Notes
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Extraits du Colloque Perspectives de Réussites au delà des insuccès scolaires, Bordeaux 27-29 février 1984 (Actes du Colloque. Bordeaux, CRDP, 1984. 4 Vol. Tome 4. Pour une pédagogie de la réussite. Didactiques et techniques de la communication. p. l34). Les sous-titres et les notes de bas de page sont de la rédaction.
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Réaction allergique.
1Je propose le terme de « pédagogie de détour » pour définir ce que nous essayons de faire avec des garçons âgés de 13 à 16 ans, qui nous sont confiés par les juges des enfants ou directement par les DDASS (Directions départementales de l’action sanitaire et sociale). Il s’agit d’un petit foyer de semi-liberté acceptant depuis 1952 des adolescents envoyés en tant que « délinquants » suivant l’ordonnance de 1945 ou en tant qu’« en danger moral » selon l’ordonnance de 1958. 320 adolescents sont passés par ce foyer et notre travail a donné lieu à des publications dont certaines sont mentionnées dans la bibliographie.
2Les jeunes qui nous sont confiés proviennent pour neuf dixièmes des classes populaires, des enfants d’émigrés de la deuxième génération, voire de ce que l’on nomme le « Quart monde ». Un examen clinique lors de la visite d’accueil montre à l’évidence que leurs potentialités intellectuelles sont normales et qu’ils ne présentent aucun déficit d’origine biologique. Des examens psychométriques que nous trouvons parfois (de moins en moins depuis dix ans) dans les dossiers de demande de placement, confirment, mais pas toujours, cette impression : les QI s’échelonnent en général entre 95 et 130 et plus ; dans des cas plus rares où le QI a été inférieur (85 à 95), nous avons suivi notre intuition et l’évolution nous a donné raison sur la psychométrie.
3En contraste frappant et désolant avec ces capacités intellectuelles normales, voire souvent supérieures, apparaît l’échec scolaire massif. En dehors de quelques jeunes dont la scolarité ne s’est effondrée que relativement tard, et qui ont achevé une troisième, voire une seconde correcte (presque tous ces jeunes entrent dans les 10 % d’adolescents issus de milieux plus favorisés), l’échec scolaire massif est la règle chez tous nos entrants. Il est d’au moins deux ans, mais souvent avons-nous reçu des garçons dont le niveau scolaire montrait un retard de cinq, six, sept ans, voire analphabètes.
4Les longues discussions, de groupe, en duel, ou en psychothérapie, ont montré le retentissement de cet échec sur le vécu des adolescents. Ces confidences nous ont montré que le terme d’« aculturé », c’est-à-dire n’ayant pas accès à la culture dominante ne définit pas suffisamment la plupart d’entre eux. Nous avons eu l’impression qu’un rejet scolaire souvent très précoce, qu’une inadéquation totale entre leurs possibilités (pas seulement psychométriques, mais dans le sens « énergie psychique globale ») leurs désirs, leurs aspirations, parfois leurs milieux et les exigences scolaires ont provoqué un véritable phénomène d’anaphylaxie [2] envers l’école.
5La biographie montre des échecs, des humiliations, des conflits en cascade, des changements d’écoles, des punitions ; parfois la famille reste absolument indifférente et absente de ce conflit entre l’école et l’enfant ; dans d’autres cas elle prend apparemment le parti de l’école, c’est-à-dire qu’elle redouble les punitions alors que, par son exemple et par sa manière de vivre, elle est incapable d’apporter la moindre aide dans le sens de l’intégration à la vie de la classe.
6Sans que l’on puisse préciser si l’incapacité d’accepter une discipline quelconque précède ou suit l’incompréhension de ce qui est enseigné, et l’impossibilité de « suivre la classe », on constate à l’adolescence chez nos garçons l’intrication profonde de ces deux phénomènes.
7La discipline, même dans une école réputée libérale est vécue comme insupportable ; la moindre remarque de l’enseignant est déjà considérée comme une atteinte grave à la dignité du jeune.
8Le contraste entre leur nullité, leur inexistence dans le champ scolaire et leur importance croissante dans la rue, dans la bande, dans le débrouillage social, parfois même, en ce qui concerne les émigrés, dans leur propre famille dont ils sont interprète et guide, est devenu insupportable. Par un mécanisme de défense projective bien connu, ils rejettent sur l’école tout ce que l’école leur reproche : tous les enseignants sont débiles, injustes, sadiques, etc. et n’y comprennent rien.
9Ce refus affectif de l’école en tant que milieu de vie a-t-il été cause ou conséquence de l’incompréhension d’abord, du refus actif ensuite des matières enseignées dans cette école ?
10Quoi qu’il en soit nous constatons la fréquence sinon la constance des blocages : au niveau du calcul, au niveau de l’orthographe, mais plus grave encore au niveau de la lecture. Nos jeunes ne refusent pas seulement de lire les livres entrant dans notre patrimoine culturel général, mais souvent ils refusent de lire tout court. C’est la bande dessinée seule qui leur permet l’accès à la chose imprimée.
11On peut certes se poser la question de l’influence des médias audiovisuels dans ce détachement de la lecture, mais ce phénomène prend dans notre groupe une intensité certainement beaucoup plus forte que dans le reste de la population juvénile mieux intégrée.
12Il nous semble que cette incapacité est accompagnée et ne résulte pas seulement d’une inhibition passive mais d’un véritable refus actif des matières et des techniques (écriture, lecture) enseignées à l’école.
13C’est pour cela que nous pensons que beaucoup d’entre eux puissent se définir par le terme « anticulturel » que « aculturel » : ils rejettent notre culture dominante, ils la haïssent d’une certaine façon ; je pense qu’ils la craignent et la considèrent comme menaçante pour leur intégrité et pour leur identité.
14Il se peut d’ailleurs qu’il ne s’agisse ici que d’un mécanisme de défense du type « les raisins sont trop verts » : à force de s’entendre dire qu’ils sont trop paresseux, trop cancres, trop bêtes… pour apprendre, ils finissent par retourner le problème et par refuser, voire vomir activement cette culture, ce langage ainsi que ces savoirs qu’on voudrait leur faire assimiler.
15Le refus de la lecture, comme du calcul, est lié à ce sentiment profondément ancré en eux que la « culture » n’est pas pour eux, mais pour les « gens biens ».
Pédagogie de la culture : les modes d’expression
16Que pouvons-nous faire dans notre foyer pour rattraper tant soit peu ces blocages, ces refus, et diminuer l’anticulture ? Toutes les activités sont à base de volontariat, nous offrons de la thérapie individuelle, nous proposons à profusion la vidéo, le dessin, la poésie, la musique. Mais il nous semble impossible, au début tout au moins de chaque séjour, d’aider un garçon directement et avec succès dans son entrée dans la culture dominante.
17Ainsi nous ne sommes pas capables de privilégier les activités de lecture scolaires et de « bons livres », nous ne poussons qu’occasionnellement, et quelques rares élus, à connaître Victor Hugo et Ronsard. Leur proposer de lire ce que nous considérons comme de « bons livres » provoquerait immédiatement une réaction de rejet. Notre objectif n’est pas de les faire lire, ils abordent la lecture quand cela leur est devenu possible.
18Ainsi le volontariat que nous exprimons par une parabole : « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif », nous oblige à adopter des conduites de détour, une pédagogie de détour, pour essayer de sauver ce que l’on peut encore de cet effondrement des valeurs culturelles. La base de cette pédagogie de détour est de mettre l’accent non pas sur la réception de biens culturels, mais sur l’expression. Ces divers modes d’expression coexistent ou se succèdent, ils ne sont jamais définitivement abandonnés. Le volontariat oblige l’équipe à remplacer l’autorité par une mise en appétit permanente et par la recherche et la création des motivations.
19Ainsi la plupart des garçons arrivent à écrire des poèmes. Or l’écriture des poèmes, ou par exemple chez certains, la rédaction d’un synopsis pour un petit film, voire la légende d’un dessin fait par l’adolescent lui-même, permet une véritable action pédagogique qui « passe inaperçue » et ne rappelle nullement au garçon ses souvenirs scolaires. En effet, nous n’acceptons jamais de montrer aux amis du foyer ou de publier des poèmes écrits avec une orthographe phonétique, avec des fautes de grammaire, au nom d’une soi-disant spontanéité pure ; ce serait considérer nos jeunes avec mépris et racisme et eux-mêmes le sentiraient bien.
20Quand un garçon me montre un poème, c’est-à-dire quelque chose qui est destiné à être lu par d’autres, je travaille avec lui et au moins je le remets en français culturellement acceptable. Joe Finder (directeur du Centre) fait un travail encore plus approfondi, il propose des termes nouveaux, enseigne mine de rien le recours au dictionnaire, affine et éclaircit la pensée. On pourrait qualifier de pédagogie psychothérapeutique ce genre de travail qui entre pour beaucoup dans la pédagogie de détour.
21Nous voyons ainsi que l’expression d’abord spontanée, ensuite corrigée, peut permettre : l’apprentissage de la lecture d’un dictionnaire et un intérêt inattendu pour des mots classiques et n’entrant pas dans le vocabulaire habituel de nos adolescents.
22Certains psychologues et certains enseignants pourraient s’étonner de cette possibilité d’écrire les poèmes puisqu’ils pensent que les difficultés de lecture chez ces enfants de classes populaires sont liées à une carence de leur vie imaginaire. Je pense que cette carence n’existe pas, je crois plutôt que, outre le barrage linguistique, une sorte de blocage fait que les gens des classes populaires sont réticents à raconter leurs fantasmes parce qu’ils pensent que « ça ne se dit pas ».
23Il serait intéressant de savoir si notre écoute est toujours bien adaptée à de tels locuteurs et si nous « entendons » tout ce que l’autre exprime. Mais il est intéressant de remarquer que certains enfants qui éprouvent des difficultés à s’exprimer verbalement dans un cadre scolaire, font preuve d’une vie fantasmatique très riche au cours de rêves éveillés, pendant des séances de psychothérapie ou des activités de club de poésie.
24On dit également que l’expression verbale est fantasmatique et remplacée facilement chez les adolescents marginaux par l’agi. Cette constatation n’est pas complètement fausse, encore qu’il n’y ait pas d’incompatibilité totale entre le fantasme et l’action ; cependant nous devons constater que les garçons ne remplacent au début leur « action » souvent asociale et délictueuse par l’expression imaginaire et verbale que pour faire plaisir et répondre ainsi au désir de personnes qu’ils aiment.
25Toutefois, c’est seulement au début de leur séjour - sinon notre travail serait pervers et ne vaudrait rien pour eux - que nous pouvons les amener à s’exprimer pour nous faire plaisir. Au contraire grâce à ce travail en commun, à leur propre maturation, à la vie sociale, ils finissent par comprendre que l’expression verbale offre, dans la vie, davantage de bénéfices et de satisfactions et qu’elle présente moins de risques que « l’expression par l’agi ».
26Mais cette compréhension n’est ni évidente, ni immédiate, d’où les rechutes dans la délinquance et la drogue, qui leur offrent et l’agi et l’imaginaire par raccourci et sans effort. Lorsque nous arrivons à développer une vie imaginaire en leur faisant faire des poèmes ou de la musique, etc. avant qu’ils ne soient pris dans un réseau de drogue, la résistance à celle-ci augmente et le risque de toxicomanie diminue. Par contre une rééducation autoritaire ou plus récemment les manipulations de comportement qu’on appelle « thérapie comportementale » provoquent non pas l’ouverture de l’esprit, mais sa fermeture dans le sens d’une « obsessionallisation ».
Une pédagogie par la valorisation
27Une telle pédagogie de détour n’a pas seulement comme but de les amener à la culture, mais fait partie de notre stratégie psychothérapeutique de gratification et de valorisation ; en effet presque tous les garçons se considèrent comme de « mauvais objets » au sens psychanalytique du terme, et nous devons leur donner une autre image d’eux-mêmes pour qu’ils acceptent entre autres de se donner la peine d’accéder à la culture et à la lecture en particulier.
28Nous devons leur montrer qu’ils sont de « bons objets » capables d’avoir accès a la culture et que celle-ci n’est pas dangereuse pour leur personnalité. Et c’est là aussi notre stratégie de détour.
29Pour ce faire, il ne suffit manifestement pas de leur tenir un discours optimiste destiné à les convaincre de leur propre valeur, il faut très rapidement leur proposer des activités où ils peuvent réussir, activités valorisées aussi par les adultes, qu’il s’agisse de sport, de musique, de bande dessinée… Soulignons à cet effet que les jeunes n’ont pas nécessairement les mêmes sujets d’intérêt que nous et que les leurs peuvent être aussi légitimes que les nôtres.
30Nos activités ont un niveau technique et culturel aussi élevé que possible, qu’il s’agisse de dessin, d’expression corporelle, de cinéma, d’électronique, de musique, etc.. Notre activité socioéducative développe une vie culturelle qui s’écarte des loisirs rééducatifs classiques ; elle incite à une participation active individuelle et communautaire.
31Les clubs, les conférences, les séances d’improvisation, etc. n’ont pas pour but l’apprentissage ou l’accumulation des connaissances, notre objectif est de donner ou redonner les aspirations culturelles perdues ou non exprimées.
32Peut-on parler du succès de notre pédagogie ? Une réponse à cette question nécessite d’être nuancée ; nos enquêtes rétrospectives ont montré qu’une fois devenus adultes, nos adolescents apparaissent comme autant ou davantage intégrés que la plupart de ceux qui ont présenté des troubles analogues aux leurs lors de leur adolescence ; 10 a 15 % de nos jeunes se mettent à lire avec plaisir « les bons livres ».
33Cependant le rattrapage strictement scolaire reste plus qu’exceptionnel. Les rares succès dans les grandes classes et dans l’université ont tous été, à une ou deux exceptions près, l’effet des 10 % d’adolescents issus des classes favorisées. Quels qu’aient été nos efforts et l’assainissement de la personnalité de nos jeunes, notre action est restée impuissante contre la malédiction de leur hérédité sociale et du niveau culturel de leur famille. Même si nous ne les avons pas introduits dans la culture dominante, nous pouvons rester satisfaits d’un résultat plus modeste, si nous avons supprimé l’attitude activement anticulturelle de leur personnalité.
Quelle leçon en tirer ?
34Pour conclure on peut se demander si une pédagogie de détour telle que nous la pratiquons dans un foyer réservé à une vingtaine de garçons vivant plein temps avec nous pourrait servir directement aux enseignants et surtout aux enfants encore scolarisés et qui sont dans l’ensemble un peu moins « anticulturels » que ceux dont nous avons la charge.
35Certains enseignants espèrent pouvoir mobiliser les adolescents et amorcer une communication avec eux en s’intéressant activement aux préoccupations actuelles des jeunes : la moto, la drogue, la sexualité. Une telle attitude, une telle volonté de « marcher dans le sens des jeunes » a quelques chances de réussir, mais elle est plus simple à dire qu’à pratiquer.
36En effet deux dangers guettent l’enseignant qui voudrait trop « être dans le vent ». D’une part la démagogie, c’est-à-dire le renoncement de l’enseignant à leur enseigner ce qu’il possède. D’autre part, si un tel intérêt et une telle recherche de communication ne sont pas profondément sincères, les jeunes feront vite taxer l’enseignant d’hypocrisie et l’entreprise sera vouée à l’échec.
37Je ne pense pas en particulier que l’enseignant peut et doit d’une manière systématique jouer une fonction proprement thérapeutique : permettre de parler aux jeunes à l’école de suicide et de délinquance, et se contenter de cette liberté de parole, n’entraîne pas du tout obligatoirement une diminution des suicides ou des actes délictueux éventuels.
38Je pense que de tels actes seraient diminués en fréquence et en intensité si les jeunes trouvaient à l’école une ambiance plus accueillante, moins méprisante, moins craintive, moins rejetante pour leur passé et pour leur présent extrascolaire. Actuellement les garçons du foyer vont à l’école quand nous les soutenons ; dès que nous relâchons notre soutien, ils cessent d’y aller.
39Je crois que si les enfants et les adolescents savaient qu’ils peuvent dialoguer avec leurs enseignants - je ne parle pas de dialogues thérapeutiques mais simplement humains - s’ils avaient l’impression que les professeurs ne vivent pas sur une autre planète, cela pourrait changer l’ambiance scolaire.
40Les élèves ne travailleraient peut-être pas mieux, en tout cas pas dans l’immédiat, mais étant donné les difficultés actuelles dans certains établissements scolaires, il n’y aurait pas grand chose à perdre.
41Si des enseignants avaient suffisamment envie « d’entendre » les jeunes et suffisamment de force morale pour supporter de discuter avec eux d’autre chose que de contenus scolaires, on pourrait espérer que les relations seraient améliorées, que les jeunes iraient plus volontiers à l’école, ce qui finirait par ouvrir d’autres possibilités et diminuer ainsi sinon l’aculturation, du moins les sentiments anticulturels.
Notes
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[1]
Extraits du Colloque Perspectives de Réussites au delà des insuccès scolaires, Bordeaux 27-29 février 1984 (Actes du Colloque. Bordeaux, CRDP, 1984. 4 Vol. Tome 4. Pour une pédagogie de la réussite. Didactiques et techniques de la communication. p. l34). Les sous-titres et les notes de bas de page sont de la rédaction.
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[2]
Réaction allergique.