1« La psychopathologie infantile est pour une large part une pathologie de la communication » (Houzel, 1984, p. 477). Il est vrai que la pratique clinique en pédopsychiatrie confronte à tous les gradients d’expression verbale allant de l’absence de langage ou du mutisme – de certains enfants en grande souffrance développementale et psychique – à la prolixité de ceux qui font précocement usage d’une parole organisée. Les problématiques du langage et/ou de la narrativité occupent les travaux des philosophes autant que des psychanalystes qui cherchent ainsi à conceptualiser les spécificités structurelles et sémantiques de la verbalisation et du sens. De façon très générale, il en ressort que la narrativité, bien que ne se confondant pas avec la parole et le langage, ne peut s’en dissocier. Mais limitée à son émergence verbale elle ne rend que très partiellement compte de la manière dont un sujet essaie de relier, dans son espace interne, les éléments de son vécu et de leur donner une forme communicable au monde qui l’entoure. Cette construction, effectuée à partir des ressources internes, traces des expériences émotionnelles mémorisées dans le psyché-soma, s’organise au fil du temps en une trame complexe qui témoigne parfois, plus qu’elle ne le raconte, l’effort de l’enfant à rendre compte de son vécu et de ses vicissitudes. Différencier la narrativité de l’aptitude au langage n’est donc pas toujours chose facile, mais écouter l’enfant et l’adolescent du point de vue de ses capacités narratives s’avère particulièrement utile pour qui s’intéresse au potentiel d’expression de soi au sein d’une construction langagière plus ou moins aboutie.
2Toutefois, au décours de la construction psychique, un écart signifiant peut se constituer entre des mécanismes distincts qui imposent, une forme de langage à déchiffrer. Entre, d’un côté, l’agglomération d’éléments vécus et, de l’autre, leur transformation en représentations et en abstractions majorées, la narrativité opère une jonction symbolisante entre des fonctions verbales qui « parlent » toutes de singularité mais dans des contextes plus ou moins liés. C’est alors que la fonction de penser, la capacité narrative du soignant ou de l’analyste, peut rétablir la dimension subjectivante qui, à terme, permettra au sujet de construire son histoire, identité narrative pour reprendre l’expression de P. Ricœur (1983). Ce passage difficile entre un monde interne fragmenté, qui maintient son unité en agglomérant ses objets, et un autre fait de liens qui ouvrent l’accès à un langage communicable et socialement recevable, marginalise bien des enfants et des parents dans toutes ces situations où la défaillance de l’environnement a produit des manques, des fractures, des cassures intrapsychiques bloquant alors l’accès à la symbolisation et à la pensée. La question qui nous occupe ici concerne plus précisément les liens entre la narrativité, le transgénérationnel et l’environnement-social. Comment la narrativité se transmet‑elle ? Comment penser la part de l’imprégnation sociale dans l’accès à la capacité d’évoquer sa propre mémoire ? Quels sont les liens entre l’aptitude des enfants à raconter – un événement, une expérience, une histoire, à se raconter eux-mêmes – et le contexte social dans lequel cette compétence émerge ?
Questions de contexte
3Ces interrogations émanent directement de notre clinique, dans les secteurs publics de pédopsychiatrie, auprès de patients de différents horizons socio-économiques et culturels, dont on perçoit assez vite l’inégalité d’accès à la narrativité. Bien sûr la capacité narrative est intimement liée au fonctionnement psychique, dont la construction dépend des capacités d’accueil et de contenance expérimentées dès les tout premiers temps de la vie. C’est dans les interactions répétées avec l’environnement verbal que le petit s’imprègne des caractéristiques discursives de l’entourage qu’il fait siennes. C’est ainsi qu’un style transgénérationnel de pensée et de langage – marqué par la liaison et l’associativité ou la déliaison et la rupture – s’inscrit progressivement dans une filiation identificatoire, cognitive, culturelle et sociale, dont il n’est d’ailleurs pas aisé d’objectiver les modes de transmission.
4Certains pensent même, à tort selon nous, que la narrativité fonctionne comme indication au traitement psychanalytique. Il est vrai que, « l’organisation syntagmatique de la signification » qui définit la narrativité (Greimas, 1966), induit incontestablement une accessibilité plus grande à la communicabilité des contenus psychiques, fussent‑ils organisés selon les logiques syntaxiques défensives de la névrose ou des pathologies plus archaïques. Elle favorise ainsi le dialogue par l’intermédiaire duquel la rencontre peut se déployer dans un champ (Baranger, 1969) intersubjectif propice à la créativité, sous toutes ses formes.
5Mais alors, qu’en est‑il de la narrativité chez les personnes ayant toujours évolué dans un environnement verbalement pauvre. Comment comprendre les difficultés narratives des enfants et adolescents ayant grandi dans un milieu social où l’aptitude au langage, à la conversation et à l’argumentation est précaire ou inexistante ?
6Cette question renvoie incontestablement à la problématique des carences et à leurs effets ontogénétiques sur l’ensemble du développement, mais aussi au poids du facteur transgénérationnel. La capacité de langage n’est‑elle pas affaire d’identification et d’imprégnation autant que d’hérédité, de cognition et d’éducation ? C’est d’ailleurs ce que tendent à nous montrer les travaux de certains sociologues qui associent la « relation d’attachement » (Bowlby, 1984) au « lien de dépendance évoqué par Radcliffe-Brown […] particulièrement déterminant dans le destin des enfants » (Lahire, 2019, p. 24).
Tout-petits et jeunes enfants sont dans une situation de totale dépendance vis-à-vis des adultes. Ils mangent donc comme leurs parents, vivent au milieu des dispositions conçues par leurs parents et les accompagnent lorsqu’ils se rendent quelque part pour y faire certaines choses […] L’habitus du milieu dans lequel il est né va déterminer le genre d’interactions sociales dans lesquelles il va être engagé, les objets physiques qui vont être à sa disposition, les expériences et les occasions qu’il sera à même de tirer du mode de vie de ceux qui l’entourent.
8Si la prématurité psychique fondamentale de l’être humain soutient chez Freud (1915) la géniale distinction entre pulsion (humaine) et instinct (animal), elle doit s’entendre aussi en termes de prématurité sociale à laquelle elle est inextricablement liée. L’environnement relationnel, c’est-à‑dire affectif et social, construit le bébé dans son rapport à lui-même autant qu’à l’objet. Il fonde l’accessibilité de l’enfant à une façon d’être et à une forme de discours soutenant l’expérience de Soi et du langage verbal. Il s’agit donc pour nous analystes, d’interroger les liens entre narrativité et « environnement-social », tant cette question est prégnante dans certaines classes populaires ou précaires. Comment le traitement analytique peut‑il tenir compte de cela ? Et le doit‑il ?
9Il est souvent fait critique à la psychanalyse de méconnaître la question sociale voire de la dénigrer :
Il est légitime et nécessaire d’exhumer la structure sociale – je veux dire la structure de classe – qui sous-tend, qui soutient, l’architecture conceptuelle et les prétentions thérapeutiques de la psychanalyse. La famille bourgeoise et la famille ouvrière ne sont pas identiques l’une à l’autre, les conditions de vie et de travail non plus.
11Notre approche du traitement psychanalytique fondé sur les développements kleiniens et post-kleiniens, ou encore bioniens de la psychanalyse, ne se réduit pas à l’approche structuraliste du langage ou à la question de son acquisition dont on connaît les profonds déterminismes sociaux. Pourtant, doit‑on entendre et interpréter certaines difficultés narratives comme l’empreinte d’une identification sociale ? Serait-ce la condition pour qu’elles aient une chance d’être transformées et subjectivées par l’enfant et la famille ? Pour qu’elles aient une chance d’être dépassées ?
Identification sociale et narrativité
12Si la psychanalyse peut trouver là une place de choix, l’accès aux espaces qu’elle propose, la mise en place d’un cadre permettant de se confronter à des mécanismes inconnus voire angoissants, se heurte parfois à un monde psychique fragilisé précocement par des ruptures – souvent fréquentes et traumatiques compte tenu de l’immaturité de l’enfant – mais aussi par une condition sociale qui pèse sur l’accessibilité de la pensée. La pensée préverbale, à savoir la capacité du tout-petit, durant la phase schizo-paranoïde (Klein, 1995), d’avoir une préconception des possibilités de liaison entre les éléments alpha, grâce à la fonction de pensée parentale, se trouve alors impactée. Le monde interne des « pensées du rêve » se fragilise, la haine empêchant les mises en lien susceptibles de permettre, ultérieurement, un accès fluide à l’expression des émotions et au langage :
Mon expérience m’a conduit à faire l’hypothèse qu’une certaine forme de pensée, reliée à ce que nous devrions appeler des idéogrammes et à la vue plutôt qu’aux mots et à l’ouïe, existe dès le début de la vie. Cette pensée repose sur la capacité d’établir un équilibre entre l’introjection et la projection des objets, et, a fortiori, sur la capacité de prendre conscience de ces objets.
14La capacité narrative des parents, corollaire de leur fonction de pensée, les conditions précoces de vie de l’enfant, mais bien sûr les données de l’environnement social et culturel et les outils de communication qu’il propose, sont donc des facteurs déterminants de la narrativité. Reste que les legs générationnels ne servent pas toujours d’invariant et de lien entre ancêtres et descendants. Ils peuvent aussi à des degrés divers, s’opposer à la transformation de charges émotionnelles ou traumatiques non symbolisées qui pèsent sur la psyché du sujet.
15Dans notre travail psychothérapique, la problématique des liens entre narrativité et classe sociale s’est imposée chaque fois que le milieu social est apparu comme support fondamental d’une identification entravant, en quelque sorte, les capacités de pensée de l’enfant ou de l’adolescent. Le sourd travail du négatif engendrerait alors un jugement d’attribution négatif sur ce qui, peu ou prou, s’éloigne des modalités verbales et narratives familières des parents, de la famille. L’identification sociale organise alors le travail du négatif (Green, 1993) qui porte ainsi son ombre sur toute forme d’accession à des compétences étrangères au milieu d’origine. En paraphrasant Green nous pourrions faire l’hypothèse que le transfert sur le milieu social « continue dans certains cas à parasiter la relation « actuelle » sur le mode d’une souffrance, d’une revendication, d’un grief dont rien ne peut venir à bout » (ibid., p. 15). Le transfert sur le milieu social et tout ce qu’il charrie d’interdits ou d’empêchements, en termes de découverte de langage, de pensée mais aussi de dépassement de Soi, représenterait une force négative, pesant sur le travail psychothérapique. Pouvoir le reconnaître et tenter de le subjectiver dans le cadre du traitement serait indispensable pour permettre à l’enfant d’y échapper.
16Winnicott suggère que les expériences traumatiques qui ont mis à l’épreuve la capacité d’attente de l’enfant à l’égard de la réponse ardemment souhaitée de la mère, conduisent, faute de cette réponse, à un état où seul ce qui est négatif est réel ? Qui plus est, la marque de ces expériences serait telle qu’elle s’étendrait à toute la structure psychique et deviendrait indépendante, pour ainsi dire, des apparitions et des disparitions de « l’objet » (ibid., p. 15-16).
Illustrations
17L’ensemble des questions évoquées ci-dessus, se sont progressivement imposées à nous dans le traitement psychanalytique de deux jeunes garçons d’âge similaires et évoluant dans des contextes ou la narrativité est singulièrement entravée par l’identification sociale.
R. et l’impossible collège
Première consultation
18R. vient de changer de collège lorsque je le rencontre pour la première fois, avec ses deux parents. Il est âgé de 11 ans et demi, sa scolarité primaire n’a posé aucun problème, R. était même bon élève au regard de ses bulletins que sa mère me ramène ostensiblement. Toutefois, quelques jours après sa rentrée en sixième, Madame accompagne son fils, comme d’habitude, mais R. ne peut pas franchir la grille du collège, il se sent incapable d’entrer dans l’établissement. Après plusieurs expériences similaires, en accord avec leur fils, les parents décident de le changer de collège. Il est vrai que la plupart des copains de R. avaient intégré l’établissement concurrent. En janvier, R. fait donc une deuxième rentrée en sixième, avec ses camarades cette fois. Voici la manière dont il la raconte quelques semaines plus tard :
J’ai repris les cours mercredi, j’ai retrouvé les copains, j’ai joué avec eux. Jeudi ping-pong, on a perdu la balle et on l’a pas retrouvée. Après y’avait le cours de techno et de sciences, ça s’est bien passé. Vendredi matin, y’a presque rien eu…. Y’avait une évaluation en français et j’pouvais pas la faire…. J’ai fini avec le cours de mathématiques à trois heures. Samedi j’ai joué au foot, dimanche je suis resté avec mes parents.
20R. dit ne pas « pouvoir » faire son travail, ce qui indique, sans doute, les résistances qui s’imposent à lui dans l’investissement de cet apprentissage. Le lundi matin, Madame accompagne son fils à la porte du collège : « y’a pleuré et y’a pas pu y aller… J’peux pas le forcer, y pourrait se sauver ». Depuis, R. ne retourne plus au collège. Madame paraît mal à l’aise au cours de cette consultation, comme partagée entre désespoir et incompréhension. Elle parle très peu, je me sens tenue d’intervenir fréquemment pour obtenir quelques informations, mais ses réponses sont laconiques, assez mal articulées et j’éprouve le sentiment qu’elle ne me laisse même pas la possibilité de la rejoindre. J’apprendrai ultérieurement combien l’existence de Madame fut traumatique – décès parentaux précoces et inexpliqués, alcoolisme, difficultés économiques, pathologies somatiques – mais sans qu’elle-même ne la présente comme telle. Au travers des quelques éléments qu’elle finira par nous livrer ultérieurement, se dessine une lecture fataliste et immuable de son histoire passée et à venir. Peut‑elle, ne serait-ce qu’imaginer l’effort que je fais pour la comprendre, peut‑elle penser que je puisse la rejoindre ? Au moment de cette rencontre, elle et moi évoluons dans deux mondes distincts qui sont aussi marqués par des accès inégaux à la capacité de se penser, de se dire, et à la narrativité.
21À la suite, le père interviendra pour évoquer sa propre difficulté dans la situation de consultation : « J’ai la boule au ventre chaque fois que j’ai un rendez-vous ». Cette expression, « la boule au ventre » sera très fréquemment utilisée par R. pour évoquer les raisons qui l’empêchent de sortir de chez lui ou d’aller au collège. R. :
Je stresse, quand mes copains me demandent pourquoi je ne vais pas à l’école, je stresse. Le lendemain, je vais penser à quoi je vais faire… J’ai une boule au ventre. La prof. principale [de français] elle est beaucoup sévère, quand on ne comprend pas, elle criait…. Je peux faire n’importe quoi quand je suis triste, je peux partir, je peux m’enfermer dans ma chambre, je peux partir de chez moi, je vais me reposer à l’église et je rentre après.
Deuxième consultation
23Une semaine plus tard, en présence des deux parents, R. laisse apparaître un rapport anxieux au cours de français, mais plus largement à la langue.
Difficile un peu le français et l’anglais, à Y. (collège actuel) ils étaient déjà aux verbes ! À X. (premier collège où R. fut inscrit), la prof. principale elle criait et on pouvait pas dire qu’on comprenait pas. L’exercice, créer une histoire, elle m’a mis 08/20, j’ai eu 04/20 en rédaction, j’avais peur que mes parents m’engueulent.
25Nous proposerons rapidement une psychothérapie hebdomadaire à R., qui se montre réticent dans un premier temps : « J’ai peur de pas avoir quelque chose à dire ! ». Ses parents soutiennent le projet, Madame nous indiquant qu’elle pourra accompagner son fils aux séances. Les conditions d’un travail régulier seront difficiles à mettre en place, R. aura de nombreuses excuses pour tenter de justifier ses absences, ses parents n’imaginent visiblement pas le contraindre à venir.
26En mars, au cours d’une séance où R. apparait particulièrement anxieux, il reparle de ses premiers jours au collège en évoquant une relation difficile, voire effrayante avec sa professeure de Français. Je lui demande de me préciser ce qui lui fait peur :
R. : – Elle a les cheveux tout frisés.
C. D. : – Comme un mouton ?
R. : – Oui, mais un mouton enragé ! dit‑il, en me lançant un regard inquiet.
28Après quelques secondes :
R. : – J’ai peur pour mon père quand il se fait opérer de l’épaule… Ma mère, je l’entends au téléphone avec ma grande sœur… On n’a pas eu de chance à Noël, la chaudière est tombée en panne on avait froid, on se cachait dans les couvertures.
30Au-delà de la craquée verbale, « quand il se fait », produit d’une sorte de confusion temporo-spatiale, on voit comment l’association proposée (mouton) relevant d’un imaginaire infantile, permet à R. de renouer avec l’affect (un mouton enragé !) avant de verbaliser, pour la première fois, le contenu de ses angoisses. Rejoindre l’enfant par l’intermédiaire d’un type de verbalisation compatible avec son univers imaginaire permet d’accéder à une intersubjectivité transformative.
31Dans la réalité, l’intervention chirurgicale du père, engendrera un long arrêt de travail, avant une invalidité partielle, puis totale. Ce dernier ne reprendra jamais son travail et dans un tel contexte, R. peut‑il reprendre le sien ? L’angoisse de R., en écho à la maladie de son père, fut secondairement authentifiée et pensée à partir des graves difficultés psychologiques et financières de la famille.
32Je suis touchée des confidences de ce pré-adolescent où se dessine clairement la précarité sociale perceptible, de manière non verbale depuis les premiers entretiens, dans le climat de l’expérience transférentielle. R. éprouve lui aussi cette profonde angoisse en identification totale aux conditions de vie et à l’histoire de ses deux parents. Quelle peut être alors la fonction de la narrativité dans un tel contexte ? Pourquoi chercher à se raconter quand l’histoire individuelle semble devoir garantir et répéter, sans discussion, les événements passés ?
33Le traitement sera long et difficile. R. « n’a rien à dire », il semble vide, se dit trop timide mais il nous paraît surtout assujetti à une forme d’inertie entretenue par ses difficultés de narration qui font résistance à la mise en mouvement de son histoire. Chez les parents, en entretien régulier avec deux autres psychothérapeutes, la situation semble identique. Même l’évocation d’éléments fondamentaux de leur histoire – le décès traumatique d’un parent, leur propre placement en foyer – ne permet aucune relance dynamique du discours. Toute tentative tombe à plat.
34Toutefois, après quatre années de psychothérapie, à deux séances par semaine sur certaines périodes, au sein d’un dispositif institutionnel se voulant très contenant pour l’adolescent autant que pour ses parents, R. peut commencer à nommer ce qui, dans son monde interne, le fait souffrir en écho direct avec les souffrances familiales.
R. : – J’ai quelque chose au fond de moi…. Je ne sais pas comment dire… C’est là mais je ne sais pas… C’est inconscient comme vous dites. Je le ressens par rapport à mes parents, avec tous les problèmes de mon père avec son travail… Je ne sais pas vraiment comment il est dans ces moments-là, mais y’a quelque chose en moi, comme si je ressentais sans trop savoir. Cette boule au ventre, c’est comme celle de mon père… Il n’a jamais aimé l’école, il a arrêté à 11 ans…
C. D. : – Faire comme votre père, alors, avec l’école et rester auprès de vos parents, comme votre mère l’a toujours fait avec sa famille.
R. : – Je ne sais pas… j’ai du plaisir à être avec ma famille et quand je suis dehors… C’est un peu comme si c’était pas bien.
36Le développement d’un véritable transfert, moins négativé par le transfert passionnel sur l’identité sociale, rend la réflexivité et la subjectivation enfin possible. L’évolution de R. n’est pas encore gagnée mais la capacité de se penser subjectivement commence à se développer.
37Dans l’autre exemple clinique qui va suivre, la narrativité familiale bute sur une souffrance générationnelle réactivée par un accouchement traumatique.
M., une naissance difficile
38Lors d’un premier entretien avec les parents, sans l’enfant alors âgé de 10 ans, j’ai pris connaissance de l’enfance douloureuse de Madame, abandonnée par sa mère alors qu’elle avait huit ans, seule dans la maison avec son frère plus jeune, attendant des secours. Elle n’a jamais voulu revoir cette mère. Monsieur, de son côté, s’implique, et essaie de tenir sa place face à son fils très difficile à contrôler également pour lui. Le couple a quatre garçons, les deux aînés et le frère jumeau ne posant pas de problème particulier.
39M. est né second d’une grossesse gémellaire. Sans vie au moment de l’accouchement, il a été très vite retiré à sa mère pour être conduit en réanimation. Si la respiration est apparue rapidement sans séquelles apparentes, l’impression d’avoir donné naissance à un enfant mort a été terriblement douloureuse pour la mère qui l’évoque en disant : « J’ai hurlé : sauvez-le, sauvez-le !!! ». Je propose une rencontre mère-enfant, pensant que la question se joue à ce niveau et que séparer M. de sa mère risque d’être problématique.
Première séance avec M.
40La première séance me plonge dans un chaos impressionnant. M. insulte sa mère, entasse les chaises, monte dessus, se met en déséquilibre obligeant sa mère à intervenir. Il tente de la frapper, je lui signifie que dans ce bureau on peut exprimer plein de choses mais qu’il n’est pas question de se faire mal. M. continue de frapper ; je dois le maintenir et, quand je le contiens, je vois apparaître une lueur de terreur dans son regard. Rester dans le bureau avec sa mère est visiblement insupportable.
41Face à ce déluge d’agitation et d’agressivité, ma pensée est asphyxiée, j’ai l’impression d’avoir fait n’importe quoi, transgressé les règles les plus élémentaires, et se mêlent en moi impuissance, culpabilité, et urgence de faire quelque chose. Peu à peu ma pensée reprend son souffle et je repense à la naissance de M., à son blocage respiratoire, à son éventuelle terreur d’être emprisonné dans un claustrum. Contre-transférentiellement, j’ai l’impression d’avoir ressenti assez précisément ce que la mère m’a décrit précédemment. Être un thérapeute débordé, qui fait n’importe quoi, obligé d’intervenir sans en avoir les moyens comme si d’emblée s’était projetée en moi une « contrainte à accepter » cette situation complexe, comme si le « sauvez-le » de la naissance m’avait d’emblée saisi.
42D’ailleurs, je propose rapidement, sans trop savoir à quoi je m’engage, de recevoir l’enfant seul, deux fois par semaine, sa mère restant à proximité.
43Durant plusieurs semaines, les séances vont se répéter sensiblement à l’identique : M. arrive, se précipite dans mon bureau, dit à sa mère d’aller lui chercher une sucrerie avant de faire de longues glissades dans le couloir du CMPP (heureusement désert à cette heure !) avec chutes, roulades, pour finalement aller dans la salle commune chercher à manger dans le réfrigérateur. Les limites posées, ne toucher que ce qui m’appartient, lui dire que je comprends qu’il étouffe dans ce bureau et qu’il a besoin de bouger beaucoup et de me le montrer, qu’il veut aussi me faire partager avec la nourriture bien des choses qui bougent à l’intérieur de lui, ne semblent pas avoir beaucoup d’effet. Je sors des séances épuisé, confus, et je mets un certain temps à pouvoir repenser les choses pour lui en faire part, dans la mesure du possible à la séance suivante. Parfois, M. se met en chien de fusil dans une niche creusée dans le mur, fait une pause en s’asseyant, dans le couloir à mes côtés. Un court échange est alors possible. Sa toute-puissance absolue, la terreur des contraintes, rend le travail très difficile. M. repart avec sa mère comme il est venu, se précipitant dehors et obligeant sa mère à courir derrière lui.
44Pourtant, peu à peu, les tensions s’apaisent. M. peut rester dans le bureau, surtout quand son père l’accompagne, fait des tentatives de constructions vite échouées car il manque toujours une pièce…
45Un jour, il se saisit de mon téléphone resté sur le bureau :
M. : – Je veux juste faire un jeu !
J. C. G. : – Quel genre de jeu ?
M. : – De toute façon tu n’y connais rien !
J. C. G. : – Peut-être, mais ça m’intéresse !
47Je m’installe près de lui et je le regarde faire. Le jeu choisi met en scène un motocycliste qui roule très vite au milieu de voitures et camions, et qui, inévitablement, finit par un accident. Le jeu affiche alors les dégâts physiques et les frais d’hôpital pour les réparer. Assez surpris, je repense à l’accident de moto survenu pour la mère quelques années auparavant, accident suffisamment grave pour l’avoir immobilisée plusieurs mois. J’ai le sentiment, à travers ce jeu vidéo affiché sur mon téléphone que M. essaie de me raconter quelque chose, quelque chose de son histoire vécue, autrement que dans un déferlement permanent d’agir et de maîtrise. Qu’en est‑il de la narrativité, en tant que transformation possible des turbulences émotionnelles en un autre langage, capable d’être communiqué à l’environnement ?
48M., tel un nourrisson qui s’agite pour montrer qu’il est en vie et attend de toute urgence une réaction de son environnement proche, à savoir le sein salvateur, ne peut communiquer autrement que par une mise en scène intense, écho actualisé d’une urgence vitale ancienne qui rassemble deux plans générationnels : celle ressentie par la mère au moment de l’abandon qu’elle a subi étant enfant, et celle vécue par M. à la naissance, dans le contexte traumatique évoqué. On peut supposer que madame fuit désespérément une image de mère tueuse que M. lui renvoie, au prix d’une soumission et d’une culpabilité permanentes. Les voir ensemble potentialisait cette double charge destructrice, bien mise en scène par M. lors de la première rencontre avec sa mère. Pourtant au fil des séances, il commence à me demander si je serai bien là, la prochaine fois, et s’inquiète du contenu de son tiroir. Ébauches narratives inscrites dans le mouvement transférentiel ? Mais avec le jeu vidéo sur mon portable, arrive le moment où les ébauches prennent forme dans un langage particulier, mais langage tout de même où un fragment vécu de l’histoire peut se communiquer autrement que par l’agir et la destruction.
49Chez la mère, la dimension sacrificielle domine. La narration concernant son histoire, qu’il s’agisse de l’abandon ou du traumatisme vécu à la naissance de M., résonne de manière assez formelle, intellectualisée, même si l’émotion affleure parfois dans son propos. L’intellectualisation, la dimension explicative, dominent et sa propre narrativité semble bloquée en amont d’une charge émotionnelle encore impensée qui, me semble-t‑il, renforce avec M. l’expression scénique de la souffrance.
50En ce qui me concerne, l’attaque de la fonction de pensée, très violente au début dans les séances, le sentiment d’urgence à intervenir, projeté massivement par la mère et l’enfant, ont créé un sentiment de débordement, d’asphyxie, très semblable à celui des parents. L’évidence de la répétition dans l’actuel des rencontres est restée souvent subie plus que pensée. J’essayais de me protéger avec des modèles théoriques, mais penser la situation dans le transfert n’a pu se mettre en place qu’après un temps de contenance globale, physique et psychique, sans transformation possible. Au début de la psychothérapie, emporté par son agitation, j’avais le sentiment de devenir une sorte de double incapable de penser, envahi par une identification projective massive. Quand les absences, les inquiétudes de M. entre les séances, sa peur de ne pas me retrouver, sont devenues perceptibles, ma fonction de penser a pu se remettre en marche de façon plus satisfaisante. La possibilité de repérer les événements traumatiques dans le transfert autorisait alors une relance de la narrativité.
Conclusion
51Dans le contexte transférentiel, le mélange complexe d’éléments générationnels, qu’il s’agisse d’un appauvrissement des outils de communication et des représentations associées, langagières ou autres et/ou d’éléments traumatiques, conduit dans tous les cas à un défaut de symbolisation, soit sur un mode déficitaire, soit par sidération. Emprisonné dans un conflit de loyauté et d’appartenance, l’enfant ou l’adolescent peinent à se projeter dans le monde, en particulier scolaire, d’autant plus que leur potentiel cognitif reste de qualité. Apparaissent alors des troubles divers sous forme de phobies scolaires ou de difficultés majeures d’intégration. Rivé à un « socle » parental – fonction maternelle ou « parents combinés » mal individualisés – qui le maintient dans une lignée d’appartenance impossible à interroger, l’enfant bute sur la capacité d’entrer dans une narrativité subjectivante, barrée par un conflit interne indépassable. L’analyste, pour aborder ces mécanismes complexes, se trouve conduit à redescendre dans un mode primaire de représentations, à régresser vers un modèle préverbal de communication pour, peu à peu, l’enrichir par la fonction de penser qu’il propose à l’enfant. L’accompagnement des parents s’avère nécessaire pour qu’ils puissent supporter l’accès de leur enfant, via l’analyse, à des capacités élaboratives nouvelles qu’ils ne connaissent pas, où qui soulèvent des charges émotionnelles importantes. Leur capacité d’alliance, leur problématique générationnelle interne, voire leur passé traumatique, freinent la relance d’une capacité narrative chez l’enfant. Entre alors en scène un « négatif » particulier qui bloque toute transformation susceptible de sortir d’un modèle initial d’identification et d’appartenance au groupe familial, autour d’un code spécifique partagé.
Bibliographie
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- Lahire B. (dir.) (2019), Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil.
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Mots-clés éditeurs : psychothérapie, négatif, social, narrativité, générationnel
Date de mise en ligne : 03/04/2020.
https://doi.org/10.3917/jpe.019.0207