Couverture de RJE_222

Article de revue

Pourquoi sauver la biodiversité ?

Pages 247 à 250

1 Rappelons tout d’abord ce qu’est réellement la « biodiversité », en fait le « vivant ». Le mot, en anglais biodiversity, contraction de « diversité biologique », a été créé en 1985 par des écologues de l’École de biologie de la conservation américaine. Ce terme est souvent assimilé à la diversité spécifique, c’est-à-dire l’ensemble des espèces vivantes, bactéries, protistes (unicellulaires à noyau, les levures ou les microalgues par exemple), fungi (« champignons »), végétaux et animaux d’un milieu. Mais cette diversité du vivant est bien plus que la seule pluralité spécifique, incluant à la fois les espèces et leur abondance relative. La biodiversité a été définie comme étant « toute l’information génétique comprise dans un individu, une espèce, une population, un écosystème » mais nous nous attachons à la caractériser également comme étant l’ensemble de toutes les interactions établies entre les êtres vivants, entre eux et avec leur environnement. Il s’agit en fait de la fraction vivante de la nature ! Et l’humain est bien entendu dedans, pas à côté !

2 Ainsi, la Vie a été capable de différencier depuis ses origines une infinité de formes de vie qui se sont « associées » pour construire les écosystèmes en relations étroites avec leur milieu. Certaines espèces sont apparues puis ont disparu, quand d’autres nous accompagnent encore aujourd’hui. Durant des milliards et centaines de millions d’années, tout a évolué sous la pression des facteurs abiotiques du milieu – température de l’eau et de l’air, salinité de l’océan, lumière, rythmicité des saisons… et biotiques, compétition et relations entre espèces, facteurs liés au vivant comme la nourriture, sa composition et sa disponibilité. Et, depuis une époque récente, dénommée « anthropocène », terme proposé par le lauréat du Prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 2000, la présence de l’humain se révèle comme étant la plus grande force évolutive sur cette planète. Et bien entendu, quand on cite l’humain, il n’est pas seul car constamment accompagné de ses plantes nourricières (agriculture) et de ses animaux domestiques (élevage). Il y a plus de biomasse de vaches que d’humains sur la Terre ! Nous estimons aujourd’hui à un peu plus de 2,4 millions le nombre d’espèces connues, décrites, et déposées dans les musées, tous groupes confondus. Et sans doute en existe-t-il au moins dix fois plus, encore à découvrir. Mais nous n’en aurons pas le temps, car au rythme actuel de 16 à 18 000 nouvelles espèces décrites par an (dont 700 en Europe et 100 en France), il nous faudrait encore… 1 000 ans et tout s’en va trop vite ! Les scientifiques ne sont pas là pour désespérer les gens, les culpabiliser, les rendre irraisonnablement inquiets : ce n’est pas une stratégie qui fonctionne, on l’a souvent vu. Par contre, les choses doivent être dites et affirmées dans un monde frénétique où tout s’entremêle, et envahi de « fake news ». La biodiversité s’en va, elle s’en va irrémédiablement… C’est un fait patent ! Et le climat change, il change beaucoup trop vite ! Les données de 2010 à 2022 sont impressionnantes, même pour les scientifiques… Le dernier rapport du GIEC d’avril 2022 est édifiant là-dessus ! Aujourd’hui, la situation est très préoccupante et de nombreuses publications ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières années, en particulier les rapports tous les deux ans du WWF, avec près de 70 % des espèces suivies de vertébrés en difficulté. Ceballos et ses collaborateurs parlent « d’annihilation » des vertébrés en 2018, Hallmann et ses collaborateurs de la perte de plus de 75 % des insectes volants en Allemagne sur 27 ans, un autre rapport allemand de la disparition de 15 % des oiseaux sur 12 ans. En France, l’étude du CNRS de Chizé et du Muséum national d’histoire naturelle conclut à la perte de 30 % des oiseaux communs sur 15 ans dans nos espaces agricoles ! Le rapport de l’IUCN de mars 2021 (Liste Rouge des espèces menacées) conclut dans les espaces de l’hexagone français et dans ses territoires outre-mer que près de 20 % des poissons, plus de 20 % des amphibiens, un tiers des oiseaux, 10 % des insectes, 8 % des plantes sont menacés.

3 Nous donnons l’alerte depuis maintenant 25 ans, le premier papier sur ces questions dans une revue de très haut niveau, Science, date de 1997 : Vitousek et ses collaborateurs alertaient alors sur le gaspillage de l’eau, les plantes invasives, les effondrements de populations d’oiseaux, la surpêche, les excès d’azote en agriculture, les transformations des terres et les émissions de CO2. Des papiers plus récents (2009, 2015, 2020, 2021) sont revenus sur ces notions et ont tenté de préciser les limites du système Terre : ils concluent (école de Rockström en Suède) au fait que nous avons déjà dépassé certaines limites, pour le climat, l’eau, l’azote, la pollution et surtout la biodiversité, mais que la situation est aussi préoccupante pour le phosphore, ou encore l’acidification de l’océan.

4 Une biodiversité en « bon état » nous protège des zoonoses, ces maladies émergentes (en fait les trois quarts d’entre elles chez l’humain, depuis 1940) qui passent, le fameux « saut d’espèces », de l’animal à l’humain. En réalité, par un effet de dilution, une grande diversité d’espèces hôtes potentielles ou effectives limite la transmission des virus. La propagation des virus est freinée non seulement par la diversité des espèces, mais surtout par la diversité génétique interne à chacune. Cette diversité génétique intra-spécifique est un vrai « parcours du combattant » pour les parasites (les virus en sont), qui doivent faire face à des individus toujours différents, dont certains leur résistent, ce qui freine leur expansion. La variabilité, et la diversité qui en résulte, sont des protections pour les hôtes. C’est le déclin de la biodiversité qui augmente les risques de transmission des pathogènes et l’émergence des maladies associées, en réduisant les populations d’hôtes et, ce faisant, la probabilité d’apparition des résistances. Lorsque les écosystèmes sont dégradés, ils ne jouent plus convenablement leur rôle de régulation des pathogènes. Et cet épisode du Coronavirus 19 vient renforcer nos inquiétudes : une seule espèce est responsable de la pandémie de la Covid-19 : la nôtre. Ce qui n’aurait pas dû se passer s’est produit et la dissémination du virus a été effarante en très peu de temps. Comme pour les crises climatiques et de la biodiversité, les récentes pandémies sont une conséquence directe de l’activité humaine, en particulier nos systèmes financiers et économiques mondiaux, basés sur un paradigme limité qui valorise la croissance économique à tout prix dans un monde trop libéral. Nous avons donc aujourd’hui une fenêtre de courte durée pour surmonter les défis de la crise actuelle et éviter de semer les germes de futures autres. Saurons-nous en profiter ? À quand la suppression de ces marchés d’animaux vivants dans des conditions immondes en Asie, l’arrêt de l’extirpation effrénée d’arbres et d’animaux dans tous les écosystèmes du monde, y compris les forêts tropicales, la fin des seuils de renouvelabilité du vivant sur terre et en mer bafoués en permanence et systématiquement franchis, la fin du gaspillage et de la souillure perpétuelle de l’eau, la fin de la « roulette écologique » consistant à transporter tout partout et à déclencher les explosions d’espèces invasives et ces disséminations anarchiques de pathogènes de tous ordres, virus et bactéries ou autres micro-organismes, responsables de ces pandémies et de tant de souffrance ? Un bébé humain à la naissance, ce sont trois quarts d’eau liquide, un ensemencement délicat à partir de l’organisme maternel au moment de la rupture de la poche des eaux par des micro-organismes symbiotes de la maman qui vont constituer plus de la moitié des cellules de notre corps. Et si le dialogue entre les éléments de ce microbiote avec nos cellules humaines se dérègle, ce sont de graves pathologies et justement les conditions, ces comorbidités, pour devenir la cible préférée de la Covid-19 ! Le virus se reproduit de nos fragilités !

5 Le programme « One Health », une seule santé, lancé par les Nations unies au début des années 2000, reprend en considération les données de la santé humaine publique, de celle des animaux avec les approches vétérinaires et celles des plantes et des écosystèmes avec les travaux des écologues. Nous devons impérativement prendre conscience d’une réalité trop souvent ignorée : nous, humains, sommes des créatures vivant en symbiose avec ce qui nous environne, les micro-organismes, les champignons, les plantes et les animaux. Il n’y a pas d’un côté les animaux pris en charge par la santé vétérinaire, de l’autre les humains, cantonnés à la médecine, et enfin l’écologie, qui se préoccupe du bon fonctionnement des écosystèmes. Nos destins sont étroitement liés, nos médecines devraient travailler en bonne intelligence, comme elles devraient le faire avec les mathématiciens, les physiciens, les chimistes, les biologistes, les écologues, les sociologues, les géographes, les anthropologues et même avec les philosophes ! Avoir édifié les savoirs « en silos » nous a conduits, entre autres, à ne pas bien gérer cette crise de la Covid. Et pourtant, sur ce point, nos ancêtres voyaient juste. Séparer les santés humaine et animale n’a aucun sens. Je le dis souvent à mes étudiants : nous sommes faits d’eau liquide, nous avons deux tiers d’ADN codant en commun avec les mouches, et un tiers avec le plancton ! Dans notre sang, il y a du chlore, du sodium et du potassium parce que nous, animaux, sommes tous issus de l’océan. Comme tous les autres êtres vivants nous sommes des organismes composites. Depuis la minute où nous sommes sortis du ventre de notre mère, notre corps a été ensemencé par des millions de micro-organismes, bactéries, protistes, champignons… Notre peau, notre bouche, nos intestins, tout notre être pullule de ces créatures que l’on regroupe sous l’appellation « microbiote ». Chacun d’entre nous porte plus de mille espèces différentes de bactéries. Admettons-le : nous avons plus de ces micro-organismes que de cellules humaines dans notre corps ! Dès le moment où nous accepterons cela, nous comprendrons que détruire cette biodiversité qui nous entoure (nous ne mangeons que cela et ne coopérons qu’avec cela !) signifie que nous nous auto-agressons en permanence ! Bien triste constat pour une espèce qui s’est elle-même dénommée « sapiens » !


Mise en ligne 06/07/2022

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