Notes
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[1]
COTOREP : commission technique d’orientation et de reclassement professionnel.
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[2]
ADHAP : aide à domicile, hygiène et assistance aux personnes ; CLIC : centre local d’information et de coordination ; GIR : groupe iso-ressource permettant de classer les personnes en fonction des différents stades de perte d’autonomie.
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[3]
SSIAD : service de soins infirmiers à domicile ; HAD : hospitalisation à domicile ; DDASS : direction départementale des affaires sanitaires et sociales ; ADMR : aide à domicile en milieu rural.
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[4]
EHPAD : établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
Une maladie insidieuse
1 Nous savions dès notre plus jeune âge que maman avait quelque chose… mais quoi ? Un « truc » bizarre qui allait et venait, nous ne savions pas quand ni comment. Mon frère aîné, dès ses 4 ans ,a eu pour mission de garder ses trois sœurs pendant que maman et papa allaient consulter un médecin parce que le corps de maman ne répondait pas à ses ordres. À l’époque, le médecin ne faisait qu’écouter les symptômes, donner une poudre de perlimpinpin, mais aucun diagnostic puisque le mal disparaissait en poussant la porte du cabinet médical !
2 Cependant, maman était incapable d’attraper un ballon au vol, de se relever si elle était assise en dessous de son centre de gravité, ce qui nous faisait tous rigoler et dire que : « Maman n’est vraiment pas sportive ! ». Ça n’était pas grave puisque c’était la plus belle du monde ! Toujours bien maquillée et habillée à la dernière mode, elle menait d’une main de maître sa petite troupe de soldats sages et bien élevés, en supportant des douleurs neurologiques inqualifiables et en reprenant ses phrases favorites comme un leitmotiv : « Vaux mieux faire envie que pitié », « Marche ou crève », « Jamais se plaindre, toujours sourire ».
3 Papa, jeune cadre ambitieux d’une société de transport, était muté tous les deux ans, entraînant toute la famille, de déménagement en déménagement, dans les trois départements bas-normands. Aussi, sous ce stress peu favorable à l’évolution de la maladie, elle réorganisait l’intendance à la recherche d’établissements scolaires, d’une nouvelle coiffeuse (très important) et surtout d’un nouveau thérapeute car d’autres symptômes apparaissaient périodiquement.
4 Mes parents ont divorcé en 1976. Et d’autres symptômes sont apparus : des troubles de la vue avec un voile et des douleurs orbitales, sans traitement efficace ; des troubles de l’équilibre qui l’obligeaient à monter les escaliers à quatre pattes ; des troubles urinaires effrayants. Elle était un véritable annuaire de localisation des toilettes publiques. Elle pouvait s’installer des heures aux toilettes, faisant couler l’eau du lavabo, sans pour autant, malgré une envie pressante, pouvoir uriner ou inversement ne pouvait refréner des fuites malgré l’absence de besoin. En effet, l’ordre d’ouvrir ou de fermer le sphincter connectait mal.
5 C’était toujours l’incompréhension car, après ses phases de dépression, elle récupérait à nouveau sa « pêche d’enfer ».
6 Dans les années 1980, je me souviens qu’elle nous a dit qu’elle aimerait pouvoir se droguer (elle n’a jamais fumé) et je pense que si les salles de shoot avaient existé, elle aurait été une adepte afin de supporter les douleurs musculaires. À la place, elle buvait de l’alcool en cachette ce qui lui permettait de façon fugace de soulager ses maux, mais la rendait méprisable à nos yeux.
Un cortège de tracasseries
7 En 1987, ma sœur Laurence l’a accueillie chez elle. C’est à cette époque que je me suis enfuie. Maman a obtenu son premier emploi en qualité d’auxiliaire de vie. Elle a découvert l’univers de la maladie, le handicap et la vieillesse qu’elle méconnaissait totalement. À 45 ans, elle n’avait en effet jamais été confrontée ni à des malades, ni à des personnes âgées. Et la fatigue était si importante qu’elle s’endormait parfois l’après-midi chez les patients.
8 En 1995, lors d’un week-end à Paris avec mes sœurs, alors qu’elles arpentaient d’un bon pas les rues de la ville, Maman s’est retrouvée « scotchée » au sol, les jambes en coton, incapable de les suivre. À son retour, son médecin traitant l’a envoyée chez un neurologue qui lui a fait faire toutes les analyses (ponction lombaire, scanner) et a annoncé enfin le diagnostic de la SEP. Elle me l’apprit par téléphone à mon bureau un soir de décembre 1995. Je vivais à 100 kilomètres et Internet n’existait pas. Aussi, aux termes de « sclérose en plaques », je n’ai rien imaginé et surtout rien compris. J’ai même trouvé le nom plutôt joli par rapport à « cancer » ou « Alzheimer ». Et de toute façon, robuste comme elle était, je pensais : « La maladie ne passera pas ! »
9 Seule Laurence, qui voyait maman au quotidien et dont le mari avait un bien meilleur niveau de connaissance médicale que nous, savait qu’elle finirait en fauteuil roulant, puis toute ratatinée, ceinturée par les muscles de son corps qui allaient se refermer sur elle et finir par l’étouffer ou l’éteindre. Effectivement, elle fauchait du pied droit, avait une canne et ne pouvait plus tourner le volant de sa voiture sans direction assistée.
10 Hélas en 2007, l’année de ses 65 ans, la maladie a eu raison de son corps : Laurence m’a appelée au secours, elle ne pouvait plus assumer seule la charge de maman. Par coïncidence, ma carrière professionnelle s’était mise en « off » et, si j’avais réussi à m’échapper du problème pendant 15 ans, j’ai alors pris de plein fouet toute la mesure du sujet. C’était la fin de l’équilibre et de la marche, son neurologue lui a prescrit un déambulateur. « Qu’est-ce que je vais faire avec ce youpala ! », disait-elle, puis finalement elle était bien contente de pousser « sa brouette » quand enfin elle avait constaté qu’une petite liberté lui était rendue.
11 Elle avait finalement accepté les aides à domicile auxquelles elle avait droit depuis des années, son médecin lui ayant constitué très vite un dossier COTOREP [1]. Par contre, elle avait refusé catégoriquement ce qu’elle appelait le « collier à chien » (bip d’appel à distance).
12 Après trois mois de marche avec déambulateur, nouvelle étape, elle a été hospitalisée pendant six mois sous protocole de « shoot de corticoïde ». Puis elle est rentrée chez elle, les perfusions mensuelles s’effectuaient à son domicile. Je me suis alors installée avec elle pendant un an.
13 Je lui ai appris à faire des auto-sondages urinaires seule. Je tournais ça en dérision en lui chantant la chanson grivoise de Colette Renard, Les nuits d’une demoiselle. Elle avait changé de format de lit passant d’un double à simple, lit médicalisé car sans la potence et le redresseur, elle était incapable d’en sortir.
L’entrée dans un autre univers
14 Heureusement, en 2008, l’assistance sociale du CHU m’a bien secondée. Elle m’a parlé de l’ADHAP, réseau national de maintien à domicile, du CLIC, de l’évaluation de sa perte d’autonomie et sa cotation au GIR [2], ainsi que du SSIAD, de l’HAD, la DDASS, l’ADMR [3], la Croix-Rouge, tous ces noms barbares, étrangers à mon vocabulaire. Le CHU avait organisé le retour à domicile avec l’HAD, puis le SSIAD et l’association d’aide à domicile ETRE. Je n’y connaissais rien. C’était horrible pour moi, l’appartement ne nous appartenait plus. De 7 heures du matin à 18 heures, c’était un défilé de personnel soignant : d’abord les infirmières, puis les aides-soignantes et les auxiliaires de vie lorsqu’il n’y avait pas, en plus, le docteur.
15 J’ai visité et constitué des dossiers dans une dizaine d’EHPAD [4], parfois seule, d’autres fois avec ma sœur. J’en avais la nausée. Son état mental n’avait rien à voir avec les personnes très âgées et désorientées qui « peuplent » les maisons de retraite. Il faut beaucoup d’argent pour affronter sereinement le handicap. Le budget pour les aides à domicile, les protections et alèses est exorbitant et dépassait très largement sa maigre retraite de 700 € par mois. Nous avons essayé par deux fois la résidence en EHPAD.
16 En 2009, nous étions tous les quatre en vacances. Nous l’avons donc « placée » dans une résidence, pendant une semaine. Un soir vers 21 h 30 alors que nous étions au restaurant, elle m’a appelée sur mon portable me signalant qu’elle était toujours dans son fauteuil roulant et qu’elle en avait marre d’attendre qu’on la couche… J’ai alors appelé la résidence, qui m’a assuré de son côté que Mme P. était couchée depuis 19 heures selon les registres établis. Ils voulaient même me faire croire qu’elle perdait la tête et que son appel était un mensonge… Mais elle disait vrai !
17 En janvier 2010, une place dans un autre établissement s’est libérée. Nous avons alors organisé, toujours à contrecœur pour elle, son installation à l’EHPAD (avec un service médical plus conséquent). Cela a duré trois semaines, c’était horrible pour moi et pour elle. Nous appelions une auxiliaire qui mettait une heure à venir, et qui lorsqu’elle s’inquiétait du motif de l’appel repartait chercher quelqu’un pour l’aider.
Le handicap jour après jour
18 Chacun d’entre nous a trouvé sa place autour de maman : Hubert gère la technique gonflage de roue et gestion des équipements de la maison ; Laurence gère les courses alimentaires ; moi, la gestion administrative, l’achat mensuel des protections et la préparation des quatre semainiers que je remplis une fois par mois des 25 comprimés qu’elle prend chaque jour ; quant à Catherine, elle est notre soutien psychologique, c’est elle qui nous ramassera à la petite cuillère quand ce sera la fin… Désormais maman n’a plus que la parole, le regard et un doigt dont la sensibilité s’amenuise. Elle ne peut plus nous appeler au téléphone pour nous dire si elle est mal ou qu’elle s’ennuie et veut nous voir. Cependant, grâce à ce doigt, elle regarde toute la journée la télé que les auxiliaires lui auront allumée. Parfois pour exprimer sa colère (souvent, car elle est mal installée et des douleurs se réveillent), elle appuie sur le son au maximum. La voisine nous a écrit plusieurs fois et menace désormais d’appeler les gendarmes. Nous n’osons même pas monter la voir pour nous excuser. Hubert a verrouillé le son à 22. Du coup, maman se plaint de ne plus entendre… En réunion de copropriété, les voisins ont voté il y a trois ans l’installation d’un interphone à bip. L’accès à la résidence pour le personnel de soin étant devenu impossible, nous avons dû négocier âprement afin d’obtenir le code d’accès pour qu’il puisse entrer faire les soins, car Maman était incapable d’entendre la sonnerie de l’interphone et d’appuyer sur le bouton. Et aujourd’hui ces mêmes voisins ont voté la mise en place d’une barrière d’accès à la résidence. Je viens d’apprendre qu’il n’y aura pas de système de code cette fois-ci. Je me demande bien comment nous allons faire…
19 Nous allons fêter notre dixième nouvel an coincés dans sa petite chambre. Elle sera couchée, ratatinée et tremblante. Je serai assise sur la chaise à sa droite, je lui approcherai le verre de champagne jusqu’à ses lèvres. Elle n’en prendra qu’une gorgée minuscule, l’alcool la dégoûte maintenant. Je lui ferai remarquer que ça fait dix ans que nous sommes tous sclérosés avec elle. Je soulignerai qu’elle finira par tous nous enterrer.
La résilience
20 L’univers de maman s’est tellement réduit qu’elle est en fauteuil trois heures le matin, puis le reste de la journée et de la nuit étendue dans son lit tel un morceau de bois raide échoué sur une plage. Cependant, ses journées sont rythmées par les « secrets du bonheur » : la volonté de vivre pour une seconde, une minute, une année de plus ; l’humour : rire de tout et pratiquer l’autodérision ; l’estime de soi : ne jamais rater un rendez-vous avec sa coiffeuse à domicile, mettre son rouge à lèvres et sa crème hydratante, dissimuler la poche urinaire ; l’instant : vivre au présent, et ne plus regarder en arrière, éviter les albums photos ; l’objectif à très court terme ; le bien-être du corps par le « bien mangé » et dicter des consignes aux aidants pour savourer des petits plats ; la relation aux autres et le respect du personnel soignant sans qui elle n’est rien ; le don de tout le temps qu’elle a ; le pardon : en vouloir à qui et pourquoi ? ; la foi et la confiance…
21 Aujourd’hui c’est vendredi, je vais aller la voir, vers 10 h 30, juste avant le passage de l’auxiliaire de vie. En effet, c’est à cette heure-ci qu’elle est le plus abordable avant d’être recouchée. Je la trouverais assise dans son fauteuil, toute ratatinée, les doigts crispés sur son Paris Match dont elle ne regarde que les images, et la télé allumée sur un univers qui lui est interdit. Elle aura mis son rouge à lèvres fuchsia et sera bien coiffée. Je mettrai la télé en sourdine et nous parlerons de tout de rien, on s’est déjà tout dit. Son état lui a donné une énorme sensibilité. Elle ressent tellement si je vais bien ou pas. Et cette petite demi-heure ensemble nous fera du bien. Maman a une envie irrésistible de vivre et j’ai encore besoin d’elle…
22Sylvie
Notes
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[1]
COTOREP : commission technique d’orientation et de reclassement professionnel.
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ADHAP : aide à domicile, hygiène et assistance aux personnes ; CLIC : centre local d’information et de coordination ; GIR : groupe iso-ressource permettant de classer les personnes en fonction des différents stades de perte d’autonomie.
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SSIAD : service de soins infirmiers à domicile ; HAD : hospitalisation à domicile ; DDASS : direction départementale des affaires sanitaires et sociales ; ADMR : aide à domicile en milieu rural.
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EHPAD : établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes