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Article de revue

Écritures de la folie, folies de l’écriture

Pages 34 à 42

Notes

  • [1]
    Brouillon de la notice rédigée à la mémoire de son neveu Julian Heward Bell, poète anglais, tué le 18 juillet 1937 aux côtés des républicains de la guerre d’Espagne, lors de la bataille de Brunete. Cette disparition prématurée a soulevé la détermination des Cinq de Cambridge dans leur combat contre le fascisme ainsi que celle du Bloomsbury Group.
  • [2]
    M. Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1993.
  • [3]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, Le ravissement de Lol. V. Stein », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 192.
  • [4]
    M. Duras, X. Gauthier, Les parleuses, Paris, éditions de Minuit, 1974, p. 14-15.
  • [5]
    Ibid., p. 19.
  • [6]
    Ibid., p. 15.
  • [7]
    Ibid., p. 20.
  • [8]
    Ibid., p. 199-200.
  • [9]
    Ibid., p. 160.
  • [10]
    Ibid., p. 161.
  • [11]
    M. Duras, Écrire, Paris, Folio, 1995.
  • [12]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, Le ravissement de Lol. V. Stein », op. cit., p. 193.
  • [13]
    L. Kaplan, Les outils, en ligne, 7 juin 2012.
  • [14]
    J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 390.
  • [15]
    Cf. J. Lacan, La Troisième, Congrès de Rome de 1974.
  • [16]
    L. Lê, Voix, Paris, Christian Bourgois, 1998.
  • [17]
    M. Duras, L’amant, Paris, éditions de Minuit, 1984, p. 105-106.
  • [18]
    M. Blanchot, La folie du jour, Paris, Gallimard, 2002.
  • [19]
    B. Pascal, Pensées, fragment 30-35.
  • [20]
    E. Tellermann, Une odeur humaine, Paris, Farrago-Léo Scheer, 2004 ; Première version du monde, Nice, éditions Unes, 2018.
« I am so composed that nothing is real unless I write it. »
(« Ainsi suis-je faite que rien n’est réel que je ne l’écrive »)[1]
Virginia Woolf
« Ce qu’il y a de douloureux tient justement à devoir trouer notre ombre intérieure jusqu’à ce que se répande sur la page entière sa puissance originelle […] Seuls les fous écrivent complètement [2]. »
Marguerite Duras

1C’est pour avoir découvert l’analyse bien avant que de devenir médecin psychiatre et avoir également passé beaucoup d’années à acquérir les connaissances propres au champ de la psychiatrie, ensuite les avoir enseignées à l’université à des générations de médecins et avoir pu simultanément mesurer le type d’impasses qui en découlaient pour les patients, que je peux sans doute maintenant m’autoriser à écrire ce que j’écris. Ceci dans un second temps nous ouvrira la voie vers la question de l’écriture. Pourtant, il y a tellement de choses qu’il n’est pas convenable de dire ! Qu’il est tellement préférable en effet de taire et que pourtant l’analyse nous enjoint d’énoncer malgré tout, afin de ne pas participer au jeu obscur du refoulement ou du symptôme, et plus précisément encore, à celui insondable de la bêtise.

Dépasser la nosologie classique

2Un des problèmes grave qui affecte les psychiatres devenus analystes concerne une sorte de ténacité spécifique, pourrions-nous dire. Je ne parle pas ici du refus du renoncement à guérir qui équivaut à une modalité de récusation de la castration, mais du fait que bon nombre d’entre eux ne parviennent pas à entrer véritablement dans le discours analytique, car malgré leur passage par divers signifiants de la psychanalyse, qu’ils soient freudiens ou lacaniens, ils restent captifs de préoccupations nosologiques du xixe siècle comme l’étaient exactement les aliénistes. Et l’on retrouve par exemple dans les programmes de leurs séminaires ou journées d’études un découpage fautif qui prévaut sur tout autre questionnement, en se limitant au bouclage habituel : névroses, psychoses ou perversions. On objectera immédiatement qu’il est freudien. Faux ! Car il faisait partie du passage obligé auquel était contraint le médecin qui cherchait une audience scientifique à la fin du xixe et au début du xxe siècle.

3Ce n’est plus notre cas. L’eau a coulé sous les ponts. De plus, Lacan et les franchissements qu’il autorise ne font plus de nous des analystes de la première heure. Or cette manière de procéder encore aujourd’hui dans cette tripartition exclusive va résolument contre l’analyse, car cela s’oppose à la logique signifiante. Si l’apprentissage de la profession de psychiatre nécessite bien entendu d’entrer dans une clinique élaborée, qu’elle fait intégralement partie de sa formation (ou plutôt qu’elle en faisait partie, car même cet enseignement-là s’est considérablement dégradé), il s’agit pourtant de parvenir à l’oublier afin de commencer à entendre. Insistons, je ne discute donc pas ici du bien-fondé d’aller jusque dans la maladie mentale traquer le déterminisme que le sujet reçoit du signifiant, mais le fait que les praticiens ne parviennent généralement pas à passer outre l’étiquetage et à s’intéresser à autre chose qu’aux diagnostics, aussi subtils soient-ils, empêchant qu’une élaboration, qu’une traversée fondamentale ait lieu pour les patients.

Conception fautive de la psychose

4Dans un tel contexte, la psychose d’ailleurs est appréhendée d’une fort curieuse manière. Elle constitue une fin de non-recevoir, même pire, une condamnation sans appel. Il faut dire qu’un certain nombre de ritournelles théoriques sont appelées à la rescousse jusque dans les groupes analytiques pour fonder un discours tant inepte que clôturant. En premier : la sacro-sainte forclusion du Nom-du-Père. Devenue ouvre-boîte à tout faire, elle sert visiblement à masquer l’ignorance, comme si une fois prononcée la fameuse sentence, tout aurait été dit. Nouvel instrument de la ségrégation, elle sert à effectuer le grand partage des eaux et à administrer un verdict qui justifie ensuite le règne de l’abstention impuissante. Il ne s’agit pas pour autant, bien sûr, de dénier l’existence de la psychose. Mais force est de constater que c’est aussi cette position arrêtée, de celui à qui s’adresse celui qui est habité d’un grand désordre, qui, à travers des effets de nominations qui lui échappent, vient fixer dramatiquement un destin. Il ne suffit pas de dire que la psychose révèle la structure du langage, donc considérer que nous sommes tous dans le même bateau en tant que parlêtres, pour autant faire tomber les barrières moïques qui édifient des murailles, des normes et donc également d’excellentes raisons pour rendre chronique ce qui devrait être laissé à l’évolution plastique propre à toute clinique.

Ritournelle de la forclusion du Nom-du-Père

5Une certaine conception stadiste du Nom-du-Père ou mieux encore, qui relèverait du registre d’un accroc qui serait survenu à un temps donné de l’existence, est une ineptie fondamentale. Or la forclusion n’est pas un phénomène fixé, mais dynamique. Elle ne répond pas toujours non plus à la loi du tout ou rien à laquelle nous inviterait plutôt la logique du signifiant, car elle connaît aussi des degrés divers d’extension. De telles nuances quant à la position du clinicien prouvent qu’y compris dans des psychoses avérées, qu’elles soient délirantes, hallucinées et mentalement automatisées, des voies certaines de retour demeurent envisageables, permettant, grâce à une analyse bien conduite, d’atteindre à une pacification et un degré d’amendement inouïs, associés à une normalisation sociale qui n’est certes pas pour nous un critère déterminant, bien que le fait de pouvoir travailler, rencontrer un ou une partenaire et fonder une famille dans le cours d’une vie ne soit pas non plus complètement indifférent. Il y a sans doute des moyens de ne pas stigmatiser une symptomatologie, fût-elle bruyante et inquiétante, menant le patient à reconnaître que l’appareil signifiant qui avait fomenté un emportement sans modération de sa propre appréhension de la vérité finalement s’avère « sans aucune importance » dans l’après-coup, ou que, face à des hallucinations verbales sidérantes dans leur intensité première, il y a moyen de leur refuser cette valeur d’événement exceptionnel, pour ne considérer à terme « qu’il ne s’agit que de mots » et surtout qu’il serait « abusif et dangereux de leur prêter attention, valeur ou sens », pour citer littéralement un patient. Ce type de métamorphoses est tout à fait possible dans le cours d’une analyse.

6On constate également que les patients qui s’en sortent le mieux sont ceux qui parviennent à supporter leur situation, aussi lourde soit-elle, sans avoir nécessairement recours à un traitement médicamenteux, qui dans ses effets comme nous le savons non seulement produit nuisances somatiques adverses non négligeables (impuissance, prise de poids massive), moindre mal au regard de catastrophes plus préoccupantes (agranulocytoses, fièvres malignes, infarcissements mésentériques), mais dans tous les cas disjoncte et maintient dans une sorte de halo d’indifférence qui décérèbre et prive des indispensables lueurs de l’intelligence, pour qu’un chemin de résolution puisse être mis en œuvre dans ces situations, bien entendu, hautement complexes. Ainsi, modifier via la science le Réel n’est pas sans conséquence et se paye parfois d’un prix exorbitant.

Lieu alternatif

7Soyons explicite, il ne s’agit pas ici de constituer un dossier à charge contre les médicaments, mais d’offrir à ceux qui ne souhaitent pas avoir recours à eux, mais veulent s’occuper avec sérieux de leurs affaires, qu’un lieu Autre soit possible, où la fonction de la parole soit favorisée et amplifiée afin d’en éprouver les conséquences les plus radicales. De même, il faut reconnaître que se dispenser d’une hospitalisation qui dans certaines circonstances aggrave tout – il y a des services qui n’offrent qu’un entretien d’entrée et de sortie à leurs hôtes, parfois séparés l’un de l’autre de plusieurs mois – peut se révéler hautement salutaire si le patient demande que l’on opère avec lui autrement. L’engagement de l’analyste est alors nécessairement maximal, ce qui peut signifier recevoir transitoirement deux fois par jour, week-end compris, celui qui fait un tel bad trip. Nul médicament, nulle mesure de contention ne peut et ne pourra jamais remplacer en effet le transfert et ses conséquences.

8Nous ne proposons pas ici des recettes, mais voudrions seulement faire entendre qu’au-delà des protocoles qui sont destinés à gérer les flux informes des masses de consommateurs d’un prêt-à-porter de la santé pour tous, il existe des patients qui cherchent autre chose et s’attendent légitimement en retour à rencontrer des praticiens qui opèrent en fonction. La bonne nouvelle, c’est qu’il y aura toujours une place possible pour la psychanalyse, pour sa radicalité tranchante sur le reste du monde et sur l’accélération vers une évolution qui confirme ne pas aller dans un sens favorable pour l’Homme. Mais cela suppose que l’analyste ait renoncé aux diverses idéologies et abstraction infinies qui s’offrent à lui, y compris dans sa discipline (mirage du tout topologique), ce qui veut dire mettre une barre sur les fantasmes de dématérialisation (en particulier de l’objet) et ne pas éviter la chair brûlante du vivant de la clinique.

Aller jusqu’au chavirement

de la vocalisation

9Alors à quoi ceci nous ouvre-t-il eu égard à la question de l’écriture ? Je ne parlerai pas des travaux de Virginia Woolf, ni de ceux de James Joyce ou de Jean-Jacques Rousseau, pas davantage de la poésie de Gérard de Nerval, d’Antonin Artaud ou d’Isidore Lucien Lautréamont, rien sur les développements philosophiques de Friedrich Nietzsche, car ce ne serait seulement que pour souligner la fonction de l’écriture comme refuge, ou suppléance, comme sinthome ; on en a beaucoup trop parlé, rabattant à mon goût le génie de l’écriture au champ infamant d’une sorte de pragmatisme psychopathologique, ce à quoi Lacan met si souvent en garde pour ceux qui s’y égarent en s’y livrant, puisque alors : « Ils glissent en quelques sottises : celle par exemple d’attribuer la technique avouée d’un auteur à quelque névrose : goujaterie et de le démontrer comme l’adoption explicite des mécanismes qui en font l’édifice inconscient : sottise [3]. »

10Tournons-nous alors plutôt vers des écrits au projet bien plus inavouable. J’ai eu, dans mes jeunes années, le privilège d’entendre le témoignage suivant de la bouche de Marguerite Duras elle-même. On savait que la rédaction de certains textes décisifs de son œuvre l’avait retenue durant de nombreux mois acharnés à sa table de travail, comme ce fut le cas pour Le ravissement de Lol. V. Stein, où elle était chaque fois engagée dans une recherche forcenée du mot incisif, de la magie d’une énonciation habitée d’une fulgurance du mot juste. Mais comment pouvait-elle savoir qu’elle avait véritablement atteint son but ? Qu’est-ce qui apparaissait pour elle comme limite dans cette tâche de Sisyphe ? Marguerite Duras appréciait le degré d’achèvement de son travail de cisèlement de l’œuvre à l’aune du surgissement de voix. Ce qui n’est bien entendu pas sans évoquer une certaine pointe d’hubris, celle de s’égaler au non moins légendaire Socrate habité de la virulence de ses démons qui le guidèrent si rigoureusement pour corrompre la jeunesse d’une vérité qui n’était qu’émanation issue du trou du langage. Loin de la volonté de maîtrise, se livrant complaisamment à un débordement sonore, ce don le conduisit à illuminer le monde. Mais sans vouloir pousser trop loin les fausses évidences comparatives, disons que Marguerite Duras entendait donc se vocaliser à haute et intelligible voix et ce pendant plusieurs jours. Indication bien commode.

Le ravissement de Lol. V. Stein

11« Avec les autres livres […] j’étais dans un labeur quotidien […] Puis ça a commencé avec le Ravissement […] la peur a commencé avec Lol. V. Stein […] elle a été très grande pour Détruire, dangereuse [4]. » Ce dispositif fut d’ailleurs pour elle une cause terrible d’inquiétude. « Au fond, ce que je fais… Ce qui m’arrive est peut-être simplement ça : une expérience que je laisse faire [5]. » « L’expérience, alors, l’expérimentation […] j’expérimentais ce blanc dans la chaîne [6]. » Inquiétude qui la coupait de son entourage quand elle écrivait : « C’est toujours difficile de parler de ça […] si on se laisse faire comme ça, il vaut mieux se débarrasser de la peur de la folie. Alors ça j’ai dû faire un effort qui a fait que la folie n’a plus été cet épouvantail qu’on a dressé devant moi, durant toute ma vie : les hommes [7]. » « Il y avait une sorte de langage, à mon propos, les gens ne font pas assez attention à ça, pour un oui, pour un non, on me disait : T’es vraiment folle, alors, t’es encore plus folle qu’on ne pense, Tu devrais faire attention, t’es vraiment dingue […] moi j’avais peur [8]. » Des années plus tard, Yann Andréas, son jeune amant, me le confirma à nouveau dans une lettre que j’ai malheureusement égarée depuis. Mais transformant la terreur première en aubaine, elle profita de cette découverte pour truffer désormais ses ouvrages (romans, pièces de théâtre, scenarii de films) des fameuses voix off qui leur conférèrent une particularité sans pareille, la faisant connaître dans le monde entier, ralliant à ses productions nouvelles des foules passionnées et fascinées d’admirateurs et admiratrices. « Il y a une chose troublante, c’est que je l’aime infiniment, cette Lol V. Stein, et je ne peux pas m’en débarrasser [9]. »

12Chaque livre représentait un mode de franchissement, un dépassement, une modalité de mise en abîme de celle qui n’écrit pas du lieu d’une prétendue volonté, mais qui au contraire se laisse traverser, se laisse entraîner sans aucune prévention, ni mise en garde pour soi, dans une sorte d’acceptation d’aller jusqu’à la vérité ultime qui n’est que point de défection et de chaos. D’ailleurs, les moments de déliaison dans la clinique, ces temps de vacillation sérieuse où un délire ou des phénomènes verbaux peuvent apparaître, sont toujours d’un immense intérêt dans ce qu’ils nous enseignent de la structure, des signifiants fondamentaux, de ce qui fait tenir, de ce à quoi il ne faut pas toucher sans risquer de produire un cataclysme. Dans chaque structure, même la névrose, il y a de nombreuses forclusions (elles n’ont rien à voir avec la tarte à la crème de la forclusion du Nom-du-Père). D’où l’attention particulière portée par Lacan à l’endroit précieux de tels écrits qui témoignent d’un lâchage du parlêtre. « Et qui a sorti Lol. V. Stein de son cercueil ? C’est quand même Lacan [10]. » « J’étais abasourdie par Lacan. Et cette phrase de lui : “Elle ne doit pas savoir qu’elle écrit ce qu’elle écrit. Parce qu’elle se perdrait. Et ce serait la catastrophe.” C’est devenu pour moi, cette phrase, comme une sorte d’identité de principe, un “droit de dire” [11]. »

Le drame de la création

13De quoi parlons-nous finalement quand nous parlons de créer ? Pour se contenter d’en faire l’évocation seulement, nous aurions tendance à concevoir les choses du côté d’un saut métaphorique qui laisse entendre de l’inédit ou de l’inouï sur la structure de l’être parlant et de son sujet divisé de l’inconscient. On pense inévitablement, par exemple, à cette guirlande faite à partir de l’assemblage de boîtes d’allumettes pour illustrer la formule devenue célèbre : élever l’objet à la dignité de la Chose, dans le Séminaire. D’autre part, Lacan, dans son article des Écrits « La science et la vérité», parle de la création avec la beauté que soulève son habituelle sobriété. « C’est le drame, le drame subjectif que coûte chacune de ces crises. Ce drame est le drame du savant. Il y a ses victimes dont rien ne dit que leur destin s’inscrit dans le mythe d’Œdipe. » Cette remarque puissante souligne la dimension démesurée du prix à payer pour avoir osé outrepasser le sort commun, celui que requiert toute invention véritable qui nécessairement ne laisse pas exempt subjectivement. L’écriture, même comme suppléance, n’exclut pas pour celui qui écrit que l’œuvre néanmoins opère comme un dénuement extrême qui mette dans un face-à-face cruel avec le signifiant, instant de dévoilement d’un Réel, temps fragile où l’Imaginaire se trouve inconsistant, dissout, soufflé, volatilisé, autonomisant de fait le Symbolique en son éclosion féroce. On peut parfois même repérer ici comme un art de la méthode de déliaison, un travail d’orfèvre, systématique et acharné, orchestré par cet arrachement, cette dépossession, cette défection de soi que suppose l’écrit qui culmine en sa fonction de nous instruire et qui débusque, pour le lecteur tremblant, ce que la normalité, dans son ignorance, masque.

14Quelle est donc la nature de cet acte visionnaire ? On ne peut pas toujours le dire, d’emblée en tout cas, puisque « L’artiste toujours précède l’analyste et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie [12] ». L’écriture doit parfois ravager tout fondement avant que de fonder. Donc dans l’ambiguïté radicale, ne pas craindre de délier les dimensions de la parole, avant que de contribuer à les renouer, peut-être autrement ? Est-ce un espoir tenable ? Les écrivains connaissent de ces choses si délicates que les cliniciens ignorent. Leslie Kaplan nous le dit : « La folie est une question centrale pour tous ceux qui assument, qui tentent d’assumer, une position de création, et en particulier les écrivains. Pas la folie comme une maladie (comme s’y attèlent les aliénistes), mais comme une limite, comme un possible, comme une aventure de l’esprit […] Kafka l’a dit […] : “écrire c’est sauter en dehors de la rangée des assassins”, c’est ne pas reconduire le monde tel qu’il est […] Les écrivains savent bien que la folie est une dimension de l’esprit humain […] Un écrivain voit dans la folie d’abord une question et dans celui qu’on appelle fou un être habité par cette question […] Il ne s’agit pas de romantisme, d’idéalisation de la folie, mais de tenir compte de la complexité du monde et du monde humain, avec le langage […] Une tendance profonde qui s’aggrave tous les jours : promouvoir avant tout et toujours la simplification, instaurer une civilisation simplifiés […] mais la bêtise n’est jamais neutre, elle est toujours méchante […] elle va avec le discours général, avec la catégorie, la case, le cas […] la chance pour la surprise, l’étonnement, la rencontre, et d’abord dans le langage, se perd […] la joie du détail se perd […] Les fous : une catégorie, un détail [13]. »

Quelle référence certaine ?

15Il y a dans la folie, comme a pu le signaler Lacan à de multiples reprises, l’expression d’une jouissance sans butée, infinie, indomptable et qui engloutit tout, puisqu’une fois franchi le bord en deçà duquel nous nous tenons habituellement, l’expérience du trou, de ces tours indénombrables au cœur du mystère de ces entonnoirs temporels qu’il figure pour nous, une récupération est toujours incertaine, un retour parfois bien complexe, comme il l’examine en détail également dans ses Écrits à propos de l’Homme aux loups frappé par son hallucination du doigt coupé [14]. Ainsi, s’il y a une écriture pour résolument ne pas savoir, pour repousser une vérité insupportable, ainsi érigée en pur produit défensif (l’écrit de loisir, d’entertainment, de divertissement, du latin divertere, verser ailleurs, loin de l’essentiel), à l’inverse, d’autres écrits, sérieux et qui seuls passent l’usure du temps (car ils rendent compte de l’inédit d’un élément structurel), s’avèrent éminemment dangereux et vivants car ils nous prennent par la main, parfois à notre corps défendant, pour nous mener justement vers ces zones apicales au-delà de quoi ne peut que se fomenter la chute ; en bref, ils nous donnent ce courage d’approcher de ce bord ténu qui concerne structuralement tout parlêtre. L’expérience de l’analyste en sa pratique n’est pas étrangère à de tels flirts.

16Mais pour ne pas trop imaginariser les choses comme notre pente à la commodité nous y invite trop souvent, rappelons la position freudienne à cet égard. Freud avait en effet précocement repéré la perte comme inaugurale de toute subjectivité ultérieure, en l’espèce du refoulement originaire propre au langage et de son éventuelle et heureuse traduction consécutive en manque (celle-ci n’est d’ailleurs pas obligatoire et peut alors ainsi venir nourrir le streaming en illimité de l’insatisfaction), procès automatique désignant la cause désormais symbolique du désir. Lacan, qui avait parfaitement mesuré le risque inhérent de cette pente religieuse propre au Symbolique de laquelle Freud ne parvenait pas totalement à se départir (un texte comme Moïse et le monothéisme le hante jusqu’à la fin de sa vie), va essayer d’en laïciser la procédure. Du trajet qui mène de la question du père à celle du père mort qui git dans l’inconscient freudien, lequel pérennise l’inhibition de la névrose, il articule enfin via la métaphore du Nom-du-Père que le phallus est bien l’objet perdu qui demeurera à jamais à l’horizon de tout désir comme but insaisissable, une métaphore. Mais une telle référence a du mal à se défaire du religieux, conduisant certains maîtres à maintenir la dette comme moyen d’assurer un pouvoir abusif. Les dérives des écoles analytiques se produisent quand le grand chef de la horde primitive se sert d’une version tendancieuse du Nom-du-Père et du père pour y parvenir. Elles prennent alors l’aspect pathétique d’une entreprise pour faire plier le sujet, l’intimider, le contraindre et exercer sur lui une dictature, un dictat, une dictée. Qu’est-ce que cela aurait désormais à voir avec l’éthique de l’analyse ?

17C’est pourquoi Lacan opère une coupure fondamentale, sa seconde topique en somme, à laquelle peu d’analystes donnèrent leur crédit (puisqu’ils continuèrent à entretenir les guerres de succession du sceptre, voire les luttes fratricides intestines), en déplaçant l’intérêt sur une nouvelle référence totalement inventée par lui, l’objet causal du désir cette fois, objet paradoxal d’être tenu vide de tout objet car pleinement produit par la machinerie de la parole, héritage du signifiant et qui se met en place seulement dans et par la cure, en permettant la difficile mutation de la lettre tombée de la demande fondamentale initiale, dont l’accentuation de la face réelle s’avère déterminante pour dépasser les impasses symptomatiques propres au Symbolique [15].

Conclusion

18Le Nom-du-Père, c’est ce qui donne la primeur au Symbolique, alors que l’objet est un produit du Réel. Avec l’objet, on se tient véritablement au cœur de la cure lacanienne et quand on entre dans le désir, on ne se fait plus la guerre. Car fonctionner à l’objet cause du désir relève d’autre chose, introduit une modalité de pacification du rapport du sujet à la vérité. En bref, les conflits stupides qui agitent les groupes analytiques dépendent, me semble-t-il, de cet indépassable du Nom-du-Père pour certains de ses membres qui ne sont pas prêts à se laisser organiser par l’objet causal du désir. Quand quelqu’un déraille dans sa référence au Nom-du-Père, s’il a l’intelligence de pouvoir s’appuyer sur un objet, nous savons que son assise se reconstitue. L’exemple extrême est celui caricatural du président Schreber retrouvant la paix en incarnant la splendeur du féminin parée de tous ses atours, spectacle ineffable se contemplant dans l’insondable reflet de son miroir.

19Je ne le démontre pas ici, ce serait l’occasion d’un autre article à part entière, mais j’ai pu vérifier chez plusieurs auteurs que des vacillations folles signent un sujet tenaillé par les affres de l’accouchement d’une écriture rigoureuse en ce qu’elle vient remettre en cause les référents habituels dans une adresse hors cure. Or opérer un tel changement de cap vers un objet usiné par le travail d’énonciation solitaire auquel engage l’ascèse que suppose la rédaction d’une œuvre peut en passer par des moments de défection profonde. Évoquons enfin, à ce propos, la valeur exemplaire d’une Linda Lé et de ses interviews nocturnes de France Culture absolument prodigieuses sur les hallucinations, le délire et l’écriture [16]. L’écriture qui préside à des changements profonds et décisifs pour le sujet, à des mutations, à des conversions peut le laisser dans un entre-deux situé à la frange de la folie. Rien nécessairement de spectaculaire ou d’aisément repérable. « Je suis devenue folle en pleine raison [17] », nous précise Duras. « Mais ma folie est restée sans témoin, mon égarement n’apparaissait pas, mon intimité seule était folle […] Le jour je travaillais tranquillement [18] », surenchérit Blanchot.

20Il est donc fondamental pour l’analyste de veiller instamment à démédicaliser la folie, à la démythifier et à la considérer comme un temps topologique témoignant d’un passage possible pour un sujet aux prises avec ce qu’il est d’abord inconcevable pour lui de pouvoir nommer, mais qui ne pourra s’expliciter éventuellement qu’après coup, parfois bien des années plus tard. Et de ne jamais oublier que « les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou [19] », comme y insiste Pascal. D’où aussi l’urgente nécessité de la démédicalisation, mieux, de la dé-psychiatrisation du discours sur la folie. Ce justement à quoi nous invitent la littérature en général et la poésie en particulier. Nous n’évoquerons donc jamais assez à ce propos le véritable acte clinique et éthique que représente par exemple la poésie d’Esther Tellermann et bien plus encore, ses récits qui, en leur fulgurance, nous obligent à un déplacement radical de celui qui se fait l’adresse de ces paroles qui ont perdu un temps leur ordonnancement [20]. C’est ce qui se nomme encore : accepter d’endosser au sens plein ses responsabilités. Les analystes y sont-ils prêts ? Je vous le demande. 


Date de mise en ligne : 04/03/2020

https://doi.org/10.3917/jfp.048.0034

Notes

  • [1]
    Brouillon de la notice rédigée à la mémoire de son neveu Julian Heward Bell, poète anglais, tué le 18 juillet 1937 aux côtés des républicains de la guerre d’Espagne, lors de la bataille de Brunete. Cette disparition prématurée a soulevé la détermination des Cinq de Cambridge dans leur combat contre le fascisme ainsi que celle du Bloomsbury Group.
  • [2]
    M. Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1993.
  • [3]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, Le ravissement de Lol. V. Stein », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 192.
  • [4]
    M. Duras, X. Gauthier, Les parleuses, Paris, éditions de Minuit, 1974, p. 14-15.
  • [5]
    Ibid., p. 19.
  • [6]
    Ibid., p. 15.
  • [7]
    Ibid., p. 20.
  • [8]
    Ibid., p. 199-200.
  • [9]
    Ibid., p. 160.
  • [10]
    Ibid., p. 161.
  • [11]
    M. Duras, Écrire, Paris, Folio, 1995.
  • [12]
    J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, Le ravissement de Lol. V. Stein », op. cit., p. 193.
  • [13]
    L. Kaplan, Les outils, en ligne, 7 juin 2012.
  • [14]
    J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 390.
  • [15]
    Cf. J. Lacan, La Troisième, Congrès de Rome de 1974.
  • [16]
    L. Lê, Voix, Paris, Christian Bourgois, 1998.
  • [17]
    M. Duras, L’amant, Paris, éditions de Minuit, 1984, p. 105-106.
  • [18]
    M. Blanchot, La folie du jour, Paris, Gallimard, 2002.
  • [19]
    B. Pascal, Pensées, fragment 30-35.
  • [20]
    E. Tellermann, Une odeur humaine, Paris, Farrago-Léo Scheer, 2004 ; Première version du monde, Nice, éditions Unes, 2018.

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