Notes
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[1]
La Mélancolie en miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, « Conférences, essais et leçons du Collège de France », 1989.
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[2]
Voir Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », no 123, 1987.
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[3]
Catalogue publié sous la direction de Jean Clair, Paris, Gallimard, 2005.
-
[4]
Encyclopédie méthodique (médecine), par une Société de médecins, Paris, 1816, dans Yves Hersant, Mélancolies, Paris, Laffont, « Bouquins », 2005, p. 696.
-
[5]
Ibid., p. 701.
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[6]
Ibid., p. 714.
-
[7]
Voir « Les maladies de nerfs : névroses romantiques », dans Nosographie de l’humanité balzacienne, Paris, Maloine, 1959, chap. III, VIe section, « La mélancolie ».
-
[8]
Mélancolies, vol. cité, p. 714.
-
[9]
Ibid., p. 716.
-
[10]
Ibid., p. 724.
-
[11]
Ibid., p. 729.
-
[12]
Ibid., p. 717.
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[13]
Le Curé de village, Pl., t. IX, p. 652. Toutes les références à mon édition de ce roman dans la « Bibliothèque de la Pléiade » figureront entre parenthèses dans le texte.
-
[14]
Nous venons de prendre connaissance de son ouvrage Lavorar con piccoli indizi, Torino, Bollati Boringhieri, 2003. Plusieurs pages y concernent directement notre sujet.
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[15]
Cité dans H. Prigent, Mélancolie, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2005, p. 73.
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[16]
Cité ibid., p. 83.
-
[17]
« Pocket », no 3315, p. 512.
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[18]
Paris, Garnier-Frères, s.d., t. I, p. 21-22.
-
[19]
Souligné dans le texte.
-
[20]
Voir les deux études d’Alex Lascar, « Le Curé de village : difficultés et ambiguïtés du repentir », AB 1994, p. 245-271 et « Le Curé de village, scène de la vie privée », ibid., p. 155-168.
1Dans sa préface à La Mélancolie en miroir de Jean Starobinski, Yves Bonnefoy écrit à propos de cette notion :
« Née de l’affaiblissement du sacré, de la distance qui croît entre la conscience et le divin, et réfractée et reflétée par les situations et les œuvres les plus diverses, elle est l’écharde dans la chair de cette modernité qui depuis les Grecs ne cesse de naître mais sans jamais en finir de se dégager de ses nostalgies, de ses regrets, de ses rêves. D’elle procède ce long cortège de cris, de gémissements, de rires, de chants bizarres, d’oriflammes mobiles dans la fumée qui passe par tous nos siècles, fécondant l’art, semant la déraison – celle-ci déguisée parfois en raison extrême chez l’utopiste ou l’idéologue. » [1]
2Il existe peu de définitions aussi circonstanciées de l’état d’âme ombré par le « soleil noir » [2]. L’appréhension même du sujet demeure une démarche tourmentée, comme le prouve le titre même de la belle exposition consacrée à Mélancolie, génie et folie en Occident [3].
3S’intéressant dans ses Notes philosophiques, dès son éveil à l’écriture, aussi bien au fonctionnement du cerveau qu’à la vie autonome et à la force des idées, Balzac ne pouvait rester indifférent au renouveau du traitement des passions que Philippe Pinel apporte dans ses écrits. L’aliéniste se dégage de la tradition médicale fondée, depuis l’Antiquité, sur le dérèglement humoral (principalement celui de la bile) chez le malade, atteint de « folie partielle », pour privilégier l’examen de la cause morale de son affection. Grand lecteur de textes anciens, remarquable clinicien à Bicêtre, puis à la Salpêtrière jusqu’en 1822, Pinel prend en considération les « objets sur lesquels le malade délire », avant d’arriver à la conclusion suivante :
« Le caractère propre de la mélancolie est de consister en général dans une lésion des fonctions intellectuelles et effectives, c’est-à-dire que le mélancolique est comme possédé par une idée exclusive ou une série particulière d’idées avec une passion dominante, et plus ou moins extrême, comme un état habituel de frayeur, des regrets profonds, une aversion des plus fortes, ou bien l’enthousiasme religieux, un amour des plus passionnés, une joie folle et rayonnante. » [4]
4Le but de Pinel face à ses malades est de « combattre leur désir exclusif ». Son traitement est fondé sur « de la douceur et surtout de la patience » [5], qui permettent d’établir un dialogue avec eux. En dépit de sa méthode « philosophique », il croit en l’efficacité du système asilaire et isole ses patients du monde extérieur pendant des décennies.
5Étienne Esquirol, disciple et continuateur de Pinel, fait entrer la mélancolie dans la catégorie des monomanies. Avec l’indulgence du scientifique, il estime que l’examen de l’état de tristesse « doit être laissé aux moralistes et aux poètes ». En revanche, la monomanie, où le délire est limité à une seule idée, relève de la compétence de la Faculté. Dans son article du Dictionnaire des sciences médicales, il constate :
« Le mot mélancolie, consacré dans le langage vulgaire pour exprimer l’état habituel de tristesse de quelques individus, doit être laissé aux moralistes et aux poètes, qui, dans leurs expressions, ne sont pas obligés à autant de sévérité que les médecins. Cette dénomination peut être conservée au tempérament dans lequel prédomine le système hépatique, et pour désigner les prédispositions aux idées fixes, à la tristesse, tandis que le mot monomanie doit exprimer un état maladif.
« La monomanie est, de toutes les maladies, celle dont l’étude offre les sujets de méditation les plus étendus et les plus profonds : son étude embrasse celle de l’entendement humain, celle des passions et celle de la civilisation. » [6]
6Comme l’a prouvé Moïse le Yaouanc [7], le créateur de Grandet, Claës, Hulot, Wanda de Mergi pouvait trouver dans la théorie d’Esquirol la justification de son intuition concernant l’idée qui désignait aussi la passion exclusive : elle avait un pouvoir ravageur et était mortifère. Ce que je souhaiterais relever ici, c’est que le Dr Esquirol estime que la monomanie « est d’autant plus fréquente que la civilisation est plus avancée » [8]. Rappelons encore que dans son système, il existe deux types de monomanie :
« La monomanie caractérisée par une passion gaie ou triste, excitante ou oppressive, produisant un délire fixe et permanent, des désirs et des déterminations relatifs à l’affection morale, se divise naturellement en monomanie proprement dite, ayant pour signe caractéristique un délire partiel et une passion excitante ou gaie ; et en monomanie caractérisée par un délire partiel et une passion triste et oppressive. La première correspond à la mélancolie maniaque, à la fureur maniaque, à la mélancolie compliquée de manie, enfin à l’aménomanie (Rush).
« La seconde espèce correspond à la mélancolie vraie, à la mélancolie des anciens, à la tristimanie de Rush. Si je ne craignais d’être accusé de néologisme, je voudrais donner à cette seconde espèce le nom de lypémanie. » [9]
7Esquirol suit des recommandations de Pinel :
« Le traitement de la mélancolie, comme celui des autres aliénations, ne doit point se borner à l’administration de quelques médicaments ; il faut, avant d’en faire l’application, être bien convaincu que cette maladie est opiniâtre, difficile à guérir ; que la médecine morale, qui cherche dans le cœur les premières causes du mal, qui plaint, qui console, qui partage les souffrances et qui réveille l’espérance, est souvent préférable à toute autre. » [10]
8On ne saurait être choqué de lire sous sa plume que « dans le début des mélancolies, les vomitifs, les éméto-cathartiques, sont très utiles » ou que les « évacuations sanguines locales » [11] ont prouvé leur efficacité, alors que les électrochocs sans anesthésie furent encore pratiqués il y a cinquante ans.
9Les remarques d’Esquirol concernant la mélancolie dans ses rapports avec l’histoire, la civilisation, sans négliger d’ailleurs les saisons et les climats qui influencent cette affection, nous intéressent de près à propos de la création balzacienne. Certes, le “ Weltschmerz » allemand ou le « mal du siècle » chez les grands écrivains français du premier romantisme ne sont pas sans rapport avec les bouleversements de l’ère napoléonienne et de la période des Restaurations. Cependant ces états d’âme ont un caractère asocial et quelque peu solipsiste. La « nuit de délire » vécue par un Adolphe errant autour du château d’Éllénore, l’exaltation d’un René, ses élans vers l’infini, la méditation de Lamartine sur les rives du lac du Bourget, sa plainte contre le temps qui « échappe et fuit », autant de motifs, d’attitudes, d’aspirations ou de repliements sur soi enracinés dans un Moi qui se valorise. Par ses premiers romans, Balzac fait partie de ces écrivains romantiques, même s’il lui arrive de prendre un ton ironique à l’égard de ses contemporains. Dans ces romans de jeunesse où la passion submerge les êtres, le terme de « mélancolie » est utilisé à profusion. Clotilde, Tullius, Marianine sont des êtres mélancoliques, comme les personnages principaux de la trilogie des grandes émotions, le Vicaire, Annette et son criminel, Horace et sa Wann-Chlore, qui meurent d’amour. Dans ces œuvres, la mélancolie est la manifestation d’êtres tourmentés par les passions qu’ils éprouvent, et qui vivent dans un univers où tout repère historique et social est quasiment effacé. Le terme de mélancolie, loin de contribuer à la véracité de la fiction, contribue à souligner son irréalité. Tout autre sera sa fonction, dès 1829-1830, dans les futurs romans de La Comédie humaine. Balzac y dépeint la mélancolie, non dépourvue de ce « délire partiel, chronique, sans fièvre » dont parle le Dr Esquirol [12], de personnages qui, directement ou indirectement, sont engagés dans l’expérience de l’histoire. Si Augustine de Sommervieux périt à la suite de sa dépression de plus en plus dévorante, c’est qu’elle est demeurée Augustine Guillaume, fille d’un marchand de draps enrichi, engluée pour son malheur, malgré ses efforts héroïques, dans la mentalité à la fois arriérée et surannée du foyer parental. La mélancolie renvoie à tout un contexte historique et social, sans négliger les traits individuels et les dispositions psychologiques du personnage. Aussi le terme est-il utilisé par Balzac avec une grande parcimonie, et placé aux endroits stratégiques du texte : lourd de sens, il contribue à la cohérence de sa structure. Il est en rapport avec la progression de l’action. Le personnage mélancolique vit dans le présent, se souvient douloureusement de son passé et, dans ses moments de désespoir, n’arrive pas à se projeter dans l’avenir.
10Dans Le Curé de village, on ne relève qu’une douzaine d’occurrences de « mélancolie » et de ses dérivés « mélancolique » et « mélancoliquement ». Ces termes nous intéresseront de plus près dans le cadre de la relecture du roman que nous proposons aujourd’hui.
11« Crime et repentir », tel pourrait être le sous-titre du Curé de village. Ce roman retrace l’histoire de Véronique Graslin, adultère, devenue involontairement complice de son amant meurtrier, qu’elle envoie à l’échafaud, parce qu’elle n’a pas le courage de se dénoncer. Personnage respecté de la haute bourgeoisie de Limoges, en réalité une femme déchue, elle rachète son crime, sous la direction spirituelle du curé Bonnet, en faisant irriguer les hauts plateaux inféconds de la région de Montégnac. Mais le souvenir de son amant, sacrifié au nom de la respectabilité, la hantera jusqu’aux ultimes moments de sa vie. La mélancolie est attachée à chacun de ses pas.
12« Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de son mariage, Véronique eut une attitude pensive et pleine de mélancolie », écrit Balzac [13]. La remarque du romancier, apparemment anodine au début de l’œuvre, a une vaste portée. Elle concerne cette jeune fille dont le visage fut ravagé, à onze ans, par la petite vérole et qui, sous l’effet de l’ « exaltation religieuse » ou de celui « d’orage des passions contenues », retrouve son ancienne beauté. Sa physionomie révèle « une violence quasi morbide dans la passion » (ibid.). La notation balzacienne concerne l’évolution de la jeune fille dans les années à venir, la révélation « divine ou diabolique » (p. 654) que lui apporte la lecture de Paul et Virginie. D’une manière subtile, Balzac prépare l’histoire criminelle. Paul préfigure Tascheron, l’Île-de-France du roman de Bernardin de Saint-Pierre est imaginairement transférée par Véronique au milieu de la Vienne. Oppressée, pensive, mélancolique, ayant découvert sa propre sensualité, nostalgique des tropiques entrevus dans le livre, elle se promène en compagnie de son père au bord de la Vienne, dans la direction de la maison de campagne de ses parents où elle se donnera un jour à Tascheron. Cette demeure servira également de refuge, me semble-t-il, à Tascheron qui de voleur deviendra assassin. La période caractérisée par la première mention du terme « mélancolie » comprend l’année 1823 durant laquelle Graslin, futur époux choisi par Sauviat, ancien ferrailleur et dépeceur de château devenu millionnaire, fait la cour à Véronique. Elle éprouve de la répulsion quand elle reçoit pour la première fois ce « satyre antique » au sang âcre et aux « doigts crochus » (p. 661). Le parfum des bouquets de fleurs rares qu’il lui offre l’enivre d’abord, l’anesthésie après. Sous la pression de « l’Église, la Famille, le Monde » (p. 664), elle l’épouse. L’ « attitude pensive et pleine de mélancolie » (p. 652) de Véronique est lourde de sens. Elle est en rapport aussi bien avec les origines de la jeune fille, sa situation au sein de la famille, son visage ravagé par la petite vérole, ses passions violentes, les rêves qui lui permettent de s’échapper de son milieu étriqué, ses sentiments amoureux cristallisés d’abord autour d’un jeune homme, imaginé par Bernardin de Saint-Pierre, pour se fixer par la suite sur un être réel, Tascheron, qui la sauvera de l’abîme conjugal. Elle s’y débat pendant cinq ans et, de plus en plus exaspérée, sent qu’elle est sur le point de perdre le contrôle sur son être le plus intime qui se révolte contre le dégoût et la frustration.
« Sa profonde mélancolie engendrée par de constantes méditations sur elle-même la ramena par des sentiers obscurs aux rêves brillants de ses derniers jours de jeune fille. Elle dut contempler plus d’une fois ses anciens poèmes romanesques en en devenant alors à la fois le théâtre et le sujet. Elle revit cette île baignée de lumière, fleurie, parfumée où tout lui caressait l’âme »,
13écrit Balzac (p. 669) à propos de Mme Graslin, « épouvantée » par le mariage et par ses propres réactions, sa « torpeur », son « délire vertigineux » (p. 667). Elle se précipite avec « violence » – le terme est à souligner – « au pied des autels », et attend avec patience « les bonheurs de la maternité » (p. 668). Véronique cherche de la distraction dans la lecture des œuvres de Byron, Walter Scott, Schiller et Goethe. Cependant, elle ne ressemble ni à Dinah de La Baudraye, ni à Emma Bovary, dont l’imagination vagabonde dans des espaces fictifs. Elle ne sait point, mais le romancier s’en rend compte, que la lecture n’arrive pas à satisfaire sa nostalgie du bonheur ; cependant, elle forme son esprit et, d’une manière peut-être paradoxale, les œuvres romantiques renforceront sa capacité de raisonnement. Nature supérieure, elle est douée d’ « une sorte de grandeur sauvage » (ibid.). À la suite de son désespoir, « elle se condamn[e] », alors qu’on la taxe d’ « orgueil » (p. 669). Véronique fait part au banquier Grossetête qui lui envoie des fleurs rares – ces fleurs se révéleront vénéneuses et devront être sanctifiées un jour ! –, de ses « constantes méditations sur elle-même » (ibid.) initiées par sa mélancolie. « Ah ! mon ami, lui écrit-elle, je sens en moi des forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n’abattent point » (p. 671). Balzac dépeint l’état d’âme présent de son héroïne. En même temps, il met en place un « réseau indiciel », selon l’expression de Mario Lavagetto [14], prépare le proche avenir criminel de cette femme frustrée qui lutte contre sa mélancolie et se réfugie dans la manie de la bienfaisance, active et secrète, sous la conduite de l’abbé Dutheil, animé par des intentions mennaisiennes.
14À l’issue de la troisième année de mariage, après des tentatives infructueuses pour avoir un enfant, le couple fait chambre à part. Le physiologiste du mariage n’entre pas dans l’alcôve des Graslin. Il se contente d’indiquer que le mari ne voit que la dot de sept cent mille francs en la personne de sa femme et ne se rend pas compte des répulsions que celle-ci éprouve à son égard.
15Une année après, Véronique retrouve sa « santé florissante » (p. 676). C’est à cette époque, au commencement de l’année 1828, que le vicomte de Grandville, nommé, « en qualité de substitut, au parquet de la cour de Limoges » (p. 677), tombe sous le charme de Véronique. Il se trompe à son sujet :
« “Chez Mme Graslin, l’âme, une fois mise en mouvement par un enthousiasme vrai, répand sur sa figure une expression qui la change. Sa physionomie est comme un paysage triste en hiver, magnifique en été, le monde la verra toujours en hiver. Quand elle cause avec des amis sur quelque sujet littéraire ou philosophique, sur des questions religieuses qui l’intéressent, elle s’anime, et il apparaît soudain une femme inconnue d’une beauté merveilleuse” » (ibid.).
16Cette erreur de jugement, en somme naturelle d’après les données dont dispose le magistrat, constituera l’un des facteurs dynamiques de l’intrigue, pratiquement jusqu’à la dernière page du roman. Véronique reçoit cinq fois par semaine et « se ménag[e] pour sa maison [...] deux jours de liberté » (p. 678). Apparemment, le romancier, avare de révélations, s’attend à ce que le lecteur respecte les secrets du personnage.
17Au commencement de l’année 1829, elle rayonne de beauté :
« Le bleu de l’iris s’agrandit comme une fleur et diminua le cercle brun des prunelles, en paraissant trempé d’une lueur moite et languissante, pleine d’amour. On vit blanchir, comme un faîte à l’aurore, son front illuminé par des souvenirs, par des pensées de bonheur, et ses lignes se purifièrent à quelques feux intérieurs. Son visage perdit ces ardents tons bruns qui annonçaient un commencement d’hépatite, la maladie des tempéraments vigoureux ou des personnes dont l’âme est souffrante, dont les affections sont contrariées. Ses tempes devinrent d’une adorable fraîcheur. On voyait enfin souvent, par échappées, le visage céleste, digne de Raphaël, que la maladie avait encroûté comme le Temps encrasse une toile de ce grand maître » (p. 679-680).
18Naturellement, chacune de ces notations serait à confronter avec celles qui concernaient l’exaltation religieuse de la « petite Vierge » de jadis, marquée par la petite vérole (p. 652). La société de Limoges estime que la métamorphose de Mme Graslin n’est pas sans rapport avec la satisfaction qu’elle pouvait éprouver de se voir courtisée par le vicomte de Granville, promu avocat général sur place. Malgré sa beauté épanouie, elle est « en proie à la torpeur d’une méditation » (p. 680) typiquement mélancolique. Son entourage et l’avocat général attribuent cette disposition aux révélations que sa bienfaisance pouvait lui apporter dans les « sentines » de la société qui cachent des « vices », des « crimes ébauchés » (ibid.). Le mystère s’approfondit autour de Véronique. « Il est impossible de rendre tout le monde riche ! » (p. 681), soupire la malheureuse bienfaitrice, maîtresse de Tascheron, qui se voit obligée d’accueillir Graslin dans son lit. Balzac est à la fois un physiologiste hardi et réservé dans la formulation de son constat :
« Au commencement de cette année, arriva l’événement qui devait changer entièrement la vie intérieure de Véronique, et métamorphoser la magnifique expression de sa physionomie, pour en faire d’ailleurs un portrait mille fois plus intéressant aux yeux des peintres. Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulut plus, au grand désespoir de sa femme, habiter son rez-de-chaussée, il remonta dans l’appartement conjugal, où il se fit soigner. Ce fut bientôt une nouvelle à Limoges que l’état de Mme Graslin, elle était grosse ; sa tristesse mélangée de joie, occupa ses amis qui devinèrent alors que, malgré ses vertus, elle s’était trouvée heureuse de vivre séparée de son mari » (p. 681).
19Le lecteur de la « seconde lecture » sait parfaitement bien que Véronique tombe enceinte des œuvres de son amant Tascheron, l’ouvrier porcelainier qui lui a été recommandé par son père Sauviat, et qu’elle est obligée de se soumettre au désir, sous le prétexte des soins à dispenser, de son époux Graslin. C’est au début de 1829 que Véronique doit se donner à Tascheron, laisse entendre le narrateur qui rapporte que l’amant devient assassin vers la mi-mars.
20Pour mieux comprendre le poids du passé que Véronique devra transporter de Limoges à Montégnac, il paraît indispensable de reconstituer le crime de Tascheron et de mieux comprendre les circonstances de son déroulement. Alors que Balzac respecte les secrets de ses personnages, le lecteur n’est pas tenu à une telle réserve. Une « frénésie d’amour » (p. 688) devait lier le fruste Tascheron à Véronique qui pouvait libérer enfin ses sentiments violents refoulés jusqu’alors. Il n’est pas interdit d’imaginer que Mme Graslin ait pu consentir au projet fou de Tascheron de voler l’avare Pingret et de s’enfuir avec lui « pour vivre en Amérique » (p. 692). Les amants se trouvent ensemble dans la maison de Sauviat. Ils quittent leur refuge habituel. Véronique accompagne Tascheron dans la direction de la demeure de Pingret. Son amant franchit tout seul la clôture et, muni d’une bêche, découvre le trésor de l’avare dans le champ de luzerne. Surpris, il assassine le propriétaire, à l’aide de sa bêche, avec une sauvagerie inouïe, puis, à l’instar d’un Raskolnikov, achève de la même manière la servante qui survient inopinément. Qu’est-ce qui se passe par la suite ? Balzac connaissait-il lui-même tous les détails, pourtant essentiels à la compréhension de l’histoire, ou bien voulait-il inciter le lecteur à mener sa propre enquête ? Véronique accourt. Avec son aide, Tascheron plonge plusieurs fois dans l’eau de la Vienne pour enfouir le trésor. Des pièces d’or sont enveloppées dans le foulard, le châle, et dans un mouchoir taché de sang de Véronique. L’amant aveuglé ne perd pas toute faculté de raisonner, car il efface les traces des pas de sa complice, alors qu’il néglige de le faire pour les siennes. La rive de la Vienne, où la petite Véronique accompagnait son père qui s’y promenait, est devenue désormais un lieu maudit.
21Véronique essaie désespérément de sauver Tascheron. Le système de dénégation dans lequel il s’enferme « dénot[e] l’intervention d’une personne pleine de connaissances judiciaires, ou douée d’un esprit supérieur » (p. 687). Dans sa joute verbale avec Granville, elle tente de faire accroire au magistrat que la maîtresse de l’assassin par amour ne pouvait être qu’une jeune fille :
« “Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou le jour dans mon lit, il m’a été impossible de ne pas penser à cette mystérieuse affaire, et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron. Voilà pourquoi je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a des intérêts, sinon des sentiments, qui partagent son cœur et l’empêchent d’arriver à l’exaltation complète qui inspire une si grande passion. Il faut ne pas avoir d’enfant pour concevoir un amour qui réunisse les sentiments maternels à ceux qui procèdent du désir” » (p. 692).
22Il nous incombe de lire attentivement le texte balzacien. Véronique mène un jeu dangereux. Elle se dénonce au lecteur, et s’efforce de fournir une fausse piste à son interlocuteur. D’une manière particulièrement audacieuse, elle invente une histoire d’amour, en réalité la sienne, afin que le magistrat écarte l’idée de la préméditation chez l’assassin et lui sauve la vie.
23Mme Graslin devait établir des contacts étroits avec Denise, sœur de Tascheron, qui « déjou[e] les ruses de la Justice », et qui « ne se perm[e]t pas aux débats une réponse sans avoir longtemps songé ce qu’elle devait dire » (p. 695). L’amant désespéré écume de rage dans sa prison. Véronique fait remarquer à l’une de ses interlocutrices mondaines qu’ « il s’est fait bête féroce par calcul » (p. 697). Le roman pourrait se trouver dans une impasse, si Balzac ne faisait pas intervenir, à ce stade, des considérations politiques. Dans ses luttes avec l’opposition libérale, l’Église a intérêt à exhiber publiquement un criminel réconcilié avec Dieu, baisant le crucifix pendant qu’on l’achemine vers l’échafaud. Nous sommes en juillet 1829. Véronique et son Tascheron d’amour auraient-ils connu moins de deux ans de bonheur ? Faire accepter l’idée de la mort à Tascheron en lui entrouvrant l’espoir d’un au-delà chrétien où les êtres séparés se retrouveront pour toujours est l’œuvre du curé Bonnet, le grand civilisateur des espaces inféconds et abandonnés de Montégnac. Son intervention relance la dynamique du roman.
24Les occurrences du terme « mélancolie » réservent plus d’une surprise au lecteur du Curé de village. Du haut de la colline où se trouve le palais épiscopal de Limoges, l’évêque, entouré de ses collaborateurs, notamment de son préféré le charmant Gabriel de Rastignac, contemple les environs de Limoges. Son regard s’arrête sur « cette île échancrée pleine d’arbres et de peupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nommée l’Île-de-France » (p. 699). Apparemment, il « s’adonn[e] aux charmes de la soirée ». Balzac note à ce propos : « Les lueurs du couchant diversement réfléchies par les masses de différents verts produisaient un magnifique mélange de tons, pleins de mélancolie » (ibid.). En réalité, le prélat, doué d’une sagesse supérieure, devine l’un des secrets du crime passionnel perpétré sur la rive droite de la rivière, « à l’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint-Étienne, les murs du clos » où le double meurtre a été commis (p. 700). À ses yeux, les ombres des arbres pointent comme des flèches vers « les sables de la Vienne » où les sommes volées se trouvent enfouies. La quiétude mélancolique de l’évêque perspicace contraste avec l’agitation fébrile de l’enquête policière. Il consent à ce qu’on fasse venir le curé Bonnet, bien que soutenu par les libéraux de la ville, auprès du meurtrier en état de rage, afin qu’il l’apaise et le fasse revenir dans le giron de l’Église. Compte-t.il prendre connaissance des révélations que Tascheron pourrait faire à son confesseur ? Pendant que M. de Grandville joue au whist avec Mme Graslin, Gabriel de Rastignac emprunte la voiture de l’évêque pour se rendre à Montégnac afin d’amener le curé Bonnet à Limoges.
25Balzac esquisse habilement la description du lieu où Véronique, endeuillée jusqu’aux ultimes moments de son existence, donnera des « moyens actifs » à son « repentir » (p. 755). Le secrétaire de l’évêque se rend compte que dans les environs immédiats de Limoges « le pays prend un aspect triste et mélancolique » (p. 705). Au cours de son déplacement, il observe la « nature [...] âpre, sauvage et sans ressources » (p. 706). À propos de ces terres infertiles et couvertes de « débris minéraux », de « cailloux roulés », véritables « jachères sociales », le narrateur se réfère au « talent si mélancolique » de Fenimore Cooper (ibid.). Une fois arrivé à Montégnac, Gabriel de Rastignac est frappé par les « places brûlées, rougeâtres, ardentes » signalant une « terre aride » (p. 710). Il semble que Balzac, d’une manière consciente ou non, se réfère aux attributs traditionnels de la mélancolie : la sécheresse, la stérilité, les cendres. François de Sales, par exemple, compare la mélancolie monastique à « un dur hiver qui fauche toute la beauté de la terre » [15]. Dans l’Iconologie de Cesare Ripa, la Malinconia est « assise sur une pierre, les coudes posés sur les genoux, et les deux mains sous le menton ». Les éléments qui figurent à ses côtés, « un arbre sans feuilles et alentour des pierres », suffisent à évoquer la stérilité de son attitude [16]. Le jeune Rastignac qui, à son arrivée, se sent étranger en ces lieux, témoigne une certaine morgue aristocratique à l’égard du curé Bonnet ; cependant il est impressionné par le silence du lieu. Il visite l’église de campagne blanchie à la chaux, remarque qu’un rideau de calicot rouge (p. 716) éclaire d’une couleur pourpre le fond de l’édifice (cette pourpre triomphale suscitera de nombreux échos dans le roman !), et se laisse charmer par le décor floral. Les fleurs envoyées jadis par Grossetête à Véronique apaisaient l’ennui – ne pourrait-on pas parler de l’acédie ? – de l’héroïne ; ici, métaphoriques, elles servent les intentions pastorales du curé. La famille de Tascheron s’exile en Amérique et le curé Bonnet, malgré sa constitution faible, se rend, accompagné de Denise, sœur de l’assassin, auprès du condamné qu’il assistera à l’échafaud.
26La tête de Francis Graslin, fils de Tascheron, sort du ventre de sa mère, au moment où celle de son père tombe dans le panier de la guillotine. Le curé Bonnet, qui avait recueilli la confession de Tascheron, affirme à l’abbé Dutheil, en présence de l’évêque, que la restitution des sommes volées aura lieu dans des conditions qu’il ignore. Il me semble que Tascheron n’a pas révélé, même au curé Bonnet, l’identité de son amante et complice. Malgré sa faiblesse, en dépit du terrible choc qu’elle vient de subir, Véronique ne renonce pas à exercer une influence occulte sur le dénouement de l’affaire criminelle. Je songe au paiement des honoraires de l’avocat de Tascheron, à l’enterrement du supplicié à Montégnac et à la sauvegarde de sa mémoire grâce à la restitution du trésor enfoui dans la vase de la Vienne, en bordure du jardin de Pingret. Denise se présente à l’avocat, défenseur de son frère, en compagnie du curé Bonnet, et voudrait le payer avec des billets de cinq cents francs, qui ne sont en circulation ni à Montégnac, ni à Limoges, et qui ne peuvent provenir que de Véronique.
27Balzac invite le lecteur à dévisager Véronique de l’extérieur, avec les yeux de ses amis :
« Véronique était alors arrivée à la troisième phase de sa vie, à celle où elle devait grandir par l’exercice des plus hautes vertus, et pendant laquelle elle fut une tout autre femme. À la madone de Raphaël, ensevelie à onze ans sous le manteau troué de la petite vérole, avait succédé la femme belle, noble, passionnée ; et de cette femme, frappée par d’intimes malheurs, il sortait une sainte. Le visage avait alors une teinte jaune semblable à celle qui colore les austères figures des abbesses célèbres par leurs macérations » (p. 744-745).
28Balzac ajoute plus loin : « Le tour des yeux seul conservait des teintes brunes, devenues noires au-dessous et bistrées aux paupières horriblement ridées. Les joues étaient creuses, et leurs plis accusaient de graves pensées » (p. 745). Les « teintes brunes », la couleur noire sont typiques de la mélancolie et des atteintes de la bile noire. Le lecteur sait ce qui est à l’origine des « graves pensées » de Véronique. Elle reporte toutes ses affections sur son enfant, car il est le fils de son amant exécuté.
29Les événements se précipitent. Graslin achète le château, la forêt et les domaines de Montégnac au duc de Navarreins qui prévoit la chute des Bourbons. En août, Graslin est surpris par « les désastres des commerces et de la banque » (p. 746). Véronique se dévoue pour sauver son mari d’une « maladie inflammatoire » (ibid.). Éprouve-t-elle des remords ? Je ne le crois guère. Graslin meurt, le banquier Grossetête, appelé en aide par Véronique, solde les créanciers et, de cette manière, suprême ironie du sort et insigne ruse du texte, « le nom de son fils [il s’agit de Francis, enfant de Tascheron] resta donc sans tache » (ibid.).
30Véronique quitte Limoges pour Montégnac vers la fin du mois d’août 1831. Elle est accompagnée par l’abbé Dutheil, nommé évêque, de Grossetête, du procureur général Granville et de sa mère, son unique confidente et fidèle complice. Seul le nouvel évêque remarque la haine conçue par Véronique contre le magistrat qui prend congé d’elle. L’évêque la provoque pour ainsi dire, comme s’il voulait éprouver sa résistance nerveuse : « “Vous ne regretterez rien à Limoges ?” dit monseigneur à Mme Graslin », rapporte le romancier. Véronique se tire du piège qu’il lui tend par une réponse habile : « “Vous le quittez”, lui répondit-elle » (p. 748). En réalité, elle est en deuil et se confie à sa mère au moment où ils arrivent du côté de Saint-Léonard où se trouvait la maison de la Sauviat, lieu de rendez-vous du couple illégitime : « “Je devais cheminer en deuil sur cette route”, dit-elle à l’oreille de sa mère » (ibid.). Tous ces éclaircissements paraissaient indispensables pour apprécier l’état d’âme de Véronique quand elle aperçoit les environs de Montégnac : « À l’aspect des vastes plaines qui étendent leurs nappes grises en avant de Montégnac, les yeux de Véronique perdirent de leur feu, elle fut prise de mélancolie. Elle aperçut alors le curé qui venait à sa rencontre et le fit monter dans la voiture » (ibid.).
31Plus d’une question se pose à propos du statut de la seconde partie du roman. Par son repentir, Mme Graslin arrive-t-elle à racheter sa faute et à se détacher de son passé ? Cette seconde partie est-elle le miroir de la première, une version moralisée des premiers chapitres, une sorte de Nouveau Testament, si l’on se réfère à la Bible, par rapport à l’Ancien ? L’interprétation du terme récurrent de « mélancolie » permettra-t-elle de suggérer quelques réponses à ces questions essentielles ?
32Acclamée par la foule, Véronique arrive à Montégnac. Elle s’installe dans un pavillon latéral du château et contracte « une habitude de maniaque » (p. 753) – l’expression est caractéristique de la pathologie de la mélancolie – sur un banc d’où son regard plonge sur le cimetière. Son amant Tascheron s’y trouve enterré. M. Bonnet, prêtre et « artiste » intuitif à sa manière, est-il dans le secret de Véronique ? Balzac est prudent à ce sujet et se contente de noter : « M. Bonnet qui, dès l’arrivée de Véronique à Montégnac, avait reconnu chez elle quelque grande plaie intérieure, jugea prudent d’attendre la confiance entière de cette femme qui devait devenir sa pénitente » (ibid.). Il s’intéresse aux problèmes de spiritualité qui se rattachent à la mélancolie :
« “Je croyais, Madame, dit le curé qui venait déjà pour la septième fois, que vous n’aviez que de la mélancolie ; mais je le vois, lui dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentiment n’est ni chrétien ni catholique.
« — Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant et laissant errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentiment l’Église laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.”
« En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âme d’immenses étendues ravagées » (ibid.).
33L’enseignement de l’Église n’a jamais varié au sujet du pécheur qui désespère de la bonté divine. Aussi ne paraît-il pas inapproprié de se référer à ce sujet au Catéchisme approuvé par Jean-Paul II en 1997 :
« Le premier commandement vise aussi les péchés contre l’espérance, qui sont le désespoir et la présomption : par le désespoir, l’homme cesse d’espérer de Dieu son salut personnel, les secours pour y parvenir ou le pardon de ses péchés. Il s’oppose à la Bonté de Dieu, à sa Justice – car le Seigneur est fidèle à ses promesses – et à sa Miséricorde. » [17]
34Les propos du curé sont évidemment en rapport avec la correspondance entre le visage et l’âme ravagés de Véronique et le paysage crevassé et infécond de Montégnac. Le curé Bonnet constate que la châtelaine est tombée dans un état d’ « indifférence ». Balzac se réfère probablement à l’Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817-1823) de Lamennais :
« [...] ce n’est pas même le doute ; car le doute, état de suspension entre des probabilités contraires, suppose un examen préalable ; ce n’est pas une ignorance systématique, un sommeil volontaire de l’âme, qui épuise sa vigueur à résister à ses propres pensées et à lutter contre des souvenirs importuns, un engourdissement universel des facultés morales, une privation absolue d’idées sur ce qui importe le plus à l’homme de connaître. Tel est, autant du moins que le discours peut représenter ce qui n’offre rien de vague, d’indécis et de négatif ; tel est le monstre hideux et stérile qu’on appelle indifférence »,
35y écrit l’illustre penseur breton [18]. Le curé Bonnet, le « courageux prêtre » de Montégnac, expose à sa future pénitente sa théorie du rachat des crimes par le repentir actif, séparant de la sorte la justice humaine de la justice divine dont la dépositaire est l’Église. « Dieu, ma fille, est un grand réviseur de procès », déclare-t-il à Véronique (p. 755). Il lui redonne de l’espoir et ouvre un vaste chantier où peuvent se déployer ses énergies qui, pour le moment, se retournent contre elle-même pour la détruire. Remarquons que le curé Bonnet conçoit le pardon et le rachat des fautes, qui soustraient le criminel à la justice des hommes, à la manière de l’héroïne d’Annette et le criminel.
36Bien avant l’arrivée de Gérard, l’ingénieur en chef de l’irrigation de Montégnac est le curé Bonnet lui-même. Il trace tout un programme à l’intention de Véronique : des barrages à construire permettraient de retenir l’eau des petites sources et de fertiliser la plaine grâce à un système de rigoles et de vannes. Il commente cette proposition :
37« “Vous voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdent dans le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnac de la commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. À sec en septembre et octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau, dont la masse serait facilement augmentée par des travaux dans la forêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunir les plus petites sources, cette eau ne sert à rien ; mais faites entre les deux collines du torrent un ou deux barrages pour la retenir, pour la conserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol, où l’on pratiqua d’immenses réservoirs pour alimenter le canal du Languedoc, vous allez fertiliser cette plaine inculte avec de l’eau sagement distribuée dans des rigoles maintenues par des vannes, laquelle se boirait en temps utile dans ces terres, et dont le trop-plein serait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous aurez de beaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez des bestiaux dans les plus belles prairies possibles. [...] Vous verrez un jour la vie, la joie, le mouvement, là où règne le silence, là où le regard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière ? Ces travaux n’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de la mélancolie ?” » (p. 758-759).
38Le curé est capable de faire valoir les avantages pratiques de cette opération, car il est un personnage balzacien authentique, animé d’une philosophie pratique, non dépourvue de spiritualité. Véronique s’ouvre à lui au fur et à mesure du resserrement de leurs relations. Après avoir contemplé la forêt dans les environs du château et constaté des « inégalités dans cette masse d’arbres », Véronique remarque amèrement : « Il en est que la serpe de la femme qui fait du bois arrête dans la grâce de leur jeunesse ! » (p. 758) [19]. Elle pense à Tascheron et s’accuse d’avoir fauché sa jeunesse. Le curé Bonnet est un fin psychologue quand il valorise aux yeux de Véronique l’aspect salvateur des travaux d’irrigation : « Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes » (p. 760). Directeur de conscience exigeant vis-à-vis de son ouaille, il lui demande un changement d’attitude radicale :
« Votre repentir n’est encore que le sentiment d’une défaite essuyée, ce qui est horrible, c’est le désespoir de Satan, et tel était peut-être le repentir des hommes avant Jésus-Christ ; mais notre repentir à nous autres catholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurte dans la mauvaise voie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est révélé ! » (ibid.).
39La figure de Satan, incarnation de la mélancolie désespérée dans le Paradis perdu de Milton, hante l’imagination de Balzac depuis la création d’Annette et le criminel.
40Le terme « mélancolie » disparaît progressivement du roman, pourtant Véronique demeure sous l’effet de son désespoir qui fait constamment affleurer son passé dans le présent du roman. Sa rencontre avec Farrabesche, assassin gracié après des années terribles endurées au bagne, la hante profondément. Le portrait du personnage, la violence et la « nature bestiale » (p. 765) qui sont les siennes renvoient directement à Tascheron. « “On lui a donc fait grâce, à lui ?” », demande Véronique au garde-chasse qui l’accompagne dans ses déplacements (ibid.). À l’occasion de sa visite à Farrabesche, elle admire le fils qu’il a eu de sa concubine « avant [qu’il] se soit livré » (p. 770). Séparé de sa compagne qui avait quitté Montégnac pour trouver du travail à Paris, Farrabesche ne demeure pas moins attaché à sa personne : « [...] elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans le monde » (p. 774). De même, Véronique, mère de Francis Tascheron, appelé légalement, mais arbitrairement, Graslin – le nom de famille ne le protège-t-il point de la bâtardise ? – a été aimée d’une manière exclusive par son amant, le jeune porcelainier sacrifié par elle. Véronique, « atteinte d’une douleur » vive, se tourne vers la nature environnante et découvre ses aspects contrastés, les « formes âpres et tourmentées » et des parties boisées « diversement coloré[e]s » (p. 774-775). Y aurait-il un espoir de salut pour elle ? Ou bien le « sinistre paysage » et l’ « horrible plaine » fissurée qui aspire l’eau fécondante (p. 781) seraient-ils à l’image de son propre destin ? Ce paysage est en quelque manière intériorisé dans l’âme de l’héroïne qui, lors d’une chevauchée fantastique à bride abattue à travers cette contrée sinistre – il y a quelque chose de sauvage et de violent chez Véronique –, s’écrie : « Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi » (ibid.). C’est le propre des personnages balzaciens de vivre en symbiose intime avec leur environnement. Véronique est prise d’un « tremblement convulsif » (p. 785) à l’écoute de Farrabesche qui, persuadé par le curé Bonnet, s’était livré à la justice. Sous l’effet des propos de Farrabesche – « je regardai mes souffrances comme une dette à payer » (p. 790) –, Véronique se met aussi, à son tour, entre les mains du curé Bonnet : « Je suis dès aujourd’hui votre pénitente, monsieur le curé. J’irai demain vous faire une confession générale » (p. 791). Mais celle-ci sera repoussée aux dernières pages du roman. Avec l’aide de Grossetête, Catherine, compagne de Farrabesche et mère de son fils, est retrouvée à Paris et regagnera son foyer à Montégnac. J’ai l’impression que Balzac intervient autoritairement dans l’histoire de cette jeune femme. Selon la logique de l’histoire, pendant son exil parisien, elle aurait pu ou dû terminer son existence à l’hôpital, destin évoqué par la courtisane Aquilina dans La Peau de chagrin. Balzac écrit à son sujet :
« Restée dans la Corrèze, certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, ses couleurs autrefois vives seraient devenues fortes ; mais Paris, en la pâlissant, lui avait conservé sa beauté ; la maladie, les fatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de la mélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvres campagnards habitués à une vie presque animale » (p. 828).
41Les « dons mystérieux de la mélancolie » non seulement la préservent de la déchéance, mais la métamorphosent en une « image du miroir » de Véronique. Mme Graslin reconstitue le couple de Farrabesche et de Catherine, cimente leur famille, comme pour retrouver son union à jamais perdue avec Tascheron, père de son fils. Le curé Bonnet, désormais dans le secret de Véronique, se montre étonnamment sévère à son égard :
« “Vous retombez de toute la grandeur de l’humanité au culte d’une seule créature ! Votre bienfaisance envers Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et des arrière-pensées qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachez vous-même de votre cœur les restes du javelot qu’y a planté l’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos actions de leur valeur. Arriverez-vous donc enfin à cette sainte ignorance du bien que vous faites, et qui est la grâce suprême des actions humaines ?” » (p. 830).
42Balzac commente la scène : la parole du curé « attaquait quelque endroit saignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée » (ibid.). Le ton de l’intervention de l’auteur me paraît dur par rapport à celui des propos du curé.
43Véronique s’adresse à Grossetête afin qu’il lui envoie un homme compétent, un idéaliste, un « poète », un « fou » (p. 792), qui puisse diriger les travaux d’irrigation pour fertiliser la région de Montégnac. Le banquier connaît Véronique, atteinte de mélancolie dès avant son mariage, mais ignore ses secrets. Involontairement, il la blesse par ses propos sur la bienfaisance – Véronique s’y était consacrée ostensiblement à Limoges – en lui faisant remarquer : « Ce qu’il faut le plus raisonner en ce monde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous a paru bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, je le sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin !... » (p. 792). Véronique a incarné cette fatalité qui a amené son amant Tascheron sur l’échafaud. Elle s’écrie : « Mon Dieu ! [...], quand cesseras-tu de me frapper par toutes les mains ! » (ibid.).
44L’ingénieur Gérard, bien qu’il soit un alter ego du romancier, car souffrant de la « perpétuelle étreinte de la pensée » (p. 795), ne peut ici longuement retenir notre attention. Notons simplement que, déçu par le système des concours, nostalgique de la période impériale, sentant que ses meilleurs projets sont étouffés par la centralisation excessive du pays sous la monarchie de Juillet, il est lui-même menacé par un découragement mélancolique. Il est sensible à la crise sociale et n’ignore pas les « doctrines nouvelles » (p. 801) qui agitent le monde du travail. Grâce à une remarque de Véronique : « Encore un blessé qui cherche le grand hôpital » (p. 808), sa lettre adressée à Grossetête et communiquée par celui-ci à Véronique, de caractère à la fois théorique et personnel, est intégrée dans l’œuvre dont l’intérêt romanesque est en train de faiblir.
45De même, la réunion des notables, qui doit avoir lieu fin 1832 ou début 1833, ne peut nous intéresser ici de près. Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac dénoncent, en présence de Véronique et du curé, l’égoïsme ambiant, font l’éloge des ordonnances de Peyronnet et du « bon roi Charles X » (p. 814), exaltent les bienfaits du droit d’aînesse, condamnent le Code civil et le système de succession qui divise la propriété à l’infini. Il ne s’agit pas de juger ou simplement de lire ces pages avec nos critères d’aujourd’hui. Cependant, on a l’impression que Balzac, pourtant savant analyste des opérations financières d’un Grandet ou de la banqueroute frauduleuse d’un Nucingen, est de plus en plus étranger aux réalités de la monarchie de Juillet qui, à la suite d’une industrialisation massive, n’arrive plus à résoudre les problèmes que pose la concentration des prolétaires dans les grandes villes. Certes, par l’intermédiaire de ces notables, Balzac préconise l’investissement dans l’économie des capitaux enfouis par les paysans et la petite-bourgeoisie ; certes, il souhaite que les « capacités » soient appréciées et respectées ; cependant, il préconise le gouvernement d’un seul à la place du bicamérisme et la réduction des masses à « l’obéissance passive » garantie par le catholicisme. En relisant ces pages, j’ai l’impression que l’histoire de la régénération de Montégnac, comme celle du bourg de Bénassis, relèvent de l’utopie, d’où l’insuccès est pratiquement exclu. Nous verrons dans quelle mesure l’authenticité du repentir de Véronique est affectée par cette conception utopique des pages « civilisatrices » que Balzac tenait à insérer dans le roman.
46Les travaux de terrassement effectués par des « indigents », la construction du barrage, l’aménagement des canaux sont menés à bien, sous l’égide du curé, grâce à la collaboration de Gérard et de Farrabesche. En 1838, les plaines, infertiles pendant vingt générations, reverdissent et, en 1840, le premier troupeau part pour Paris. Montégnac et sa région se développent et la richesse de Véronique – Balzac n’arrive pas à faire taire le démon de ses préoccupations financières – décuple. Véronique, elle, « redoubl[e] les austérités secrètes de sa vie » (p. 834). Elle ne semble point remarquer que grâce à un canal supplémentaire, les eaux du Gabou, qui sourdent de la terre régénérée, se déverseront dans celles de la Vienne, souillées par le double assassinat commis par Tascheron. Il est temps pour Balzac d’aborder la dernière partie du roman, originellement la troisième série de feuilletons, intitulée, en juillet-août 1839, « Véronique au tombeau ».
47L’action se poursuit en 1844, une année avant l’insertion du roman dans l’édition Furne. Véronique s’embarque, en compagnie du curé, de son médecin, et des notables, pour visiter le kiosque construit par Gérard sur l’une des îles – lieu privilégié de l’imaginaire balzacien – qu’il avait créées lors des travaux d’irrigation. À ses amis qui veulent préserver sa vie, elle déclare : « On ne rend pas la vie aux morts » (p. 838). Les personnes de son entourage peuvent légitimement penser que, se sentant gravement atteinte, elle parle d’elle-même. En réalité, elle songe à Tascheron.
48Le passé resurgit en la personne de Denise, de retour du Nouveau Monde, et qu’elle voit nuitamment au chalet du lac, à la lueur de la lune qui éclaira jadis le théâtre du crime. Denise est un personnage bien balzacien. Avant de retrouver Véronique, elle prie le curé de la conduire sur le tombeau de son frère où elle s’exclame : « Enfin, tous ces domaines seront à notre cher Francis ! » (p. 843). Véronique empêche Denise de retourner en Amérique et veut la marier à Gérard qui ignore tout du passé adultère et criminel de sa protectrice. Elle arrive à persuader l’ingénieur d’épouser la femme qu’elle lui destine : « [...] vous accomplirez le vœu d’une mourante certaine de faire votre bonheur », lui dit-elle (p. 844). Son interlocuteur n’est-il pas attiré dans le piège d’une femme autoritaire ? Quoi qu’il en soit, la révélation de l’identité de l’épouse destinée par Véronique à Gérard provoque un malaise dans le roman et la réaction de l’ingénieur est la cause directe de l’évanouissement de l’héroïne :
« “Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devez pas ignorer la circonstance cruelle qui a fait quitter le pays à cette pauvre enfant, ramenée ici par la nostalgie.
— Une faute ?
— Oh ! non, dit Véronique, vous la présenterais-je ? Elle est la sœur d’un ouvrier qui a péri sur l’échafaud...
— Ah ! Tascheron, reprit-il, l’assassin du père Pingret...
— Oui, elle est la sœur d’un assassin, répéta Mme Graslin avec une profonde ironie, vous pouvez reprendre votre parole” » (p. 845).
49Mme Graslin tient à faire ses adieux au paysage régénéré par ses soins. Ses proches ne peuvent « se méprendre à l’expression [de son regard] : la douleur, la mélancolie, les regrets mêlés d’espérances s’y peignaient » (p. 848). La Sauviat, demeurée assise sur le banc de la terrasse d’où Véronique ne cessait de contempler le cimetière, est le lien vivant entre le passé et le présent, entre l’adultère de Véronique, le crime de Tascheron et le rachat du silence observé par sa fille à l’époque du procès de son amant. Celle-ci porte un cilice depuis quinze ans, parce qu’elle veut meurtrir, tourmenter, anéantir son corps de pécheresse. Ses douleurs de chaque instant lui rappellent le souvenir de Tascheron et sa propre culpabilité. Probablement, elle croit, elle aussi, au « grand calcul de l’éternité » (p. 737) et, dans la mort, voudrait rejoindre son amant dans le toujours de l’au-delà : « Vous le savez, mon cher curé, je ne puis trouver la paix et le pardon que là... », dit-elle au curé en désignant le cimetière (p. 852). Il y a chez elle comme une volonté despotique d’entrer dans la « Jérusalem céleste [...] non par supercherie, mais au milieu d’acclamations triomphales » (p. 850). Ce « triomphalisme » ne contredit-il point les vertus de l’humilité chrétienne ? La question mérite d’être posée à propos de l’interprétation des dernières pages du roman.
50Au seuil de la mort, le passé ne cesse de poursuivre Véronique. Parmi les illustres visiteurs arrivés à Montégnac, Mgr Dutheil accompagné de Gabriel de Rastignac, Grossetête, Bianchon appelé au secours par le médecin de Véronique, se trouve le procureur M. de Grandville. Véronique qui ne cesse de penser à Tascheron et qui aspire en même temps au pardon de l’Église accordé à la pécheresse, s’écrie en l’apercevant : « [...] il me cloue à la terre » (p. 853). Le curé Bonnet l’exhorte à faire pénitence, mais Véronique ne cesse de se demander : « Combien de fois Dieu me frappera-t-il donc encore ? » (ibid.). Elle manie une ironie cruelle, peut-être vengeresse, à l’égard de Granville : « Par quelle faveur ai-je autour de moi tous les êtres qui m’ont aimée et soutenue dans la vie ! » (p. 854). Balzac commente ses propos au début du paragraphe suivant : « Au mot aimée, elle se tourna par une gracieuse attention vers M. de Grandville que cette marque d’affection toucha jusqu’aux larmes » (ibid.). Ce magistrat aveuglé et dépourvu de toute intuition n’a rien compris au destin de la femme convoitée jadis !
51Il y a quelque chose de théâtral dans ce qui entoure la fin de Véronique. Elle est alitée dans une salle d’apparat, tendue de damas rouge. Le décor lui rappelle-t-il le « lit en damas rouge » (p. 649) de sa chambre d’adolescente, ou bien la chambre de son adultère avec Tascheron, dans la maison de campagne de sa mère ? Elle s’adresse aux dignitaires ecclésiastiques qui avaient deviné la vérité, dès le début des investigations, au sujet du crime. Par une confession publique, elle veut réhabiliter son amant Tascheron, le réprouvé, alors qu’elle a joui depuis son arrivée à Montégnac, pendant plus d’une décennie, de la réputation d’une sainte :
« Il est, à quelques pas d’ici, une tombe où gît un malheureux qui porte le poids d’un horrible crime, il est dans cette somptueuse demeure une femme que couronne une renommée de bienfaisance et de vertu. Cette femme, on la bénit ! Ce pauvre jeune homme, on le maudit ! » (p. 859).
52Avec une volonté toute napoléonienne, elle force l’archevêque Dutheil plus que réticent – il aspire au cardinalat et sait que les intérêts de l’Église ont changé entre 1829 et 1840 – à céder à sa demande de se confesser publiquement. Le curé Bonnet semble être sa dupe ou subit son ascendance. Il appuie la requête de sa paroissienne : « Depuis longtemps le souvenir ne mêle plus ses flammes à celles de la plus ardente pénitence » (p. 861). Il se trompe gravement [20].
53Balzac lui-même méconnaît-il Véronique ? Je ne le crois pas. Il décrit son personnage à travers le regard des personnes qui l’entourent. En même temps, il veille à la cohérence du roman, car le visage, l’expression du regard de Véronique constituent des thèmes reparaissants, enrichis de variations, tout au long du roman :
« Toutes les agitations inscrites en rides effrayantes, les couleurs sombres, les marques livides, tous les détails qui rendaient cette tête si horriblement belle naguère, quand elle exprimait seulement la douleur, enfin les altérations de tout genre disparurent ; il semblait à tous que jusqu’alors Véronique avait porté un masque, et que ce masque tombait. Pour la dernière fois s’accomplissait l’admirable phénomène par lequel le visage de cette créature en expliquait la vie et les sentiments. Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. Elle fut ce qu’elle était quand Limoges l’appelait la belle madame Graslin » (p. 863).
54Commence, enfin, non pas l’humble confession publique, mais une cérémonie baroque, parce qu’elle débute dans le décor somptueux de l’Église post-tridentine :
« Huit enfants de chœur, dans leur costume rouge et blanc, se rangèrent sur deux files, à partir du lit jusque dans le salon, tenant tous un de ces énormes flambeaux de bronze doré que Véronique avait fait venir de Paris. La croix et la bannière de l’église étaient tenues de chaque côté de l’estrade par deux sacristains en cheveux blancs » (p. 863-864).
55En apercevant Denise Tascheron, M. de Grandville prend conscience du rôle qu’il a joué dans le procès de son frère et de sa propre responsabilité dans les souffrances de Véronique.
56S’agit-il d’une confession publique ? Certainement pas. Les dignitaires ecclésiastiques, les amis, les proches entourent Véronique de près et étouffent ses propos. Pendant que la jeune criminelle s’accuse et veut réhabiliter Tascheron, son amant assassin, la foule, restée dehors, prie pour la châtelaine bienfaitrice. Véronique analyse d’une manière lucide ses sentiments de femme frustrée dès le début de son mariage, et ayant pris en affection un jeune homme que son père lui avait recommandé. Balzac dévoile le calcul de la maîtresse dominatrice : elle pouvait compter sur la discrétion de son amant qui, socialement, lui était inférieur : « Peut-être ai-je moi-même été séduite par d’horribles calculs : j’ai songé combien serait discret un enfant qui me devait tout, et que le hasard avait placé si loin de moi, quoique nous fussions égaux par notre naissance » (p. 866). Elle tient à atténuer la culpabilité de Tascheron, en invoquant les liens de sensualité exacerbée qui les unissaient l’un à l’autre. « Nous ne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperies continuelles », affirme-t-elle (p. 867). Avaient-ils l’intention de fuir ? Elle se tait sur ce sujet essentiel et déclare que jusqu’à la dernière minute elle n’a pas été mise au courant du projet de vol, né dans l’esprit de Tascheron. L’effraction a accidentellement dégénéré en assassinat, il n’y avait donc « ni préméditation, ni aucune des circonstances aggravantes » dans cette affaire (ibid.). Elle s’estime la principale coupable et invite l’assistance à l’accabler des reproches les plus cruels.
57Cette repentante demeure une âme fière, altière, orgueilleuse : « Ma vie connue a été une immense réparation des maux que j’ai causés : j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement » (p. 868). Elle avoue qu’elle avait voué jadis une haine perpétuelle au magistrat Grandville, mais elle est parvenue, affirme-t-elle, à lui pardonner. « Quelque pénible qu’ait été cette victoire, elle est complète », déclare-t-elle (p. 869). On pourrait se demander si toute cette confession n’a pas été un défi lancé à l’ancien substitut du Parquet de la cour de Limoges, mais probablement ce serait réduire la richesse et la complexité du personnage. En revanche, les propos de l’archevêque affirmant que « la confession de cette pénitente [...] confirme l’arrêt de la justice humaine » (ibid.), paraissent très surprenants. Le prélat a-t-il compris que l’assassinat a été commis sans préméditation ?
58Le roman s’achève par l’administration à la mourante du sacrement de l’extrême-onction, scène qui rappelle, dans une certaine mesure, celles qui figurent dans Volupté et dans Le Lys dans la vallée. Suivant les souhaits de la vieille Sauviat, dont la figure ne cesse de grandir du début à la fin du roman, Mme Graslin trouve sa dernière demeure auprès de celle de Tascheron. Par son testament, elle consolide ses œuvres de bienfaisance et encourage la vocation de jeunes gens, originaires de Montégnac, ayant des « dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour l’industrie » (p. 871-872). Tascheron disposait de ces dons. Voudrait-elle perpétuer, prolonger sa propre histoire au-delà de sa tombe ? Cette intention secrète ne serait pas à méconnaître entièrement. La première ligne du dernier alinéa comporte le nom de famille de Francis Graslin, mais c’est le prénom Francis, désignant le fils de Tascheron, qui clôt l’œuvre.
59En guise de conclusion, je souhaiterais faire quelques remarques sur le statut de la seconde partie de l’œuvre. Alors que Véronique de Limoges est un personnage mélancolique, car elle porte le fardeau de l’adultère et de sa passion violente pour Tascheron, Véronique de Montégnac est une femme endeuillée par la mort de son amant. Le curé Bonnet devine son état morbide et le poids de la culpabilité qui pèse sur elle ; il lui ouvre un vaste chantier pour se régénérer en rendant féconde une région inculte et crevassée par la sécheresse. Il me semble que dans la pensée du curé, le « repentir actif » de Véronique ne pourrait être complet qu’à la condition qu’elle se détache de son passé d’amoureuse criminelle. Certes, la renaissance de toute une région, grâce aux grands travaux qu’elle initie, apporte un dérivatif à la mélancolie de la jeune femme, mais ne semble point atténuer son deuil. Son regard ne peut se détourner de la tombe de Tascheron. Le cilice qu’elle porte, certes, sert à meurtrir sa chair coupable, mais il a pour fonction première de lui rappeler, à chaque mouvement de son corps, son amant supplicié. Il y a quelque chose de suicidaire chez cette femme, bienfaitrice de Montégnac et de ses environs. Jusqu’aux ultimes moments de sa vie, elle demeure une grande dame autoritaire qui impose sa volonté de fer aux plus hauts dignitaires de l’Église. Sa confession générale est un échec, car elle est étouffée par la Société qui ne peut pas la prendre en charge, et parce que cet aveu n’arrive pas à éclaircir tous les détails du drame de Tascheron. Il me paraît fort curieux et très intrigant que Balzac, respectant le caractère sauvage, violent, altier de son héroïne, ne lui donne que peu de possibilités de témoigner de sa tendresse à l’égard de son fils qui hérite des richesses et du crime de sa mère. Quand apprendra-t-il qu’il est l’enfant d’un meurtrier ? La régénération de Montégnac provient du tombeau de Tascheron, de son corps qui se décompose dans la tombe et du repentir fort incomplet de Véronique qui, au milieu d’un paysage, verdoyant grâce à elle, ne songe qu’à mêler ses cendres à celles de son amant. La seconde partie du roman est décidément la suite logique, la mémoire ineffaçable, de la première partie.
Notes
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[1]
La Mélancolie en miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, « Conférences, essais et leçons du Collège de France », 1989.
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[2]
Voir Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », no 123, 1987.
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[3]
Catalogue publié sous la direction de Jean Clair, Paris, Gallimard, 2005.
-
[4]
Encyclopédie méthodique (médecine), par une Société de médecins, Paris, 1816, dans Yves Hersant, Mélancolies, Paris, Laffont, « Bouquins », 2005, p. 696.
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[5]
Ibid., p. 701.
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[6]
Ibid., p. 714.
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[7]
Voir « Les maladies de nerfs : névroses romantiques », dans Nosographie de l’humanité balzacienne, Paris, Maloine, 1959, chap. III, VIe section, « La mélancolie ».
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[8]
Mélancolies, vol. cité, p. 714.
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[9]
Ibid., p. 716.
-
[10]
Ibid., p. 724.
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[11]
Ibid., p. 729.
-
[12]
Ibid., p. 717.
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[13]
Le Curé de village, Pl., t. IX, p. 652. Toutes les références à mon édition de ce roman dans la « Bibliothèque de la Pléiade » figureront entre parenthèses dans le texte.
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[14]
Nous venons de prendre connaissance de son ouvrage Lavorar con piccoli indizi, Torino, Bollati Boringhieri, 2003. Plusieurs pages y concernent directement notre sujet.
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[15]
Cité dans H. Prigent, Mélancolie, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2005, p. 73.
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[16]
Cité ibid., p. 83.
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[17]
« Pocket », no 3315, p. 512.
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[18]
Paris, Garnier-Frères, s.d., t. I, p. 21-22.
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[19]
Souligné dans le texte.
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[20]
Voir les deux études d’Alex Lascar, « Le Curé de village : difficultés et ambiguïtés du repentir », AB 1994, p. 245-271 et « Le Curé de village, scène de la vie privée », ibid., p. 155-168.