1La personne âgée vulnérable a besoin d’être protégée mais aussi d’être encouragée dans sa capacité d’agir. S’il faut absolument prendre en compte la vulnérabilité et la dépendance au cours de la vieillesse, il s’agit de ne pas les cristalliser, réduire les personnes à leur faiblesse, restreindre l’espace dans lequel elles ont la potentialité de se déployer, de s’exprimer. « La vieillesse se donne […] dans un rapport à soi-même, à son corps, à l’image que l’on en a. […] Elle se donne encore dans l’image que m’en donnent les autres. » (Martz, 2010). Le regard et la considération des proches et des autres, citoyens, ont un impact tellement significatif ! Nous avons à bien comprendre les postures d’accompagnement, en proximité ou en société, et leur donner autant de justesse que possible.
Des représentations sociales dans une humanité partagée
2« Le mot vieux est progressivement passé du côté de ce que l’on ne veut surtout pas devenir ; il est teinté de rejet, de précarité, de mort… » (Piou, in Eynard, 2019) Si, comme on le conçoit désormais, la vulnérabilité est l’expression même de notre humanité, elle renvoie à une notion de victime en puissance. Si elle est identifiée à la déchéance, à l’inutilité voire à la charge financière pour sa famille, elle peut susciter une sorte d’hostilité rampante. Elle n’est évidemment pas spécifique d’une certaine vieillesse associée aux maladies invalidantes, mais elle est ici, peut-être plus qu’ailleurs, source de peur car on l’associe à l’avancée en âge et à la proximité de la mort. Cette vulnérabilité-là réveille chez les « bien-portants » l’angoisse d’un mal-vieillir et d’un mal-mourir, comme des trajectoires de vie inconvenantes ! Cette idée semble encore renforcée dans les établissements d’accueil pour personnes dépendantes où sont rassemblées des personnes âgées fréquemment isolées, soit par absence de proches, soit parce que les familles ne sont plus présentes, ce qui donne du poids implicitement à l’idée de personnes que l’on ne désire plus voir (Piou, in Eynard, 2019).
3Pour la psychologue Isabelle Donnio, l’enjeu est de regarder ce que nous ne voyons plus, déformés que nous sommes par certaines représentations négatives de la vieillesse, focalisés sur la figure repoussoir de la dépendance. Cette auteure souligne que l’approche philosophique de la vulnérabilité constitue une véritable ouverture, propice à la sortie de la seule vision du paradigme biomédical, notamment lorsqu’elle envisage la réciprocité des vulnérabilités ou « la vulnérabilité en partage ». (in Eynard, 2019)
4Du point de vue de la personne âgée, justement, l’expression de la vie pourra être différente, dans une sorte de lenteur, de rétrécissement de l’univers, mais demandera sans aucun doute énormément d’énergie psychique et d’élan vital. Une énergie presque tout entière dépensée pour s’adapter. S’adapter, chez soi, quand les deuils (de proches familiaux ou de voisinage) et les handicaps restreignent la vie sociale et relationnelle, poussent à un certain isolement et en même temps conduisent à solliciter dans l’ambivalence une aide professionnelle. S’adapter, dans les établissements d’hébergement, où la vie en collectivité présente des avantages en termes de vie sociale, mais aussi des contraintes dans une communauté de vie où la personne doit se familiariser avec les codes de ce nouvel art de vivre ensemble (Varin, in Schmutz-Brun, 2019). L’adaptation permanente s’impose sans préparation : des résidents déclinent plus ou moins rapidement et souvent meurent, de nouveaux résidents arrivent, la composition des tablées en salle à manger change…
Le vivre ensemble
5Des constats inquiétants sont faits par Guillaume Leblanc (2011) qui affirme que la vulnérabilité sociale peut engendrer une hantise d’être exclu, d’être débarqué de la société, ou bien elle impose de disparaître, de se rendre invisible, tellement la personne n’a plus de statut lui permettant de s’affirmer. Mais Tanguy Châtel (2019) propose une vision plus optimiste : « Longtemps, la vulnérabilité était conçue de manière condescendante comme une faiblesse qu’il fallait, par devoir moral et social, impérativement soulager. Mais depuis peu, la vulnérabilité se donne à voir de plus en plus comme une possible et étonnante ressource. On note, au niveau individuel, une abondance de témoignages de personnes handicapées, vieillissantes, gravement malades et de leurs proches qui expliquent comment, contre toute attente, ces vulnérabilités ont pu les changer en mieux. » Est-ce l’anticipation d’une vision d’un homme reconnu comme vulnérable mais pleinement acteur de sa vie ? Cette voie envisage une éthique de la vulnérabilité et de l’accompagnement.
6La personne qui vieillit, avec ses difficultés plus ou moins grandes, reste forcément le sujet de son histoire, et elle demande à être reconnue comme telle. Toute l’expérience du sujet et de la subjectivité dépend de cette relation à l’autre et de son sentiment de responsabilité. La rencontre de la personne vulnérable dans son plus grand dénuement, déstabilise fortement, mais nous ouvre à l’autre en acceptant d’être surpris. Il nous est impossible, en effet, d’exiger de l’autre d’être identique à nous-mêmes (Piou, in Eynard, 2019). Marie-Josèphe Varin (in Schmutz-Brun, 2019), recueilleuse de récits de vie en établissement, constate l’impact relationnel de cette prise en compte de l’histoire racontée par la personne elle-même, des modifications positives dans les différents domaines que sont les tensions surmontées, la valorisation de soi, l’identité, les ressentis et les émotions, la recherche de sens et la projection dans l’avenir. Puis, lorsque les facultés déclinent et que la communication est rendue difficile, les relations établies depuis le début s’avèrent solides. Alors, si des accès de vulgarité et de colère se manifestent, ou d’autres comportements hostiles, cela permet de considérer la personne sous une autre lumière.
La vulnérabilité est du côté de l’interdépendance
7Olga Piou, Nathalie Manaut et Muriel Manent (in Eynard, 2019) développent la question de la vulnérabilité de ceux qui accompagnent. Faire face à la souffrance, faire preuve d’empathie, pourraient être des facteurs de vulnérabilité. C’est le cas, entre autres, des professionnels qui travaillent auprès des personnes en difficulté. La pénibilité est souvent dépassée par un engagement individuel et des gratifications multiples issues en particulier de la relation privilégiée aux personnes, aux familles, aux collègues. On pense également aux proches-aidants pour qui l’empathie est encore plus alimentée par des liens historiques d’intimité et qui vivent parfois de belles, bien qu’éprouvantes, histoires avec leur proche gravement malade. La vulnérabilité peut donc aussi venir de l’exposition à l’autre, constante, cette pression de l’autre qui rend fragile et fait souffrir. Or, pour Agata Zielinski (2011), « la reconnaissance de cette vulnérabilité peut devenir une vertu relationnelle. Juste milieu entre l’impuissance et la toute-puissance, elle ouvre à la sollicitude ». Avec David Jousset (2017), nous pouvons définir la co-vulnérabilité qui reconnaît le sujet comme un « être avec » et permet de sortir de la seule vision de la vulnérabilité constitutive du sujet, pour la penser comme condition de l’être en lien. Cette hypothèse invite à repenser la sollicitude dans un contexte de mutualité, dans la capacité d’un réel échange. La co-vulnérabilité n’est-elle pas l’origine de l’empathie, tout simplement ? Mais elle sensibilise en même temps qu’elle fragilise. Ne pourrions-nous pas repérer dans cette dynamique la cause de certaines réactions indignées ou excessives devant le spectacle que donnent à considérer ces personnes très âgées et très handicapées ? En tout cas, dans cette perspective, nous sommes invités à d’abord prendre en compte notre propre vulnérabilité pour ensuite comprendre la vulnérabilité d’autrui. La reconnaissance d’une vulnérabilité réciproque pourrait alors être garante de la dimension éthique de la relation à l’autre (Donnio, in Eynard, 2019). La vulnérabilité est ainsi du côté de l’interdépendance et de la responsabilité collective.
Bibliographie
Références
- Billé M., Martz D., La tyrannie du « Bienvieillir », Érès, 2010.
- Châtel T., « Notre société est en train de changer de regard sur la vulnérabilité », La Croix du 22 juin 2019, https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Ethique/Bioethique-Notre-societe-train-changer-regard-vulnerabilite-2019-06-22-1201030634
- Donnio I., « Mettre les vieux sous cloche, un risque d’utilisation abusive des concepts de vulnérabilité et de fragilité », in Eynard Colette (dir.), Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables ? Érès, 2019.
- Jousset D., Boles J.-M., Jouquan J. (dir.), Penser l’humain vulnérable. De la philosophie au soin, Presses universitaires de Rennes, 2017.
- Lacour C., Vieillesse et vulnérabilité, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2007.
- Leblanc G., Que faire de notre vulnérabilité ?, Bayard, 2011.
- Piou O., Manaut N., Manent M., « Travailler auprès des plus âgées accroit-il la vulnérabilité de ceux qui les accompagnent ? », in Eynard Colette (dir.), Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables ? Érès, 2019.
- Varin M.-J., in Schmutz-Brun C. (dir), Le récit de vie de la personne âgée en institution, Érès, 2019.
- Zielinski A., « La vulnérabilité dans la relation de soin, fonds commun d’humanité », Cahiers philosophiques, n° 125, 2011.