Couverture de JFP_023

Article de revue

Un nouveau modèle : le risque et la précaution

Pages 30 à 31

Notes

  • [*]
    Magistrat
  • [1]
    Beck Ulrich, op. cit. p. 111 et p. 145.
  • [2]
    Castel Robert, La gestion des risques, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 145.
  • [3]
    Lianos Michalis, Le nouveau contrôle social, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 139 et ss.
  • [4]
    Voir Garland, The culture of Crime, op. cit. et Bauman Z., Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette littératures, 1999.
  • [5]
    Voir Tubex Hilde, « Politique pénale en Belgique. Répression sélective : sexe, drogue et violence », dans Mary Philippe et Papathéodorou Théodore, Délinquance et insécurité en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 143 et ss.
  • [6]
    Outre les fichiers existants (casier judiciaire, fichiers policiers comme le STIC de la police et le Judex de la gendarmerie), sont créés le FNAEG (fichiers des empreintes génétiques des criminels sexuels) qui prévoit l’enregistrement de 400 000 profils en 2004 (40 000 en réalité) et le FJ-NAAIS (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles).
  • [7]
    Au contraire, pour le Conseil constitutionnel, le « fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles », crée par la loi du 9 mars 2004, est jugé conforme à la constitution « eu égard… à la gravité des infractions justifiant l’inscription des données nominatives dans le fichier et au taux de récidive » (§ 87) Décision du 2 mars 2004 précitée. Je souligne.

1 Un nouveau paradigme de la peine tend à absorber tous les autres : la dialectique du risque et de la précaution. Dans un monde voué à la globalisation, le risque délinquant est diffus, omniprésent, peu localisable. Comment se défendre face à des menaces globales transnationales et déterritorialisées ? À notre insu, nous sommes exposées au danger dans l’air que nous respirons, les aliments que nous mangeons ou nos échanges sexuels : nul ne peut en connaître les fautes, ni situer les responsables. Les risques modernes se diffusent partout et investissent toutes les hiérarchies sociales. Nous vivons cette « ère spéculative » dont parle Ulrich Beck où l’invisible danger qui nous environne crée une « communauté de la peur » dominée par des « effets induits » (la souffrance des victimes) qui ont « des voix, des yeux et des larmes » et auxquels répond un « totalitarisme légitime de la prévention [1] ». Cette spirale de la peur incite à reconstruire en permanence les frontières entre « nous » et « eux ». La société est invitée à assurer son autodéfense, à devenir un auxiliaire de la police : marquer ses objets, graver ses appareils domestiques et les vitres de sa voiture. Le partage de la sécurité fait office de lien social.

2 La dangerosité laisse subsister un face à face clinique, une coprésence entre soignant et soigné ; elle donne une place, même mince, au projet, au mieux-être, à la curabilité. Le risque, au contraire, met à distance l’individu, lui applique un modèle statistique, une échelle d’intensité, une catégorie comportementale. « Prévenir, dit Robert Castel, c’est d’abord surveiller c’est-à-dire se mettre en position d’anticiper l’émergence d’événements indésirables au sein de population statistiques signalées comme porteuses de risques [2]. » Au bout de ce transfert de savoir, la précaution l’emporte sur le projet circonstancié et l’évitement du pire sur la recherche du mieux.

3 Le crime n’est plus l’objet mais le produit de cette stratégie de visibilité : il construit la catégorie d’un autrui menaçant pour nous protéger ; il crée des savoirs pour baliser son territoire inconnu. À quoi nous invitent les caméras de surveillance, les contrôles électroniques, les systèmes d’alarme, si ce n’est à gérer une hypothèse de victimisation ? Nous ne sommes plus face à la dangerosité d’un individu cliniquement constatée mais à la violence imprévisible de son profil. On peut s’engager dans une recherche folle de la causalité pulsionnelle du mal [3]. Steven Spielberg, dans son film Minority Report, a poussé jusqu’au bout le fantasme de toute-puissance de l’investigation policière en quête d’un futur totalement transparent : le policier peut intervenir avant même que des crimes soient commis grâce à des « precog » (précognitifs) qui peuvent anticiper les crimes. Pure fiction ? Pas autant qu’on pourrait le penser. Certains programmes américains financent des équipes de supervision des sex offenders remis en liberté sous contrôle afin d’étudier leurs fantasmes déviants et d’anticiper les possibles passages à l’acte. Ainsi naissent les logiciels de prédiction des comportements à partir de bases de données que les « profileurs » utilisent dans leurs enquêtes.

4 Une rupture traverse la rationalité pénale. Dans les modèles individualisés, on punit un coupable tantôt pour ce qu’il a fait (rétribution), tantôt pour qu’il ne recommence pas (dissuasion), tantôt pour l’aider à ce ne pas recommencer (réhabilitation). Avec le modèle de la précaution, l’identité criminelle n’est plus vue depuis l’individu mais depuis la catégorie à risque qu’ils incarnent. Nous ne partageons plus, avec eux, des significations communes mais, contre eux, des risques anticipés. Il n’y a plus d’infraction mais des menaces, plus de délinquant mais des groupes cibles et des territoires à risque. Dans le modèle de la new penology, on sort du jugement clinique au profit d’une évaluation actuarielle qui ouvre une « ère post-correctionnelle [4] ». Ce qui compte, c’est l’adéquation des mesures prises avec le risque statistique qui peut être réduit, qu’il soit moyen ou élevé. À l’imperfection du diagnostic clinique, on peut opposer une évaluation prévisionnelle, quantifiée, apparemment plus fiable. Pour « gérer » un parcours, on neutralise son « support » pulsionnel et on en « désactive » la nocivité. On raisonne là encore sur l’hypothèse de prédations qu’il faut anticiper, non sur des actes qui appellent une peine. La sécurité ne se conçoit plus ni avec l’autre, jugé responsable de ses actes, ni contre l’autre mais, de fait, sans l’autre.

5 Cette attitude de précaution se nourrit de tout un système d’alerte et d’approfondissement des connaissances. La prolifération des fichiers en est le symbole. Plus le fichage s’accroît, plus la liste de ces suspects du « dehors » grandit. Une fois de plus, le crime est pensé du point de vue de la victime potentielle (prévention, sécurisation des lieux, assurance) à laquelle nous ajustons le droit (peine accrues contre les « cibles endurcies » [5]). Le spectre du fichier des empreintes génétiques, dernier en date, est élargi : des délinquants condamnés pour infractions sexuelles ou autres, jusqu’aux simples suspects [6]. Sans nier les aspects positifs des fichiers (la preuve en dépend souvent), cette passion pour le renseignement accumule un savoir ignorant tout de la singularité de leurs auteurs. L’accumulation de fichiers accentue un droit d’exception en refusant, par exemple, d’inclure ces données dans un fichier existant (le casier judiciaire). Comment alors envisager une réinsertion, se projeter dans l’avenir quand la société se souviendra de tout ? On attendrait plutôt une évaluation comparée des risques pour les libertés et des avantages pour la sécurité. Un bilan de la récidive des infracteurs sexuels, par exemple, aurait montré qu’elle est parmi les plus faibles au regard d’autres délits (violences volontaires, trafic de stupéfiants) [7].

6 Au total, l’idéal de réhabilitation subit une lourde défaite. Celui qui tient le fichier ne tient pas seulement la liberté d’autrui. Il l’attache irrévocablement à la trace de ses condamnations. Pis : il peut désormais produire les preuves d’une carrière criminelle. Un acte pourra toujours être rattaché à une séquence de traces. Un passé de prédateur anonyme peut ainsi être déterré. À l’appui de cette découverte, il sera aisé tourner le dos à tout espoir de traitement, à un autre futur. Le fichier est le gardien du temps, des émotions et des peurs. En voulant protéger la société, il la fige et la rétracte. ?

7 Extraits de : Denis Salas, La volonté de punir, essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette-Littérature, 2005.

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Notes

  • [*]
    Magistrat
  • [1]
    Beck Ulrich, op. cit. p. 111 et p. 145.
  • [2]
    Castel Robert, La gestion des risques, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 145.
  • [3]
    Lianos Michalis, Le nouveau contrôle social, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 139 et ss.
  • [4]
    Voir Garland, The culture of Crime, op. cit. et Bauman Z., Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette littératures, 1999.
  • [5]
    Voir Tubex Hilde, « Politique pénale en Belgique. Répression sélective : sexe, drogue et violence », dans Mary Philippe et Papathéodorou Théodore, Délinquance et insécurité en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 143 et ss.
  • [6]
    Outre les fichiers existants (casier judiciaire, fichiers policiers comme le STIC de la police et le Judex de la gendarmerie), sont créés le FNAEG (fichiers des empreintes génétiques des criminels sexuels) qui prévoit l’enregistrement de 400 000 profils en 2004 (40 000 en réalité) et le FJ-NAAIS (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles).
  • [7]
    Au contraire, pour le Conseil constitutionnel, le « fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles », crée par la loi du 9 mars 2004, est jugé conforme à la constitution « eu égard… à la gravité des infractions justifiant l’inscription des données nominatives dans le fichier et au taux de récidive » (§ 87) Décision du 2 mars 2004 précitée. Je souligne.

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