1Dans un ouvrage récent, Barbara Cassin (2016) explore les enjeux philosophiques de la traduction. À partir de ce qu’elle nomme un « journal de pensée » [1], elle passe de l’éloge du grec à l’exposé de ses conceptions issues de son Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles [2], aux fins de nous démontrer combien la force des mots repose sur la pluralité de sens contenus dans la langue. Avec son éloge de l’homonymie et d’un « relativisme conséquent », elle cherche à débusquer l’exclusion, restaurer l’apport de la barbarie, de l’« étranger » dans notre culture méditerranéenne.
2Précédemment, dans un récit vivant de sa propre expérience de la nostalgie (Cassin B., 2013), elle affirmait son attachement aux lettres classiques, d’abord à la langue grecque, à sa culture en partant de l’épopée homérique, puis au latin, analysant le voyage d’exil d’Énée et sa profonde différence de celui d’Ulysse. Différence qu’elle situe dans la langue, Énée renonçant au grec pour créer une langue de l’exil tout en négociant avec les dieux le maintien de la langue locale. Pour Barbara Cassin, le sentiment d’appartenance, l’être « chez soi », passe par la langue et par ce qu’elle véhicule, et pour notre part, comment ne pas évoquer l’affect qui l’accompagne ? Elle poursuit avec la position défendue par Hannah Arendt d’une langue maternelle inaliénable, garante de notre complexité et de la fragilité de notre être.
3En participant au projet des Annuals de The International Journal of Psychoanalysis nous pourrions rejoindre l’argument de Barbara Cassin qui prône une attitude de résistance au monolinguisme. Concernant ce dernier point, elle rapporte notamment l’expérience personnelle de Derrida, « jeune juif pied-noir auquel l’arabe était enseigné comme une langue étrangère facultative » (Cassin B., 2016, p 65), une expérience pour le moins paradoxale compte tenu de son environnement familial et culturel dans l’Algérie coloniale de l’époque, et de la présence inéluctable de ces deux langues. Or c’est bien la position de Barbara Cassin qui part des mots et non des choses, revendique une conception anti-ontologique de la langue : « […] nous ne sommes plus sous le régime de l’ontologie et de la phénoménologie, qui ont pour tâche de dire ce qui est comme c’est, mais sous le régime de la performance, qui fait être ce qui est dit » (op. cit., p 48). Sa conception est résolument anti-identitaire, fondée sur la diversité dans laquelle les langues se nourrissent l’une l’autre : il n’y a pas qu’une traduction possible mais plusieurs, dont l’une sera peut-être la meilleure. Ainsi, elle se réclame de Humboldt [3] pour qui la langue est une energeia, « une activité en train de se faire » et non un ergon, un travail en soi. Sa sophistique est une porte d’entrée dans la traduction : « Il y a des langues – des cultures, des visions du monde – et des gens qui les parlent, des textes, et l’on passe en traduisant d’une langue à l’autre » (op. cit., p. 231).
4En fin d’ouvrage, elle décrit son sentiment d’absurdité et de révolte devant le territoire dévasté par le démantèlement de la jungle de Calais. Il y a là des gens qui ne devraient pas être là, dans un territoire de non-lieu : « No man’s land invivable, plein de gens » (op. cit., p 237) et là encore, des volontaires anglophones enseignent quelques rudiments à des gens qui ne peuvent ni partir ni rester. Barbara Cassin rappelle alors que « Les Grecs appelaient ces autres-là des barbares, mais ils pensaient qu’eux-mêmes barbarisaient quand ils ne donnaient pas les moyens de partager leur langue et leur culture, quand ils n’éduquaient pas. » Elle termine en citant la première phrase de la Métaphysique d’Aristote : « tous les hommes désirent naturellement savoir » (op. cit., p. 239).
5Notre travail pourrait se définir par un désir de transmettre (le savoir, la diversité des cultures) et de résister. Résister au monolinguisme d’une langue simplifiée, globalisée et unifiée, pour revenir à un travail de compréhension de la complexité de cultures différentes. Pourquoi traduire ? Ou même retraduire puisque nous partons souvent d’un texte déjà transformé de sa langue à l’anglais, pour aboutir au français, à notre langue maternelle (à notre langue natale, nous dit Barbara Cassin) ou même à notre langue parlée. Et si c’était pour comprendre un texte qu’on ne comprend pas, ou pas suffisamment, aux fins de « compliquer » notre compréhension, pour paraphraser Barbara Cassin ? Nous rejoignons Étienne Barilier quand il déclare, dans un texte que nous choisissons de citer largement en raison de sa pertinence et de sa beauté :
[…] si je m’empare d’un texte pour le faire vivre dans ma langue, ce n’est point parce que je le comprends dans l’original et veux en faire bénéficier autrui. C’est au contraire, très égoïstement et très exactement, parce que je ne le comprends pas. Si l’original m’était transparent, si son sens n’était pas une présence cachée, un mystère improbable et douloureux, s’il ne tremblait pas, indistinct, au fond des eaux du temps, jamais je ne trouverais le courage de passer des heures, des jours ou des années à le déplacer simplement d’une langue dans une autre, à lui faire subir ce qui serait (du moins je me l’imagine) une simple translation, dépourvue de mystère. Non, traduire, c’est accomplir un geste vertical, c’est faire monter à la lumière, c’est retirer un trésor des grands fonds.
7Ce numéro de L’Année Psychanalytique Internationale a été composé de façon à refléter la diversité de cultures psychanalytiques exposées en cours d’année dans les 6 numéros parus de The International Journal of Psychoanalysis entre décembre 2016 et octobre 2017.
8C’est ainsi que nous présentons des articles d’auteurs issus de cette diversité : la clinique de Matte Blanco, une analyse de la complexité du Surmoi du psychanalyste, l’analyse d’une adolescente aux prises avec ses secrets familiaux, les problèmes posés par le contretransfert du superviseur, la difficulté de maintenir le cadre psychanalytique dans nos sociétés précarisées, une tentative d’intégration de champs neuroscientifiques et symboliques et enfin, l’analyse et l’évolution d’un enfant carencé suivi de sa double discussion.
9Notre comité éditorial s’est enrichi de nouvelles collaboratrices, toutes personnalités passionnées par leurs domaines d’activités : l’écriture et la langue, l’adolescence et la psychosomatique, l’observation du bébé et les relations précoces… Jenny Chan (France), Marie-Pascale Paccolat (Suisse), Régine Prat (France) et Brigitte Reed-Duvaille ; Anne Rosenberg s’est retirée de notre comité.
Bibliographie
- Barilier É. (1998). « Le traducteur ce misentrope », in L’écrivain et son traducteur en Suisse et en Europe. Genève : Éditions Zoé.
- Cassin B. (2016). Éloge de la traduction. Compliquer l’universel. Paris : Librairie Arthème Fayard.
- Cassin B. (2013). La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Paris : Éditions Autrement.