Notes
-
[*]
Chercheur, conseiller général FOREM (Formation, emploi en Wallonie, Belgique)
-
[1]
Cette renonciation n’est pas nécessairement définitive ni totale. Il y a des allers et retour de plus en plus fréquents.
-
[2]
Howard Rheingold, Foules intelligentes, M2 Editions, 2005.
-
[3]
Voir La ville éclatée, dirigé par Nicole May, Pierre Veltz, Josée Landrieu, Thérèse Spector, L’aube, 1998.
-
[4]
Voir Catherine Tourrilhes, Construction sociale d’une jeunesse en difficulté, L’Harmattan, 2008.
-
[5]
Centre public d’action sociale (Belgique), service social qui cumule les compétences attribuées en France aux services sociaux départementaux et aux centres communaux d’action sociale (CCAS).
-
[6]
Voir Elisa Chelle, Gouverner les pauvres, Presses Universitaire de Renne, 2012.
-
[7]
Il y a peu d’illégaux dans Sherwood, contrairement à l’imagerie qui dit qu’un blanc bleu belge est forcément intégré.
-
[8]
Voir à ce sujet le développement proposé dans « L’Europe, un rêve dénaturé » de Boual, Spoel, Van Asbrouck et Riveneuve, 2014.
-
[9]
C’est le titre de l’interview du patron de Danone paru en première page d’un hebdomadaire connu.
-
[10]
Voir les travaux du Centre Perelman de philosophie du Droit de L’Université Libre de Bruxelles.
-
[11]
Voir Les mutations du rapport à la norme, sous la direction de Jean De Munck et Marie Verhoeven, De Boeck, 1997.
-
[12]
Patrick Vassort, L’homme superflu, Éditions Le passager clandestin, 2012.
1À l’aube des années 2000, un phénomène social, diffus, incertain, complexe a commencé lentement à apparaître aux yeux d’experts mobilisés sur la question sociale en Europe. Il s’agissait d’indices statistiques et cliniques d’une sorte de décrochage social à bas bruit, d’une part, de plus en plus grande de la population, particulièrement chez les jeunes. Ils disparaissaient des radars. Mais où, comment, de quoi vivent-ils ?
2Les termes « Sherwood » et « Sherwoodisation » sont issus d’une boutade entre experts de services publics et chercheurs d’universités.
3Tout a démarré à la suite d’un colloque à Amiens au début des années 2000 consacré à la question sociale en Europe. En comparant des statistiques générales de la Banque mondiale sur la population active en France et en Angleterre, nous sommes arrivés à l’hypothèse qu’autour de deux millions de personnes avaient disparu en Angleterre.
4Notre collègue anglaise nous explique alors qu’une étude est en cours et qu’elle nous tiendra au courant.
5Un an plus tard, coup de théâtre, ce ne sont pas deux millions, mais plus ou moins cinq. Au sein de cette population, plus d’un million de jeunes entre 14 et 25 ans.
6L’Europe les dénommera bientôt les NEET’S pour « not in employement, éducation or training ».
7En fait, ils ont disparu des statistiques. Mais alors où sont-ils ? Comme il s’agit de l’Angleterre, la réponse fuse : dans la forêt de Sherwood ! Le terme est ensuite adopté par l’usage dans nos échanges.
Les pérégrinations d’un concept
8Il s’agit donc d’un concept prospectif, qui unit des chercheurs dans leur recherche et qui pointe une hypothèse faisant consensus au sein d’un groupe. Dans l’usage, il désigne un phénomène social mal compris, hypothétique, interpellant.
9Petit à petit, par touches successives, on va le nourrir le baliser, l’analyser. Mais il reste encore aujourd’hui une hypothèse de recherche.
10Le terme « Sherwoodisation » va alors désigner un décrochage à bas bruit, d’une part, de plus en plus importante de la population. Mais un doute tenaille, qu’il nous a été longtemps difficile de lever : il s’agit peut-être d’une hybridation de plus en plus forte des situations socioéconomiques vécues par des individus dont la complexité n’est pas calibrée dans l’appareil statistique des États. Les statistiques ne rendent alors plus compte de la réalité.
11D’autres concepts plus étayés scientifiquement calibraient cette hypothèse, comme ceux de précarité, précariat, ou celui de désaffiliation du sociologue Robert Castel, ou encore le fameux NEET.
12Mais nous restions malgré tout attaché à ce terme barbare de Sherwoodisation, car il ouvrait des perspectives nouvelles. Grâce à lui, nous ne réfléchissons plus dans une logique de parcours ou de processus individuel de dégradation de la relation sociale, et on ne part pas de nos statuts sociaux comme dans NEET. On se trouve face à un phénomène collectif, adaptatif, émergent des contingences socioéconomique et qui potentiellement peut structurer progressivement une société future faite de deux clans, les « in » et les « out ».
13Dans ce cadre, la paupérisation, la précarisation et la désaffiliation ne seraient que deux processus parmi d’autres menant à Sherwood. De même, on évite de s’enfermer dans le langage des statuts sociaux. Ce qui est important, puisque nous ne savons pas à quoi nous avons affaire.
14L’hypothèse de recherche est que Sherwood est une nouvelle cité dont on ignore tout, où ceux qui ne peuvent plus trouver leur place ou bien, et ceci est important en ce qui concerne les jeunes, ne se reconnaissent plus dans le fonctionnement, les règles, les imaginaires, de notre société de marchés, s’offrent la liberté d’en créer un autre plus proche de leur éthique, c’est-à-dire porteuse pour eux de sens, de valeurs, de connaissances et d’identité nouvelle.
15Il ne faut donc pas confondre précarisation et « Sherwoodisation » même si les processus adaptatifs que les précaires développent vont les amener à choisir Sherwood qui leur offre un potentiel d’avenir bien plus vaste que celui des contraintes de plus en plus vives de la société salariale.
16Ceci explique sans doute pourquoi les jeunes, de plus en plus contraints par le poids des exigences de l’emploi, des marchés et des politiques actives de la sécurité sociale, sont de plus en plus nombreux à renoncer à leurs droits. Lorsque de jeunes citoyens renoncent à leurs droits, c’est la cité qui se délite.
17Dans le concept de « Sherwoodisation », il y a donc non seulement une dimension de résultat d’un processus d’exclusion, mais aussi une action volontaire dont la renonciation au droit [1] est un symptôme.
18On n’est pas face uniquement à une dérive sociale, mais aussi face au choix conscient et volontaire de quitter la cité pour enfin vivre sa vie. On peut être heureux à Sherwood.
Un terrain de jeu, d’expérimentation et… de risque
19À la différence du mythe de Robin des bois, Sherwood n’est pas hors les murs de la ville. La forêt est dans la ville, une sorte d’archipel qui échappe aux cartographes.
20En effet, Sherwood se vit, mais ne se voit pas. Elle est dans la rue, sur les places ou en certaines zones qui vivent des phénomènes sociaux nouveaux comme les phénomènes d’essaim décrits par le prospectiviste Howard Reingold [2]. Elle est dans les réseaux d’amis aux colocations multiples, nomades, diversifiées permettant une circulation du quotidien.
21Les sociologues ont repéré ces nomadismes urbains et interurbains où Paris, Bruxelles ou Sydney forment quelque part le même pays [3]. Sherwood, c’est un lieu spontané et peu structuré où la galaxie des « alter » (altermondialisme, alterforum, société civile, indignés, etc.) invente des pratiques du vivre ensemble qui rompent avec cette longue tradition patriarcale du devoir et de l’autorité comme transcendance incarnée, comme ordre nécessaire qui s’impose par l’évidence de son existence, et explore cette réalité, cette immanence du vivre là, ensemble, et de se débrouiller sur terre.
22C’est sur cette débrouille qu’on voit émerger les ateliers vernaculaires, les monnaies alternatives, les circuits courts, etc.
23Ils inaugurent autant de pratiques nouvelles du vivre ensemble et offrent dans le réel des échappatoires au marché tout puissant. L’emploi, comme objet de marché, y perd de sa pertinence.
24Mais Sherwood, c’est aussi là où fleurissent ce qu’on nomme les bandes urbaines, où des jeunes se (re)construisent une identité dans la création d’espaces d’appartenance se cristallisant, hélas souvent, « contre » l’autre, contre la société et crée ce terrain de violence qui explose à intervalle régulier que ce soit avec les forces de l’ordre ou avec des bandes rivales [4].
25Sherwood n’est pas le paradis, et les rêves d’avenir meilleur peuvent s’y entrechoquer. Entrer en Sherwood est donc un risque que des jeunes prennent soit délibérément, soit parce qu’ils n’ont plus le choix.
26On peut s’interroger sur ce choix d’aller guerroyer au loin et vivre dans des conditions épouvantables, sachant sa vie en jeu. Même le prosélytisme de certains fanatiques n’épuise pas cette question vive de comprendre ce qui pousse des jeunes à chercher du sens dans le sang.
27Les sectes fleurissent à l’orée de nos cités et souvent sont vécues comme des terres promises. Mais il n’y a pas que des croyances, des fois obscures, dans ces cheminements. Il y a aussi la recherche d’autres contingences qui ouvrent à d’autres possibles.
28L’expérience de nombreuses familles est plutôt la souffrance face à ces exils subis ou volontaires. L’odyssée d’une mère à la recherche de son fils qu’elle sait égaré en Syrie en dit long sur la conscience qu’elle a que là n’est pas le rêve de son enfant, mais son enfer.
29Sherwood en nos cités, cet ailleurs atopique, insituable, fait souvent rêver une jeunesse en difficulté, une jeunesse en attente de dignité citoyenne. Même si les réveils sont parfois amers. Ainsi, elle prend l’aspect d’un terrain de jeu, d’expérience risquée où l’on tente autre chose et parfois dont on revient pour les même raisons que celles qui ont fait partir.
30La lisière de Sherwood est donc osmotique, floue, mouvante, ce qui permet de comprendre la difficulté d’en établir la carte et d’expliciter les phénomènes qu’elle nous montre, ses points d’émergence.
31Comme le résume Philippe Defeyt, président du CPAS [5] de Namur : « ils disparaissent des radars pendant quelques semaines, quelques mois et, puis réapparaissent sans que l’on puisse vraiment savoir de quoi, où et comment ils ont vécus ».
L’entrée en Sherwood
32Sherwood est donc une forêt essentiellement urbaine, une sorte d’espace-temps d’interactions humaines émergeant des contingences du vivre par un processus adaptatif instable qui crée des structures d’échange à durée variable et où disparaissent les frontières de l’État et de ses lois au profit d’usages et de proximité déterritorialisée grâce aux technologies de l’information.
33S’y expérimentent de nouveaux rapports sociaux et politiques, de nouveaux modèles d’échanges et de création de richesses, de nouveaux rapports à la propriété et au pouvoir. Toutes choses qui échappent largement à nos modèles explicatifs usuels.
34Sherwood n’est pas la cité des jeunes, même s’ils y sont, selon toute vraisemblance, majoritaires. C’est un espace-temps humain en émergence dans nos sociétés et qui inaugure de nouvelles modalités du vivre ensemble souvent en rupture avec les us et coutumes de la société salariale.
35On y entre par plusieurs portes. Il est certain que nous ne les connaissons pas toutes et que la dynamique « biologique » de cette émergence va créer des réalités aujourd’hui insoupçonnables… Pour le meilleur comme pour le pire !
La perte ou l’inaccessibilité du droit
36Les premières portes d’entrées qui ont été explorées, sont celles du précariat et de la désaffiliation. Il s’agit essentiellement de la perte ou de l’inaccessibilité de droits. Les politiques actives et les nouvelles conditionnalités [6] du droit ont accentué cette problématique.
37Cela correspond à ce que certains analysent autour de la dégradation de la condition salariale. L’emploi, de par les droits qu’il véhicule, est censé améliorer les conditions de vie et l’intégration sociale. Les « Working poor », en forte progression aujourd’hui, et particulièrement chez les jeunes, jettent un discrédit cinglant à cette imagerie.
38Le travailleur pauvre n’a d’autre intérêt qu’à trouver une autre situation, car la sienne le fait souffrir au quotidien. Dès qu’une issue se présente, il la prend. Quand ils sont peu nombreux, ils sont isolés chacun dans leur réalité méprisée. Quand ils deviennent plus nombreux et se reconnaissent, ils se mettent à construire ce que l’humain fait depuis l’aube des temps, à savoir une organisation humaine - dite la cité - pour se soutenir et améliorer leur quotidien. Cela s’appelle la solidarité.
L’errance sociale
39C’est un embryon de Sherwood, dans un immeuble, une rue, un quartier, un écosystème. D’autres personnes, vont venir s’y encoller et former un premier amalgame. Il s’agit de ces personnes en déshérence qui vivent une errance sociale dans la clandestinité légale ou sociale [7].
40Le groupe se métisse, des habitués de la galère viennent donner un coup de main. Un mixage s’opère entre classe sociale et situation sociale. Tout cela donne de nouvelles opportunités.
La filiation
41À ce stade, les travailleurs sociaux commencent à découvrir des situations hybrides, non formatées dans les protocoles, polymorphes où le manque d’emploi n’est plus la seule cause du décrochage, mais où des phénomènes de filiation se mettent à apparaître. On commence à vivre des vies entières à la marge, et ce de manière parfaitement régulière.
42Des circulations parallèles à l’emploi et à l’intégration socioéconomique usuelle se construisent sans bruit dans un monde « underground » qui capte toute les misères de la terre. Mais, contrairement à ce que pense une certaines « morale bourgeoise », ce monde n’est pas infrahumain. Il l’est pleinement dans la mesure où il construit le monde qui lui fait sens et volupté.
43Tout cela est l’effet du temps sur la nature des interactions humaines. Le temps, ce plus grand impensé des sociétés contemporaines de marché et surtout ce qu’il véhicule, à savoir : l’entropie [8]. Petit à petit, dans une forme de révolution tranquille, un autre monde advient ; l’espace-temps de vies entières, hors cité.
Assuétudes
44On ne peut pas ne pas intégrer dans ce tableau clinique la question vive de l’assuétude qui ronge de plus en plus notre société. De l’alcool aux drogues dures, en passant par les médicaments, cela explose. Symptôme social d’évasion, de sortie d’un réel inhumain ?
45Propre à l’humanité et sa recherche de liberté, la drogue est une porte vers l’ailleurs dont on fait usage depuis toujours. Ses conséquences médicales sont connues et nous n’entrerons pas ici dans cet essentiel et épineux débat. Mais les paradis artificiels sont une porte immémoriale de Sherwood où le rêve d’ailleurs nourrit d’assuétude les situations de vies sans issue.
46Contrairement à ce que pense la « morale », en Sherwood, on se drogue peut-être moins et c’est peut être le lieu où l’on arrive à se libérer de ces chaînes mortifères. Dans les analyses de cas, on rencontre régulièrement ces « guéris » qui ne le sont que parce qu’ils ont rompu avec le système et leur vie antérieure.
L’éthique personnelle
47Jusqu’ici nous avons abordé les portes par défaut de Sherwood, comme un destin de relégation et de dégradation de la relation sociale. Mais il y a aussi des entrées positives, c’est-à-dire celles qui sont le fruit d’un choix, d’une volonté ou d’une réalité nouvelle qui s’est réalisée par la mondialisation.
48Actuellement, les connaissances sont moins nombreuses sur ces entrées en Sherwood, car l’approche de la problématique se fait essentiellement via la question sociale du chômage et de l’exclusion.
49Ce qu’il faut intégrer, c’est qu’un nombre grandissant de personnes ne croient plus ni en leur avenir dans le système ni à l’avenir du système et ont décidé d’en construire un autre. Elles ne cherchent même plus à s’adapter.
50C’est la force de la « natalité de l’humanité » comme dirait Hanna Arendt, par laquelle émergent régulièrement de nouveaux rapports au monde dont certains vont rester personnels et d’autres vont faire systèmes.
51Toute la question est la capacité d’une société à accueillir sa propre natalité. Sherwood émerge aussi des rigidités du système qui n’est plus ouvert au nouveau, à l’imprévu, et entre dans une force de normalisation et de formatage excessif.
52Nous voyons alors une galaxie d’ « alter » en tout genre construire les espaces de vie aptes à drainer cette natalité, lui donner les organisations nécessaires à sa vie. (Voir SEL, circuits courts, nouvelles monnaies, etc.).
53Une nouvelle éthique se construit son réel. De plus en plus de citoyens vont alors commercer avec Sherwood dont la frontière est comme dit plus haut, osmotique. On n’y est pas dedans ou dehors. On peut y être par moments plus ou moins durables quel que soient notre âge ou notre statut.
« Mon pays c’est Danone » [9]
54Certains sont en Sherwood par le haut même s’ils ne s’y estiment pas. Ils sont pris dans un système d’appartenance qui les rend étrangers dans leur propre pays. C’est la partie dorée de l’archipel Sherwood, où une organisation humaine, affranchie des frontières et des lois nationales, se met à créer les conditions de vie, d’avenir, de sécurité etc. ; d’une élite interne.
55Une société transnationale, développant son propre imaginaire et sa symbolique, se déploie ainsi en marge des nations, à l’abri des contingences comme une sorte d’aristocratie internationale qui arrive à imposer sa raison aux nations du monde.
Être citoyen dans la cité ; une question de socle sociétal !
56En analysant les entrées en Sherwood, on pourrait presque penser que la société salariale se délite par le bas et par le haut, si tant est que ces concepts topologiques ont un sens dans ce processus de transformation de nos sociétés contemporaines dont Sherwood est le symptôme.
57Il n’y a pas de « coupable » à cette situation, il y en a des origines et ces origines interrogent le socle sociétal sur lequel la citoyenneté se structure. Sherwood, c’est un « nous » comme les autres, qu’il soit l’empire, le royaume ou la république. C’est le fruit d’un imaginaire humain qui construit sa symbolique dans un réel en fonction de ce qui lui est possible. C’est profondément adaptatif.
58Cette capacité adaptative humaine est sans doute l’origine psychosociale fondamentale de Sherwood. Sherwood fait mentir toute les raisons politico-économiques du monde qui disent : « si on les contraint, ils vont plier et faire ce qu’il faut ».
59Avec l’humain, c’est faux ! Il s’entiche à créer autre chose, pour faire correspondre le réel et le désir. C’est le talon d’Achille des politiques actives. Ça produit d’autres actions que celles visées.
60Ce que les politiques dites actives n’intègrent pas, c’est que s’inscrire comme acteur dans la cité, être citoyen, exige un socle sociétal, c’est-à-dire de ressources minimales nécessaires à la vie commune et au rôle d’acteur citoyen :
61Les moyens : qui constituent l’ensemble des ressources financières et domestiques, mais aussi publiques et organisationnelles.
62C’est dans ce registre que s’inscrit la question vive du bien commun. Plus il y a de biens en commun, plus l’intégration est facilitée par un environnement porteur et les besoins en moyens personnels, privés, faibles. Plus une collectivité exige du patrimoine pour accéder au statut de citoyen, plus elle exclut, plus Sherwood grandit.
63Les ressources cognitives : tout ce qui permet au citoyen de construire et partager du sens, de l’identité et de l’appartenance.
64Les ressources relationnelles : Tout ce qui permet le lien et l’interaction sociale, la vie en société, de se mettre en jeu, d’exister.
65Les recherches permettent de faire l’hypothèse que ces trois registres doivent être équilibrés pour permettre une inscription de soi dans un collectif stable.
66Lorsqu’il y a peu de moyen, peu de ressources cognitives et relationnelles on est dans un équilibre de survie locale typique à un clan. Lorsqu’il y a beaucoup de moyens et de ressources cognitives ou relationnelles, on s’inscrit dans la citoyenneté d’une société complexe et ouverte.
67Ces deux positions anthropologiques font système. La problématique adaptative s’enclenche lorsqu’un déséquilibre s’installe, ce qui crée tension et souffrance psychique, physique ou sociale et pousse l’individu à créer un ailleurs. Quand beaucoup d’individus vivent cette tension, Sherwood apparaît.
68Les jeunes d’aujourd’hui ont un capital cognitif et relationnel bien plus étoffé que celui de leurs pères. On n’a jamais eu autant de jeunes formés à un si haut niveau !
69Les réseaux sociaux et autres, ont élargi les scènes d’interaction bien au-delà de la sphère familiale et scolaire engendrant toute une série de problématiques nouvelles dans les relations familiales et institutionnelles.
70Par contre, l’accès aux moyens est devenu un problème aigu pour ces jeunes et qui va emporter les systèmes si on y prend garde. Car avec ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent faire, les jeunes ne supporteront pas longtemps la galère de l’emploi et les contraintes comportementales que la société salariale fait de plus en plus peser sur eux.
En conclusion : de Sherwood à la cité nouvelle ?
71Sherwood est donc un symptôme social diffus, mouvant, adaptatif, constitué de désaffiliation, de précarité, d’adaptation locale et de globalisation.
72C’est la conséquence logique, humainement parlant, d’un système économique d’intégration de marchés libres, peu, voire pas régulés.
73Les exclus du système et les bénéficiaires du système ne partageant plus la « raison d’État », ses références et ses normes au profit d’autres niveaux de références. Émerge alors une construction sociale nouvelle ou s’expérimentent de nouveaux rapports au pouvoir, à la responsabilité, à la propriété et au travail.
74Cette « soft law » [10] centrée sur les usages et les pratiques individualise le rapport au droit qui entre dans la déformalisation et l’éclatement en cours du modèle normatif de l’État [11].
75Ce nouveau monde, métissé, pluriel, réticulaire est plus un laboratoire spontané, une recherche d’un futur possible, une expérimentation sauvage qu’une construction planifiée et volontaire.
76C’est comme un cancer sociétal qui peu à peu ronge la société salariale. Certains veulent y appliquer des médications invasives faites de contrainte et de rééducation à la citoyenneté.
77Mais quelle citoyenneté ? N’a-t-elle pas sombré dans les lois du marché ? Et Sherwood n’est-ce pas justement un désir de citoyenneté véritable ? Est-ce que le fonctionnement du marché du travail et les politiques actives de l’emploi ne sapent pas justement cet espoir de citoyenneté que les jeunes portent, ce qui fera dire à l’un d’entre eux à sa référente Forem : « je sais que le système ne me veut plus, mais moi non plus je n’en veux plus de ce système ».
78Le cancer est donc ailleurs, là où l’humain devient superflu comme le dit Patrick Vassort [12], là où il se doit de nourrir des systèmes aveugles qui se substituent à son humanité. L’homme superflu est justement ce que refusent celles et ceux qui ont le courage de créer un ailleurs.
79Peut-être un jour découvrirons-nous que Sherwood était l’embryon d’une société nouvelle, moins instrumentale, plus proche des contingences de notre humanité. Ou alors, la forêt se fera la mort de la cité, ou encore, de nouvelles tribus se feront la guerre dans une sorte de moyen âge technologique.
80Rien n’est écrit d’avance. Une seule chose est sûre : une société qui exclut ses enfants a peu d’avenir devant elle. Et l’avenir, c’est aujourd’hui que nous le construisons.
Notes
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[*]
Chercheur, conseiller général FOREM (Formation, emploi en Wallonie, Belgique)
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[1]
Cette renonciation n’est pas nécessairement définitive ni totale. Il y a des allers et retour de plus en plus fréquents.
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[2]
Howard Rheingold, Foules intelligentes, M2 Editions, 2005.
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[3]
Voir La ville éclatée, dirigé par Nicole May, Pierre Veltz, Josée Landrieu, Thérèse Spector, L’aube, 1998.
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[4]
Voir Catherine Tourrilhes, Construction sociale d’une jeunesse en difficulté, L’Harmattan, 2008.
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[5]
Centre public d’action sociale (Belgique), service social qui cumule les compétences attribuées en France aux services sociaux départementaux et aux centres communaux d’action sociale (CCAS).
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[6]
Voir Elisa Chelle, Gouverner les pauvres, Presses Universitaire de Renne, 2012.
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[7]
Il y a peu d’illégaux dans Sherwood, contrairement à l’imagerie qui dit qu’un blanc bleu belge est forcément intégré.
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[8]
Voir à ce sujet le développement proposé dans « L’Europe, un rêve dénaturé » de Boual, Spoel, Van Asbrouck et Riveneuve, 2014.
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[9]
C’est le titre de l’interview du patron de Danone paru en première page d’un hebdomadaire connu.
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[10]
Voir les travaux du Centre Perelman de philosophie du Droit de L’Université Libre de Bruxelles.
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[11]
Voir Les mutations du rapport à la norme, sous la direction de Jean De Munck et Marie Verhoeven, De Boeck, 1997.
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[12]
Patrick Vassort, L’homme superflu, Éditions Le passager clandestin, 2012.