1Depuis quelques années il est de « bon ton » dans le monde du spectacle, théâtre ou tout spectacle vivant particulièrement, de faire se mouvoir des corps qui se dénudent à un moment ou un autre du déroulement de la mise en scène, cela non pas dans des œuvres douteuses dont le caractère provocateur tiendrait lieu de caractère artistique – mais qu’est donc l’art ? – mais dans des œuvres classiques ou devenues telles, ou d’autres résolument modernes, dans une volonté commune qui pourrait faire valoir le corps nu comme allant de soi, voire nécessaire à l’incitation au travail psychique demandé à tout spectateur. L’exhibition des parties génitales annoncée préalablement ou venant par surprise recentre alors le regard, cet objet a dont parle Lacan, comme essentiellement lui-même objet sexuel, en miroir de cet élément de mise en scène. Le mal court d’Audiberti, L’otage de Claudel par exemple, n’ont pas échappé à cette exigence pour ne citer qu’eux afin d’éviter une liste fastidieuse à laquelle il faudrait ajouter d’autres pièces plus récentes comme Va donc chez Törpe de François Billetdoux par exemple.
2La danse, comme le théâtre, est prise dans cette exigence actuelle de la nécessité de cette exhibition à un moment ou un autre de quasi toute interprétation de n’importe quel ballet du répertoire ou de quelque nouvelle création. L’effet artistique est loin d’être systématiquement négatif, l’interprétation du Sacre du printemps selon Angelin Preljocaj, ballet qui conserve toujours depuis sa création un peu des traces de soufre laissées par Nijinsky, est époustouflante de beauté malgré une exhibition tout aussi sulfureuse sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
3Mais quel est le spectateur qui, mis devant le fait accompli d’une exhibition, ne s’est transformé en voyeur bien qu’il en soit ?
4Le sexe est-il un élément scénique innocent, anodin ? Certes non, la nudité dans l’art suscite de tout temps une émotion qui ne se dément jamais. Alors l’émotion est-elle due à l’exhibition elle-même du sexe ou à la mise en valeur de ce que le sexe sous-jacent à la logique du fantasme draine par cela le pouvoir d’exalter ce qu’il y a de plus remarquable, de plus enviable, de plus créatif et de plus raffiné dans l’intellect ?
5Est-ce au réel du sexe que nous devons nos émotions et nos réflexions les plus sublimes ou à ce qui le rend désirable par-delà le besoin sexuel que nous disons être de la « nature », ce qui bien évidemment, selon certains, innocente le rapport au sexe ; comme si d’un même mouvement on pouvait parler de la nature et la saisir dans son réel.
6Le corps dénudé devient un élément de la mise en scène en particulier de spectacles de danse où on a bien du mal à repérer ce qu’est la danse dans un certain fatras chorégraphique.
7Et il en va du meilleur comme du pire. La danse alors n’aurait-elle que pour fonction de solliciter le regard, de transformer le spectateur en pur regard ? Sûrement pas mais elle peut se voir glisser sur cette pente dans le discours ambiant qui prône à la fois consommation et jouissance comme le bien suprême de l’homme moderne. Objet a à portée de main dans une équivalence sujet-objet, sujet regardant comme pur regard.
8Se pose alors la question du phallus.
9Au cours de journées d’études de l’afi dont le thème était le corps, en janvier 1991, il a été fort discuté de ce que la danse avait de valeur représentative de l’Institution, du Socius, et par la même de son caractère éminemment phallique ; Pierre Legendre dans La passion d’être un autre (Le Seuil, 1978) parle de corps institué. La danse, manifestation à la gloire du phallus, signifiant le corps comme lieu de la parole signifiante organisée phalliquement, déloge le sexe du corps au profit du Phallus. Elle métaphorise la jouissance coïtale en jouissance de l’Autre, penchant du même coup un tantinet du côté de la perversion. Le corps instrument de la jouissance par excellence, là, promeut la jouissance phallique par effet de structure, mais existe-t-il une représentation possible de la jouissance de l’Autre ?
10Charles Melman a pu parler du lien du corps au signifiant à partir de sa formule « l’inconscient, c’est l’organique » pour la tempérer de « l’inconscient c’est la physiologie du corps », en ayant eu bien soin de préciser que le corps tel que nous en parlons ne peut être qu’une métaphore, c’est ainsi que la jouissance échappe à toute représentation témoignant ainsi de l’impossibilité de tout rapport sexuel. Le corps instrument de la jouissance échoue à en être l’écriture, la représentation n’est pas la présentation et dès lors qu’il y a présentation celle-ci s’évanouit au profit de la représentation, le réel, répétons-nous, c’est l’impossible, et s’il est un domaine qui le met en exergue c’est bien celui de l’art : dans l’art rien n’est impossible car ce qui élève à la dignité de l’art c’est justement cet évanouissement du réel qui le rend autre. Autre, étrange, différent mais qui le transforme, ce réel, en lieu d’une parole.
11Dans la fréquente exhibition du sexe à laquelle nous sommes conviés, s’agit-il d’un pousse à la perversion dans notre moderne économie ou d’un pousse à la femme dans l’asexuation, proposé comme idéal du couple moderne ? Pierre Legendre nous rappelait que Mallarmé voyait d’une certaine façon dans le ballet « peut-être, toute l’aventure de la différence sexuelle ».
12La danse mettant le sexe en tant que corps à l’épreuve de l’art sort-t-elle indemne d’un forçage du côté de ce réel ?
13Lors de ces Journées sur le corps, nous eûmes le privilège d’avoir comme invités les danseurs étoiles de l’opéra de Paris Jean Guizerix et Wilfride Piollet, nous les avons interrogés récemment sur cette surexposition sexuelle à laquelle nous sommes confrontés depuis plusieurs années dans des chorégraphies modernes ou dans la reprise de certaines œuvres classiques.
14Dans leur propre évolution artistique, ils ont maintes fois pu constater que la fidélité à une œuvre, à la lettre, pour une transmission ad integrum est un leurre car personne ne peut prétendre à se situer dans un même contexte de l’élaboration d’une œuvre et de sa création car une interprétation est toujours unique et se perd dès sa prestation. Ainsi il n’y a de transmission possible qu’à partir de l’idée qu’on a d’une écriture scénique et avec la part d’invention propre à l’artiste, ce qui rend une œuvre à la fois différente et à la fois semblable à elle-même dans son essence. Mais il est clair que la stabilité n’étant pas la rigueur, la reduplication du même, bien qu’illusoire, est ce qui va à l’encontre même d’une transmission. Transmettre une gestuelle est inséparable de son évolution ici et maintenant, la danse classique est beaucoup moins restée dans le modèle initial que ne l’imaginent ceux qui veulent à toute force la maintenir dans un carcan dont l’orthodoxie supposée ferait sans doute bien rire les maîtres fondateurs. Il est clair que le Cygne du fameux Lac ne « s’abandonne » pas de la même façon maintenant que lors de sa création, et de même il ne s’abandonne pas de la même façon qu’il soit interprété au palais Garnier qu’à la Cour carrée du Louvre ou sous le ciel d’Avignon. Autrement dit une interprétation est synchrone au discours de l’Autre, dans le droit fil de ce qui lui vient de l’Autre, dans ce qu’il en a été assimilé dans l’élaboration du sujet danseur, du corps dansant, et du même coup dans un paradoxe apparent de ce qu’il entend être objet de l’Autre. Quelle est donc, alors, la signification de la place prise par les génitoires dans bon nombre de chorégraphies anciennes et récentes ?
15Déclin du nom du père ? Déjà l’abandon de la rectitude du corps et de la scénographie d’ensembles et de symétries s’affirme avec Merce Cuningham, particulièrement en 1987 avec Points in space et en 1973 avec Un jour ou deux réécrit pour Wilfride Piollet et Jean Guizerix. Ces superbes ballets font se mouvoir des espaces différents pour chaque danseur qui devient un centre par lui-même avec des tentatives de figures symétriques qui se diluent au fur et à mesure de leur formation, des espaces euclidiens qui ne cessent de se faire échec donnant à la fois au spectateur une sensation de liberté et d’angoisse, d’inconnu et d’intuitivement familier : borroméisation de l’espace scénique ? Le ballet apparemment n’est plus à voir comme un ensemble mais comme des manifestations individuelles qui n’ont d’ensemble que d’être rassemblées sur un espace toujours décentré et indéfini et où en somme chacun se cherche sans jamais se trouver. Quête de l’autre ou prétention de chacun à être Autre avec perte de l’Autre dans un même mouvement ? Dans un espace suggérant l’infinitude ?
16Mais peu importe la réalité de l’affaire, ici, que le sexe soit ou pas réellement dénudé, ce qui est en exercice est la réalité du discours, discours du sans-limite et de la disparition de la hiérarchie des valeurs du collectif à l’individuel, discours renforcé par la dissociation de la musique dans une simultanéité qui est là pour libérer les mouvements du corps, les affranchir de toute interprétation et d’obéissance, la danse et la musique n’évoluent que pour elles-mêmes, ne se rencontrent que de façon non programmée et par hasard. Cette nouvelle conception du ballet a beaucoup surpris et captivé en même temps, est-elle annonciatrice d’une nouvelle optique des rapports individuels et collectifs, rend-elle compte d’un nouveau type de discours ? En tout cas Merce Cunningham invite le spectateur à regarder dans la rue, dans l’environnement immédiat donc, où il doit sans cesse changer la direction de son regard : « tout le monde marche, mais personne de la même façon », et il ajoute : « Dans mes spectacles, il n’y a pas de symbolisme, pas de psychisme : tout ce qui est vu trouve sa signification à l’instant même, et le spectacle n’est rien d’autre que ce que l’on peut voir. Le sujet de la danse c’est la danse elle-même. » La danse n’est donc que ce qui se passe autour de soi. On remarque là qu’elle est libre, sans attache, sans repère, sans obéissance en somme ; nous dirons facilement, sans castration.
17Pour le chorégraphe contemporain, Wim Vandekeybus dans sa création Blush (rougir) présentée au Théâtre de la Ville à Paris début 2003, le sexe est autant que le mouvement et la musique un élément scénique. Le commentaire qui accompagne son spectacle est étonnant de lucidité sur ce qui meut le discours ambiant qui prend appui sur l’émotion, le sentiment : « Nous vivons, dit-il, dans un monde où constamment, on doit maîtriser et se maîtriser, se contraindre, se contenir. Puis, on entend des gens péter les plombs, tuer leurs proches ou tirer dans le tas. Avec Blush nous avons voulu que surgisse, sans fard, le tumulte des sentiments retenus, que s’évanouisse toute politesse, que se libèrent les troubles, que s’amplifient dans tous les sens les émotions fortes à la source de ces rougissements si infimes, si incontrôlés, si difficiles à cacher... »
18Il est tout à fait dans le droit fil de la fonction traditionnelle de l’art de la danse qui est celui d’être le révélateur du discours, discours du corps, qu’il prône la jouissance phallique de l’organisation sociale ou de son refus de s’y conformer, tel que l’on peut le constater rien qu’en parcourant les Une de la presse écrite ou les titres des « infos » des médias orales ou visuelles où l’émotion tient lieu d’opinion.
19Le corps ainsi contiendrait en lui-même un savoir, voire un langage, qui ne lui viendrait non pas de l’Autre mais qui aurait valeur d’Autre parce que déjà là et immanent à lui-même. Un Autre contre un Autre, un qui opprime, un autre qui libère, enfin l’Autre existe je l’ai rencontré ; la structure proprement paranoïaque de qui appelle à la dictature de la jouissance en y voyant un souffle de liberté est effectivement révélateur de ce vers quoi tend l’individualisme effréné devenu la norme sociale : le corps-à-corps. Et ainsi la pornographie n’est plus cantonnée dans des lieux réservés mais fait partie de l’éducation sentimentale, nos ados accros du web ne pensent même pas à s’en étonner...
20Que pratique sur scène un des danseurs de Blush sur une des partenaires ? Un accouchement impromptu ? Une ivg impérative ? Une masturbation méthodique ? L’acte quasi coïtal qui le précède, petite culotte enlevée prestement pour ôter toute équivoque annonce le reality-show présenté sous couvert de création chorégraphique.
21Le corps dans le discours se dérobe à l’organisation phallique au profit de la jouissance qu’il peut procurer. L’émotion sert de réflexion. La jouissance se veut le baromètre de la vérité. C’est l’exclusion de l’Autre comme tiers car il est devenu contraignant, c’est oublier qu’effectivement, fondamentalement la vie sociale ne peut être que contraintes et refoulements car elle ne se constitue que par des règles et des protocoles. Ceci restitue du même coup le sexuel comme ordonnateur des relations sociales et le fait que la jouissance ne peut être que bordée. Le hors-limite désiré dans l’appel à l’imaginaire comme parangon de la liberté se heurte aux conventions scéniques même si le social est mis imaginairement en scène par des mouvements, des cris, des corps-à-corps, sans limites ni refoulements, où l’onirique et le réel se confondent.
22Aussi bien dans Blush de Vim Vandekeybus que dans le Sacre du printemps d’Angelin Preljocaj nous devons prendre en compte le paradoxe du comédien ou du danseur. Que peut supporter le sujet de cette énonciation de l’intime qu’il lui est demandé d’exposer ? Le rapport au corps comme dépendant du signifiant est là à son acmé, le voile voire le masque nécessaire au jeu du signifiant est supposé ne plus exister pour l’œil du spectateur, le danseur est alors sollicité pour se dépouiller de sa propre articulation signifiante pour se plier à être cet objet de regard du spectateur qui regarde non plus le danseur, l’interprète, mais l’objet qu’il doit soutenir, voire être.
23Le Sacre du printemps débute par une mise en scène grâce à laquelle le spectateur est tout de suite mis en condition, les danseuses baissent prestement leurs culottes aux chevilles en exécutant quelques pas pour habilement les envoyer sur la scène, elles vont danser non pas nues mais en exposant sans protection leur intimité corporelle.
24La dimension de l’art, ici essentiellement scopique, indique que le sujet – aussi bien acteur que spectateur – est regardé. Dans la réalité quotidienne, la subjectivation est bien évidemment souhaitable même si elle n’est pas toujours présente, la dimension de la scène ou d’un autre cadre différent du cadre ordinaire met en relief non pas le regard du sujet mais la façon dont le sujet regarde l’objet qu’il a produit. Ce regard est loin d’être très gentil, il peut être tout à fait persécutif quand cet objet se révèle être ce qui choit de l’opération subjective et se révèle être non pas ce qui résulte de la coupure mais ce qui vient faire obstacle à la coupure, soit objet de jouissance qui entre en compétition avec la production du sujet.
25Au tout dire de nos impératifs sociétaux actuels, le tout montrer et le tout voir dans l’espace scénique semblent vouloir s’ajuster ; mais là la réalité vient s’y opposer, la supercherie du Sacre du printemps fort heureusement en tire la leçon, l’œil du pompier de service dans les coulisses est là salutaire. En effet quel spectacle s’offre à lui derrière les feux de la rampe ? Vu sous cet angle-là le danseur soumis aux exigences du tout montrer devient rétif.
26Les demoiselles du Sacre ont un postiche, non révélé au spectateur pris au piège de l’illusion du nu intégral des parties génitales ; ce postiche restitue l’illusion obligée de l’espace scénique et en même temps redonne sa dignité aux danseuses, c’est bien ce qui leur permet de se mouvoir librement dans les contraintes du ballet et non plus dans celles de leur intimité forcée.
27On songe aussi à cette pauvre Sylvie Guillem photographiée dans une position des plus inconfortables, entièrement nue avec un objectif de caméra entre les jambes, sorte de sexe phallique apposé sur un corps lui asexué car dépourvu de toute sensualité et de désir dans son décharnement voire quasi-désincarnation (Le Monde 2, février 2004). On peut éprouver expérimentalement à cette vision que le pulsionnel interroge toutes les ouvertures du corps indépendamment des objets dits « partiels » qui ne sont qu’une classification commode qui coïnciderait « naturellement » avec certains trous, ce que ne confirme nullement la psychose comme le rappelle Czermak. Dans le cas de Sylvie Guillem l’œil part du trou vaginal, œil phallus postiche en symétrie avec l’œil du spectateur, enfin rassuré sur ce qu’il en est de l’objet de la jouissance. Lorsque dans un saut elle brandit dans ses mains cette caméra-phallus, toujours nue et offerte, on songe au spectacle vu par-delà le glacé de la photo, la prouesse n’est qu’une planche d’anatomie hideuse.
28Ainsi s’esclaffait Wilfride Piollet devant une telle mystification du sujet Sylvie Guillem censée être une figure marquante de cet art dont le nouage rsi est particulièrement essentiel au mouvement et à l’équilibre, le corps vivant n’est pas un objet appréhendable dans le réel et encore moins un instrument qui recèlerait en lui-même, dans le réel, la vérité du sujet et de l’objet dans une transparence commune et symétrique. La danse serait là ainsi le reflet du pousse à la psychose sociale du discours ambiant, avec le corps pris comme objet de consommation, de la partie prise pour le tout, le phallus est là tout autant le regard du spectateur que ce qui le regarde lui, le spectateur, dans une symétrie revendiquée. Après tout Schreber regardait bien le soleil en face. L’effet « gorgone » est là tout à fait congruent. La fascination est tout autant du phallus que de son dévoilement. Sylvie Guillem en fait les frais poussant la farce à se voir elle-même au fond du « trou » par un jeu de miroir, sexe caché par la camera-phallus. Son commentaire est le suivant : « au plus près de ce que je pense de moi », « à travers mon corps je sais qui je suis »... Tout uniment elle dira que ses admirateurs sont là confrontés à une femme !
29L’objet a ainsi n’est plus objet chu cause du désir mais objet détachable, déchet recherché comme ce qui signifierait le sujet, sujet sans refoulé qui se déploie dans un monde éclaté, indifférencié pris dans le virtuel et le réel. Souvent des faisceaux lumineux au laser viennent apporter non sans effets esthétiques fascinants leurs contributions au spectacle. La musique et la danse, théâtralisées, sont devenues lieux du non-sens pour dénoncer de façon explicite ou non que du sens il y en a, comme on veut et où on veut, il n’y a qu’à porter son regard.
30Or par essence ni la musique ni la danse n’ont de sens, vouloir leur en donner par la dénonciation du non-sens est une aberration qui par contre met en évidence que la glorification de l’institution qu’était la danse a disparu et par là même objective que l’institution s’est délitée. La danse a toujours été contemporaine, non pas tant miroir que bord du discours social en synchronie parfaite avec lui. Du corps rectiligne des classiques on parvient au corps rampant parfois au milieu d’ordures, où le danseur entièrement nu rampe séparé par un mur de la « danseuse », la chorégraphe et interprète, nue et accroupie, qui va en arriver à uriner sur scène tandis que sur un écran se déroulent des scènes triviales de la vie quotidienne, vomissures à l’appui. Merci donc, à Alain Buffard et à Régine Chopinot pour Wall dancin’-wall fuckin’duo, Le sens en serait de la nécessité de miner toute prise de pouvoir de quelque nature que ce soit, sociale, sexuelle, esthétique pour que chutent les murs selon la critique de Laurent Goumarre.
31Est-ce que tout ce qui bouge est danse, et est-ce que dans la volonté chorégraphique de donner du sens la danse survit-elle ?
32Le sens affiché là, sans conteste, est que nous sommes envahis par la volonté affichée du hors-limite qui rejoint le hors-limite du publicitaire et des conduites pornographiques. L’objet regard, de voyeur devient persécutif.
33Par-delà le sentiment quelque peu nauséabond que l’on peut éprouver lors de certains spectacles de la danse dite « contemporaine », certains sont d’une beauté époustouflante, on peut citer ceux de Jiri Kylian, ceux d’Alwin Nikolais, réinterprétés par la Ririe-Woodbury Dance Company, où le nu célèbre la sensualité et le désir, et citer à nouveau le Sacre du printemps d’Angelin Preljocaj ou d’autres encore.
34Qu’ils provoquent en nous une émotion artistique ou un mouvement de rejet, la plus grande partie de ces spectacles nous renvoie à ce qui dans notre environnement nous est diffusé de façon constante comme impératifs sociaux. La transparence : tout doit se voir et se savoir, pas de refoulement possible, les déchets sont à découverts et le sexe sans mystères ; misère, désespoir et sida dans leurs détails, sans rédemption, font état de corps désertés du sacré (certaines chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui et de Robyn Orlin). Le maximum de jouissance dans le minimum de temps : sollicitation simultanée de tous les orifices par utilisation de toutes les techniques audiovisuelles dans l’espace scénique, écrans, faisceaux lumineux lasers, sons et vibrations les plus étranges et les plus variés. Le corps est sollicité et excité de façon à jouir de toute part.
35Charles Melman parle de jouissances fabriquées, artificielles qui font partie de la « nouvelle économie psychique » (L’homme sans gravité, Denoël 2002). On pourrait ajouter, dans le cas particulier de la danse, que le corps de chacun, aussi bien celui du danseur que celui du spectateur, est entraîné dans une jouissance commune transitiviste envahissant l’espace d’une vibration intense dépassant largement les possibilités orgasmiques habituelles. Corps unis sans limites ni séparations en un seul corps, enfin du rapport sexuel ! Cela a pu donner lieu à un hélicoptère se posant sur scène dans des vrombissements à la limite du supportable dans Helikopter d’Angelin Preljocaj où il est annoncé que la musique impose la construction de la pièce. On peut admirer la prouesse technique, mais où est passé le désir, où est passé le corps dansant ?
36Où se situe dans maintes œuvres modernes « l’aventure de la différence sexuelle » saisie par Mallarmé ? La danseuse et le danseur sont interchangeables, mêmes costumes, mêmes performances techniques. Le réel du corps peut alors, comme selon Sacha Waltz, chorégraphe allemand emblématique de la danse contemporaine, devenir le lieu de recherche du désir dans la dissection et la désidentification (S. Körper) : l’énigme du désir ainsi anatomisée n’aboutit comme on peut s’en douter qu’à l’impossibilité d’une rencontre sexuelle, celle-ci se voit alors promue dans une sorte de béatitude, d’une harmonie possible de corps aérés des obstacles qui les empêchaient de trouver les points d’appui nécessaire à leur équilibre, à savoir le monde chaotique qui nous entoure. Le désir devient l’harmonie alors que la clinique nous démontre que par essence il est désordre. L’effacement de la différence sexuelle est là garante de l’harmonie. Le désir absence de manque, paradoxe de la danse qui se trouve là être annihilée par la chorégraphie.
37La recherche volontariste de sens, d’interprétations du monde, et la dissection du réel qu’est devenue la chorégraphie qui, de soutien, de cadre, du corps dansant est devenue écriture scénique, véritable sinthome du chorégraphe, nous interrogent alors sur la place du phallus dans cette économie scopique à laquelle le corps dansant se trouve soumis. Le réel peut-il se « voir » sans le prisme du fantasme ? Peut-on à la fois se vouloir du côté du réel et lui donner un sens ?
38Autrement dit, la danse peut-elle être une écriture et se survivre à elle-même dans ce réel où l’on a bien du mal à trouver un sujet ? Cela dépasse peut-être le cadre de ce travail, mais cela pose le problème de la place du phallus dans la nouvelle économie psychique.
39La danse prise dans le carcan de la chorégraphie laisse-t-elle la place au sujet du désir dans les entrelacs des signifiants quand le phallus, cherché dans le réel de l’organe, ne suscite aucunement la moindre glorification ? Si le sacré a été une des façons de manifester cette glorification, si la danse s’est constituée dans le registre de l’institution garante du phallus, on voit mal comment elle pourrait être à la gloire de ce que Christiane Lacôte définit comme le signifiant de la jouissance sexuelle, point où s’articulent les différences dans le rapport au corps, à l’objet, au langage, dans notre économie psychique qui se dessine dans notre modernité (« Phallus », Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse 1995).
40Si l’on convient que la chorégraphie, la mise en scène sont une écriture, comment, dans une analyse topologique de la place du phallus situé comme ex-sistence dans l’écart entre le rond du réel et du symbolique, à la limite de la jouissance phallique, au bord de l’objet a s’articulant à la jouissance de l’Autre et au sens, comment donc peut-il encore y avoir une quelconque glorification du Phallus ?
41Ce questionnement peut tenir lieu de conclusion, en tenant compte du fait que le corps dansant est ce qui représente ce qui ne cesse de ne pouvoir s’écrire, point précis où une glorification du phallus est possible. ■