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Article de revue

Comment les intervalles temporels entre les répétitions d’une information en influencent-ils la mémorisation ? Revue théorique des effets de pratique distribuée

Pages 435 à 462

1. – Introduction

1La répétition des informations est une composante essentielle de l’apprentissage et de la mémorisation. Réviser un item, comme par exemple un mot d’une langue étrangère, renforce son apprentissage initial et favorise son rappel ultérieur (pour une revue, voir Greene, 2008). Depuis les travaux d’Hermann Ebbinghaus à la fin du XIXe siècle, on sait qu’espacer dans le temps les épisodes d’apprentissage influence grandement la rétention ultérieure. C’est l’effet de pratique distribuée. Par exemple, Ebbinghaus (2010) avait observé que 38 répétitions d’une liste de syllabes sans signification réparties sur trois jours étaient aussi efficaces pour la mémoire que 68 répétitions à la suite le même jour. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas ici de la question du fractionnement du temps d’étude portant sur du matériel différent, mais bien de la répartition temporelle des répétitions des items.

2Cet article a pour objectif de présenter une synthèse des travaux réalisés en psychologie cognitive et dans d’autres disciplines des sciences cognitives sur l’effet de pratique distribuée et de discuter des différentes hypothèses théoriques qui visent à en rendre compte. Une telle synthèse nous semble pertinente dans la mesure où la dernière revue de littérature en langue française sur le sujet avait été proposée en 1987 (Perruchet, 1987).

3L’effet de pratique distribuée peut se décomposer, comme le proposent Cepeda, Pashler, Vul, Wixted, et Rohrer (2006) en deux sous-effets qui se distinguent au plan méthodologique, l’effet d’espacement et l’effet d’intervalle. D’une part, « l’effet d’espacement » (spacing effect) consiste en la supériorité de répétitions espacées dans le temps sur des répétitions massées, c’est-à-dire présentées en succession immédiate. Cet effet est majoritairement étudié sur une seule session expérimentale avec présentation d’une liste dans laquelle des mots ou des paires de mots sont répétés. D’autre part, « l’effet d’intervalle » (lag effect) consiste à comparer différentes conditions espacées. Cet effet peut être étudié, tout comme l’effet d’espacement, sur une seule session expérimentale, mais également dans le cadre de plusieurs sessions d’apprentissage répétées sur plusieurs jours. Ce dernier cas constitue une situation se rapprochant de ce qui est mis en œuvre par un sujet dans un cadre réel d’apprentissage. Ces deux effets étant probablement sous-tendus par des mécanismes cognitifs distincts, nous les traiterons séparément.

2. – L’effet d’espacement

2.1. – Paradigme expérimental

4Le paradigme généralement utilisé pour étudier les effets de pratique distribuée comporte deux phases, l’une d’apprentissage, l’autre de rappel. Lors de la phase d’apprentissage, des items, comme par exemple des paires de mots appartenant à deux langues différentes, sont présentés un à un au participant et celui-ci a pour consigne de les apprendre. Lors de la phase de rappel, le participant a pour tâche de restituer un maximum de bonnes réponses lors d’une tâche de rappel libre, de rappel indicé, ou de reconnaissance. Cette tâche de rappel se produit après qu’un Délai de rétention (DR), qui représente la durée entre la fin de la phase d’apprentissage et le rappel, se soit écoulé.

5Au sein de la phase d’apprentissage, chaque item est présenté deux fois et l’on fait varier expérimentalement l’intervalle de temps qui sépare les deux présentations de l’item, c’est-à-dire l’Intervalle inter-répétition (IIR). La plupart des études ont étudié les effets de pratique distribuée sur une courte échelle de temps et, dans ce cas-là, tous les essais se déroulent en continu au cours d’une seule période d’apprentissage. Deux présentations d’un même item peuvent se produire successivement, c’est-à-dire avec un IIR nul, et l’on parle alors de condition massée (par ex., dog-chien ; dog-chien). À l’inverse, d’autres items peuvent être intercalés entre les deux présentations de l’item cible (par ex., dog-chien ; house-maison ; car-voiture ; dog-chien). La présentation est alors dite distribuée (ou espacée) et l’IIR se mesure par le nombre d’items intercalés (ici, deux). Enfin, le DR peut lui aussi être manipulé. Le décours temporel de ce type de paradigme est présenté dans la Figure 1a.

Figure 1.
figure im1
Schéma du paradigme classiquement mis en œuvre pour étudier les effets de pratique distribuée (A : études sur une courte échelle temporelle, c’est-à-dire, effet d’espacement ; B : études sur une longue échelle temporelle, c’est-à-dire, effet de l’intervalle). Une même lettre désigne un même item.
Figure 1. Diagram of the usual paradigm used to study the distributed practice effect (A: studies over a short timescale, i.e., spacing effect; B: studies over a long timescale, i.e., lag effect). Any given letter represents an item.

2.2. – Résultats

6Les nombreuses études qui ont été conduites depuis les années 1960 ont mis en évidence l’effet d’espacement, c’est-à-dire l’observation que les performances au test final sont plus élevées en condition distribuée qu’en condition massée (Braun & Rubin, 1998 ; Melton, 1967 ; Melton, 1970 ; pour revues, voir Cepeda et al., 2006 ; Dempster, 1989 ; Hintzman, 1974) et ce, avec une performance parfois doublée, voire triplée. L’effet d’espacement est indépendant du matériel utilisé (Wahlheim, Dunlosky, & Jacoby, 2011), du type de tâche mnésique choisi pour mesurer la rétention (c’est-à-dire, reconnaissance, rappel indicé, rappel libre, ou jugement de fréquence) et il s’observe à tous les âges de la vie (Balota, Duchek, & Paullin, 1989 ; Childers & Tomasello, 2002). De plus, l’effet d’espacement est également observé lorsque l’apprentissage des items est incident (Greene, 1990 ; Toppino, Fearnow-Kenney, Kiepert, & Teremula, 2009). Enfin, il est important de noter que distribuer les apprentissages est également avantageux pour la mémoire procédurale (Simmons, 2012) et l’effet s’observe également dans des paradigmes de conditionnement chez le bébé (Galluccio & Rovee-Collier, 2006) et chez l’animal (Genoux et al., 2002 ; Kandel, 2001). L’ubiquité et la robustesse de ce phénomène suggèrent qu’il traduit une propriété fondamentale du fonctionnement de la mémoire, de sa forme la plus rudimentaire chez l’organisme simple à la plus élaborée chez l’humain, et qu’il constitue une adaptation efficace du système mnésique pour mémoriser les stimuli qui se répètent dans l’environnement. Nous nous limiterons toutefois ici au cas de la mémoire explicite déclarative.

2.3. – Mécanismes en jeu

7Quels sont les mécanismes cognitifs responsables de l’effet d’espacement ? Plusieurs hypothèses ont été proposées et débattues dans la littérature. Elles portent essentiellement sur le processus opérant lors de l’encodage des informations (par opposition aux processus de maintenance et de récupération), à l’exception d’une d’entre elles (celle de la consolidation) qui met l’accent sur les processus de maintenance. Ces différentes hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives.

8Avant de développer ces hypothèses, on peut d’ores et déjà écarter celle de la répétition mentale comme source de l’effet d’espacement. Spontanément, lorsqu’on entreprend de mémoriser des informations, on tend à les répéter mentalement. Lors de la mémorisation d’une liste, il a été montré que les items massés reçoivent moins d’occasions de répétition mentale que les items espacés car les sujets utilisent le temps normalement alloué aux répétitions massées pour répéter d’autres items de la liste (par ex., Rundus, 1971). Cependant, lorsqu’on force les sujets à répéter uniquement les mots au moment de leur présentation, l’effet d’espacement est toujours observé (Delaney & Verkoeijen, 2009). Ainsi la répétition mentale n’est pas la cause de l’effet d’espacement, même si elle peut l’accentuer (pour un développement de cette question, voir Toppino & Gerbier, 2014).

9Nous développerons tout d’abord les hypothèses de la variabilité de l’encodage et du traitement déficitaire. Nous reviendrons plus en détail sur celle de la récupération en phase d’étude (study-phase retrieval) dans la section traitant de l’effet d’intervalle.

2.3.1. – Variabilité de l’encodage

10La théorie de la variabilité de l’encodage (Bower, 1972 ; Estes, 1955 ; Glenberg, 1979 ; Martin, 1968) se fonde sur le postulat qu’une même information peut être encodée en mémoire de plusieurs façons. Ces différents encodages sont induits par des variations dans le contexte prévalent au moment de l’encodage. Le contexte est ici considéré de façon très large, englobant tant les éléments physiques du contexte expérimental (comme les couleurs, les sons, ou encore les items précédents et suivants de la liste de stimuli, etc.), que l’état interne du sujet (incluant l’ensemble des représentations activées chez le sujet ainsi que son état émotionnel). Ces éléments contextuels agissent sur la trace mnésique de deux façons : soit en étant encodés dans la trace mnésique avec l’information cible (c’est-à-dire, qui est l’objet de l’attention du sujet), soit en influençant la façon dont le sujet interprète cette information cible (par exemple, le mot manche évoque un concept différent selon qu’il est inclus dans un contexte évoquant un vêtement, un sport, ou la géographie). De plus, selon l’hypothèse de la variabilité de l’encodage, chaque événement déclenche l’encodage d’une trace spécifique en mémoire. L’élément critique à la base de cette hypothèse est que plus les traces encodant l’information répétée sont de nature différente et variée, plus nombreuses sont les possibilités d’accès et, par conséquent, meilleurs sont le rappel ou la reconnaissance ultérieurs. Il est enfin postulé que les éléments contextuels varient progressivement avec le passage du temps. Ainsi, les différences entre les contextes d’encodage de la première présentation (P1) et de la seconde (P2) augmentent lorsque l’IIR s’allonge. Il découle logiquement de ces postulats que de longs intervalles sont bénéfiques à la récupération finale.

11Bien que cette hypothèse semble intuitivement plausible, elle résiste assez mal à l’épreuve des tests expérimentaux. Si les variations de contexte induites par l’évolution de l’environnement au fil du temps sont responsables de l’effet de pratique distribuée, les manipulations visant à faire varier artificiellement l’encodage d’un item entre ses présentations répétées devraient aboutir à une amélioration des performances. Pour faire varier l’encodage on peut par exemple modifier la modalité sensorielle entre deux présentations d’un item (par ex., visuelle puis auditive ; Hintzman, Block, & Summers, 1973) ou encore changer la tâche à réaliser sur l’item, (par ex., juger si le mot rime avec un autre, puis déterminer si le mot est un verbe, un adjectif ou un nom ; Maskarinec & Thompson, 1976). Dans leur revue de la littérature, Toppino et Gerbier (2014) ont mis en évidence que faire varier le contexte entre les deux occurrences d’un même item en augmentait le rappel ultérieur, mais seulement lorsque les présentations étaient massées. Au contraire, lorsque les répétitions étaient distribuées, des contextes similaires engendraient de meilleurs résultats que des contextes différents. Varier le contexte d’encodage d’une présentation à la suivante ne se traduit donc pas systématiquement par une amélioration de la mémorisation.

12Des travaux en imagerie cérébrale (Xue, Dong, et al., 2010) ont également mis en défaut l’hypothèse de la variabilité de l’encodage. Des visages ou des mots étaient présentés de façon répétée, et l’activité des régions cérébrales dédiées au traitement perceptif et à l’encodage était enregistrée par Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Les items étaient rappelés quelques heures plus tard et les images obtenues lors de l’apprentissage ont été analysées séparément pour les items rappelés et pour ceux non rappelés. Pour les items rappelés, les patterns de voxels d’activation cérébrale à l’encodage étaient similaires d’une répétition à l’autre, tandis que pour les items non rappelés, ces patterns étaient différents. Ainsi, même au niveau cérébral, un traitement identique des items répétés favorise le rappel ultérieur, contrairement à la prédiction de la théorie de la variabilité de l’encodage. Nous verrons plus loin d’autres limites à cette hypothèse.

2.3.2. – Le traitement déficitaire

13Comme nous l’avons vu, l’hypothèse de la variabilité de l’encodage est centrée sur le degré de variation des encodages mis en œuvre au cours des répétitions d’un item. L’hypothèse du traitement déficitaire porte quant à elle sur la nature du traitement réservé à un item répété. Elle concerne plus particulièrement le traitement réalisé lors de la seconde occurrence d’un item, et postule que l’item serait traité de façon moins profonde lors de sa répétition en condition massée que lors de sa répétition en condition distribuée, causant un encodage de moindre qualité et donc une mémorisation moins efficace sur le long terme.

14Il est possible qu’une partie de ce mécanisme soit causée par une attitude délibérée de la part du sujet. Celui-ci porterait volontairement peu d’attention à l’item qui se répète immédiatement car cette immédiateté lui procurerait alors un sentiment – trompeur – de « savoir ». Il a été montré en effet que lorsqu’on laisse aux sujets le choix de passer le temps qu’ils souhaitent sur les items, ils accordent moins de temps à l’item répété en condition massée qu’en condition espacée (Shaughnessy, Zimmerman, & Underwood, 1972, Exp. 3). Dans le cas où le temps est fixé par l’expérimentateur, il arrive que le participant délaisse le traitement de la répétition massée au profit de la répétition mentale des items précédents de la liste.

15Un tel mécanisme volontaire d’attribution d’attention ne peut toutefois pas expliquer à lui seul l’effet d’espacement. Plusieurs études ont montré qu’un déficit de traitement de la répétition massée se produit également de façon automatique et indépendamment de la volonté du sujet. La dilatation pupillaire, interprétée comme un marqueur de l’effort de traitement, est moins forte lors de la seconde présentation d’un item massé que lors de la seconde présentation d’un item espacé (Magliero, 1983). De plus, lorsqu’on demande au sujet de répondre à l’apparition d’un son en parallèle de l’apprentissage d’une liste de mots, les temps de réponse sont plus courts lors de la répétition des items massés que distribués (Johnston & Uhl, 1976). Par ailleurs, dans des conditions où le participant obtient une récompense proportionnelle à son rappel final, ce qui devrait l’inciter à traiter de façon profonde chaque occurrence, la condition massée reste moins favorable au bon rappel final (Hintzman, Summers, Eki, & Moore, 1975, Exp 1). Enfin, le fait que l’effet d’espacement soit observé chez de jeunes enfants, et que son amplitude n’augmente pas avec l’âge, est un argument en faveur de l’automaticité du mécanisme (Toppino, 1991 ; Toppino et al., 2009).

16Le déficit de traitement se produirait parce que les processus d’encodage d’un item en condition massée sont court-circuités du fait que l’item est déjà en mémoire de travail. Par conséquent, les processus d’encodage, qui consistent notamment à activer la représentation de l’information cible et d’autres représentations associées en mémoire, seraient moins performants en cas de répétition massée (Jacoby, 1978). On retrouve ici des mécanismes analogues au phénomène d’amorçage (Challis, 1993 ; Russo, Parkin, Taylor, & Wilks, 1998) selon lequel un item répété sera traité plus rapidement que lors de sa première présentation du fait de sa pré-activation en mémoire.

17Des travaux en imagerie cérébrale fonctionnelle, en particulier en IRMf, ont apporté des arguments en faveur de l’hypothèse du traitement déficitaire. Il a été observé que l’espacement entre les répétitions influence l’amplitude d’un marqueur neural de la répétition, la « suppression de répétition » (repetition suppression). La suppression de répétition consiste en une diminution de la réponse hémodynamique ou neuronale observée dans certaines régions cérébrales au moment de la répétition d’un stimulus, comparativement au niveau d’activation observé lors de la première présentation du même stimulus. Les régions cérébrales présentant ce phénomène dépendent du type de stimulus traité et de la tâche réalisée. La suppression de répétition et sa modulation par l’IIR ont été observées au niveau de l’hippocampe et des cortex adjacents : la suppression de répétition diminue lorsque l’IIR augmente. Autrement dit, après un IIR court, on observe une faible activité au moment de P2, celle-ci reprenant progressivement son niveau initial au fur et à mesure que l’IIR s’allonge (Henson, Rylands, Ross, Vuilleumier, & Rugg, 2004). L’hypothèse de suppression de répétition pourrait être considérée comme une variante neurophysiologique de l’hypothèse du traitement déficitaire : le traitement réalisé sur l’information à P2 est moindre en condition massée ou d’IIR court qu’en condition distribuée.

18En ajoutant une tâche de mémoire subséquente au paradigme étudiant la suppression de répétition, Xue, Mei, et al. (2010b) ont confirmé le lien entre l’amplitude de l’activation pendant l’encodage et les performances mnésiques finales. Des visages étaient présentés au sujet, quatre fois chacun, de façon massée ou espacée de quelques items. D’une part, les performances de reconnaissance finale répliquaient l’effet d’espacement classique. D’autre part, au plan cérébral, trois observations ont été réalisées concernant le Cortex fusiforme (CF), région d’intérêt pour le traitement des visages : a) le CF était davantage activé lors de l’encodage pour les items qui étaient reconnus ultérieurement que pour les items non reconnus ; b) le CF présentait le phénomène de suppression de répétition, c’est-à-dire que l’activité observée dans cette zone diminuait au fil des répétitions d’un même item ; et c) l’activité du CF était affectée par l’espacement des répétitions, de sorte que l’apprentissage espacé était responsable d’une suppression de répétition de plus faible ampleur. Ainsi, l’ensemble de ces résultats indique que la reconnaissance finale était associée à une plus faible suppression de répétition durant l’apprentissage, et que l’espacement avait précisément pour conséquence de réduire la suppression de répétition. Le même type de résultat a été observé par Xue, Mei, et al., (2010a) avec des caractères coréens et par Callan et Schweighofer (2010) avec des paires mot-pseudomot et de plus longs espacements.

19Les effets de répétition et d’espacement ont été également explorés au moyen de la technique d’Électro-encéphalographie (EEG). Il est généralement observé que l’activité cérébrale entre 300 et 800 ms après l’apparition d’un stimulus est différente entre la première présentation d’un item et sa répétition. Au sein de cette fenêtre temporelle, deux grandes phases se produisent successivement, l’une caractérisée par l’apparition d’une onde dite N400, l’autre qualifiée de LPC (Late Positive Complex). Van Strien et al. (2007) ont montré que l’onde N400, habituellement observée lorsque des mots sont perçus, présentait une amplitude atténuée lors de la seconde présentation d’un item en condition massée. Cette atténuation était plus faible, voire nulle, lors de la seconde présentation d’un item en condition espacée. Autrement dit, dans ce dernier cas, le niveau d’activation était similaire à celui d’un nouvel item. L’interprétation proposée de ces résultats était que l’atténuation de l’onde N400 reflétait un déficit de traitement sémantique du mot répété en condition massée : l’information étant déjà présente en mémoire de travail, aucun nouveau traitement sémantique n’est déclenché. Si l’interprétation en termes cognitifs est encore délicate, l’ensemble des résultats présentés dans cette section met en avant l’idée que le cerveau réagit différemment et, semble-t-il, moins fortement, lors d’une répétition immédiate (massée) que lors d’une répétition distante (espacée).

2.3.3. – Des mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre au niveau synaptique dans l’effet d’espacement ?

20Comme évoqué précédemment, l’avantage mnésique des répétitions distribuées sur les répétitions massées s’observe aussi chez l’animal, et ce depuis des organismes simples comme la limace de mer (par ex., Carew, Pinsker, & Kandel, 1972) jusqu’aux organismes plus complexes comme le rat (par ex., Lattal, 1999). Des études en neurosciences, consistant notamment à administrer des stimulations électriques dans des cultures cellulaires in vitro, ont abouti à des découvertes intéressantes sur le fonctionnement des synapses, les lieux de jonction entre les neurones, dans le cas de répétitions. Rentrer dans les détails de ces mécanismes dépasse le cadre du présent article (pour un développement, voir Gerbier & Toppino, sous presse) mais le principe général est le suivant. Stimuler de façon espacée le neurone pré-synaptique produit un renforcement de la synapse appelée potentialisation à long terme qui ne s’observe pas dans le cas de stimulations massées (par ex., Scharf et al., 2002). Il semble en effet que seules les stimulations espacées induisent une cascade de changements biochimiques dans le neurone post-synaptique qui induisent un renforcement durable de la synapse et, donc, un apprentissage (pour revue, voir Naqib, Sossin, & Farah, 2012 ; Philips, Kopec, & Carew, 2013). À nouveau, ces observations sont cohérentes avec l’hypothèse d’un déficit d’encodage lié aux présentations massées.

3. – L’effet d’intervalle (lag effect) sur une longue échelle de temps

3.1. – Paradigme expérimental

21Le paradigme couramment utilisé pour tester l’effet d’intervalle sur une longue échelle de temps est représenté dans la Figure 1b. Deux sessions sont réalisées pendant lesquelles le même matériel est répété, soit sous forme de présentations, soit sous forme de tests. Dans ce dernier cas, il s’agit essentiellement d’essais de rappel indicé (par ex., dog - ?) suivis ou non de feedback correctif (par ex., dog - chien). La durée séparant ces deux sessions est manipulée. Le DR est de durée fixe ou peut également être un facteur manipulé.

22L’étude la plus représentative a été menée par Cepeda et al. (2008), à laquelle plus de 1 300 sujets ont participé sur Internet. Afin de tester un grand ensemble de combinaisons possibles, six conditions d’IIR (0, 1, 7, 21, ou 105 jours) ont été croisées avec quatre conditions de DR (7, 35, 70, ou 350 jours). Lors de la première session, la tâche consistait à répondre à des questions relatant des faits vrais mais peu connus, comme, par exemple : « Quelle nation européenne consomme le plus de nourriture Mexicaine épicée ? ». Suite à la réponse du participant, la solution était présentée (par ex., « La Norvège »). La fin de cette première session était soumise à un critère d’apprentissage : tant que la bonne réponse n’était pas produite par le sujet, la question était re-présentée ultérieurement pendant la session et, dès que la bonne réponse était donnée, la question n’était plus posée. Lors de la deuxième session, qui avait lieu après l’IIR particulier assigné à chaque sujet, les items appris lors de la première session étaient testés, puis la réponse était fournie, et ce, à deux reprises, quelle que soit la réponse du sujet. Lors du test final, qui avait lieu après le DR particulier assigné à chaque sujet, les participants devaient répondre aux questions comme dans les deux sessions précédentes, mais sans que les solutions ne soient présentées à nouveau.

3.2. – Résultats

23Les courbes de performance au rappel indicé sont présentées dans la Figure 2. Ces courbes décrivent une forme en U inversé dont le sommet correspond à un IIR optimal d’une durée moyenne, plus courte que la durée du DR. Cette forme de courbe en U inversé a été également observée chez l’adulte (par ex., Glenberg & Lehmann, 1980), chez l’adolescent (par ex., Küpper-Tetzel, Erdfelder, & Dickhäuser, 2014), chez l’animal (par ex., Parsons & Davis, 2012) et dans des protocoles de stimulations neuronales (par ex., Philips, Tzvetkova, & Carew, 2007).

Figure 2.
figure im2
Reproduction d’une partie des résultats de l’étude de Cepeda et al. (2008). Taux de bonnes réponses à la tâche de rappel indicé en fonction de l’IIR et du DR, mesurés en nombre de jours. Adapté de la Figure 3a de Cepeda et al. (2008), copyright © 2008 by Association for Psychological Science. Reprinted by Permission of SAGE Publications.
Figure 2. A portion of the results obtained by Cepeda et al. (2008). Proportion of correct cued-recall responses as a function of inter-repetition interval (IIR) and retention interval (DR), both measured in days. Based on figure 3a of Cepeda et al. (2008), copyright © 2008 by Association for Psychological Science. Reprinted by Permission of SAGE Publications.

24En outre, l’IIR optimal augmente avec la durée du DR. Par exemple, pour un DR de 7 jours, l’IIR optimal était de 1 jour, tandis que pour un DR de 350 jours, l’IIR optimal était de 21 jours. De plus, la courbe de performance était asymétrique, avec une pente ascendante (en deçà de l’IIR) notablement plus marquée que la pente descendante (au-delà de l’IIR). Ces résultats sont cruciaux dans la mesure où ils révèlent que l’IIR et le DR interagissent lorsqu’on étudie l’effet d’intervalle. En d’autres termes, l’intervalle optimal n’est pas le même selon que l’on veut retenir les informations pendant quelques minutes ou pendant plusieurs semaines. Cette interaction entre IIR et DR a également été observée chez l’adulte (par ex., Rawson & Kintsch, 2005) et chez l’adolescent (par ex., Küpper-Tetzel et al., 2014).

3.3. – Mécanismes en jeu

25Si l’hypothèse d’un traitement déficitaire lors de la répétition massée est très convaincante pour rendre compte de l’effet d’espacement, elle ne peut pas expliquer pourquoi les performances diminuent lorsque de longs IIR sont en jeu. Elle prédit en effet une courbe ascendante négativement accélérée, le déficit de traitement étant progressivement levé lorsque l’IIR augmente, jusqu’à ce qu’un niveau de performance constant soit atteint. Cette hypothèse ne peut donc être évoquée que pour la partie ascendante de la courbe de performance.

26L’hypothèse de la variabilité de l’encodage, dont nous avons vu qu’elle s’accorde difficilement avec les observations empiriques, reste également peu convaincante pour expliquer l’effet d’intervalle. Par exemple, on conçoit mal comment le postulat d’une modification graduelle et régulière du contexte peut tenir si l’on considère des intervalles de temps de plusieurs heures à plusieurs jours. En effet, s’il semble raisonnable de penser que la variation du contexte est graduelle au fil du temps dans une expérience qui dure quelques minutes, qu’en est-il de la variation de contexte entre des jours différents ? On peut même imaginer que la modification du contexte est plus cyclique que graduelle : deux sessions réalisées le lundi après-midi avec sept jours d’écart ne seront-elles pas plus ressemblantes que deux sessions séparées de 24 heures entre le dimanche et le lundi ? Tout comme l’hypothèse du traitement déficitaire, elle ne parvient pas à rendre compte de la diminution des performances de rétention pour des intervalles très longs. Elle prédit une augmentation constante des performances avec l’IIR, voire éventuellement une évolution asymptotique, les performances se rapprochant d’un plateau. Une autre hypothèse explicative est donc nécessaire. L’hypothèse de la récupération en phase d’étude est une piste prometteuse.

3.3.1. – L’hypothèse de la récupération en phase d’étude

27Si l’hypothèse du traitement déficitaire met l’accent sur un déficit de traitement des items massés, l’hypothèse d’une récupération pendant la phase d’apprentissage, dite de « récupération en phase d’étude » (study-phase retrieval), supporte l’idée d’un bénéfice de traitement apporté par la condition distribuée. Cette hypothèse repose sur le constat que le système cognitif réactive en permanence des informations à partir de la mémoire à long terme en réponse aux informations reçues de l’environnement. Dans une tâche d’apprentissage d’une liste de mots, par exemple, il est fréquent que les items présentés rappellent aux participants d’autres items déjà présentés dans la liste (par ex., Tzeng & Cotton, 1980). Ainsi, d’une façon générale, il est artificiel de considérer la phase d’apprentissage comme impliquant uniquement des processus d’encodage de la part du participant ; réciproquement, il est connu que la phase de rappel implique des processus d’encodage en plus des processus de récupération (Roediger & Karpicke, 2006).

28La répétition d’un item donné déclenche parfois la récupération de la trace mnésique encodée lors de la première présentation de ce même item. Si c’est le cas, alors sont récupérées diverses informations stockées en mémoire à long terme sur l’item en question et sur les éléments contextuels présents lors de la ou des occurrence(s) précédente(s) (Hintzman & Block, 1973 ; Hintzman, Summers, & Block, 1975). Le déclenchement d’une telle récupération lors de la répétition permettrait d’induire un rappel ultérieur plus élevé de l’item, via un encodage augmenté par rapport à une présentation unique. Martin (1968) et Melton (1967) ont remarqué qu’il était utile pour le rappel final que, au moment de P2, le sujet reconnaisse l’item comme étant répété. Dans leurs études, aucun effet d’espacement n’apparaissait dans les cas où la seconde occurrence n’était pas reconnue comme une répétition : tout se passait alors comme si les deux occurrences de l’item correspondaient à des items différents, non mis en lien en mémoire.

29Pour que la récupération en phase d’étude soit bénéfique au rappel final, il est estimé nécessaire que la récupération de la trace mnésique soit réalisée depuis la mémoire à long terme. Or, en condition massée ou après un IIR très court, l’item est encore en mémoire de travail au moment de P2 et, par conséquent, aucun bénéfice n’est retiré de la récupération. À l’inverse, si l’IIR est très long, alors la probabilité de pouvoir récupérer la trace est faible car celle-ci devient de moins en moins accessible avec le temps ; elle est oubliée. Par conséquent, un IIR de durée « moyenne » est donc logiquement optimal (Toppino & Bloom, 2002 ; Verkoeijen, Rikers, & Schmidt, 2005). Ainsi, l’hypothèse de la récupération en phase d’étude permet de rendre compte de la forme en U inversé de la courbe de performance en fonction de l’IIR. Son autre avantage est qu’elle permet d’expliquer pourquoi les différentes traces mnésiques générées pendant l’encodage d’un même item semblent ne pas être indépendantes.

3.3.2. – La non-indépendance des traces en mémoire et la suradditivité

30Au plan théorique, la récupération en phase d’étude s’oppose fermement à celle de la variabilité de l’encodage. En effet, cette dernière prédit que traiter un item de façon très différente entre P1 et P2 devrait favoriser le rappel ultérieur (par ex., Johnston & Uhl, 1976). Ainsi, des traces mnésiques encodées indépendamment auraient plus de chance d’induire un succès ultérieur de récupération. Mais dans ce cas, la probabilité de reconnaître l’item comme étant une répétition lors de P2 devrait être faible voire nulle. Or, toutes les données empiriques ont contredit cette prédiction et ont même montré le résultat inverse, c’est-à-dire qu’une reconnaissance de l’item lors de P2 favorisait la récupération ultérieure (Johnston & Uhl, 1976, Exp. 2 ; Martin, 1968 ; Melton, 1967).

31Si la répétition d’un item induit la création en mémoire d’une trace indépendante de celle créée la fois précédente, alors on devrait observer les mêmes effets pour des événements P1 et P2 qui concernent des items différents, non liés (par ex., « banane » puis « chat » présentés dans la même liste) ou un même item répété (par ex., présentés dans la même liste). En d’autres termes, dans les deux cas on devrait traiter l’événement comme s’il s’agissait d’un nouvel item. Ross et Landauer (1978) ont comparé empiriquement la probabilité de rappeler un item répété dans une liste (P = P1 + P2 – P1*P2, avec P = probabilité de rappel) avec celle de rappeler l’un ou l’autre ou les deux items A et B présentés chacun une seule fois dans la liste (« score OU » : P = PA + PB – PA*PB). Ces comparaisons ont été réalisées pour différents niveaux d’espacement entre les répétitions ou entre les items A et B, respectivement. L’effet d’espacement n’a pas été observé pour des paires d’items différents. Par conséquent, on conclut que les processus mis en jeu lorsqu’un item est répété sont différents de ceux à l’œuvre lorsque deux items différents sont présentés. Un phénomène particulier semble se produire lors de la répétition d’un item, phénomène qui ne se produit pas lors de la présentation d’un item différent.

32Le « score OU » peut être déterminé pour un ensemble d’observations et représente alors la ligne de base d’indépendance entre deux événements mnésiques. Ainsi, on devrait observer cette probabilité si deux événements A et B sont indépendants. On peut ainsi déterminer si un score de rappel pour un item répété est égal (c’est-à-dire, indépendance des événements), inférieur (c’est-à-dire, subadditivité) ou supérieur (c’est-à-dire, suradditivité) à cette ligne de base. Ce sont les cas de suradditivité qui ont été observés de façon majoritaire (par ex., Begg & Green, 1988). Plus précisément, Benjamin et Tullis (2010) ont observé que, tandis que deux présentations massées induisaient une probabilité de rappel inférieure à la ligne de base d’indépendance (subadditivité), accroître l’espacement entre les répétitions augmentait les chances d’observer une suradditivité. Cela indique que la répétition espacée confère à un item un « statut » particulier : quelque chose est ajouté aux traces, par rapport à un nouvel événement indépendant, qui lui permet d’être rappelé plus tard de façon plus probable que s’il s’agissait de deux items différents.

33Ces résultats suggèrent que le traitement réalisé sur un item répété est différent selon la nature de la remémoration déclenchée chez le sujet. Par exemple, si la deuxième occurrence du mot « pomme » rappelle précisément au sujet l’épisode antérieur où il a rencontré le mot « pomme », alors les traitements qu’il va réaliser (c’est-à-dire, associations d’idées, stratégies d’apprentissage, etc.) seront différents des cas où la remémoration est moins précise, et seront encore différents des cas où la répétition ne déclenche aucune remémoration.

3.3.3. – Mécanismes cognitifs en jeu dans la récupération en phase d’étude

34Par quel mécanisme cette réactivation bénéficie-t-elle à la trace mnésique ? Une première piste est que la réactivation des épisodes antérieurs (par ex., P1) offrirait l’équivalent d’un épisode de répétition mentale (par ex., Rundus, 1971) : un traitement cognitif « relancé » renforcerait ainsi la trace mnésique. Le locus de l’effet serait donc la première occurrence, P1.

35Or, il a été montré que le locus de l’effet de pratique distribuée était plutôt en lien avec P2 (Hintzman et al., 1973). Il peut alors être postulé que le traitement et l’encodage de P2 bénéficieraient de la réactivation de P1 car P2 trouverait comme point d’ancrage en mémoire les éléments déjà encodés lors de P1 et qui viennent d’être réactivés. Ainsi, lors de P2, le sujet réactiverait les associations d’idées, le réseau sémantique et les stratégies mnémotechniques élaborées lors de P1, autant d’éléments utiles à l’intégration des représentations nouvellement activées (P2) à celles précédemment encodées (P1). Le locus de l’effet d’espacement serait alors bien P2 ou l’ensemble P1 + P2.

36Un tel phénomène a été décrit sous la forme de « remémoration récursive ». Selon Hintzman (2004) (voir aussi Benjamin & Ross, 2010 ; Benjamin & Tullis, 2010 ; Hintzman, 2010), la remémoration éventuelle qui se produit durant un essai d’apprentissage consiste en une réminiscence spontanée d’événements reliés au stimulus, particulièrement des événements ayant eu lieu antérieurement au sein de l’expérience. Cette remémoration contiendrait l’item, le traitement réalisé antérieurement sur l’item et les éléments contextuels antérieurement associés à l’item. De plus, cette remémoration serait associée à une expérience subjective consciente chez le sujet. La trace encodée lors de P2 contiendrait alors l’ensemble des traitements cognitifs se produisant à ce moment-là, c’est-à-dire la remémoration de P1 et le nouveau traitement réalisé. Si une troisième présentation avait lieu, elle rappellerait au sujet la deuxième présentation, qui contenait elle-même le souvenir de la remémoration de P1. L’ensemble de ces événements cognitifs serait encodé dans la trace de P3, c’est-à-dire la recollection de P2 qui contient la recollection de P1, et également le nouveau traitement réalisé sur l’item pendant P3. Ce processus récursif pourrait se poursuivre ainsi pour chaque nouvelle présentation. Par conséquent, le sujet ne se souviendrait donc pas d’événements distincts correspondant à P1, P2, P3 ; au contraire, un item n’évoquerait que la réminiscence de sa dernière occurrence qui avait elle-même déclenché la réminiscence de l’occurrence précédente et ainsi de suite.

37En ce qui concerne plus spécifiquement les effets de pratique distribuée, Benjamin et Tullis (2010) (voir aussi Benjamin & Ross, 2010) ont abouti à une conclusion similaire en ré-analysant certaines données de la littérature. Opposant de sérieuses réserves à la théorie de la variabilité de l’encodage, ils ont proposé un modèle basé sur la remémoration récursive, construit autour de trois postulats : a) Les items présentés à P1 sont sujets à l’oubli avec le temps ; b) Les items présentés à P2 varient dans leur capacité à déclencher spontanément la remémoration d’épisodes antérieurs. Ainsi, la présentation d’un item donné (par ex., « pomme ») déclenchera très probablement la remémoration de ce même item si celui-ci a été présenté précédemment, mais déclenchera de façon moyennement probable la remémoration d’un item précédent ayant un lien avec lui (par ex., un item de la même catégorie sémantique comme « fraise ») ; enfin il déclenchera de façon peu probable la remémoration d’un item précédent qui ne possède aucun lien avec lui (par ex., « voiture ») ; c) L’action de récupération en jeu lors de la remémoration potentialise la mémoire et, de plus, le degré de potentialisation est positivement corrélé à la difficulté de récupération. En d’autres termes, la remémoration suite à un haut degré d’oubli (par ex., après un long IIR) favoriserait davantage la mémoire qu’une remémoration suite à un faible degré d’oubli (par ex., après un court IIR). Les auteurs n’expliquent cependant pas pourquoi une réactivation plus difficile est bénéfique à la mémoire.

38Une proposition théorique récente (Toppino & Gerbier, 2014 ; voir aussi Vlach, Sandhofer, & Kornell, 2008) vise à développer la proposition de Benjamin et Tullis (2010) tout en palliant les limites soulignées précédemment. Elle postule que la répétition d’un item va induire la récupération de seulement certains éléments de la trace encodée lors de la précédente occurrence. La nature de ces éléments dépend, entre autres, de l’intervalle de temps écoulé depuis la précédente occurrence, puisque la trace de la première occurrence subit naturellement des modifications avec le passage du temps. Plus l’intervalle avant la répétition est long, plus les éléments réactivés lors de celle-ci correspondront aux éléments permanents de l’item, c’est-à-dire ceux qui n’auront pas été modifiés ou oubliés avec le temps. Les éléments permanents d’un item sont ceux qui sont les plus pertinents ; ce sont a priori ses aspects sémantiques, par opposition aux éléments purement perceptifs ou sensoriels qui sont plus superficiels et plus instables. Or, ce qui est réactivé au moment de la répétition sera ré-encodé, contrairement aux éléments non réactivés. Ainsi, avec l’espacement, on réactive et on renforce davantage les éléments pertinents d’un événement, car les éléments superficiels auront été effacés au cours de l’IIR. En renforçant les éléments déjà les plus stables, on fait en sorte d’assurer la pérennité des souvenirs dans le temps, ce qui expliquerait pourquoi l’espacement favorise la rétention à long terme. Comme moins d’éléments sont disponibles pour réactiver le souvenir lors de la répétition après un long IIR, la récupération est plus « difficile », mais elle permet cependant une plus grande stabilité des souvenirs. Enfin, ce modèle est le seul à expliquer pourquoi l’IIR optimal change en fonction du DR : plus l’IIR augmente, plus la résistance ultérieure à l’oubli est favorisée (voir section suivante). Cette hypothèse doit maintenant être mise à l’épreuve empiriquement.

3.3.4. – Consolidation et sommeil

39La consolidation est le processus par lequel un nouveau souvenir subit un ensemble de transformations qui l’amènent à devenir résistant aux interférences rétroactives et à l’oubli (Wixted, 2004). Elle se produit sur une échelle de temps de l’ordre de la minute à plusieurs jours. Dans le champ des neurosciences (Frankland & Bontempi, 2005), elle réfère à un ensemble de mécanismes physiologiques qui sous-tendent : 1. la consolidation synaptique, c’est-à-dire le renforcement durable d’une connexion entre deux neurones, qui commence à se déployer très rapidement après la stimulation ; et 2. la consolidation systémique, par laquelle les souvenirs initialement dépendants de l’activité de l’hippocampe deviennent dépendants d’autres régions cérébrales telles le néocortex. Ce type de consolidation se déploie sur plusieurs heures et jours.

40En psychologie, cette notion est très peu évoquée comme ayant un pouvoir explicatif, sauf peut-être pour rendre compte du gradient temporel dans l’amnésie rétrograde (Keppel, 1964). Il nous semble toutefois qu’elle a le mérite d’expliquer certains des effets de pratique distribuée se produisant sur de longues échelles de temps. L’hypothèse de la consolidation a été développée dans ce contexte par Wickelgren (1972), mais elle n’a pas bénéficié d’un grand intérêt par la suite, probablement parce que les travaux de l’époque convergeaient vers l’idée que le locus de l’effet d’espacement était l’épisode de répétition (P2) et non l’épisode initial (P1) (Hintzman et al., 1973). Wickelgren proposait qu’au moment de la répétition, le nouvel encodage de l’item bénéficie du niveau de consolidation mnésique dont l’item fait l’objet depuis le premier épisode. Il est intéressant de noter que cette formulation implique implicitement la notion de récupération de la trace de l’épisode précédent comme le soutient l’hypothèse de la récupération en phase d’étude.

41À l’époque de la formulation de cette hypothèse, la courbe en U inversé du rappel en fonction de l’espacement (Figure 2) n’était pas clairement établie. Or, si l’on confrontait cette idée aux données disponibles aujourd’hui, on pourrait en conclure que si la répétition est trop précoce, le processus de consolidation mnésique n’aura pas été achevé et la répétition interromprait ce processus ou, au mieux, récupérerait un faible niveau de consolidation ; à l’inverse, une répétition trop tardive surviendrait alors que la consolidation est terminée mais que le souvenir a été oublié. Entre ces deux extrêmes, un intervalle de durée moyenne permettrait à la trace mnésique d’achever un premier cycle de consolidation puis d’en entamer un nouveau suite à la répétition, ce nouveau cycle bénéficiant de l’état du premier. Cette théorie s’applique particulièrement aux cas où les IIR sont longs, étant donné que la consolidation systémique se déploie sur des échelles de temps de plusieurs heures et plus (Frankland & Bontempi, 2005).

42Wickelgren proposait également que, puisque le nouvel épisode d’encodage s’appuie sur (et complète) le niveau de consolidation existant juste avant la répétition, et qu’un état avancé de consolidation se manifeste par un faible taux d’oubli, alors le niveau de consolidation au moment de la répétition devrait influencer le taux d’oubli observé après la répétition. Or, un examen attentif des données dans lesquelles à la fois l’IIR et le DR ont été manipulés révèle que la façon de distribuer les répétitions de l’information semble influencer non seulement le taux de rétention en valeur absolue, mais également la façon dont la récupération évolue avec le temps, c’est-à-dire la rapidité avec laquelle les souvenirs sont oubliés une fois la répétition réalisée (voir aussi Benjamin & Tullis, 2010 ; Toppino & Gerbier, 2014).

43Les répétitions distribuées avec de longs IIR sont effectivement associées à une rétention ultérieure des informations plus stable dans le temps que des présentations massées ou apprises via des IIR courts. Par exemple, Litman et Davachi (2008) ont montré que la rétention de paires de mots était plus élevée après un jour suite à un apprentissage utilisant un IIR de 24 heures qu’un IIR de 5 minutes, et ce, malgré un rappel identique dans les deux conditions après un DR de quelques minutes. Ces résultats suggèrent que la réactivation des items après 24 heures de consolidation rend les traces mnésiques induites plus résistantes à l’oubli qu’une réactivation plus précoce. Des résultats similaires ont été observés par Keppel (1964), Pavlik et Anderson (2005) dans le cadre d’un apprentissage sur une courte échelle de temps et par Robinson (1921), Rohrer et Taylor (2006) et Rawson (2012) dans le cadre d’un apprentissage sur plusieurs jours.

44Cette perspective, basée sur la manière dont les performances pour un espacement donné évoluent avec l’augmentation du DR (c’est-à-dire, la courbe d’oubli) apporte une façon plus intuitive d’interpréter l’interaction entre l’IIR et le DR. Il est en effet peu aisé de comprendre pourquoi « lorsque le DR augmente, l’ISI optimal augmente aussi, sans toutefois en être une proportion fixe » (voir la Figure 2). Axer l’interprétation sur les taux d’oubli permet de se rendre compte que les courbes d’oubli induites par les différents espacements : 1. ne partent pas du même niveau, les espacements courts pouvant être favorables à la rétention immédiate ; et 2. suivent des pentes différentes, les espacements longs présentant des pentes plus faibles (c’est-à-dire, moins d’oubli). Par conséquent, ces courbes peuvent se croiser et, ainsi, celles induites par de longs espacements peuvent être amenées à dépasser celles induites par de courts espacements. De cette façon, l’ISI optimal varie avec le DR. La Figure 3 représente les courbes d’oubli induites par les différents IIR dans l’étude de Cepeda et al. (2008 ; voir Figure 2).

45Enfin, le sommeil est un facteur qui nous semble avoir été négligé pour rendre compte des effets d’intervalle à long terme. Il est connu que le sommeil consolide les souvenirs nouvellement établis (pour une revue, voir Rasch & Born, 2013). Des travaux récents de notre équipe (Gerbier, Koenig, & Mazza, 2014) ont comparé deux groupes apprenant du matériel verbal et le réapprenant 12 heures plus tard. La différence entre les groupes était que dans l’un d’eux, une nuit de sommeil séparait les deux sessions, tandis que dans l’autre groupe, l’intervalle était constitué d’une journée de veille. Nos résultats ont montré qu’une session de réapprentissage survenant après une nuit de sommeil bénéficiait à la fois d’un niveau de rétention initiale (avant réapprentissage) plus élevé et d’une plus grande vitesse de réapprentissage (moins d’essais nécessaires pour atteindre un niveau de performance donné). En outre, le groupe ayant dormi entre les deux sessions réalisait de meilleurs scores de rappel une semaine plus tard, malgré un niveau de performance similaire en fin de réapprentissage. Ces effets dus au sommeil pourraient expliquer en partie l’avantage à long terme de répétitions distribuées sur deux jours (ou plus), par rapport à des répétitions massées sur une même journée. Cette question mérite de plus amples recherches.

4. – Conclusion

46En résumé, la longue histoire de recherche sur les effets d’espacement des répétitions initiée par Ebbinghaus a abouti à des développements récents au niveau empirique, avec la découverte de la courbe en U inversé sur le long terme, et théorique, avec la confirmation de l’hypothèse du traitement déficitaire et l’émergence de celle de la récupération en phase d’étude.

Figure 3.
figure im3
A : Reproduction des résultats de Cepeda et al. (2008 ; voir Figure 2) avec inversion des axes : en abscisse est représenté le DR, et les différentes courbes correspondent aux différents IIR. B : Sous-partie de la figure A avec les résultats pour les délais de rétention de 70 jours et moins uniquement. Adapté de la Figure 4.5 de Toppino et Gerbier (2014), copyright © 2014 by ELSEVIER. Reprinted by Permission of ELSEVIER Publications.
Figure 3. A: Reproduction of the results from Cepeda et al. (2008 ; See Figure 2) with inversed axes: the horizontal axis represents the retention interval, and the different curves represent the inter-repetition interval. B: A subset of Figure A with only the data for retention intervals of 70 days or less. Based on Figure 4.5 of Toppino and Gerbier (2014), copyright © 2014 by ELSEVIER. Reprinted by Permission of ELSEVIER Publications.

47La présente revue souligne l’importance que revêt la récupération des informations sur l’item cible lorsque celui-ci se répète. Cette hypothèse est conforme aux observations montrant qu’inciter les sujets à récupérer l’information par eux-mêmes plutôt que de la leur présenter à nouveau favorise la mémoire (l’« effet de test », Roediger & Karpicke, 2006). De façon intéressante, il apparaît que si la réactivation des souvenirs n’est pas spontanément déclenchée par la répétition, on peut l’induire : il a par exemple été montré que forcer les sujets à se souvenir des présentations précédentes d’un item donné en augmente le rappel final (Wahlheim, Maddox, & Jacoby, 2014), ce qui constitue un argument de plus en faveur de l’hypothèse de la récupération en phase d’étude.

48Les principes développés dans la présente revue ont des implications évidentes dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie. Nous avons récemment réalisé une revue de la littérature sur l’effet de pratique distribuée chez les enfants de 3 à 18 ans, dans des situations mettant en œuvre du matériel et des tâches analogues à des situations scolaires (Gerbier, Koenig, Magnan, & Ecalle, soumis). Cette revue a révélé que l’effet d’espacement est très robuste dans ces situations, indiquant que des répétitions massées (ou fortement rapprochées dans le temps) d’une même leçon ne sont pas favorables à la mémoire des enfants. L’effet relatif de plus longs intervalles s’est révélé moins clair car les données empiriques sont insuffisantes dans ce contexte pour confirmer qu’il existe un nombre de jours optimal entre les répétitions. D’autre part, la distribution des répétitions dans le temps est a priori facilement applicable en situation réelle (Dunlosky, Rawson, Marsh, Nathan, & Willingham, 2013) et des recommandations générales peuvent être données aux personnes souhaitant mettre en œuvre l’espacement dans leurs apprentissages. Le principe général est de distribuer les sessions d’apprentissage sur plusieurs jours et d’utiliser des essais de test qui forcent la récupération en mémoire, eux-mêmes suivis de la présentation des solutions permettant de réviser ou de ré-apprendre (Roediger & Karpicke, 2011). Enfin, nous avons montré qu’un agencement de type expansif, qui consiste à répartir les répétitions selon des espacements initialement courts puis de plus en plus longs, pouvait constituer une bonne solution pour assurer un apprentissage initial solide tout en optimisant le maintien à long terme des informations en mémoire (Gerbier & Koenig, 2012 ; Gerbier, Toppino, & Koenig, 2014). Nous souhaitons également souligner un aspect primordial de ces travaux, celui de l’optimisation de l’apprentissage, c’est-à-dire l’augmentation de son efficience. Pour un même temps total passé à étudier, on tirera un plus grand bénéfice à distribuer les révisions de façon appropriée. Ainsi, nul besoin d’étudier plus pour mémoriser plus.

49De nombreuses questions restent cependant encore ouvertes. Par exemple, quels facteurs déterminent pourquoi tel ou tel intervalle inter-répétition est optimal dans une situation donnée ? Y a-t-il des différences inter-individuelles relatives à l’intervalle optimal et, si oui, à quoi sont-elles dues ? Enfin, les études ont ciblé l’apprentissage « par cœur », mais on ne sait pas clairement à l’heure actuelle si l’espacement des répétitions favorise le transfert des connaissances, c’est-à-dire leur utilisation dans d’autres contextes que celui mis en œuvre lors de l’apprentissage.

50Reçu le 29 octobre 2012.
Révision acceptée le 4 mars 2015.

Remerciements. Les auteurs remercient Ludovic Ferrand, Pierre Perruchet et un relecteur anonyme pour leurs commentaires en vue de l’amélioration de ce manuscrit.

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Date de mise en ligne : 01/11/2017.

https://doi.org/10.3917/anpsy.153.0435

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