Couverture de JPE_020

Article de revue

Sortie d’une organisation pathologique autistique vers « le pays de la couleur » : le dilemme du traitement

Pages 95 à 120

Notes

  • [1]
    Texte de la conférence prononcée par l’auteur lors du week-end scientifique du GERPEN le 30 novembre 2019.

1Nous avons rarement la possibilité d’accompagner des enfants appartenant au spectre de l’autisme jusqu’à l’âge adulte en maintenant un processus psychanalytique intensif. Lorsque nous le faisons, nous pouvons constater à maintes reprises à quel point le processus de changement, aussi difficile soit-il pour tout le monde, l’est tout particulièrement pour l’enfant autiste ou psychotico-autistique(Durban, 2019).

2Picasso disait que chaque acte de création est en premier lieu un acte de destruction. Changer c’est créer de nouvelles formes intérieurement et, pour l’enfant atteint de troubles du spectre de l’autisme (TSA), c’est vécu concrètement comme la destruction sans espoir de son organisation défensive autistique pathologique et encapsulée. Aussi l’enfant détruit-il la possibilité de changement pour ne pas être détruit par celui-ci. Cela soulève la question intéressante du rôle de la pulsion de mort dans les phénomènes autistiques et du danger de dé-fusionner les pulsions impliquées dans le processus de changement propre à ces patients. Quand ils sortent de leurs refuges autistiques, la pulsion de mort représente une force de séduction de type « suicide mental », c’est-à-dire un retrait régressif vers le « sans pensée » et la déconnexion d’avec les objets internes établis de manière précaire ainsi que vis-à-vis des émotions associées à ces connexions.

3La « création » autistique, dans le processus d’émergence, consiste donc principalement à créer des défenses contre le changement et contre le contact avec le monde interne ainsi qu’avec celui de l’analyste en tant qu’« autre ». Bien souvent, nos patients préfèrent la sécurité monochromatique, unidimensionnelle ou bidimensionnelle de leurs retraits auto-engendrés à la complexité pleine de couleurs et à la vraie créativité des relations objectales remplies d’affects variés. Je pense que cette « cécité affective » reflète souvent les difficultés sensorielles et la fragmentation rencontrées chez de tels patients et qu’elle se reflète dans ces difficultés. Une petite fille TSA m’a dit une fois : « Je ne veux pas vivre dans le monde des couleurs. Je ne veux que du blanc sur blanc ou du noir sur noir. » Quand elle a osé émerger davantage au « pays des couleurs », elle s’est trouvée mieux intégrée dans ses capacités sensorimotrices et elle a aussi fait montre du développement de ses capacités émotionnelles et d’attachement. Elle est devenue obsédée par les tableaux du Caravage et, comme eux et grâce à eux, elle a pu ressentir et exprimer les couleurs de l’amour, de la peur, de la jalousie et du désir, à l’opposé de ce fond de noirceur lié à la séparation et à la perte. Il est, toutefois, intéressant de noter que, tout au long de son développement analytique, un certain nombre de facteurs sont restés constants : sa préférence pour le concret et le sensoriel par rapport au psychique ; sa toute-puissance ; son utilisation intensive de mécanismes obsessionnels-compulsifs (qui, avec sa toute-puissance, faisaient partie de sa défense maniaque) et enfin, une fascination pour les relations d’objet de type pervers. Dans la discussion du cas de Noam, que je présenterai aujourd’hui, je reviendrai sur ces facteurs, qui, même s’ils ont subi quelques modifications, sont néanmoins toujours présents de façon obstinée.

4Pour l’enfant atteint de TSA, le changement implique d’abandonner la sécurité, aussi pathologique et délirante soit-elle, de l’encapsulation et de l’organisation autistiques et d’avoir à subir un flot intense d’angoisses existentielles. Dans la phase initiale de la sortie du retrait autistique primaire, on rencontre principalement ces angoisses sous la forme de la perte de sa peau, de devenir informe, de se liquéfier, de brûler, de geler, de se fragmenter en morceaux, de perdre son orientation, de ne pas être en contact avec son propre corps, et de tomber sans fin. Cependant, quand un degré de différenciation entre self et objet est acquis, l’enfant éprouve un mélange d’angoisses archaïques et d’angoisses psychotiques, plus élaborées, telles qu’envahir l’objet et se trouver envahi par lui, le dévorer et être dévoré par lui, le mutiler, le voler, le posséder, l’empoisonner et être empoisonné par lui. En d’autres termes, toutes les angoisses typiques de la position schizo-paranoïde décrite par Melanie Klein, qui se mêlent aux angoisses autistiques plus primitives.

5En conséquence, il est très difficile pour l’analyste d’anticiper et bien souvent de gérer les différentes structures défensives pathologiques que le patient « crée ». Il y a un mouvement de va-et-vient entre différents niveaux d’angoisse et différents niveaux d’identification et d’organisation : les niveaux autistiques basés sur l’identification adhésive ou osmotique, l’identification projective et, parfois même, une intériorisation totale. Autre vaste problème : peu d’enfants peuvent continuer leur analyse jusqu’à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Il nous reste donc beaucoup à explorer en ce qui concerne leur développement d’adulte. Par exemple, quel type d’équilibre peut-on trouver entre des aspects de développement sain et des consolidations pathologiques chez ces patients ? Quelle serait la nature de leurs objets internes et des fantasmes inconscients qui les accompagnent ?

6Nous avons la grande chance en Israël de disposer de pas mal d’analyses à long terme de patients autistes. Nous essayons donc d’accumuler plus d’informations sur les thèmes saillants, les dynamiques et les problèmes impliqués. Le cas que je vais présenter aujourd’hui témoigne de plusieurs d’entre eux. Bien que mon patient Noam ait un niveau plutôt élevé d’intelligence et de capacités verbales, les thèmes et la dynamique retrouvés dans son cas sont souvent également présents chez les adultes TSA qui ont un fonctionnement de niveau moins élevé.

7Je décrirai dans ma présentation le déroulement de l’analyse à cinq séances par semaine de Noam, un homme de vingt et un ans. L’analyse a commencé il y a treize ans, quand il avait huit ans, et est toujours en cours. Le patient, un autiste de haut niveau, tout en ayant des mécanismes et des caractéristiques autistiques bien clairs, peut nous fournir de nombreuses indications sur les difficultés – contre lesquelles il continue de se battre courageusement –, les satisfactions et les horreurs de la sortie d’un univers autistique vers le monde de la communication et des relations.

8Il y a eu trois principales étapes dans le parcours du patient : l’encapsulation autistique ; l’organisation défensive autistico-psychotique et, enfin, l’organisation pathologique maniaque-perverse, avec de sévères défenses obsessionnelles-compulsives qui l’ont aidé à échapper aux douleurs et aux angoisses de l’altérité et de la dépendance.

9Au cœur du parcours de ce patient, et à la suite d’un échange personnel avec Irma Brenman-Pick, se trouve ce que je nommerai « dilemme du traitement », à savoir le fait d’accepter le « traitement » de l’analyste, plutôt que son « traitement » personnel, autistique, auto-engendré et omnipotent. Je pense que ce dilemme peut souvent dégénérer en immobilité, et même entraîner une réaction thérapeutique négative. Cependant, si nous gardons bien en tête les angoisses profondes du patient liées au changement, tout en mentionnant son agressivité, sa destructivité et son besoin omnipotent-pervers d’une nouvelle structure protectrice, d’autres changements favorables, liés à un objet bienveillant, peuvent émerger. Cela fait appel chez l’analyste à la notion de reconnaissance de sa responsabilité vis-à-vis de l’angoisse et de la douleur inévitables qu’il provoque chez le patient par son « traitement » analytique.

Noam

10Noam, actuellement âgé de vingt et un ans, a été diagnostiqué TSA (trouble du spectre autistique) à haut potentiel à l’âge de huit ans. La raison de ce diagnostic plutôt tardif était que les deux parents, qui sont maintenant divorcés, étaient convaincus que Noam était un génie et qu’à leur avis, de façon « tout à fait justifiée » il était un peu particulier. Le père, officier supérieur dans l’armée, est un homme distant émotionnellement, narcissique et plutôt sadique. La mère a souffert d’angoisses et s’est montrée faussement préoccupée par Noam. Elle semblait être impénétrable et insensible. Bien que prenant grand soin de leur enfant, ils étaient tous deux parvenus à ne pas voir que Noam était un enfant très en retrait, qui n’avait pas parlé avant l’âge de quatre ans. Il évitait le contact œil-à-œil et tout autre contact humain. Lorsqu’il était à l’initiative d’une interaction, il le faisait d’une manière adhésive et obsessionnelle. Il avait besoin de toucher, de serrer dans ses bras et de tout frotter avec sa salive. Cela s’accompagnait de masturbation obsessionnelle, de battements des mains et de l’utilisation de nombreux objets autistiques et de formes-sensations autistiques. Noam avait une mauvaise coordination, avec un haut du corps mou et une confusion visible entre l’avant et l’arrière et entre le côté gauche et le côté droit.

11Quand, à quatre ans, Noam commença à parler, ce fut de façon bizarre. Il semblait maîtriser l’hébreu à un niveau étrange, en utilisant des termes bibliques datés et spéciaux, combinés à des mots qu’il « inventait ». Il parlait sans discontinuer, avec des phrases sans fin qui, si on les écoutait bien, ne voulaient souvent rien dire. Il semblait utiliser le langage non pas de manière communicative, mais plutôt comme une forme-sensation autistique. Il utilisait différentes voix et différentes intonations, toutes imitées, empruntées et mélangées. Noam avait une diction étrange qui était due à l’utilisation particulière de sa langue. Plus tard, il me raconta qu’il avait essayé de parler sans que sa langue ne touchât son palais. C’était comme s’il refusait de reconnaître la pénétration ou la protrusion de sa langue hors de la cavité buccale et comme s’il ne permettait pas une union entre « mou » et « dur », entre mère et père, intérieur et extérieur. Plus tard, au cours de son adolescence, ce déni omnipotent et terrifié a pris la forme d’activités homosexuelles, même s’il disait qu’il n’était pas totalement sûr d’aimer vraiment les relations sexuelles avec des hommes ou d’avoir des relations sexuelles du tout.

12Je n’ai pas pu obtenir beaucoup d’informations sur le développement précoce de Noam, principalement en raison du fait que ses parents déniaient son état. Cela les a amenés à l’envoyer dans toutes sortes d’écoles privées « ouvertes », maternelles et primaires. Par conséquent, le système de dépistage, d’habitude très rigoureux en Israël, n’a pas pu aider Noam plus tôt. Il avait été en psychothérapie psychanalytique avec un autre thérapeute pendant quelques années avant de commencer son analyse avec moi. Noam fut envoyé en thérapie à cause de ses « difficultés avec les autres enfants ». Ses parents pensaient que cela l’avait beaucoup aidé. Cependant, Noam m’a affirmé plus tard qu’il ne s’était rien passé puisqu’il avait parlé encore et encore et que le thérapeute n’avait rien dit, si ce n’est admirer son intelligence exceptionnelle. Ce n’est que lorsque Noam a commencé son analyse avec moi qu’il fut finalement diagnostiqué comme autiste de haut niveau.

13Noam est un beau jeune homme à l’air spirituel, bien que très bizarre. Quand il parle, c’est plutôt comme une « diarrhée verbale » : les mots se mélangent dans le flux d’un murmure engourdissant, très difficile à suivre. J’avais souvent l’impression que ses anciens objets autistiques avaient été progressivement remplacés par des mots. Il a gardé des maniérismes de langage, tels qu’un accent allemand, de soudains crescendos et diminuendos en volume et en ton. Il affirme que ces maniérismes sont « influencés » par son professeur de mathématiques préféré, auquel il s’est identifié de façon adhésive et dont il a « emprunté » les qualités extérieures. Quand Noam a eu cinq ans, un ami de la famille, célèbre scientifique, découvrit chez lui un don remarquable pour les mathématiques. Actuellement Noam termine son doctorat dans une des universités de l’Ivy League. De ce fait, au cours de la dernière année, son analyse s’est faite par Skype. Noam rentre environ quatre mois chaque année et l’analyse se poursuit alors sur mon divan.

Quelques extraits des premières années d’analyse

14Quand j’ai rencontré Noam, il marchait comme s’il était sur le point de trébucher et de tomber à chaque instant. Il portait toujours un sac à dos très lourd, rempli de dictionnaires et de livres d’histoire, qu’il ne lisait jamais. Il m’expliqua qu’il avait besoin de ce poids pour « ne pas s’envoler » et que les livres « sont comme des manuels » et lui donnent un sentiment de sécurité. Il n’y avait presque aucun contact œil-à-œil. La raison manifeste de Noam pour accepter une analyse à cinq séances par semaine à l’âge de huit ans était qu’il ne pouvait pas apprendre à cause de pensées obsessionnelles portant sur les chiffres et des listes de corvées qu’il devait faire. Mon humeur générale, face à Noam, tout au long des deux premières années de l’analyse, fut celle du désespoir, bien que, vue de l’extérieur, l’analyse semblait bien progresser, avec des comptes rendus enthousiastes de ses parents. La plupart du temps, je me sentais somnolent, oppressé et étouffé, tandis que je me noyais dans ses marmonnements et répétitions sans fin. Les principales angoisses de Noam à cette époque étaient de nature corporelle et concrète : se liquéfier, se dissoudre, tomber en morceaux, perdre son orientation, ne pas avoir de peau ou une peau pleine de trous. Sa capacité de différenciation self-objet était précaire et il confondait souvent ses pensées, ses actions et ses parties du corps avec celles des autres.

15Au cours de sa quatrième année d’analyse, alors que Noam avait 13 ans et qu’il avait atteint la puberté, ses anciennes angoisses autistiques se sont mieux organisées, mais en une structure défensive pathologique perverse. Il est devenu gay et s’est engagé pendant un certain temps dans une promiscuité sexuelle dangereuse, presque suicidaire.

16Plus tard, cette année-là, Noam me dit deux choses. La première concernait le fait qu’à plusieurs reprises il s’était masturbé et avait pratiqué une fellation sur les amis de son frère qui séjournaient chez lui et qui dormaient. « Je préfère le faire seul, les utiliser comme s’ils étaient des choses – avec eux mais seul. » À la suite de cela, il s’est souvenu que, jeune garçon, il empruntait les robes de sa mère et les mettait pour aller au lit afin de pouvoir s’endormir. J’interprétais ce matériel en le reliant au transfert et à son désir secret de m’utiliser – avec moi mais seul, comme si j’étais une chose. Je dis : « Tu as probablement besoin d’avaler quelque chose, un pénis, de le prendre en toi pour te sentir en sécurité et te sentir exister à l’intérieur. Cependant, il s’avère que ce n’est qu’une robe empruntée, réconfortante mais qui n’est pas la tienne. Tu as également besoin que je ne remarque pas que tu me “prends des choses”, parce qu’alors, tu devrais admettre que, moi aussi, j’existe et que tu as besoin de moi. » Il put à ce moment-là faire le lien avec une interprétation que je lui avais donnée précédemment et me dire que c’était comme la façon qu’il avait de parler : « comme si je déféquais sur vous, ne pas vous laisser finir une phrase mais la compléter moi-même pour la faire mienne, sans vous ». Il ajouta alors : « Je ne vous laisse jamais respirer, n’est-ce pas ? »

17Même s’il semblait qu’un vrai travail s’accomplissait en séance, j’avais le sentiment inconfortable qu’il « me donnait ce que je voulais », tout en empruntant secrètement mes interprétations comme bouclier protecteur contre moi et contre un vrai changement. Ce n’était rien de précis, juste le ton de sa voix, et mon détachement global, alors que j’étais stimulé intellectuellement. Il créait ainsi une forme analytique falsifiée. Cependant, l’idée même de prendre en lui quelque chose (mes pensées-pénis) indiquait que, peut-être, une certaine dose d’introjection avait aussi lieu, bien que toujours basée sur l’imitation et l’emprunt. Sa mère me téléphona pour me dire qu’il lui avait demandé de l’attendre devant mon cabinet après les séances, car il avait la sensation d’être sur le point de « craquer aux coutures » quand il me quittait. J’avais l’impression qu’en tant que bébé, il avait essayé de se recouvrir du sein sans en reconnaître l’existence. Le fait qu’il ait demandé l’aide de sa mère, tout en lui communiquant ce qu’il ressentait, et pas seulement en lui « volant sa robe », était un signe encourageant.

Séances récentes

18Les séances que je vais présenter maintenant sont extraites de sa dernière visite en Israël ce mois-ci. Noam entretient une relation stable avec un jeune homme depuis plus d’un an maintenant. De nouvelles pensées obsessionnelles remplacent celles d’autrefois. Il est maintenant principalement obsédé par le fait de ne pas avoir de prépuce et convaincu que cela explique non seulement le fait qu’il soit circoncis et qu’il n’aime pas le sexe, mais explique également qu’il soit endommagé mentalement et « autiste ». Il vérifie constamment l’emplacement de ses clés, de son iPhone et de son portefeuille. Noam nie tout sentiment ou pensée concernant le fait que le cadre analytique a changé et que nous effectuons maintenant près de la moitié de l’analyse par Skype.

Lundi (première séance de la semaine en Israël)

19Dès qu’il arrive, Noam, sans me regarder ni me dire bonjour, va directement dans ma salle d’attente, prend un verre et se verse de l’eau. Il entre ensuite dans la salle de consultation, le verre à la main, et s’allonge sur le divan.

20Ce mélange habituel chez Noam entre m’ignorer et être omniprésent malgré tout me dérange beaucoup. Je me demande bien pourquoi je suis si agacé – est-ce parce que je souhaiterais inconsciemment le voir « s’améliorer », qu’il ait un meilleur contact (faisant ainsi de moi un bon analyste secourable) ? Ou bien est-ce parce que j’ai ressenti là de la provocation et me suis retenu de m’engager dans l’une de ses façons sadiques de communiquer ? (en étant, à ce moment-là, identifié au père sadique) ? En même temps, j’ai pensé aussi que, comme il faisait incroyablement chaud et humide cet été-là à Tel Aviv, il était tout à fait naturel qu’il eût besoin d’eau. Mais j’ai immédiatement senti que ce n’était pas ma véritable inquiétude, mais plutôt une rationalisation. Je me souvenais également du fait que Noam avait tripoté des garçons endormis et de sa tendance récente à « se glisser dans ma peau ».

21J : Pas de Joshua ! Juste l’eau de Joshua, maintenant votre eau (j’avais l’habitude d’interpréter ainsi quand il était encore manifestement autiste.)

22N : (Il vérifie ses clés et son iPhone puis, essoufflé et sans faire une pause, il commence à parler.) J’ai fait un rêve hier avec un monstre tiré des livres de H. P. Lovecraft, une pieuvre ou un calmar monstrueux sur une plage et qui lançait ses tentacules géants vers tout ce qui se trouvait sur la plage et détruisait morceau par morceau la plage, puis atteignait la partie où nous étions mon frère et moi, et nous avons descendu en courant les escaliers de notre ancienne école. Ensuite, nous étions avec d’autres personnes et il y avait une vague géante, elle arrivait, passait au-dessus de nous, puis une autre est arrivée et elle s’est écrasée aussi par-dessus nous sur le rivage. Il était évident que la prochaine vague allait nous noyer. Nous allions devoir grimper sur les rochers pour survivre et échapper à la vague, mais je n’y suis pas parvenu et puis, j’ai vu tout le monde mais j’étais déjà mort.

23Noam poursuit aussitôt en « associant », comme il dit, d’une manière très robotique et détachée et, en fait, il m’exclut et devient son propre analyste.

24N : J’ai une infection à l’oreille et j’ai peur qu’elle ne s’en aille jamais, c’est typique des problèmes auxquels je ne pourrai jamais échapper, je suis maudit, rien ne fonctionne et rien ne fonctionnera jamais, et j’ai laissé mes antibiotiques au soleil, ça les a endommagés mais c’était par erreur, juste quelques heures. J’avais peur tout le temps, j’ai cette angoisse très forte. C’est comme quand j’étais enfant. Je crains maintenant que cela ne disparaisse jamais, que ça ne se règle jamais parfaitement, rien ne se résout parfaitement avec moi. La bouteille a touché mon oreille infectée et ça va contaminer les antibiotiques pour revenir ensuite dans mon oreille. (Il reste silencieux un moment puis dit :) J’ai peur de tout.

25J : Il me semble que vous avez peur de moi aujourd’hui, peut-être en me voyant pour de vrai après si longtemps. Vous aviez besoin de prendre quelque chose de vital de moi, de l’eau, mais c’était trop effrayant, alors vous m’avez ignoré, et c’était comme si vous vous donniez de l’eau vous-même. Vous vous êtes alors senti coupable de m’avoir pris des choses et je suis devenu cette vague-monstre effrayante et mortelle qui vous tuerait.

26(N se couvre l’oreille et dit qu’elle est infectée. L’oreille infectée est celle qui est face à moi sur le divan.)

27J : M’écouter c’est comme être infecté.

28N : Je ne pense pas que vous infectiez ma vie.

29J : Peut-être que tout cela est confondu. Suis-je l’infection ou les antibiotiques bénéfiques ?

30N : (Silence.)

31À ce moment-là, je pensais qu’en fait, Noam craignait d’avoir contaminé les antibiotiques/moi. Je me demandais comment, dans son rêve, on ignorait pourquoi son frère avait réussi à échapper à la vague et lui non. Puis, à ma grande surprise, il a dit :

32N : Dans mon rêve, j’ai essayé de me cacher mais je n’ai pas réussi. Je n’ai pas suivi le bon chemin. J’aurais dû suivre la femme qui était là parce qu’elle avait réussi à s’échapper, mais j’ai choisi de ne pas le faire.

33Il se met alors à parler de sa peur de la vague et de la noyade, bien qu’il dise « ce serait bien d’être comme de l’eau – sans forme, sans pensées, sans émotions, juste s’écouler et s’écouler ».

34Je suggère alors à Noam que son hostilité envers la femme de son rêve et la prise de conscience envieuse qu’elle était réelle et qu’il devait se fier à elle, la suivre et être ainsi sauvé, l’avaient conduit à choisir le contraire. Je dis : « Vous préfériez être de l’eau, informe, inanimée et même devenir mort-vivant plutôt que de reconnaître que vous avez besoin de moi/maman pour survivre. » Et j’ajoute : « Vous avez peur que cela ne change jamais et que je sois une mère imperméable à vos peurs et à vos souffrances. »

35Noam reste silencieux, ce qui est rare pour lui, et tout à coup il se souvient d’un autre rêve.

36N : J’avais un professeur nommé D., un génie bizarre qui n’a jamais réussi à exploiter pleinement son potentiel. Nous étions chez mes grands-parents paternels. Il était marié et avait un amant ou une femme avec qui il cherchait à flirter, et ensuite je l’ai vu embrasser son amant. Je me suis précipité pour l’arrêter et je me suis rendu compte qu’elle, l’amant, était en fait sa femme. C’était terriblement embarrassant parce que je l’avais véritablement démasqué, j’avais couru en disant qu’il allait embrasser son amant. Il était furieux contre moi et refusait de me parler, mais mon père me dit que D. avait cessé de me parler non pas à cause de cela, mais parce qu’il était très occupé, et que nos relations étaient bonnes.

37Je suis surpris par le contenu de la scène primitive/œdipienne de son rêve qui fait suite à ses précédentes angoisses, autistiques et paranoïdes.

38Un moment plus tard, Noam dit qu’il pense que la femme c’est moi et que l’amant est le thérapeute de thérapie cognitivo-comportementale, qu’il a commencé à voir à l’étranger.

39Je lui dis qu’il sait que quelque chose ne va pas, mais en même temps, il essaie de se calmer et de me calmer par ses « fausses explications paternelles », qui disent que notre relation est bonne.

40Il commence à pleurer. Il dit qu’il a peur que notre relation ne soit endommagée, fichue. « S’il vous plaît ne me quittez pas. »

41Je me sens plutôt détaché et froid devant ses pleurs et un peu honteux. A-t-il réussi à me transformer en une mère interne froide et en un père jugeant ? Ou y a-t-il quelque chose qui résonne comme inauthentique dans ses pleurs ?

42Bien que j’aie peur de tomber dans l’un de ses pièges sado-masochistes, je dis :

43J : Je pense à ces vagues et à votre choix de les laisser vous attraper, puis à ces explications qui disent que tout est OK… ou à vos tentatives d’aujourd’hui, avec vos larmes et un peu d’eau, pour me faire dire que tout est OK, alors qu’en fait j’ignorerais cette partie de vous qui se noie, qui veut vivre, se nourrir de moi et entrer en contact de façon tendre et reconnaissante.

44N : Au bout du compte, ça me rattrapera… Quand vous parliez, je pensais aux dangers, aux dégâts que j’ai occasionnés, comme ces baises d’un soir avec toutes ces personnes séropositives.

45Après être resté silencieux pendant un petit moment, il dit :

46N : Dans le rêve, je me sentais terriblement coupable d’avoir en fait dit à la femme que son mari avait un amant. C’est comme si je voulais vraiment les séparer, les incendier. Mais tout ça c’est une histoire d’erreur d’identité. J’ai vu la femme de dos et j’ai pensé qu’elle était l’amant.

47J : Vous dites que c’est une erreur d’identité, mais vous me dites aussi que vous vouliez séparer le couple. Tout devient alors irréel et confus. Je pense que pour vous c’est vraiment très difficile et terrifiant de faire de la place à l’intérieur de vous pour un couple, un vrai couple uni par amour. Votre mère et votre père, vous et moi, une femme et vous. (Noam a récemment parlé de se sentir attiré par les femmes et de ne pas être vraiment gay.) Cela semble tellement dangereux.

48N : Vous avez toujours été là pour moi et pourtant je vous déteste. (Il éclate en sanglots. Cette fois, je me sens touché.) C’est comme si je m’attendais à ce que vous soyez toujours là pour moi et que je puisse continuer à faire ce que je veux. Et c’est la même chose avec G. (son petit ami). Je sais que j’ai besoin d’une structure, d’un lien, de quelque chose pour me rassembler mais je trouve toujours à redire à tout et à attaquer.

49J : Comme m’attaquer, moi et votre analyse avec la thérapeute TCC. S’agit-il juste d’une autre attaque ou pourrait-il s’agir d’une tentative de me joindre ?

50N : (en criant) Qu’est-ce que vous voulez que je ressente ? Toute cette colère, cette peur, cette solitude et cette tristesse ? J’en ai partout.

51J : Ce sont les tentacules de la pieuvre.

52C’est la fin de la séance.

53N : (Se lève, me regarde, les yeux pleins de larmes.) Je ne sais pas comment je vais pouvoir survivre. Il commence, obsessionnellement, à vérifier et à revérifier ses clés, son iPhone et il regarde intensément son pénis.

Mardi

54N. arrive à l’heure et entre comme un robot, sans prendre de l’eau. Il dit qu’il s’était un peu embrouillé sur l’heure de notre séance et qu’il était presque arrivé trop tôt. Mais ensuite il s’en est souvenu.

55Il dit que mon bureau sent bon. Il se tait ensuite pendant une minute et me dit qu’il pense à son retour à l’université à la fin du mois.

56N : Je sens que je peux profiter des choses et aimer ma vie, comme par exemple la façon dont j’apprécie de vous voir aujourd’hui et votre odeur. J’ai également regardé un célèbre chef cuisinier préparer des plats sur YouTube et cela ressemblait à une expérience orgasmique.

57J’ai lu les poèmes de Phillip Larkin. Il est obsédé par la mort. Sa poésie est sans artifice et conviviale. Elle est absolument magnifique.

58J’ai parlé avec G. (c’est son petit ami) et il m’a avoué être envieux et jaloux de moi. Il dit souvent que tout ce que j’ai et ce que j’ai réalisé est une combinaison de privilège et de pure chance. Il essaie toujours de me dépeindre comme un garçon riche, chanceux et gâté, un accident cosmique énorme. Je n’aime pas ça. Mais il a admis ensuite que c’était sa propre envie et jalousie. Il a écrit un très beau poème à cet effet. C’est une chance que j’aime sa poésie. Il a fait une description de moi très précise : quelqu’un qui préfère être seul, obsédé par les garçons qui me plaisaient quand j’avais seize ans. Nous avons tous les deux nos raisons d’être ce que nous sommes.

59(Silence plus long.)

60J : Après la séance d’hier, vous vous êtes senti plus vivant. Pourtant, la pieuvre, cette obsession de la mort, est toujours là et garde beaucoup de charme à vos yeux. Peut-être qu’hier vous m’avez vu comme arrogant, jaloux et envieux envers vous et que vous avez été soulagé de déposer cela dans l’autre G., votre petit ami.

61N : (Silence.)

62J’ai regardé pas mal de porno avec des hommes non coupés (non circoncis). Avant ça, j’étais heureux, mais ensuite j’ai été plongé dans ce sombre trou noir. Je ne peux ni profiter du sexe, ni me masturber comme ces hommes le peuvent.

63J : Comme cela doit être terrifiant de sentir qu’au lieu d’un pénis, il y a ce trou noir dans lequel vous tombez sans fin.

64(N commence à être très anxieux. Il poursuit en parlant de prépuces, d’hommes « coupés » et de la façon dont le judaïsme considère cela comme un morceau de chair inutile.)

65J : Je sens que vous me coupez pour me transformer en prépuce, morceau de chair inutile détaché d’une personne. Je me demande si c’est ce que vous ressentez là maintenant, après ce que j’ai dit et qui vous a rendu si anxieux.

66N : (Silence.) J’aimerais écrire une courte histoire à propos d’un homme, vendeur de maladies mentales. Il convainc les gens que la maladie mentale a des tas de bienfaits et ensuite il l’implante en eux. Par exemple, mes obsessions. Elles transforment tout en choses très nettes et simples. Aucune complexité ni confusion. Juste des instructions et des manuels – vérifiez ceci ou cela. C’est comme Hitler et les Juifs – il a fourni une solution simple et facile. Une solution finale.

67J : Je pense que vous cherchez vraiment une solution finale – pour toute cette folie et cet aspect meurtrier en vous qui menacent de vous tuer de l’intérieur. L’une des solutions serait de me rendre fou et de m’anéantir, en recouvrant le tout d’une odeur agréable. Cependant, il y a en vous une autre partie qui se sent comme un juif menacé et qui veut vivre, prendre plaisir à la vie et non à la mort.

68N : Pourquoi faut-il toujours que vous releviez le mauvais, le négatif ? (Silence. Puis d’une voix différente.) Je comprends ce que vous voulez dire. C’est trop pour moi, trop complexe à vivre, alors je transforme tout en désordre plein de confusion. Mais ensuite je vous perds.

69C’est comme ce poème de Larkin où il décrit un navire coincé dans l’immobilité de l’eau. « Perché au-dessus du vide. » Ce vide est ma condamnation à mort.

70Pendant que Noam parle, deux choses me viennent à l’esprit : la première c’est que ses paroles sont en grande partie composées de « condamnations à mort » en ce sens qu’elles ne favorisent pas une vraie réflexion ni une vraie créativité, mais plutôt un vide privé de sens.

71La deuxième chose qui me soit venue à l’esprit fut une rencontre avec les parents d’un autre patient autiste, qui ont décrit leurs sentiments lors du diagnostic de leur fils comme une « condamnation à mort » plutôt qu’« une condamnation à vie ».

72J : Donc, c’est soit ce calme mortel, soit la douleur et la confusion de la vie, avec toute l’envie et la jalousie qu’elle suscite en vous…

73N : (Il éclate au milieu de mes mots.) J’ai peur de mon analyse. Je suis également en colère contre mon thérapeute TTC qui m’a dit que la seule issue était de m’immerger dans mes obsessions. Je ne veux pas voir des prépuces à longueur de journée.

74C’est vous qui me connaissez le mieux. J’ai dit à G. que j’étais littéralement né ici, avec vous. J’aurais voulu que vous me laissiez tel que j’étais. C’était bien d’être autiste. Qui vous a donné le droit de me guérir ?

75(N. pleure en silence.)

76J : Préférez-vous revenir à cette condamnation à mort plutôt qu’à cette condamnation à vie, aussi douloureuse et compliquée puisse-t-elle être ?

77N : J’ai rencontré cet ami à moi qui est enveloppé dans une ambiance de folie, des choses bizarres continuent de lui arriver, qui ne sont jamais résolues, et cela tout le temps. Je voulais juste m’éloigner de lui.

78(Je lui rappelle qu’il s’est plus ou moins décrit dans les mêmes termes hier. Peut-être peut-il maintenant sentir aussi qu’il veut s’en éloigner, plutôt que de se laisser noyer par cela.)

79N : J’ai écrit au type de la TTC pour lui dire que c’était fini. Je veux que vous ajoutiez une séance supplémentaire pour moi, mais je sais que vous ne le ferez pas. Les règles sont les règles.

Mercredi

80Le mercredi, Noam arrive à l’heure. Il me dit un « bonjour » artificiel et il semble clair que, de façon agressive, il va respecter mes « règles » et s’assurer d’établir un contact œil-à-œil et de me saluer. Je reste silencieux. En se dirigeant vers le divan, il commence à parler et il répète son intention d’hier (bien qu’il semble avoir complètement effacé de son esprit le fait qu’il m’en ait déjà parlé) d’écrire une nouvelle sur un jeune homme qui préfère choisir la maladie, une compulsion obsessionnelle sévère, plutôt que la santé mentale. Le jeune homme le fait pour lutter contre l’ennui et le vide, en sentant que sa vie est sans couleur, donc futile. Il rend visite à sa mère démente qui vit dans une maison de retraite. La mère ne sait même pas qu’il est là. « aucune réponse ». Alors le jeune homme devient fou. Il se rend compte qu’il ressent les choses trop fort, tout est trop intense, trop bruyant, trop coloré, trop douloureux. Tout ce qu’il veut maintenant, c’est un peu de paix et de calme, alors il choisit de ne rien ressentir, par magie. Sa façon de réaliser cela, c’est d’être entièrement obsédé par les choses dénuées de sens. Un autre ami à lui, vivant dans ce monde gris et sans couleur, a choisi de devenir maniaque afin de ressentir quelque chose. Ils finissent par se suicider tous les deux.

81Noam reste silencieux une minute puis commence à s’agiter et à chercher son téléphone et ses clés. Il me dit ensuite qu’il s’est acheté un collier, un porte-bonheur, comme celui de Harry Potter. Il me dit qu’il avait espéré qu’il le protégerait de ses pensées obsessionnelles et de ses actes compulsifs, mais le collier s’est brisé et maintenant il se sent exposé, impuissant et sans espoir.

82Je demande à Noam ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il pense à Harry Potter. Il entame un long monologue sur les pouvoirs magiques de Harry, sa capacité à surmonter par lui-même les pires problèmes, sans aucune aide. Il ne peut faire confiance à personne.

83Je suggère alors à Noam qu’il croit réellement et très concrètement qu’il peut tout surmonter par lui-même, avec ses pouvoirs magiques omnipotents – ses rituels, ses objets et ses formes-sensations ainsi que ses fantasmes tout-puissants de créer une pathologie de son choix. Il me transforme, ainsi que ce que je lui dis, en un collier brisé et inutile. Il m’a un jour avoué que, pendant que je parlais, il divisait mes phrases en mots et en syllabes afin qu’il n’y ait plus de connexion entre les mots. Lorsqu’il refuse ma protection et mes soins, il fait de moi, en fait, la mère démente et indifférente qui ne répond pas. Alors, il devient l’enfant vide et isolé dans un monde gris, sans couleurs ni émotions. En outre, il commence à réaliser que s’il reste dans ce monde omnipotent et magique d’objets, de rituels et de délires, cela ne le guérit pas réellement et que cela pourrait même finir par la mort, comme dans le roman qu’il écrit.

84Noam ne répond pas. Je sens une grande fatigue s’abattre sur moi. C’est comme si tout notre travail, long de plusieurs années, aboutissait à cette impasse. Je me sens impuissant et inefficace face à ses défenses autistiques omnipotentes, maniaques et perverses.

85Au bout d’un moment, il dit : « Je serai toujours aussi malade, n’est-ce pas ? Mais maintenant je suis malade et je le sais. Je vois bien cette chose malade et tordue et je ne peux pas la changer. »

86Tout à coup, je me suis souvenu de la façon dont il avait décrit la rupture du collier de Harry Potter et comme il se ressentait vulnérable, exposé et impuissant. Plus tard, il me vint à l’esprit que Harry était orphelin de ses deux parents et élevé par des gens qui l’avaient trahi. Ils lui avaient offert des soins qui s’étaient avérés être des abus. Quand, finalement, Harry découvrit sa nature exceptionnelle (comme magicien), cela le confronta à de nombreux dangers mortels. Donc, le contact émotionnel avec la vérité et le soulagement qu’elle apporte étaient dangereux.

87Je dis alors : « Je sais que ce que je vous propose est difficile, déroutant et douloureux. Je suis désolé pour cela et pour la vulnérabilité, l’impuissance et le désespoir que cela vous fait vivre. Mais tant que nous essayons, il y a de la vie et de l’espoir. »

88Noam tourna la tête pour me regarder. Visiblement il était soulagé et semblait en quelque sorte plus intégré et présent. La séance a pris fin, Noam est sorti, s’est arrêté à la porte et, pour la première fois dans son analyse, il m’a dit « Merci. »

Les séances revisitées – Quelques pensées en conclusion

89Une question centrale dans la psychanalyse des états autistiques est de savoir si, comment et à quel point le patient est en mesure de réussir une meilleure connexion et une meilleure intégration de son expérience corps-esprit et d’intérioriser un bon objet fiable. Quelle est la nature des objets internes de tels patients et comment font-ils face à la réalité ?

90Dans le cas de Noam, comme chez beaucoup de patients qui émergent d’un état autistique primaire, nous assistons à des utilisations toujours plus sophistiquées de « mantèlements » auto-générés ou empruntés ou d’« enveloppes ». Ces « enveloppes » masquent une confusion profonde entre les parties du corps, le self et l’objet, le fantasme inconscient et la réalité. L’utilisation précoce par Noam, lorsqu’il était enfant, d’une adhésion à des objets autistiques et aux personnes-comme-objets-concrets ou enveloppes, cède bientôt la place à une utilisation de la parole et de l’intellect en tant que formes-sensations autistiques et à une forme d’auto-excitation masturbatoire. De plus, Noam utilise l’analyste et l’analyse comme cette sorte d’enveloppe. Plus tard, il va s’appuyer principalement sur des mécanismes grandioses, omnipotents et maniaques, ainsi que sur un usage pervers des objets.

91Sous-jacent à ces organisations défensives, nous trouvons un ensemble confus et déroutant d’angoisses existentielles et d’angoisses psychotiques. Je pense que l’une des solutions courantes à cette confusion chez nos patients « émergents » est le retrait dans un fantasme grandiose et omnipotent d’« avoir le remède » à leurs souffrances. Ils entretiennent le délire, souvent de manière concrète et corporelle, d’être tout à la fois le sein, la bouche qui tète et le pénis. Ce fantasme remplace les modes plus primitifs d’encapsulation autistique, d’auto-excitation et de retrait. Ce fantasme de « guérison » est renforcé par les angoisses paranoïdes de contaminer ou d’être contaminé par l’analyste et par le « traitement » qu’il propose. C’est un moyen plus développé d’éviter les douleurs de la séparation, de la dépendance, de la rivalité et de l’envie. Très souvent, nous trouvons une identification perverse avec un objet « pieuvre » sadique, destructeur et meurtrier.

92En relisant le matériel clinique, la première chose qui me frappe, c’est à quel point Noam est vraiment confus (et déroutant) pour tout ce qui touche à qui est qui et qui fait quoi à qui et pourquoi. La première séance commence par le patient arrivant d’une manière qui suggère qu’il a tout – il a l’eau, etc. Je suis ennuyé d’avoir envie de ressentir que j’ai aidé Noam. Je veux ressentir que je suis l’analyste ! Cependant, je peux seulement être aussi bon que l’objet interne de Noam ; et vu ce qui ressort des séances, cela ne peut pas être une figure efficace.

93Ainsi, cette confusion se reflète immédiatement dans mon propre contre-transfert. Suis-je un parent inutile ou suis-je l’enfant Noam, qui voudrait être reconnu et qui se trouve en présence d’une figure arrogante ou indifférente ? Le fait que je me sente agacé m’aide à ressentir ce que cela fait de vouloir être reconnu quand on rencontre un patient arrogant-détaché. Je deviens celui qui est dans le besoin face à un objet pompeux (le père officier supérieur dans l’armée) qui, lui, a tout.

94Mais Noam, ou du moins une partie de lui, est vraiment dans un état d’esprit dans lequel c’est lui qui a tout. Il est à la fois la bouche qui tète et le sein.

95Puis, je me suis souvenu que Noam avait tripoté et sucé les garçons endormis et, aussi, qu’il avait récemment une tendance à « se loger dans ma peau ». Je tiens à souligner à quel point ces ressentis sont concrets et comment, pendant les deux premières années d’analyse, j’ai été vraiment si somnolent, confus et détaché. C’est un trait distinctif de cette sorte de patients : leurs pensées, apparemment symboliques, sont souvent une mince façade recouvrant des projections concrètes et adhésives. Noam ne sait pas si ses lèvres sont là pour téter/recevoir de l’objet ou pour aspirer/faire en sorte que l’objet se sente fier de lui. Nous devons nous rappeler que l’objet interne de Noam est narcissique – voulant qu’on soit fier de lui et donc s’accrochant à l’enfant « génial ».

96Ainsi, lorsque j’interprète que Noam fait sienne mon eau, je pense que je ne prends pas pleinement en compte le fait qu’il y a un risque à lui parler comme s’il était plus sain qu’il ne l’est – et que peut-être je ne comprends pas tout à fait comment Noam « sait », est convaincu que c’est à lui – il est le sein, le juge, l’analyste et celui qui possède le remède.

97Noam réagit à l’interprétation en racontant son rêve d’un monstre-pieuvre. Encore une fois, je suggérerai que c’est la réaction de Noam à l’interprétation – qu’il ne sait pas très bien si c’est un rêve ; s’il est endormi ou éveillé ? C’est-à-dire que dans son esprit, c’est devenu une réalité que j’arrive comme un monstre (bébé) qui veut détruire le point de vue de Noam sur lui-même. Cette vague dangereuse passe-t-elle au-dessus de la tête de Noam (doit-il ignorer ce que je dis ?) Ou, s’il l’entend, est-ce que cela va le tuer ? Et d’ailleurs, il devient mort/robot.

98Avec Noam, il y a une question récurrente à laquelle je n’ai pas encore de réponse. Est-il un bébé effrayé par un père monstre et une mère indifférente et insensible qui vont le tuer, ou est-il effrayé par le monstre en lui qui veut tuer son père, détruire sa mère et ne pas permettre une union entre eux ? Un jour, Noam m’a posé une question : qu’est-ce que le bébé entend quand il crie – s’entend-il crier ou entend-il quelqu’un crier sur lui ? Nous voyons à quel point Noam est incapable de sécuriser en lui un bon objet interne et comment, au lieu de l’intériorisation, il y a un cycle intense de projection et de re-projection/introjection qui survient très concrètement et très vite.

99Donc, la possibilité d’être tout-puissant doit être supprimée. Je pense qu’avec de tels patients, nous devons bien avoir en tête que l’alternative est la suivante : être cette personne toute puissante qui a tout, ou être un enfant absolument impuissant à la merci d’un tel objet confusionnant, cruel et sadique.

100Puis Noam poursuit avec le fait qu’il souffre d’une infection à l’oreille qui ne disparaîtra jamais – donc, arrive dans son oreille quelque chose qui le contrarie – et c’est suivi du récit des antibiotiques qui ont été laissés au soleil.

101Je pense que s’il laisse entrer mes interprétations, cela gâchera son « traitement », à savoir d’être celui qui est tout-puissant et qui a tout. Cependant, Noam ne sait pas si c’est son traitement qui a été l’erreur ou si ce serait une erreur de laisser entrer mes paroles. Parce que s’il les laisse entrer, il est confronté à son besoin et à sa dépendance envers moi, et par conséquent en danger de sentir qu’on l’a laissé tomber (au soleil) quand je ne suis pas là. Le biberon, le sein, mes mots ont touché son oreille infectée et ont contaminé son « traitement ».

102Plus tard, je vais interpréter : « M’écouter vous donne l’impression de vous infecter… Peut-être que tout cela est embrouillé – suis-je l’infection ou l’antibiotique utile ? » Mais est-ce que je sais à quel point il est confus ? Aurait-il dû suivre la femme ? En fait, la femme, sa mère, a quitté son père. Noam aurait-il dû me quitter ? Suis-je un père qui essaie seulement de le rendre confus de manière sadique ?

103Est-ce que je représente la vague qui essaie de le noyer ou devrait-il plutôt être dans un retrait autistique pour devenir l’eau qui coule, coule et coule jusqu’à noyer mes mots ? Je me demande aussi, avec son dernier rêve, s’il s’agit tant que ça de quelque chose d’œdipien ou bien plutôt de la question de savoir si Noam devrait se « marier avec moi » – c’est-à-dire vraiment s’engager avec moi – ou seulement « flirter » avec moi ? Noam croit également qu’il ne devrait pas me révéler cela, que cela devrait rester caché. Je pense qu’il y a une partie saine de lui qui est « mariée » avec moi, qui est vraiment en contact avec moi. Il y a aussi une partie de lui sadique, mais aussi terrifiée, qui flirte avec mes interprétations, en partie par cruauté mais aussi parce qu’il estime que c’est trop dangereux de vraiment s’engager avec elles.

104Noam dit : « Je devais suivre la femme qui était là parce qu’elle avait réussi à s’échapper, mais j’ai choisi de ne pas le faire. » Il aurait dû suivre ce que sa mère avait fait. Elle a réussi à s’échapper en quittant le père. J’interprète en disant « Vous avez peur que cela ne change jamais et que je sois une mère insensible à vos peurs et à vos souffrances. »

105Noam pense que je suis soit une mère coupée et imperméable (qui réapparaît lors des séances du mardi et du mercredi), soit les tentacules de la pieuvre. Je désire seulement avoir le pouvoir total sur lui et le faire souffrir de façon cruelle.

106Quand je lui dis qu’il évoque quelque chose qui ne va pas dans notre relation, soudain il prend peur : « Ne me quittez pas ». Je suis alors la mère qui sait que quelque chose cloche dans la relation et Noam craint que je ne choisisse de le quitter. « En fin de compte, cela le rattrapera » avec le VIH et la séduction d’un retour à l’isolement autistique et à la non-pensée.

107La séance se termine par :

108N : (en criant) Vous pensez que je vais ressentir quoi ? – toute cette colère, cette peur, cette solitude, cette tristesse ? Tout est fini pour moi.

109C’est bientôt la fin de la séance.

110N : (Il se lève, me regarde, les yeux pleins de larmes.) Je ne sais pas comment je vais survivre.

111Et en effet, peut-il faire face à cette colère contre moi qui met fin à la séance, avec la peur que je le quitte pour toujours et avec la douleur de la culpabilité et de la tristesse ? C’est une question fondamentale pour lui et pour moi, au moment où Noam se sent si ému par moi – peut-il survivre à la douleur de la séparation, à la douleur de la rivalité (il doit être le célèbre poète/analyste) et à la douleur de la culpabilité ?

112D’un côté, Noam craint de m’avoir contaminé avec le sida – selon Irma Brenman-Pick (2019), Bion disait que les perversions sont accrocheuses – et ce serait une chose terrible s’il m’avait contaminé avec sa maladie. Mais c’est aussi une chose terrible s’il ne l’a pas fait, cela signifierait que je suis plus grand que lui, avec tout ce que cela veut dire. Ce serait une chose terrible que je sois semblable à ses parents, mais ce serait aussi une chose terrible que je ne le sois pas. Si j’ai pu survivre à ses attaques, et ne pas contre-attaquer et continuer à penser, j’ai provoqué, outre sa dépendance, sa rivalité, sa culpabilité et aussi son envie.

113Je suis souvent ému quand je pense au chemin parcouru par Noam, comme il doit garder cachées à la fois sa destructivité, son indigence, et maintenant sa culpabilité.

114Alors que bébé, il était partout. Avec ses mouvements incessants et fous, personne ne pouvait savoir ce qu’il faisait. Il se sent maintenant si vulnérable et si mis à nu. Peut-il survivre à cela ?

115Je pense qu’en plus de l’interprétation au plus près des différents niveaux d’angoisse, qui changent souvent, ainsi que des fantasmes inconscients et de la différenciation self-objet, nous devons également assumer une certaine responsabilité dans le fait que, pour nos patients « émergents », le processus même de l’analyse peut être traumatisant. Lorsque nous reconnaissons cela et que peut-être nous nous permettons aussi de le ressentir avec le patient, se crée un lien dépressif et avec lui, l’espoir de changements et d’intégration futurs.

Bibliographie

  • Brenman-Pick I. (2019), Personal communication on her supervision with W. R. Bion.
  • Durban J. (2019), “Making a person”: Clinical considerations regarding the interpretation of anxieties in the analyses of children on the autisto-psychotic spectrum, The International Journal of Psychoanalysis, 100, 5, p. 921-939.

Mots-clés éditeurs : psychose, transfert pervers, autisme, organisations pathologiques

Date de mise en ligne : 24/09/2020.

https://doi.org/10.3917/jpe.020.0095

Notes

  • [1]
    Texte de la conférence prononcée par l’auteur lors du week-end scientifique du GERPEN le 30 novembre 2019.
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