1« Esprit » et « spiritualité » sont des mots dont j’évite l’emploi pour la raison que l’usage les a pliés dans une direction qui biaise leur sens. L’un et l’autre sont ainsi devenus les lieux d’accueil d’une transcendance venue d’en haut produire en nous une élévation. Ce mouvement existe mais en sens inverse : son origine est en bas et ce retournement change le sens de la vie. En conséquence et pour éviter la confusion, le mot « mental » a remplacé le mot « esprit » et le mot « intériorité » ou la formule « expérience intérieure » ont remplacé le mot « spiritualité ». Cette formule a été valorisée par Georges Bataille, qui en a fait le titre de l’un de ses livres les plus importants. Il est indispensable, me semble-t-il, de la compléter par la notion d’« expérience extérieure » car, dès qu’elle s’exprime, l’expérience intérieure se porte à l’extérieur. La perception de ce va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur nous donne conscience d’un processus capital : nous ne pouvons nous exprimer sans nous intérioriser à l’extérieur tout le temps que dure notre expression. La visualisation de ce phénomène par l’écriture ou la peinture contribue à sa prise de conscience puisqu’il se produit alors face à face. Et ce face-à-face permet d’éprouver une matérialisation, qui influe sur la perception du « mental » alors ressenti comme très sensiblement incarné.
2Toute parole porte à l’extérieur de nous notre vie intérieure, et plus généralement toute expression. Un mouvement semblable nous pousse à communiquer avec l’Autre et avec le monde, communication qui a un caractère « sacré » parce qu’elle met en jeu – et parfois en péril – ce que notre vie intérieure a de plus intime et de plus précieusement personnel. Mais, là encore, le mot « communication » a été violemment dévoyé depuis qu’il ne sert qu’à séduire les consommateurs ou à répandre la démagogie de nos pantins politiques. Cette évolution purement utilitaire entraîne le dévoiement des valeurs chargées d’assurer la continuité de la mémoire collective en la ponctuant d’une succession de repères qui marquait le temps et servait la mémoire. L’effondrement, bien que déjà ancien, de cet ordre millénaire a laissé un vide parce que la société laïque ne fournit pas – ou très rarement – le sentiment d’appartenir à un même corps fraternel. Et ce n’est évidemment pas le règne de la consommation et de l’argent qui peut combler ce vide …
3La culture laïque a pris la suite de la culture religieuse et elle en a intégré les œuvres littéraires et artistiques sans produire une disparate. Désormais, c’est à la langue et aux créations nées de son exercice de nous procurer le liant que nous procurait auparavant la « spiritualité ». La chose n’est pas si facile car le partage spirituel suscitait le sentiment d’une égalité dans sa réception tandis que la culture laïque est très inégalement partagée faute d’une égalité dans la préparation à en goûter les œuvres. À côté de retours du religieux à caractère souvent « intégristes », l’inégalité culturelle laisse la place à une « culture populaire » falsifiée à présent par les media qui la rendent toujours plus médiocre et vulgaire. Comme tout est gouverné par l’économie, le seul souci est de faire circuler de la marchandise et d’inciter à sa consommation.
4Le vieux besoin d’élévation conteste pourtant cet ordre économique, mais celui-ci a trouvé la parade en saccageant l’intériorité. Pour opérer ce saccage, il suffit d’un flux d’images qui donne à son spectateur l’illusion que le spectacle est à la fois sa vision et sa réflexion. Dès lors qu’elle est ainsi mimée, l’activité mentale se trouve parasitée puis expulsée de son propre lieu où la voilà remplacée par le spectacle qui occupe son espace intérieur tout en continuant à se projeter à l’extérieur. Cette occupation concomitante et parallèle de la tête et des yeux met le spectateur dans la situation de se croire en train de penser et de se représenter ce dont son esprit n’est que la marionnette passive.
5L’effet est d’une nocivité extrême puisque tout l’organisme expressif se trouve contaminé par la substitution d’une représentation impersonnelle à celle qu’aurait dû et pu former son intériorité. De plus, ce n’est pas seulement la représentation personnelle qui se trouve faussée mais, avec elle, les divers éléments de sa composition : la langue, la mémoire, la réflexion, autrement dit tout ce qui permet de penser et de formuler sa relation avec l’Autre, avec le monde, avec l’histoire, avec l’actualité. La perception elle-même est atteinte parce qu’elle ne s’alimente plus à la vision directe mais au spectacle qui la médiatise.
6Nous sommes désormais dans ce désastre : l’espace de l’ancienne « spiritualité » a été dévoyé en espace commercial. Cet espace, domestiqué par le spectacle, ne connaît qu’une seule valeur : l’argent. Et l’argent gouverne – ou veut gouverner – toute notre « expérience extérieure ». Les techniques de « communication » disposent des moyens de fabriquer l’équivalent de ce lieu afin d’y prendre notre intériorité au leurre d’un équivalent et, l’ayant captivée, de l’amener à réfléchir ce qui, loin d’être son expression, n’est qu’un message se faisant passer pour sa pensée. Ce message est en général insignifiant pour que son non-sens fabrique et assure une disponibilité susceptible de rendre « l’intérieur » sensible au seul coup de sens d’une image ou d’une déclaration publicitaires en faveur d’un produit ou d’un personnage politique. Et voilà ce qui, usurpant désormais le sens du mot « communication », abrégé souvent en « com », est le vide-cerveau fabriquant l’alignement collectif sur les stéréotypes de la société de consommation.
7Il m’a longtemps semblé que le flux des images déversé dans l’espace mental par le canal des yeux suffisait à occuper tout cet espace en lui donnant le sentiment illusoire d’une activité interne : c’était oublier que pour être un simulacre efficace, le spectacle illusoirement intériorisé devait aussi se représenter devant les yeux afin d’avoir l’apparence captivante d’être l’expression du spectateur soumis à son flux. La raison en est que notre espace visuel est inséparable de notre espace mental, au point qu’il est même une extension variable en volume de notre organisme. Olivier Debré me disait souvent : « Mon corps va jusqu’où vont mes yeux » ! L’écran est à la fois ce qui émet le flux oppressif des images et ce qui permet au spectateur passif muni de sa « commande » de s’en croire le maître.
8La pensée est un acte qui hésite devant sa propre expression comme si elle craignait toujours de se représenter inexactement. L’acte est son sens ; la représentation l’ouvre à la possibilité de son non-sens, et cependant c’est dans cette possible négation de sa nature qu’elle puise l’énergie de poursuivre et de se dépasser. Mais la pensée n’avait jamais conçu la possibilité qu’une non-pensée puisse un jour lui être substituée de manière à répandre le non-sens dans d’innombrables têtes : celle des innombrables spectateurs que séduisent chaque jour la télévision et les jeux vidéo.
9Notre humanité tient à un fragile équilibre entre sa manière de réfléchir le monde et celle de penser cette réflexion. Nous savons depuis des millénaires que le pouvoir peut infléchir ces manières pourtant intimes par la religion, l’éducation, la propagande et même les structures de la langue, mais l’illusion persistait d’une « spiritualité » autonome liée à notre dispositif organique individuellement différencié. Le choix du mot « mental » de préférence au mot « esprit » voulait justement insister sur ce caractère organique. Il est évident que « l’esprit » n’aurait pu développer une « spiritualité » sans le langage, qui lui a permis de se porter hors de lui-même et d’importer le monde en lui. Par une sorte de choc en retour, c’est également le langage qui a introduit dans « l’esprit » ce qui était capable d’orienter, de déformer ou de dominer son activité, mais quelles que soient les déformations imputables au langage, elles ne s’attaquaient pas au dispositif organique, pas plus qu’elles ne lui retiraient la possibilité d’un recul critique. Au fond, le langage recèle une dualité dans son propre exercice et peut toujours glisser du oui au non. La puissance et la nouveauté de la télévision comme de ses avatars audiovisuels sont de greffer sur nous, à travers le face-à-face avec l’écran, un espace expressif qui prend la place du nôtre en occupant simultanément le regard et l’intériorité, ce que n’avait jamais pu faire aucune intrusion « spirituelle ». De plus – et cette distinction est très certainement décisive –, toutes les anciennes tentatives d’occuper « l’esprit », en l’orientant soit vers Dieu, soit vers une idéologie en principe animée par la volonté d’améliorer la société, allaient dans le sens de son désir d’élévation tandis que l’occupation médiatique a pour but son abaissement : il faut que, privé de sens critique, privé de mémoire et rendu inapte aux nuances par l’appauvrissement du langage, le « médiatisé » accepte un ordre social injuste, une vie mentale médiocre et le primat de la consommation.
10La crise économique actuelle, preuve de la faillite de ce système, provoquera peut-être une révolte puis un changement radical. Cette issue est improbable parce que « la moralisation du capitalisme » prétendument décidée par le pouvoir n’a en vue que sa survie. Le renforcement continuel de forces répressives entraînées à la violence le démontre et donne à penser que cette volonté de survie du pouvoir économique ira jusqu’à l’institution d’un régime totalitaire. D’ailleurs, tout démontre que, persuadé de sa perfection, le pouvoir économique est par essence totalitaire. Les traces de la vieille « spiritualité » ont laissé dans trop « d’esprits » la nostalgie d’un « sauveur », avec pour conséquence une irresponsabilité peu propice à la résistance et encore moins à n’importe quelle forme de révolution. Ce qui fut solidarité, générosité ou militantisme est neutralisé par la castration mentale qu’opèrent les media depuis près de deux générations. Il n’y a pas d’opposition crédible à ce mouvement généralisé de la domination parce que le principal parti dit de « gauche » en a été le complice chaque fois qu’il en eut l’occasion – et aussi parce que le sens du mot « révolution » a été perverti et délégitimé tout au long du dernier siècle.
11Nous sommes désarmés et par là même contraints de réviser nos restes, à commencer par le plus important qui est l’état de notre corps attaqué dans sa vitalité. Tout a été fait pour le délier de ses semblables et réduire sa relation avec eux à des contacts superficiels. Quand la langue est appauvrie, les sentiments le sont aussi, et la perception. Cette déréliction est sensible dès que le regard enquête sur les postures, sur les visages, sur la qualité du quotidien. Qu’est devenue la vie ? Il y a celle qui brille et celle qui n’en finit pas de s’assombrir. Pourtant, une même chose manque à tous que masque chez les uns l’appétit de posséder, chez les autres une fureur de privation, mais une fureur impuissante. Il n’y a pas de consolation pour l’insatiable ; il n’y en a pas non plus pour celui qui est privé de tout. Ce dernier devrait se jeter à l’assaut de l’autre car n’ayant rien, il n’a rien à perdre. Il ne le fera pas pour la raison que l’énergie indispensable pour accomplir cet acte a été parasitée par le système que contrôle l’autre.
12Nous sommes désarmés, donc réduits à nous voir tels que nous sommes une fois dévêtus de nos illusions. Et solitaires faute d’un appui sur lequel compter. D’où une espèce de nudité extrême, qui nous rabat sur les restes essentiels que sont notre corps et son activité intérieure. Nous avons découvert que leur intégrité est menacée, non pas comme autrefois par la greffe d’une « spiritualité » censée enrichir la nôtre, mais plus gravement par une occupation capable de vicier notre corps en même temps que notre « esprit ». Ce mécanisme de dépossession de soi s’est accéléré à mesure qu’a grandi le rôle des media. Il est possible que ce rôle ait été planifié d’emblée, et plus probable que l’observation de l’effet médiatique a donné le projet d’exploiter la passivité qu’il développe afin de créer une disponibilité cérébrale facile à exploiter. L’éducation a voulu tantôt une tête bien pleine, tantôt une tête bien faite ; le pouvoir médiatique ne veut qu’une tête vide pour que son activité s’identifie à la seule circulation de ses messages.
13La conscience du volume de notre corps et donc de son intériorité développe en soi et par son exercice un espace d’insoumission à l’influence médiatique. Après quoi, il faut peu de temps pour s’apercevoir que la situation de résistance ainsi créée puise son énergie dans un appétit d’élévation qui a simplement changé de but : cet appétit visait l’infini quand il animait une « spiritualité » orientée vers Dieu ; il vise l’interminable depuis qu’il anime l’intériorité et se confond avec le mouvement du sens – mouvement qui ne saurait avoir de fin, sinon celle de l’humanité. Dieu représentait une centralité vers laquelle tout convergeait pour se réaliser dans sa Figure sans limites ; le sens se reconnaît dans ses découvertes successives mais, au lieu de s’y réaliser, il s’y relance dans une recherche qui durera aussi longtemps que l’humanité.
14Le mouvement du sens peut rencontrer l’utile : il ne saurait s’y arrêter sans dépérir et se terminer. La conscience de cette nature du sens dérange le pouvoir économique dans sa volonté d’imposer la consommation et l’appétit qui l’entretient. De même que le flux médiatique met du vide en tête, la dynamique de la consommation met un vide au bout de chacune de ses satisfactions. Or l’humain se qualifie autant par ce qu’il a en tête que par la façon dont il se satisfait.
15Quand la croissance économique est la seule valeur dans une société dominée par un clan qui n’est même pas une élite, ce choix doit conduire un jour ou l’autre à un épuisement que manifeste la crise actuelle. La réforme qui devrait en être la conséquence ne vient pas pour la raison que le « clan » garantit ses intérêts en faisant croire qu’il n’existe que des solutions économiques à cette crise de l’économie. Cela mettra-t-il un pansement sur la plaie ou cela prépare-t-il la catastrophe ? Quoi qu’il en soit, la destruction a commencé : celle largement annoncée de la planète, celle largement réalisée des acquis sociaux et des services publics, celle bien avancée mais peu visible de la culture et de son support : la vie intérieure.
16Jamais l’argent n’avait été reconnu comme l’unique valeur, et cette fausseté étant promue, jamais on n’avait agi pareillement pour que disparaissent les valeurs fondamentales. Ainsi, tout ce qui peut être dénaturé l’ayant été, l’éducation et la santé sont devenues des affaires, l’eau a été changée en marchandise et la terre a été tuée par les engrais au nom de la productivité. Quant à la culture, au lieu d’être le lieu d’échange de la mémoire, de l’imaginaire et de la pensée, elle est désormais le lieu de rotation des succès et des ragots. Il faut énumérer rapidement tout cela, qui est mortel et ne le sait pas, pour que la conscience en représente l’évidence suicidaire.
17Et qu’elle réveille le désir de s’écarter de la mort, désir qui lui-même réveille le penchant à l’élévation. Cette fois, cet élan part bien du fond – le fond de soi et le fond du désastre – et il aspire d’abord à respirer l’air que soufflent ces symboles de la vieille expérience qui ont la forme de l’écriture, de la musique ou des images fixes. Il ne s’agit pas pour l’instant d’aller vers l’une ou l’autre mais de faire apparaître dans l’espace intérieur des signes à contre-soumission. Cette soumission que le pouvoir impose en castrant l’intériorité avec la complicité de l’inconscience des victimes séduites par des machines éducatives et distrayantes. Suffirait-il de savoir à quoi s’en tenir ? Non, pas du tout, car lesdites machines sont à présent des objets domestiques qu’on croit inoffensifs.
18La situation est désespérée, alors autant ne compter que sur le malheur, la supplication qu’il suscite et le ciel vide. Devant ce vide, le suppliant aura peut-être le courage de se laisser prendre à l’informulable devant un « il y a » impossible à mettre en mots. Le sens du monde et le sens tout court viennent de se volatiliser dans un trou dont les proportions envahissantes ont un effet indicible. C’est ce qu’autrefois on appelait « Dieu » pour apprivoiser l’indicible en l’intégrant à un ordre universel. Cet espace-là n’a plus de nom : il est contradictoirement perceptible et insaisissable. Il est le bord supérieur de notre intériorité qui voisine là avec l’inconnu, le gratuit, l’inutile. Il sensibilise en nous la part fragile et insoumise : celle où il dépend de nous de présentifier l’absence ou de l’exacerber afin de nous dresser en nous-même pour repousser l’Occupant avec l’énergie que le NON du refus oppose au OUI de l’acceptation génératrice de soumission … Ce travail intime nous reconditionne dans l’humain aux côtés de l’ancêtre qui, tournant le dos au paradis perdu, fit de la culture son arbre de vie. Donc de résistance aux illusions qu’invente sans cesse le pouvoir …