf (1979), trad. et prés. J. Greisch, 1991.
  • [3]
    L’irremplaçable, op. cit., p. 86. On notera que Kemp prend ses distances avec la philosophie analytique, ce qui nous paraît problématique pour les questions morales, vu la richesse des ressources qu’elle offre pour la clarification.
  • [4]
    C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [5]
    E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), dans Œuvres philosophiques, t. II, trad. V. Delbos, cor. F. Alquié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 295, 301, 303, 308.
  • [6]
    C. Hodgkingson, The Philosophy of Leadership, Oxford University Press, 1983.
  • [7]
    P. Kemp, L’irremplaçable, op. cit., p. 289.
  • [8]
    Voir B. Reber, La nouveauté éthique des « nouvelles technologies ». Les techniques confrontées à l’exigence apocalyptique “, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, 1999.
  • [9]
    J.-M. Ferry, Les puissances de l’expérience, 2 t., Paris, Cerf, 1991.
  • [10]
    Reconnaissant le caractère programmatique de l’entreprise, Kemp renvoie à un ouvrage à venir. L’irremplaçable, op. cit., p. 37.
  • [11]
    Voir par exemple S. Joss (éd.), Special Issue on Public Participation in Science and Technology. Science and Public Policy, vol. 26, no 5, octobre 1999, p. 290-373 ; J. Simon, S. Bellucci (ed.), Participatory Technology Assessment. European Perspectives, Centre for the Study of Democracy and Swiss Centre for Technology Assessment, 2003 ; B. Reber, « Compatibilité d’une éthique du futur avec une concertation démocratique », Quaderni, Le risque : les choix technologiques, no 48, automne 2002, p. 79-88 ; « Les controverses scientifiques publiques au secours de la démocratie », dans Cosmopolitiques. Cahiers théoriques pour l’écologie politique, 3, 2003, p. 93-107.
  • [12]
    P. Chabot et G. Hottois, Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p. 12.
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