Couverture de JFP_037

Article de revue

Mutations de la famille chinoise. Enfants d'ici et d'ailleurs

Pages 15 à 17

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, ali.
  • [1]
    I. Attané, «?La femme chinoise dans la transition économique?: un bilan mitigé?», Revue du Tiers Monde, t.?XLVI, n° 182, 2005.
  • [2]
    Mian Mian, Les bonbons chinois, trad. du chinois par Sylvie Gentil, Paris, Le Seuil, coll. «?Points?», 2004?; Weihui, Shanghai baby, trad. du chinois par Cora Whist, Paris, Philippe Picquier, coll. «?Philippe Picquier poche?», 2003.
  • [3]
    P. Porret dans «?Chiner la?psychanalyse???», site Lacanchine.
  • [4]
    V. Alleton, Les Chinois et la?passion des noms, Paris, Aubier, 1993.
  • [5]
    M. Gauchet, «?L’enfant du désir?», Débat, n° 132, 2004.
  • [6]
    La malédiction de naître fille, documentaire de M. Loiseau et A. Marant.
  • [7]
    Philip B., dans Le Monde, 15?octobre 2005.

1Pourquoi faire le détour par la Chine pour parler des mutations de la famille aujourd’hui?? Il y a déjà quelques années, à Canton, lors de rencontres avec nos collègues chinois, s’était posée la question des conséquences, au sein de la famille chinoise, de la politique de l’enfant unique. Cette question était restée en suspens et je saisis l’occasion de ce dossier pour la reprendre.

2L’enfant unique n’est pas le lot des seules familles chinoises puisque nos familles occidentales sont nombreuses à ne désirer qu’un enfant. Mais dans l’histoire, il n’y a pas d’autres pays au monde que la Chine à avoir imposé, de façon autoritaire, coercitive, et sur une longue durée, la planification des naissances. Après la mort de Mao, l’État, pour enrayer une démographie galopante, a mis en place en 1979 la «?politique de l’enfant unique?», qui stipule que les femmes ne doivent mettre au monde qu’un seul enfant. Puis, cela s’avérant insuffisant, il s’immisce encore plus dans l’intimité des couples en décidant de retarder l’âge du mariage (23 ans pour les filles, 25?ans pour les garçons dans les campagnes) et le moment de la venue de l’enfant.

3En France, la contraception, c’est-à-dire le contrôle des naissances, ne devrait plus permettre d’avoir un enfant sans l’avoir prévu. Nous savons bien malgré tout que des actes manqués, tels que l’oubli de pilule, existent et laissent la voie ouverte au hasard, donc au désir inconscient. Il n’en reste pas moins qu’il appartient aux femmes de décider de mettre au monde les enfants qu’elles ont désirés. En Chine, les avatars du désir dans un couple qui veut un enfant sont réglés par l’État.

4En Chine, le désir de procréation du couple est amputé. C’est l’État qui gère et réglemente la procréation. Le grand Autre social est prescripteur, il décide pour vous et dit?:?«?pas plus d’un?». Le discours du maître nie la subjectivité et le manque en faisant fi du désir. Cette politique de l’enfant unique que l’État cherche par tous les moyens à faire respecter est parfois bafouée de différentes façons. Soit les familles contournent la loi et ne déclarent pas les naissances?: c’est ce qu’on appelle «?les enfants au noir?», enfants cachés, nés de la violation de la loi, qui n’ont aucune inscription symbolique, aucune existence sociale. Soit elles payent des amendes fort chères. Il existe toujours des familles nombreuses en Chine en transgression de la loi, témoignage du respect ancestral à la doctrine confucéenne (le statut de l’homme se mesure au nombre de ses femmes et de ses enfants). Et plus récemment, elles sont le signe d’une réussite économique tant attendue – mais cela reste encore l’exception.

5La politique de l’enfant unique s’applique à l’ethnie majoritaire Han, les minorités ethniques y échappent. De nombreux aménagements par rapport à cette politique de l’enfant unique ont eu lieu. Soit ils sont dictés par le pouvoir en fonction de situations familiales?: si dans un couple, chacun a été enfant unique, ou si le premier est un enfant handicapé ou, à la campagne, si le premier enfant est une fille, il est admis d’avoir deux enfants – ce qui revient à dire qu’être une fille est en soi un handicap. Soit ils sont spontanés dans un contexte de corruption où les autorités ferment les yeux en contrepartie de grosses sommes d’argent.

6Cette politique de l’enfant unique se décline différemment selon qu’elle s’applique en zone urbaine ou rurale. Avoir plusieurs enfants dans une société rurale, c’est avoir des bras pour aider à cultiver la terre mais c’est aussi s’exposer à la suppression des primes et avantages divers, voire à payer de fortes amendes. De fait, la politique de l’enfant unique est difficilement compatible avec l’exploitation agricole. En ville, la politique de l’enfant unique est acceptée pour des raisons pratiques (exiguïté et cherté des appartements, bas salaires) mais est contournée par une très petite partie de la population ayant des hauts revenus.

7La civilisation chinoise pense la famille sous le mode patrilinéaire. Il faut un fils pour plusieurs raisons, et en particulier pour perpétuer le nom et rendre le culte aux ancêtres, mais également s’assurer d’une vieillesse paisible, puisque, après son mariage, celui-ci continuera à vivre avec son épouse chez ses parents et à s’occuper de tous les ascendants – car l’espérance de vie est élevée. Nous assistons actuellement à une pyramide inversée des âges (4-2-1), c’est-à-dire quatre grands-parents, deux parents, un enfant. À l’âge adulte, l’enfant unique aura à sa charge sa propre famille ainsi que quatre, voire six parents âgés. Sur les épaules de ce fils tant attendu et que l’on appelle «?petit empereur?» pèse un lourd fardeau qu’il portera sans protester parce qu’il se sent redevable à vie d’une dette réelle inextinguible.

8«?Fille ou garçon, c’est pareil mais un garçon c’est mieux?»?: tel est le slogan qu’on peut lire sur les murs des bâtiments publics. Cette inégalité des sexes se retrouve dans l’écriture?; le caractère signifiant «?femme?» est dérivé d’un idéogramme d’une femme à genoux. L’homme en revanche est défini par le champ et la forge, symboles de prospérité dans un monde paysan. Fille ou fils, l’enfant unique, n’occupera pas la même place dans la famille.

9Depuis toujours, c’est au garçon que va la préférence et la politique de l’enfant unique n’a fait qu’aggraver le sort réservé aux filles. S’il faut se sacrifier pour payer des études, ce sera pour le garçon, car il pourra manifester sa piété filiale en accomplissant le culte des ancêtres et assurera la notoriété de la famille. Les filles sont si peu désirées que l’avortement, l’infanticide et l’abandon sont des pratiques courantes pour supprimer les enfants de sexe féminin. Actuellement en Chine, l’infanticide n’est pas perçu comme une pathologie meurtrière, mais comme un moyen contraceptif. Dans la mesure où c’est le discours du Maître qui commande la mort de l’enfant, on peut se poser la question de savoir ce qu’il en est du désir de mort des parents par rapport à l’enfant. Si les filles sont acceptées, leur éducation est sacrifiée car ce serait un investissement à fond perdu. Destinées au mariage, elles serviront époux et belle-famille et donneront naissance à des enfants, mâles de préférence. «?La politique de l’enfant unique s’est transformée de facto en règle du fils unique?», écrit la sinologue et démographe Isabelle Attané [1].

Que veut dire être enfant unique en Chine??

10Ces «?petits empereurs?», ces «?petites princesses?», comme on appelle les enfants uniques en Chine, ressemblent-ils aux «?enfants-rois?» de nos sociétés occidentales?? Être enfant unique et savoir qu’on le restera parce que c’est la loi et qu’il est interdit de la transgresser est différent d’être enfant unique d’un couple qui a décidé de n’avoir qu’un seul enfant, puisque cette décision avec le temps peut toujours être remise en cause. Être enfant unique peut faire naître chez lui le fantasme qu’après lui, tel Attila, l’herbe ne repoussera plus. Il a le fantasme que sa naissance a stérilisé, castré ses parents?: la castration de ses parents serait la conséquence de sa naissance. Dans les faits, après une première naissance, il est recommandé à la femme de se faire ligaturer les trompes. Ce fantasme et sa réalisation réelle ne permettent plus à l’enfant de rêver. Il a imaginairement détruit la capacité de ses parents à pouvoir continuer à donner la vie?: sont-ils pour lui encore porteurs de vie?? Irions-nous jusqu’à dire qu’il y aurait désintrication entre pulsions de vie et pulsions de mort??

11Face à la réglementation de la procréation et aux punitions extrêmement coercitives qui s’ensuivent si elle est transgressée, l’enfant unique est amené à s’interroger sur le sexuel parental. Va-t-il avoir ce fantasme que faire l’amour est réglementé?? La dissociation du sexuel et de la procréation est la conséquence de cette réglementation. Cela se passe d’ailleurs en Occident depuis l’arrivée de la pilule. Ce découplage du sexuel et de la procréation aboutit en quelque sorte à une «?désacralisation?» du sexe qui est réduit à un objet de consommation, voire d’addiction – ce qui est extrêmement bien perçu dans les romans de la nouvelle génération d’auteurs chinois qui sont les premiers enfants uniques devenus adultes, comme Les bonbons chinois de Mian Mian, et Shanghai baby de Weihui [2]. Qu’en est-il du sexuel chez ces jeunes?? La question de la castration et du désir serait alors récusée et le sexe ravalé au rang d’objet drogue dans la recherche d’une jouissance débridée.

12Après la mort de Mao, qu’on appelait d’ailleurs «?le père social?», et la mise en place de la politique de l’enfant unique, nous assistons à une mutation importante de la famille chinoise. Les conditions sociales et psychologiques dans lesquelles l’enfant unique sera attendu puis élevé et éduqué ont radicalement changé. Ce nouveau contexte familial élargi, composé de quatre grands-parents et de deux parents, dans lequel l’enfant évolue va renforcer les liens de parenté. De par l’importance que prennent les grands-parents dans l’éducation et la vie affective de leurs petits-enfants, on assiste à un phénomène de suppléance par rapport aux parents qui travaillent. Mais ne pourrait-on pas craindre dans cette cohabitation le risque d’une fragilisation des appuis générationnels dans un télescopage des générations qui engendrerait une confusion des places??

13Il faut savoir que ces liens de parenté sont soumis à la tradition confucianiste, principalement dans les campagnes, alors que dans les villes cela s’avère actuellement moins vrai. La famille chinoise très hiérarchisée s’organise donc autour de la figure et du culte de l’ancêtre qui fait point d’origine de la lignée dans laquelle chacun aura à prendre place. Mais le sujet chinois est soumis, plus qu’à des parents, à un ordonnancement de langage où chaque rang, au sein de la lignée comme de l’alliance, est assigné à une appellation spécifique, rendant d’ailleurs souvent secondaire l’emploi du prénom. Les Chinois vivent dans un système familial très hiérarchisé dont la nomenclature très précise permet d’identifier sans ambiguïté la place de chacun dans la grande famille élargie. Par exemple, «?mon frère aîné m’appelle par mon prénom mais je n’ai pas le droit de l’appeler par le sien. Je ne peux m’adresser à lui que par son titre de grand frère?», «?La langue dit la famille et fonde les places [3]?». Ce point important mériterait d’être développé [4]. Nommer les gens en les appelant par leur place fonctionnelle, place qui change selon l’âge, qu’est-ce que cela peut produire?? Nous n’assistons pas en Chine, comme en France, à cette carence de signifiants pour dire le lien de parenté et la place de chacun dans les nouvelles familles recomposées.

14En Chine, le nom de famille se propage de père en fils. Les femmes, elles, gardent leur nom de famille après leur mariage. Il n’y a pas de liste de prénoms comme en Occident, ce sont les parents qui créent le prénom de leur enfant et ce prénom va déterminer le destin de l’enfant. Cette nomination imaginaire révélatrice du fantasme des parents est seconde par rapport à la nomination symbolique véhiculée par le nom de famille, le père de la lignée. En Chine, on donne en premier le nom de famille suivi du prénom, alors que c’est l’inverse en Occident.

15Pourquoi, en Chine, en parlant de cet enfant unique, les sociologues usent-ils du terme de «?troisième sexe?»???C’est la politique de l’enfant unique qui fait que l’enfant est pensé comme «?un troisième sexe?». «?Aussi valeureux qu’un garçon mais aussi épanoui qu’une fille.?» On demande à cet enfant de jouer au sein de la famille les rôles traditionnels d’un fils et d’une fille. Le fils gardant toujours la préférence, la fille se phallicisera en se montrant très performante dans la réussite de ses études afin d’occuper une place enviable dans le social et de pouvoir assumer les obligations de piété filiale comme les garçons. Il s’agit là du culte de l’enfant imaginaire idéal qui vient occulter l’enfant réel. Ainsi se crée l’image d’un sujet qui serait tout?: pas divisé, pas castré, voire asexué.

16Cette politique de l’enfant unique a favorisé l’émergence de nouvelles relations à l’enfant. Ces petits empereurs et ces petites princesses sont rois et reines chez eux. Dans une toute-puissance narcissique, ils dictent leurs lois, n’acceptent aucune limite dans l’expression de leur désir ni dans la recherche de jouissance. Cette demande de l’enfant se transforme en besoin?: il aura tout ce que j’aurais pu avoir.

17La fonction de socialisation dont la famille à la charge et qu’elle a de plus en plus de difficultés à soutenir nécessite pour ce faire que l’enfant consente à une perte de jouissance. Mais ne faudrait-il pas relativiser ce qui se dit dans ce «?tout, tout de suite?» quand on sait que le chinois est la langue du détour et de l’allusif?? Ce type d’accès à la langue ne va-t-il pas modifier le rapport à l’objet?? Il serait peut-être légitime de se demander pourquoi les parents favorisent cette illusion de toute-puissance narcissique chez leur enfant. L’enfant de parents qui ont connu une jeunesse très chaotique pendant la révolution culturelle (écoles fermées, professeurs persécutés envoyés à la campagne pour être rééduqués…) a pour mission d’exaucer tous les désirs et idéaux parentaux. Tous se plaignent de la pression parentale qu’ils subissent pour correspondre à l’enfant idéal dont les parents n’ont pas fait le deuil. Un sur-moi familial auquel se superpose un sur-moi social écrase l’individu sous le poids d’un impératif?: il faut réussir pour payer sa dette envers sa famille mais également pour devenir «?des hommes utiles au pays?». Mais nous savons que ce qui est attendu dans le domaine de l’histoire est aussi impossible pour un sujet que ce qui est attendu dans le registre de la subjectivité?: nous sommes dans le registre de la dette.

18Après avoir été considérés dans le milieu familial comme le centre du monde, que deviennent ces enfants quand ils entrent à l’école?? Ils ont été élevés sans frère ni sœur, sans cousin ni cousine, ils ont vécu dans une grande solitude. Qu’en est-il pour eux des sentiments de rivalité et de jalousie qui peuvent être aussi de véritables moteurs dans la vie?? Surprotégés, ils ne sont pas préparés à la rencontre avec l’altérité (petits frères et sœurs imaginaires) qui se fait tardivement à l’âge scolaire. L’enfant unique n’a donc jamais eu à partager l’objet maternel avec des petits rivaux?; souhaitons que la mère ait pu détourner son regard de son enfant?!

19À l’âge de la scolarisation, que deviennent «?ces enfants au noir?», ceux qui n’ont pas été déclarés parce qu’en surnombre et donc pas reconnus symboliquement, puisqu’ils ne peuvent avoir accès à l’éducation faute d’un certificat de naissance nécessaire pour s’inscrire à l’école?? Enfants dont l’existence même révèle la transgression et la culpabilité parentales.

20Les enfants sont soumis dès 7 ans, voire parfois 3 ans, à l’impératif de la réussite scolaire, seul moyen de réussir dans la vie. Il faut être le meilleur en tout, il faut briller partout. La Chine fabrique des champions?: des gymnastes, des musiciens de haut niveau et, pour ce faire, les parents n’hésitent pas à se séparer de leurs enfants en les envoyant dans des internats qu’ils paient très chers et qui sont des écoles de supplices et d’abnégation. Ceux-ci vivent alors un grand sentiment de déréliction. Les figures de «?l’enfant-roi?» et de «?l’enfant victime?» sont les deux faces d’une même mythification de l’enfance. L’enfant désiré serait équivalent à l’enfant refusé comme le dit M.?Gauchet [5].

21La famille chinoise ne s’est pas constituée comme un lieu d’où l’adolescent peut s’échapper facilement. L’articulation famille/société n’est pas toujours aisée et peut être l’occasion de décompensations sévères chez l’enfant et l’adolescent chinois. D’être unique met l’enfant à la place soit de refuser par ses symptômes, soit d’accepter d’être l’enfant merveilleux, qui comble le vœu du grand Autre parental et grand-parental. L’enfant se fait l’objet dont il suppose qu’il correspond exactement à l’attente de l’Autre, mais ceci n’est pas sans conséquences puisque que cela implique son propre effacement de sujet. Il s’agirait de réduire l’écart entre S(barré) et petit a en les faisant coexister. Dès lors, l’expression du moindre désir est vécue comme atteinte à la grandeur de l’Autre. Nous sommes dans le registre de la pulsion de mort qui témoigne de cette tentative de remédier à la perte originelle et irréductible qui fait de l’infans un parlêtre. Il y a cette recherche désespérée de retrouver cette complétude perdue en se faisant pur objet qui va satisfaire l’Autre. Mais du même coup, il y a renoncement pour le sujet à son propre désir?:?«?mieux vaut mourir que de renoncer à être l’objet satisfaisant pour l’Autre?», telle est la devise obsédante de l’enfant unique. Mourir symboliquement comme sujet, ou réellement dans le suicide. Cette impossibilité pour l’enfant de remplir l’idéal parental d’une part, et d’autre part, cette incapacité des parents à prendre la charge de restriction de jouissance font que nous avons affaire à des adolescents et des enfants déprimés, en panne de désir, qui passeront à l’acte dans un geste suicidaire.

22Nous aborderons maintenant cette nouvelle pathologie que nous rencontrons chez cette génération d’enfants et d’adolescents uniques. Nous assistons actuellement à une augmentation de ce qu’ils appellent «?les troubles du comportement?». Nous réfléchirons plus particulièrement à cette inflation de passages à l’acte suicidaire chez les adolescents chinois et à l’apparition de plus en plus fréquente de l’obésité. La Chine a le taux le plus élevé de suicides et est le seul pays au monde où les femmes se suicident plus que les hommes. Naître fille en Chine est une malédiction[6]?: la fille a le sentiment d’avoir usurpé dans la famille la place du garçon tant attendu et est submergée de culpabilité. Elle devient indésirable parce qu’elle prive ses parents d’avoir la possibilité d’avoir un fils. Plus tard, dans sa belle-famille, en occupant une place subalterne, elle se fait l’objet de maltraitance de sa belle-mère même si elle a la chance de lui donner un petit-fils. Cela la conduira au passage à l’acte suicidaire en avalant du désherbant (surtout dans les campagnes). La pulsion de mort est à l’œuvre et vient mettre fin à une situation impossible.

23L’espoir de toute une famille repose sur la réussite scolaire puis professionnelle du garçon, qui par son échec à honorer les idéaux dont il est porteur va faire perdre la face à son entourage et le remplir de honte. Se donner la mort devient la seule issue possible. La presse ne cesse d’en rendre compte et lance un cri d’alarme à travers des articles tels que?: «?L’enfant unique chinois devient-il un étudiant suicidaire [7]???»

24Depuis quelques années, nous sommes étonnés de voir dans des grandes villes chinoises de plus en plus d’enfants obèses. L’apparition de ce nouveau symptôme vient contredire la perception habituelle que nous avons de ce peuple svelte. Même si c’est un fait plus général et qu’on observe dans d’autres sociétés «?capitalistes?», on peut ici se demander si la politique de l’enfant unique ne mettrait pas l’objet maternel à une place particulière qui expliquerait le nombre croissant d’enfants obèses. Les parents de ces enfants ont été privés entre autres de nourriture. Chercheraient-ils à donner ce qu’ils n’ont pas reçu dans une sorte de collapsus du don de nourriture et du don d’amour?? Cet enfant unique surinvesti et surprotégé devra coûte que coûte être à l’abri du manque pourtant nécessaire parce que fondateur de la subjectivité et formateur. Ces garçons tout ronds cachent ainsi leur identité sexuelle, ni fille ni garçon ou plutôt fille et garçon?; est-ce que cela recouvre cette nomination imaginaire que l’on trouve en Chine de «?troisième sexe?»??

25Face à leur impuissance à résoudre les difficultés relationnelles de leur enfant, les parents ont recours à «?un guide de l’éducation familiale?» pour apprendre à être parents. On fait l’éducation des parents pour qu’ils sachent éduquer leur enfant. Il s’agit de se soumettre à un grand Autre qui saurait pour vous?; il n’est pas question de se référer à son propre savoir inconscient. N’assisterions-nous pas à la persistance de cette soumission au discours du maître?? Et, en même temps, nous reconnaissons un phénomène de mondialisation?: dans toutes les sociétés, il faut un guide pour éduquer son enfant?!

26La politique de l’enfant unique a eu des effets importants sur les mutations de la famille chinoise en provoquant un dangereux déséquilibre entre filles et garçons. La conjonction de la tradition où la préférence est accordée aux enfants mâles et de la limitation des naissances rend la vie des filles précaire, et fait que la Chine manque cruellement de filles. Ce déficit des femmes en âge d’être mariées a engendré une vague d’immigration vers la Chine de Vietnamiennes célibataires, mettant à mal la famille traditionnelle chinoise qui ne serait plus la base de l’intégration sociale et de l’éducation des enfants. Dans «?l’Empire du milieu?», les filles, pour la première fois, sont en position de force sur le «?marché matrimonial?». Cela a pour effet, principalement en milieu urbain, de revaloriser le statut de la fille, qui est encouragée à faire de longues études pour obtenir un emploi qualifié et à se montrer exigeante quant à son partenaire. Depuis peu fleurissent des agences matrimoniales ou se mettent en place «?les marchés aux mariages?» où les parents font office d’entremetteurs. Le futur mari devra être très fortuné s’il est d’une condition sociale inférieure à la jeune fille?; pour pouvoir l’épouser, il devra prendre le nom de sa femme et devra endosser devoirs et obligations de fils de sa belle-famille. Dans le futur, les filles seront de plus en plus l’objet de toutes les convoitises, de toutes les servitudes et de tous les trafics.

27Nous assistons actuellement à un renversement total de la tradition confucianiste où l’adhésion au culte des ancêtres semble s’éroder, principalement en milieu urbain, ce qui n’est pas sans entraîner un déclin du Nom-du-père. Cette prescription étatique d’un enfant unique, vécue au départ comme une contrainte et une atteinte à la liberté, devient dans les zones urbaines un choix de vie qui signe l’entrée de la famille chinoise dans la modernité. De «?la famille pour la communauté?», on passerait à la «?famille pour l’enfant?». La montée de l’individualisme a accompagné la mutation de la famille chinoise. À travers cette mise en place de la politique de l’enfant unique, la Chine a peut-être permis à l’Occident de devancer une question fondamentale qui se posera quand la démographie atteindra le milliard d’habitants, et d’anticiper ainsi les effets négatifs dans l’espoir de pouvoir les éviter.

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, ali.
  • [1]
    I. Attané, «?La femme chinoise dans la transition économique?: un bilan mitigé?», Revue du Tiers Monde, t.?XLVI, n° 182, 2005.
  • [2]
    Mian Mian, Les bonbons chinois, trad. du chinois par Sylvie Gentil, Paris, Le Seuil, coll. «?Points?», 2004?; Weihui, Shanghai baby, trad. du chinois par Cora Whist, Paris, Philippe Picquier, coll. «?Philippe Picquier poche?», 2003.
  • [3]
    P. Porret dans «?Chiner la?psychanalyse???», site Lacanchine.
  • [4]
    V. Alleton, Les Chinois et la?passion des noms, Paris, Aubier, 1993.
  • [5]
    M. Gauchet, «?L’enfant du désir?», Débat, n° 132, 2004.
  • [6]
    La malédiction de naître fille, documentaire de M. Loiseau et A. Marant.
  • [7]
    Philip B., dans Le Monde, 15?octobre 2005.
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