Notes
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[1]
Ancien directeur du centre familial de jeunes (CFDJ) de Vitry jusqu’à la fermeture en 1983, puis du Plessis-Trévise, jusqu’à son départ en 1991. Cet article est une actualisation du chapitre du livre La prison, c’est dehors de S. Tomkiewicz, J. Finder, B. Zeiller et C. Martin, Éditions Delachaux & Niestlé, Paris, 1979.
-
[2]
Ce traité (en allemand) a connu huit éditions entre 1883 et 1915, ainsi qu’une neuvième édition posthume en 1927.
-
[3]
J. Seglas, Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses. Recueillies et publiées par le Dr Meige H. Paris : Asselin et Houseau 1895.
-
[4]
P. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, Paris : Alcan, 1903.
-
[5]
M. V. Korkina. La dysmorphomanie à l’âge de l’adolescence et des jeunes adultes. Moscou : Medicina, 1978 ; 224 (en russe)
-
[6]
C. Koupernik, publié avec E. James Anthony et Colette Chiland, L’Enfant dans sa famille : Prévention en psychiatrie de l’enfant en un temps de transition, PUF-Le fil rouge, 1984 ; avec Frederick Stone, Introduction à la psychiatrie infantile, Flammarion Médecine, 1992.
-
[7]
H. Dietrich, Dysmorphophobia. Arch Psychiatry Nerv 1962 ; 203, pp.511-518.
-
[8]
F. Fournet, Contribution à l’étude des dysmorphophobies, Thèse, 1966, Faculté de médecine : 1966, Paris, A. G. E. M. P.
-
[9]
P. Schilder, L’image du corps (1935), Gallimard, 1968.
-
[10]
D. J, Duche, W. A. Schonfeld et S. Tomkiewicz, « Aspect psychique du développement de l’adolescent ». in L’abord psychiatrique de l’adolescence, 1966, 1 vol. Excerpta medica foundation, Ed Amsterdam etc., pp. 16-26 (en anglais), pp. 102-113 (en français).
-
[11]
R. Zazzo, Image spéculaire et conscience de soi, Psychologie expérimentale et comparée. Paris : PUF, 1977, pp. 325-333.
-
[12]
Voy. article suivant : « Dysmorphobie – Photodrame – Le cas de Solange ».
1Parmi les multiples difficultés que la puberté provoque et qui entrent dans le cadre de la « crise d’adaptation » des adolescents, la transformation corporelle joue un rôle important, trop souvent sous-estimé par les spécialistes des bipèdes en herbe.
2Chacun sait qu’en général, l’enfant change relativement peu d’aspect extérieur. Au contraire, au début de l’adolescence, c’est-à-dire en moyenne en France entre 10 et 12 ans chez les filles et entre 12 et 14 ans chez les garçons, les modifications deviennent très rapides. Les médecins et les éducateurs savent qu’il s’agit là d’une évolution tout à fait normale, mais le jeune lui, incapable encore d’avoir une vision détendue de la réalité, se croit plus ou moins consciemment, un cas particulier, en infériorité par rapport à la majorité des jeunes de son âge. Certes, il sait, par des images plus ou moins authentiques, fournies par le petit et le grand écran que dans quelques années, il aura - enfin - une morphologie très différente, celle des adultes, tout en s’inquiétant, outre mesure comment il sera à cet âge. À quelques exceptions près, l’adolescent ignore les différents stades qu’il devra traverser.
3Ce qui paraît une évolution normale et banale au médecin, peut lui apparaître singulier, voire d’une anormalité angoissante. Il n’est donc pas étonnant qu’il redoute certaines caractéristiques nouvelles de son corps et qu’il commence à se sentir autre ; « pas comme tout le monde ». Or, pendant cette période, la moindre inquiétude pourrait prendre des proportions démesurées dans l’esprit du jeune, avec des conséquences déroutantes.
4L’adolescent s’imagine que sa morphologie, à un certain moment de son évolution, n’est plus dans les bonnes normes et qu’il est gravement « dysmorphique ». Il s’examine, s’interroge, guette les regards de son entourage essaie de se rassurer, mais sa conviction pessimiste devient de plus en plus troublante ; il n’ose pas en parler, l’aspect de son corps lui fait peur.
5Ainsi, un léger excès de poids prépubertaire a-t-il pu véritablement torturer un de nos garçons. Nous allons citer le passage de son « journal intime » qu’il a bien voulu nous confier et qui parle de son « gros ventre ». Mieux que des considérations théoriques, il nous montrera le désarroi que peut provoquer chez un jeune homme de 16 ans, supérieurement intelligent, une particularité de son corps.
6« Que de tortures pour si peu, et pourtant, c’est avec des petits détails qu’on se crée de gros problèmes ; c’est une sorte de paralysie. Je suis, fixé sur une anomalie, du moins que je crois existante. C’est peut-être ridicule mais je m’en fais une maladie : mon ventre. Ça paraît drôle lorsqu’on y pense. D’ailleurs, qui pourrait comprendre ce qui se passe en moi lorsque je le regarde ? C’est une véritable obsession ; je le vois gros, gras, difforme. L’est-il en réalité ? C’est ce que je redoute. Rien que le fait de l’observer me donne des craintes. Je le compare â celui des autres, je m’en diminue, je m’en fais un complexe. Je n’ose pas le faire voir, je le cache.
7Dès que je me déshabille, c’est avec hâte que je mets ma veste de pyjama. Je le rentre. Je ne peux le considérer en public ; avec mes camarades, j’en ai la crainte. J’ai peur qu’on le remarque. Dès qu’un reproche m’est fait, me voilà terrassé, abattu, comme si on venait de m’insulter. Que de craintes inutiles ! Et pourtant, à cause de lui, je m’en procure. Un simple ventre cause de tant de souffrances et de tourments ! Je me vois mal foutu, pas comme les autres, avec un ventre bedonnant, répugnant. Dès que je me mets torse nu, c’est un effort que je m’impose. J’essaie de me dominer, de me raisonner, de me dire « Je suis comme les autres » ; en même temps, je ne quitte pas les autres du regard de peur qu’ils ne m’observent ».
8Bien entendu, le poids et la taille de ce garçon étaient très proches des mesures idéales ; il n’a jamais eu de « gros ventre ». Ce texte nous permet de mieux entrevoir le type de troubles que nous allons étudier sous le terme de « dysmorphophobie » (DMP dans le texte).
9Avant de commencer l’analyse de ces manifestations anxieuses en rapport avec les particularités de la perception de l’image corporelle, il nous semble utile de expliciter les terminologies qui s’y rapportent.
10Le terme DMP fut créé par Kraepelin dans la 8ème édition de son Traité de psychiatrie [2] et appliqué aux malades chez qui ces phénomènes occupaient une grande partie du champ de conscience et se présentaient au psychiatre comme un symptôme évident et important du tableau clinique. Kraepelin considérait cette « préoccupation anormale concernant l’esthétique du corps » comme un phénomène obsessionnel non délirant.
11En France, Seglas partageait cette opinion [3]. P. Janet, quant à lui, décrit sous le nom de « honte de son propre corps » des phénomènes tantôts délirants, tantôt obsessionnels [4].
12Les auteurs soviétiques, en particulier Korkina [5] et, en France, C. Koupernik [6] remarquent la prédominance de ces symptômes pendant l’adolescence. En URSS, les malades sont souvent envoyés par les « Instituts de beauté ». La DMP qui se présentait d’abord comme une obsession donnait progressivement lieu à un délire schizophrénique.
13À propos de ces malades, C. Koupernik parle d’ailleurs d’une véritable « psychose de la laideur ». Le terme DMP, fut également appliqué à de tels cas psychiatriques par Dietrich [7] et, très récemment, par F. Fournet dans sa thèse [8].
14Les phénomènes que nous allons décrire sont beaucoup plus fréquents et en réalité assez différents : ils n’occupent pas la majeure partie du champ de la conscience, n’apparaissent qu’exceptionnellement de façon spontanée et ne comportent pas un pronostic aussi fâcheux que celui observé par les auteurs soviétiques.
15Dans un courant de recherches psychanalytiques, Schilder créée en 1935 le terme « Body-image disturbance » (perturbation de l’image corporelle) qu’il distingue des troubles du schéma corporel bien connus des neurologues [9]. Ce terme est repris par les endocrinologues américains, en particulier par W. Schönfeld [10]. Ils analysent les inquiétudes qui amènent des jeunes gens et leur famille à demander conseil à un médecin endocrinologue et ils étudient le retentissement psychique des troubles morphologiques résultant de déviations minimes par rapport à la courbe habituelle de croissance, par exemple, les obésité prépubertaires légères ou des retards apparents de la croissance staturale.
16Enfin, les psychologues comme B. Zazzo [11] se préoccupent en général de la façon dont les modifications corporelles sont consciemment ressenties chez les adolescents par ailleurs normaux.
17Ainsi, les mêmes préoccupations sont considérées tantôt comme un phénomène normal ou presque et tantôt comme un signe de névrose, voire de psychose. Cette divergence d’optique nous semble liée au recrutement des malades et à la méthodologie employée.
18Les psychiatres classiques avaient affaire à des malades psychiquement très atteints chez qui la DMP s’inscrivait dans un contexte justifiant une consultation spécialisée ou une hospitalisation. Les auteurs américains de formation surtout endocrinologique étaient sollicités par les parents inquiets de prétendues anomalies glandulaires chez leurs enfants. Enfin, les psychologues travaillaient sur des enquêtes-questionnaires et sur des entretiens chez des jeunes réputés normaux.
19Nous avons choisi le terme de DMP emprunté à la psychiatrie classique pour des raisons de commodité linguistique et pour souligner la gravité relative, mais certaine du phénomène, tout au moins dans le milieu étudié par nous. Remarquons qu’il ne s’agit pas ici d’une « phobie » au sens strict du terme, pas plus d’ailleurs que chez Kraepelin, mais plutôt d’idée obsédantes.
20En effet, nous avons étudié la DMP dans un milieu particulier où elle semble n’avoir jamais été systématiquement observée, à savoir chez les garçons de notre Foyer de Vitry. Notre travail complète certains travaux américains décrivant l’influence des dysmorphies réelles sur les conduites délinquantes et les bienfaits de la chirurgie esthétique dans ces cas. Nous n’avons appris que progressivement à apprécier l’importance de ces problèmes, préoccupés que nous étions par les difficultés et les urgences de la vie quotidienne.
21Aucun des garçons ici décrits n’a été psychotique ni suivi dans une consultation d’endocrinologie : aucun n’était réellement dysmorphique et leur évolution pubertaire jugée objectivement a presque toujours été dans les limites de la normale.
22Ce qui distingue notre groupe des malades psychiatriques et des malades pseudo-endocriniens est le fait que jamais leurs préoccupations DMP ne furent mises en avant spontanément ni par la famille, ni par l’adolescent lors des premiers contacts avec lui.
23Pas une fois ces troubles ne furent mentionnés dans les dossiers médicopsychologiques établis avant l’entrée au Foyer. Pendant longtemps, ils ne furent mis en évidence que lors des entretiens psychothérapiques. Mais, depuis que nous en sommes conscients, nous pouvons les faire surgir dès le premier entretien.
Les manifestations de la dysmorphophobie
24La dysmorphophobie affecte de manière spectaculaire les adolescents des deux sexes et à un degré moindre et plus occulté, les adultes. Il ne s’agit pas d’une pathologie lourde, mais plutôt d’une anxiété de l’individu face à son image. Cette anxiété ne provient pas seulement de l’image réfléchie par le miroir, cette dernière étant d’ailleurs tellement assimilée mentalement, que le sujet s’en accommode progressivement, mais également et surtout par la comparaison avec l’entourage, les amis, la fratrie et les archétypes (acteurs, chanteurs, sportifs, personnalités à forte notoriété, etc.).
25Elle consiste à jeter un regard très critique sur sa propre morphologie jusqu’à en concevoir un rejet de son corps, sans tenir compte des éléments objectifs tels que la chaîne génétique (un Scandinave aura beaucoup de peine à ressembler à un Hawaïen), le stade d’évolution inévitable (une adolescente de 14 ans n’a pas encore les formes d’une jeune femme de 25 ans), les pathologies temporaires (un déficit pondéral, ou prise de poids ponctuels).
26La DMP se manifeste également par la perception exagérée et presque obsessionnelle d’un petit défaut objectif et la plupart du temps invisible pour l’observateur, qui devient une disgrâce irrémédiable pour l’intéressé (un grain de beauté derrière l’oreille, un légère asymétrie, un léger prognathisme etc.). Les points de fixation de cette DMP sont communs aux filles et aux garçons : la tête,
27La chevelure : Le garçon afro-antillais qui ne supporte plus sa chevelure crépue et ne rêve que d’un défrisage définitif ou de longues tresses « rasta », la flamboyante rousse, qui attend avec impatience le jour de la première coloration salvatrice qui en fera une brune aux yeux verts, enfin débarrassée de l’encombrante étiquette de rouquine.
28D’une manière générale. les cheveux raides souhaitent une chevelure bouclée et les frisés une coiffure lisse.
29Les oreilles : elles sont trop grandes et décollées (des feuilles de choux) ou ridiculement petites, le lobe leur paraît pendant ou inexistant (sentiment d’atrophie)
30Les joues : elles sont trop rondes (on dirait un bébé) ou trop creuses (une vraie tête de mort). L’érythrophobie (la peur de rougir) est également une source de soucis pour les adolescents.
31Le nez : trop long, trop court, en forme de bec (mais ça s’opère, hein ?), dévié, en trompette, (j’ai l’air d’un/e abruti/e), les nez camus ou déviés sont honnis.
32Les yeux : ils ne sont en général, jamais de la bonne couleur et de manière classique, les porteurs d’yeux bleus rêvent d’yeux noisette, et les regards de jais, spéculent sur la séduction d’une œillade vert émeraude. Selon les sujets ils sont trop rapprochés (on dirait une chouette) ou trop espacés (faut que je me prenne des lunettes de soleil en cinémascope), les faux strabismes sont également anxiogènes (une coquetterie dans l’œil).
33Le menton : trop proéminent (le menton en galoche) ou inexistant (j’ai le menton fuyant).
34Pour le visage, on note parfois chez de jeunes adolescents, la crainte de rides purement imaginaires.
35Le cou : trop gros (on dirait un bœuf, ou une vache, selon le sexe) trop maigre, (avec un petit collier, j’en ferais trois fois le tour).
36La pilosité : chez les filles, une hantise (regarde, je suis la femme à barbe, j’ai du poil aux pattes), alors que chez les garçons elle est la bienvenue, un diplôme de virilité (ah, il faut que je me rase, annonce fièrement le porteur d’un jeune duvet).
37Le torse : chez le garçon, il doit impérativement être large et puissant, orné de pectoraux avantageux et d’abdominaux impressionnants (les fameuses « tablettes de chocolat »). Les bras doivent être musclés et les biceps saillants, dès la moindre contraction. Dans le cas contraire, c’est la consternation, (regarde comme je suis maigre, on dirait un déporté, on voit mes côtes) ou au contraire (t’as vu le bide que je me paie, je suis tout flasque, je vais demander un régime au toubib). La pilosité pectorale est parfois souhaitée. Il faut également noter le syndrome du « mal aux seins » qui accompagne la phase pubertaire et qui fait redouter la croissance intempestive de seins de filles.
38Chez les filles, le torse est surtout centré sur la poitrine, symbole visible de leur féminité, qui doit être assez haut perchée, ferme et d’une forme idéale, les épaules doivent être droite, les bras ronds et fermes, mais sans musculature apparente. Si la silhouette ne répond pas à ces critères impératifs, les récriminations fusent (j’ai des épaules de débardeur, j’ai des bras de matrone, j’ai pas de bras, c’est deux fils de fer, j’ai des seins, on dirait des pis de vache laitière, mes seins, c’est deux lentilles collées sur une planche, t’as vu mon bide ? on croirait que je suis enceinte, je ressemble à un sac d’os, j’ai les épaules en forme de Badoit) etc.
39La ceinture pelvienne : chez le garçon, ce sont surtout les fesses qui sont l’objet des observations les plus critiques, elles doivent être fermes, rondes, mais surtout pas proéminentes, les cuisses doivent être musclées, mais pas trop grosses. Chez les filles, le ventre doit être plat et annoncer des cuisses galbées et longilignes, les fesses doivent être fermes, haut perchées et rondes, sinon, le thérapeute a droit à une litanie classique : j’ai des hanches de pondeuse, j’ai des hanches de mec, j’ai un gros cul, j’ai la fesse triste, j’ai la lune en parenthèse. Une certaine cambrure de la taille est bien accueillie.
40Les jambes : chez le garçon, la musculature est vivement souhaitée, mais toutefois, avec modération, les jambes trop maigres sont assimilées à des « cannes de serin », trop épaisses ce sont des « jambons » ou des « poteaux ». Les filles souhaitent toutes, avoir des jambes de danseuse ou de gymnaste, les cuisses trop grosses les désolent et encore plus, lorsqu’elles leur paraissent trop fines, (j’ai des cuisses de mouche), elles ne veulent pas non plus, avoir des mollets de rugbyman.
41Les pieds : que ce soit la fille ou le garçon, ils ne doivent pas être trop grands (des vraies targettes) ou trop petits (des pieds de geisha). La démarche est également l’objet de bien des tourments (je marche comme Charlot, j’ai les pieds rentrés et je marche comme si j’avais peur de la perdre) etc.
42Les organes génitaux :
43Chez le garçon, le syndrome de « petit sexe » est récurrent, la taille du pénis et le volume du scrotum doivent être conséquents, les garçons circoncis, pour des raisons confessionnelles ou thérapeutiques, éprouvent une certaine anxiété, quant à la qualité de leur futures relations sexuelles, amplifiée par la pratique masturbatoire déjà culpabilisante en soi. La pilosité pubienne doit être fournie et virile.
44Chez la fille, l’étape de la comparaison avec un frère, un cousin ou un copain et la frustration qui s’en suit, ayant été franchie, le premier stade est l’apparition de la pilosité pubienne, puis des premières menstruations irrégulières, parfois douloureuses, qui ne laisse pas de les inquiéter, puis celles-ci se stabilisant pour devenir prévisibles, la pilosité tant attendue devient l’objet d’une attention particulière, afin qu’elle ne devienne pas indiscrète et trop abondante, notamment lorsqu’elles sont en maillot de bain, en tenue de sport ou en sous-vêtements. La pratique masturbatoire est pour elles tout aussi culpabilisante que chez les garçons.
45La taille : garçons et filles souhaitent avoir une stature respectable : 1,80 m pour les garçons, un bon 1,70 pour les filles (critère du mannequinat). Les adolescents comprennent très bien qu’ils se trouvent à un stade d’évolution permanente, mais ils manifestent néanmoins de l’impatience et des inquiétudes. Parfois ils acceptent l’éventualité d’une taille inférieure à celle escomptée, mais à condition d’être « baraqué » (les garçons d’avoir « une taille fine et de longues jambes » (les filles). À ce stade de leur croissance, ils redoutent dé tomber amoureux d’une fille plus grande ou d’un garçon trop grand. Ils ne veulent pas être des « nabots » ou des « rase-motte ».
46Jamais se disent-elles, je trouverai un mari, ou simplement un mec, avec la sale gueule et le gros cul que j’ai.
47Lorsque les adolescentes épuisées par leurs anxiétés s’examinent une toute dernière fois devant le cruel miroir vérificateur, sans pouvoir se résigner à vie, elles gémissent en criant avec amertume et dégoût : « je suis mal foutue ! »
48L’écho intérieur leur répond à l’infini : « mal foutu, mal foutu, mal foutu… »
49Quelquefois, quoique très rarement, cela correspond hélas, à la triste réalité. Quelle horreur ! Mais, le plus souvent il n’en est rien, absolument rien. Filles et garçons possèdent harmonieusement tout ce qu’il faut pour ce qu’il faut, et il ne s’agit que d’un banal, mais douloureux, phénomène de dysmorphophobie.
50Ceux qui s’estiment mal-aimés, pour se consoler, traversent parfois une période d’abus alimentaires. On se gave pour oublier, pour avoir au moins le plaisir du palais. Puis on aggrave son cas en se disant : « Au point où j’en suis ça n’a plus d’importance ».
51Pour les âmes les plus sensibles, quelques kilos en trop suffisent pour entraîner un dangereux refus de se nourrir raisonnablement. La crainte d’une corpulence imaginaire ou vraie, conduit nos futures chercheuses d’époux vers un état qui rappelle celui des peuplades affamées. Une grave anorexie mentale les guette.
52Les mauvais psychologues leur tendent aussitôt la main avec un air de fausse compétence, pour les achever par une dangereuse hospitalisation.. Les jeunes souffrent de ne pas se découvrir assez grands, voire trop grands, de ne pas être assez virils ou féminines pour rejoindre la perfection de l’image idéale que leur présentent les maisons de production de cinéma sous la forme d’idoles fardées.
53L’adolescent, maladroitement informé à l’école comme à la maison, comprend rarement les vertigineuses étapes de sa croissance. Il redoute l’instabilité angoissante de son image corporelle. Cela change trop rapidement, sans qu’il en connaisse la vraie raison. Il se débat donc avec des peurs secrètes sans nombre, et en arrive même d’avoir peur d’avoir peur.
54Et l’on déprime. On rate même les études, en se faisant qualifier de paresseux, de bon à rien. Les parents angoissés, souvent dépassés sans l’admettre réellement, traînent leur progéniture de médecin en médecin, au mépris du déficit de notre sécurité sociale.
55On se plaint des grands enfants qui répondent trop, les insolents. Ou encore de ceux qui ne répondent pas assez, qui inquiètent par leur silence. On fait examiner ceux qui sont trop mous. On doute de l’équilibre mental de ceux qui sont trop durs. On demande conseil aux médecins pour les garçons préoccupés, qui courent trop les filles. On exige toutes sortes de fortifiants pour ceux qui ne s’en préoccupent pas assez. On estime qu’une fille bien élevée, équilibrée ne doit s’intéresser au sexe opposé, aux boîtes de nuit, qu’à l’âge jugé normal par les parents. En ignorance de cause jusqu’ici, presque personne n’osait appeler le véritable mal par son nom : « les jeunes gens sont tout simplement dysmorphophobes ».
Les traitements
56Au CFDJ, le traitement de la DMP, se voudrait à la fois individuel et de groupe, mené par l’ensemble de l’équipe. Il n’est jamais considéré comme un traitement d’exception, séparé ou en margé des autres activités socioéducatives ou psychothérapiques ; bien au contraire, il est toujours organiquement lié à l’ensemble des techniques utilisées et appliqué selon les besoins globaux d’un individu ou du groupé.
57La technique qui sera décrite - le photodrame [12] - s’inscrit dans un ensemble thérapeutique, aux côtés de l’entretien individuel avec le psychiatre ou l’éducateur psychothérapeute, le sociodrame, l’expression orale, la musique, le dessin et toutes les activités qui visent à aider à l’épanouissement des jeunes personnalités qui nous sont confiées.
58Les affirmations péremptoires et les discours rassurants même appuyés par une démonstration théorique et paramédicale, ne parviennent pas à convaincre l’adolescent de sa normalité, s’ils ne sont pas confirmés par un examen médical formel.
59Néanmoins, nous sommes toujours opposés à l’examen médical systématique à l’entrée au foyer. En effet cela s’apparente au rituel militaire, carcéral ou rééducatif fermé. Un examen somatique est très souvent perçu comme une investigation indiscrète ou un viol de la personnalité et risque de compromettre toute relation positive entre le jeune et l’équipe.
60Ce n’est que lorsque cette relation confiante est établie, que le jeune peut souhaiter voir un médecin et nous en profitons pour faire procéder, si nécessaire, à un rappel de vaccins et un examen général de routine, qui peut conduire à dépister et soigner quelques anomalies mineures.
Pour conclure
61Dysmorphophobes du XXIème siècle, prenez désormais le temps de vous observer objectivement devant un miroir analogique ou numérique, sans plus vous offusquer des remarques désobligeantes de votre entourage malveillant. Ne craignez plus de vous admirer un peu vous-mêmes devant votre image, vos photos. Précisez, pour ceux qui vous traiteraient de narcissiques, combien il est indispensable, pour aimer les autres, de commencer par se détester moins soi-même.
62Non, vous n’accepterez plus de vous angoisser face aux images virtuelles des supermen ou superwomen, avec leurs seins gonflés aux hormones, aux cerveaux creux, que l’on vous montre sur les écrans.
63Regardez bien et surtout de près les têtes de nos savants, même celles de nos moins mauvais médecins. À votre avis désormais éclairé, combien d’entre eux conservent des ressemblances les plus indiscutables avec nos vénérables frères ancêtres, les cochons, les singes et autres mammifères ?
64Eux aussi, aux rares moments de lucidité, quand ils n’ont pas un pied par terre et l’autre qui regarde le ciel en pensant trop à leurs comptes en banque, leurs vacances, se sentent torturés des mêmes préoccupations que tout et chacun ?
65C’est pourquoi les recherches, les progrès des traitements s’accentuent d’année en année.
66Hélas, la chirurgie esthétique en progrès de son côté, promet d’apaiser le désespoir des plus angoissés de leurs victimes en se remplissant bien les poches.
67De toute façon, quoi qu’il arrive, en attendant, chacun de nous dans l’immédiat, a la ressource merveilleuse de trouver consolation efficace en pensant qu’il existe toujours quelqu’un de plus mal foutu que soi.
Notes
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Ancien directeur du centre familial de jeunes (CFDJ) de Vitry jusqu’à la fermeture en 1983, puis du Plessis-Trévise, jusqu’à son départ en 1991. Cet article est une actualisation du chapitre du livre La prison, c’est dehors de S. Tomkiewicz, J. Finder, B. Zeiller et C. Martin, Éditions Delachaux & Niestlé, Paris, 1979.
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[2]
Ce traité (en allemand) a connu huit éditions entre 1883 et 1915, ainsi qu’une neuvième édition posthume en 1927.
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J. Seglas, Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses. Recueillies et publiées par le Dr Meige H. Paris : Asselin et Houseau 1895.
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[4]
P. Janet, Les obsessions et la psychasthénie, Paris : Alcan, 1903.
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[5]
M. V. Korkina. La dysmorphomanie à l’âge de l’adolescence et des jeunes adultes. Moscou : Medicina, 1978 ; 224 (en russe)
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[6]
C. Koupernik, publié avec E. James Anthony et Colette Chiland, L’Enfant dans sa famille : Prévention en psychiatrie de l’enfant en un temps de transition, PUF-Le fil rouge, 1984 ; avec Frederick Stone, Introduction à la psychiatrie infantile, Flammarion Médecine, 1992.
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[7]
H. Dietrich, Dysmorphophobia. Arch Psychiatry Nerv 1962 ; 203, pp.511-518.
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[8]
F. Fournet, Contribution à l’étude des dysmorphophobies, Thèse, 1966, Faculté de médecine : 1966, Paris, A. G. E. M. P.
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[9]
P. Schilder, L’image du corps (1935), Gallimard, 1968.
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[10]
D. J, Duche, W. A. Schonfeld et S. Tomkiewicz, « Aspect psychique du développement de l’adolescent ». in L’abord psychiatrique de l’adolescence, 1966, 1 vol. Excerpta medica foundation, Ed Amsterdam etc., pp. 16-26 (en anglais), pp. 102-113 (en français).
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[11]
R. Zazzo, Image spéculaire et conscience de soi, Psychologie expérimentale et comparée. Paris : PUF, 1977, pp. 325-333.
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Voy. article suivant : « Dysmorphobie – Photodrame – Le cas de Solange ».