Couverture de RJE_152

Article de revue

Une société de décroissance est-elle souhaitable ?

Pages 208 à 210

Notes

  • [1]
    « La décroissance », Revue Silence, février 2002, Lyon.

1Le mot décroissance est d’un usage récent dans le débat écologique, économique et social ; il a été utilisé à partir de 2002 comme un slogan provocateur, pour dénoncer la mystification de l’idéologie du développement durable [1]. Il désigne désormais un projet alternatif complexe, et qui possède une incontestable portée analytique et politique.

2La croissance est un phénomène naturel et comme tel indiscutable. Le cycle biologique de la naissance, du développement, de la maturation, du déclin et de la mort du vivant et sa reproduction sont aussi la condition de la survie de l’espèce humaine, qui doit se métaboliser avec son environnement végétal et animal. Les hommes ont tout naturellement célébré les forces cosmiques qui assuraient leur bien-être sous la forme symbolique de la reconnaissance de cette interdépendance et de leur dette envers la nature à cet égard. Le problème surgit quand la distance entre le symbolique et le réel disparaît. Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la croissance, seul l’Occident moderne en a fait sa religion. Le produit du capital, résultat d’une astuce ou d’une tromperie marchande, et le plus souvent d’une exploitation de la force des travailleurs, est assimilé au regain des plantes. L’organisme économique, c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non plus en symbiose avec la nature, mais en l’exploitant sans pitié, doit croître indéfiniment, comme doit croître son fétiche, le capital. La reproduction du capital/économie fusionne à la fois la fécondité et le regain, le taux d’intérêt et le taux de croissance. Cette apothéose de l’économie/capital aboutit au fantasme d’immortalité de la société de consommation. C’est ainsi que nous vivons dans des sociétés de croissance. La société de croissance peut être définie comme une société dominée par une économie de croissance et qui tend à s’y laisser absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi l’objectif primordial sinon le seul de l’économie et de la vie. Il ne s’agit pas de croître pour satisfaire les besoins reconnus, ce qui serait une bonne chose, mais de croître pour croître. La société de consommation est l’aboutissement normal d’une société de croissance. Elle repose sur une triple illimitation : illimitation de la production et donc du prélèvement des ressources renouvelables et non renouvelables, illimitation dans la production des besoins – et donc des produits superflus, illimitation dans la production des rejets – et donc dans l’émission des déchets et de la pollution (de l’air, de la terre et de l’eau).

3Pour être soutenable et durable, toute société doit se donner des limites. Or la nôtre se glorifie de s’affranchir de toute contrainte et a opté pour la démesure. Certes, dans la nature humaine quelque chose pousse l’homme à se dépasser. Cela constitue à la fois sa grandeur et une menace. Aussi toutes les sociétés, exceptée la nôtre, ont cherché à canaliser cette aspiration et à la faire travailler au bien commun. En fait, quand on l’investit, par exemple, dans le sport non marchandisé, cette aspiration n’est pas nuisible. En revanche, elle devient destructrice quand on laisse libre cours à la pulsion d’avidité (« recherche du toujours plus ») dans l’accumulation de marchandises et d’argent. Il faut donc retrouver le sens des limites pour préserver la survie de l’humanité et de la planète. Avec la décroissance, il s’agit de sortir d’une société phagocytée par le fétichisme de la croissance.

4La décroissance n’est pas l’alternative, mais une matrice d’alternatives qui rouvre l’aventure humaine à la pluralité de destins et l’espace de la créativité, en soulevant la chape de plomb du totalitarisme économique. Il s’agit de sortir du paradigme de l’homo œconomicus ou de l’homme unidimentionnel de Marcuse, principale source de l’uniformisation planétaire et du suicide des cultures. En toute rigueur, il faudrait parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme, avec ce « a » privatif grec. D’ailleurs, il s’agit bien pour nous de devenir des athées de la religion de la croissance… Il s’ensuit que la société d’a-croissance ne s’établira pas de la même façon en Europe, en Afrique sub-saharienne ou en Amérique latine, au Texas et aux Chiapas, au Sénégal et au Portugal. Il importe de favoriser ou de retrouver la diversité et le pluralisme. On ne peut donc pas proposer un modèle clefs en mains d’une société de décroissance, mais seulement l’esquisse des fondamentaux de toute société non productiviste soutenable, et des exemples concrets de programmes de transition.

5La conception de la soutenabilité sociétale peut être synthétisée sous la forme d’un « cercle vertueux » de sobriété en 8 « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Redistribuer, Relocaliser, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces huit objectifs interdépendants constituent une rupture révolutionnaire susceptible d’enclencher une dynamique vers une société autonome sereine et conviviale de prospérité sans croissance. Toutefois, les programmes de transition seront nécessairement réformateurs. En conséquence, beaucoup de propositions « alternatives » qui ne se revendiquent pas explicitement de la décroissance peuvent y trouver leur place. La décroissance offre ainsi un cadre général qui donne sens à de nombreuses luttes sectorielles ou locales favorisant des compromis stratégiques et des alliances tactiques. Sortir de l’imaginaire économique implique cependant des ruptures bien concrètes. Il s’agira de fixer des règles qui encadrent et limitent le déchaînement de l’avidité des agents (recherche du profit, du toujours plus) : protectionnisme écologique et social, législation du travail, limitation de la dimension des entreprises, etc. Et en premier lieu la « démarchandisation » de ces trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. Leur retrait du marché mondialisé marquerait le point de départ d’une réincorporation/réencastrement de l’économique dans le social, en même temps qu’une lutte contre l’esprit du capitalisme.

6Finalement, la redéfinition du bonheur comme « abondance frugale dans une société solidaire » correspondant à la rupture créée par le projet de la décroissance suppose de sortir du cercle infernal de la création illimitée de besoins et de produits et de la frustration croissante qu’il engendre. L’autolimitation est la condition pour aboutir à la prospérité sans croissance et éviter ainsi l’effondrement de la civilisation humaine.

Notes

  • [1]
    « La décroissance », Revue Silence, février 2002, Lyon.
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