Notes
-
[1]
Texte d'une conférence donnée à Bucarest dans le cadre de la Société Génératia, en février 2014, qui reprend le thème du livre de l'auteur : L'Acquisition de la troisième dimension psychique, Chenonceaux, Popesco, 2015.
1 Il est difficile d'étudier un sujet plus complexe, car j'entends par organisation du moi, l'organisation psychique en son entier, m'inspirant partiellement de la première topique freudienne (Freud, 1987), laquelle met en évidence plus que la seconde (Freud, 1981) un continuum de transformations permettant à divers éléments d'appartenir aux différents niveaux de l'organisation psychique. Bion (Bion, 1982) a repris cette problématique en concevant l'évolution des éléments de la psyché selon leur degré de transformation allant du plus concret au plus abstrait. Le rôle de l'objet est premier au sein du processus de transformation : l'objet dote le moi, nourrit le moi, de ses propres capacités de liaison des éléments entre eux. Je ne m'attarde pas ici sur cette théorie des transformations selon Bion. Mais je veux noter que Bion s'appuie sur la théorie de M. Klein se rapportant à deux formes de l'organisation du moi : il s'agit de la position schizo-paranoïde (Klein, 1966) et de la position dépressive (Klein, 1974). Le passage de la 1re à la 2de position est caractérisé, chez M. Klein, par une organisation des rapports entre les parties du moi et leurs objets fondée, non plus sur les clivages et les projections, mais sur les liaisons et les introjections. Bion ajoute à cette conception de l'évolution de l'organisation psychique, une importante idée : le sens de cette évolution n'est pas rigide. Il peut s'inverser et la liaison des parties clivées peut alternativement donner lieu à de nouveaux clivages, puis à de nouvelles liaisons. Nous passons ainsi de PS à D et inversement.
2 Ma théorie élargit cette conception pour proposer une organisation du moi en sa totalité qui ne se limite pas à la coexistence de deux types de positions, mais qui est faite d'un grand nombre de strates qui vont du reliquat des rapports primitifs entre le moi et ses objets, jusqu'aux rapports les plus évolués. Freud parlait d'un axe conduisant de l'inconscient au conscient en passant par le préconscient. Nous dirons ici – comme Freud le fait remarquer dans sa seconde topique à propos du moi – que nombre de niveaux sont inconscients, et que ce qui les différencie a trait à la forme du rapport qu'un élément du moi entretient avec son objet ainsi qu'à la défense instaurée au sujet de ce rapport.
3 Étant donné l'accent que je mets toujours sur la dimension spatiale dans laquelle vivent les différentes parties du moi, nous allons suivre au cours de cette présentation clinique les aspects topique, économique et dynamique de cette coexistence. Alors que certains niveaux du moi vivent dans un monde en 3 dimensions, où la position dépressive et la triangulation œdipienne sont au travail, dans d'autres secteurs du moi, « au même moment » – comme le dira Jean, mon petit patient – les strates d'un monde bidimensionnel sont remuées, ainsi que le soubassement narcissique primaire qui exerce sur elles, son pôle d'influence.
4 Je souhaite illustrer la thèse que je développe ici par le matériel clinique d'un patient, Jean, que j'ai vu pendant une dizaine d'années [1]. Je ne présenterai pas évidemment la totalité de son matériel ni de son évolution, mais dans le détail certains moments significatifs qui conduisent d'un monde dominé par la sensorialité et la bi-dimensionnalité, vers un monde dominé par la tridimensionnalité et la triangulation. Je pense pouvoir mettre en évidence la coexistence des niveaux les plus primitifs en lui, au moment même où apparaissent les élaborations psychiques les plus évoluées. Nous nous rendrons compte que ce qui se joue dans les « hautes sphères » de sa psyché n'est pas sans solliciter des mouvances dans les secteurs les plus primitifs et les plus profonds de cette dernière. C'est en ce sens que je considère la psyché ou le moi, comme un tout, un ensemble complexe d'éléments, lesquels – comme dans le corps humain – sont articulés les uns aux autres dans leur spécificité. Ce qui survient dans une partie du monde n'est pas sans influencer ce qui se déroule dans une autre partie du monde. C'est en ce sens qu'un organisme est une organisation.
5 Jean a 4 ans lorsque je commence à le voir en psychothérapie à raison d'une puis de deux séances par semaine. C'est un enfant qui a commencé d'inquiéter ses parents vers l'âge de 1 an ½ alors qu'il ne voulait manger que des aliments d'une certaine couleur, puis d'une autre couleur… Il refusait la nourriture carnée. Il ne s'intéressait que peu aux autres enfants et n'avait pas de copains. Par contre, il était passionné par les jeux vidéo. Ses parents étaient très attentionnés et l'ont fait tester d'année en année par un professeur de pédopsychiatrie qui a toujours constaté le haut niveau des performances intellectuelles de cet enfant. Arrivé à l'âge scolaire, il a sauté des classes et a réussi l'ensemble des épreuves qui lui étaient proposées, sauf une : celle de son intégration dans le milieu scolaire. Il pouvait se lever à tout bout de champ, faire des galipettes au milieu de la classe et se faire ainsi régulièrement renvoyer chez lui. À la maison il réclamait sa Gameboy avec laquelle il jouait interminablement. Malgré cela, les parents ont réussi à l'inscrire à un cours de piano et à un cours de langue étrangère, matières pour lesquelles il s'est passionné et a réussi au point d'être actuellement – alors qu'il a 18 ans et qu'il suit un cursus universitaire en mathématiques et en musicologie à l'étranger – un pianiste remarqué.
6 Après deux ans de traitement environ, passés de manière assez répétitive à produire ce qu'il nomme des « Pack-man » (dessins 1 et 2) – figures plates alignées le long de la bordure de la feuille – un dessin s'ébauche mettant en scène les diverses parties de son monde intérieur. Ce dessin vient s'articuler à un vécu contre-transférentiel témoignant d'une transformation dans la psyché de Jean : alors que jusqu'à présent Jean arrivait ponctuellement à ses séances, accompagné par sa mère, cette fois-là, quoique présente pour l'heure de sa séance, j'ai totalement oublié cette dernière. Je l'ai laissé tomber. La mère également entre dans une période où elle oubliait des séances, alors qu'elle aussi avait une habitude de ponctualité.
7 Ces oublis révèlent, selon moi, la naissance d'un espace en trois dimensions dans la psyché de l'enfant. Mon identification partielle à son vécu a provoqué en moi un acting que l'on peut comprendre comme un lâcher-prise aboutissant à un laisser tomber. Au moment où Jean commence de se décoller de son objet, il ose laisser tomber son objet et se laisser tomber lui-même dans l'espace. Il semble que par un mouvement contre-transférentiel parallèle à son investissement transférentiel de l'objet, je l'ai pareillement laissé tomber. Cet acting quoique paraissant négatif, a pourtant dans cette perspective une signification positive : une lancée dans l'espace n'est pas synonyme de disparition mais de possibles retrouvailles.
8 Jean présente ainsi un matériel dans lequel le lâcher prise, la chute deviennent possible étant donné les moyens qui commencent de lui être donnés pour les supporter. Nous ne pouvons pas nous lancer dans l'espace sans avoir, non seulement un lieu sur lequel tomber, mais également la mémoire de ce lieu qui nous accompagne dans notre traversée. Or la mémoire d'un tel lieu est également celle du lieu que l'on a quitté. Les retrouvailles de l'objet s'appuient sur la mémoire de sa perte.
9 C'est ce que Jean illustre dans une série de scénettes que je reproduis partiellement ici.
10 La première scénette a trait à l'impact de l'ouverture de l'espace en trois dimensions au moment où l'enfant acquiert une vision binoculaire : auparavant le moi vit comme un cyclope accroché par un œil unique semblable à une corde qui l'attache à son support. Le croisement des deux perspectives est associé à la binocularité ou à l'espace du jeu et des liens. Mais le début de cette ouverture crée chez l'enfant le sentiment que les objets venant du monde extérieur tombent sur ses yeux. Jean met cela en scène : il lance des objets qui s'écrasent sur les yeux de divers animaux.
11 Il prend ensuite un animal et le dote d'un parapente afin qu'il puisse supporter sa lancée dans le vide. La chute est ainsi freinée et Jean répète la consigne : « Il ne faut pas oublier le parapente. » Je retrouve ainsi par ce terme mon propre oubli de sa séance. C'est pourquoi je pense que cet acting contre-transférentiel signe un lâcher possible dans un espace qui commence d'exister entre nous. Le parapente renvoie précisément à la mémoire de l'objet que lui-même emporte dans son éloignement.
12 Au cours d'une autre séance, Jean met en scène un ours brun qui tombe d'une falaise avec un parapente, tandis qu'un crocodile l'accueille en bas par ce propos : « Tu te souviens ? » Ce qui peut s'entendre comme le maintien dans la psyché de la trace mnésique de l'objet que l'on a quitté. Tel est le véritable parapente permettant que la séparation devienne possible : la mémoire.
13 D'autres expressions se répètent au cours de ce qui se travaille chez Jean à ce moment-là. C'est non seulement le « tu te souviens ? » qui occupe ses jeux, mais aussi deux autres expressions qui marquent le temps : « c'est la première fois », ainsi que « et pendant ce temps-là ». « C'est la première fois » implique la capacité d'établir une scansion dans le temps entre un avant et un après, comme entre le moi et l'objet. Quant à « et pendant ce temps-là », il témoigne assez de la conjonction de deux éléments bien séparés l'un de l'autre mais articulés par un présent commun. Ne sommes-nous pas déjà dans une triangulation puisqu'un tiers commun sépare deux éléments, sinon deux scènes séparées ?
14 Ce préambule me permet d'introduire la conception du dessin suivant (dessin 3).
15 Le titre de cette histoire est inscrit en haut et à gauche : « Après avoir vécu chez les Yoshi », pays imaginaire, pays – dirais-je – de la satisfaction hallucinatoire du désir. Il s'agit de l'histoire d'une séparation entre une mère et son petit bébé Mario. Mais la mère semble être la seule à porter la conscience et la souffrance de la séparation. Elle dit à son bébé : « Au revoir et ne m'oublie pas ! » Puis : « Je vous le confie. » La mère s'adresse ainsi à la partie de l'enfant capable d'avoir le sens de la réalité et de créer un lien entre le moi et son objet. Le petit Mario, par contre, renvoie au bébé qui ne vit que dans son imagination. Tout se passerait comme si le moi était déjà fait de deux parties, au moins : l'une qui parle et se tient debout, les deux attaches du parapente tombant à terre. L'autre qui rêve sur le dos de la première. Cette partie de laquelle la mère attend une réponse semble ne l'avoir qu'à peine entendue puisqu'elle dort sur un coussin, lui aussi porté par le moi-réalité qui a les pieds sur terre. Je ferai l'hypothèse d'un moi qui a un contact avec la réalité de la séparation, qui a un ancrage terrestre et possède ainsi la capacité de communiquer, tandis que le petit bébé, le petit Mario, autre partie du moi, se repose tranquillement sur son dos, ou sur sa tête, en « oubliant » totalement la mère dont il se sépare. Lorsque la mère lâche l'enfant, elle donne la responsabilité de le tenir à la partie la plus mature de ce dernier, comme si elle confiait son bébé à une autre personne. Elle le lui dit : « Tenez », « Je vous le confie ». De l'autre côté, le moi responsable répond : « Merci, il va vous rendre visite, promis ! » Comme en écho, le petit endormi – comme en témoignent les « z… z… z… » qu'il émet dans son sommeil – répond vaguement : « Bébé Mario promet. » La mère porte seule le chagrin de la perte et l'avoue : « Mario, tu vas me manquer. Mais tu dois vivre la vraie vie ! » Cette « vraie vie » se trouverait‑elle dans le château, sur la droite du dessin, où l'on perçoit une triangulation – les trois tours – et la princesse derrière une fenêtre ? Une énorme serrure cependant, sur le devant de la porte, rappelle que cette « vraie vie » ne va pas sans conflit, non plus que sans une lutte œdipienne que la bonne maman Yoshi ne pourra pas épargner à l'avenir de son bébé, si ce dernier quitte les limbes du pays imaginaire.
16 Ce bébé rêve probablement sur le dos de la partie du moi qui a été capable d'effectuer un travail d'identification introjective à l'objet. Il porte son petit en le laissant encore dormir dans ses illusions. Nous sommes déjà par ce « simple » tableau, en présence d'une organisation du moi très complexe où coexistent différents niveaux. Au niveau primitif un petit bébé Yoshi dort enfoncé dans son narcissisme primaire : s'il n'est plus porté directement par son objet – lequel assume un niveau de position dépressive qui fait le deuil d'un lien narcissique – il est porté par une partie du moi (celui que j'appelle le bonhomme champignon) qui est capable d'une identification introjective à son objet. Au même moment se dessine la « vraie vie » d'une problématique œdipienne à un autre niveau de l'organisation du moi.
17 Je voudrais présenter maintenant une évolution de ce tableau qui complexifie l'expérience de la séparation. Deux dessins permettent de réfléchir à ce mouvement (dessins 4 et 5)
18 Le bébé Mario du dessin précédent dormait collé sur la tête du bonhomme champignon. Ces deux parties du moi sont à présent décollées l'une de l'autre, tandis que la maman Yoshi laisse place à la réalité d'un couple. Ainsi voyons-nous, d'un côté, un petit collé non plus sur le champignon, mais sur l'oreille d'un personnage paternel et, d'un autre côté, une partie du moi qui se tient toujours sur ses pieds mais qui souffre de la réalité d'une séparation : il pleure de devoir se séparer de sa mère à lunettes, laquelle ne semble pas trop souffrir elle-même de cette situation. Le groupe de gauche conserve une vision monoculaire, car le père et le fils sont affligés d'un strabisme convergent. Mais sur la droite il n'en est rien, et la binocularité signe l'existence d'un monde dans lequel s'imposent l'écart et la souffrance dépressive qu'il entraîne. De son côté, le petit collé est parvenu à faire adhérer la position de son père à la sienne : les pleurs l'irritent et le sens qu'ils véhiculent est traité de « bruit ». En effet, lorsqu'il entend le petit pleurer le père commande : « Un peu moins de bruit, voulez-vous ? » Alors que les pleurs sont proches des mots, le tout est réduit à n'être que du bruit. Du non-sens. Je ne commente pas ici le reste du dessin pour passer au dessin suivant (le 5e).
19 Nous apercevons sur la droite dans un encadré, une scène de couple, assimilable à une scène primitive : deux personnages esquissés se font face jusqu'à ce que l'un se dresse sur l'autre. Le couple des parents a disparu, par contre, de la scène centrale. Les deux parties du moi y sont représentées : le petit collé du dessin précédent est en train de donner un coup de pied précisément à la place où il se collait à l'oreille de son père. Celui qui reçoit le coup à présent pourrait être son père. Mais je pense que le père est occupé avec la mère – comme on le voit dans l'encadré. Et le même enfant qui a barbouillé cet encadré, est en train de frapper le gentil moi qui s'identifie au père, auquel il ressemble, qu'il approuve et qu'il aime. Tout comme il pleurait précédemment de perdre sa mère, il saigne ou pleure à présent sous les coups du voyou qui lui lance une terrible accusation : « Vends ta mère ! » Autrement dit : « Toi qui es capable d'accepter de perdre ta mère – ce dont ton chagrin témoignait – et qui es capable aussi d'aimer ton père qui te la prend et auquel je ne puis plus me coller et en faire ma chose, tu as vendu ta mère à ton père ! Tu mérites bien une correction ! »
20 L'ensemble de ces scènes est intitulé : « Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorgski ».
21 Nous voyons se dessiner ici cette opposition interne entre deux parties. Une partie du moi accepte de s'inscrire dans le moi-réalité, dans un espace de jeu – né d'un décollement entre le moi et l'objet – et dans une triangulation où s'impose la présence d'un tiers représenté par une figure paternelle. Une autre partie du moi refuse de se soumettre au principe de réalité et utilise une identification narcissique pour satisfaire l'illusion selon laquelle elle ne doit rien à personne. Cette dernière partie se rattache à ce que je nomme le moi-narcissique et demeure sous sa domination. Nous verrons comment cette partie combat de manière continue le moi qui obéit au principe de réalité, c'est‑à-dire à la pulsion de vie qui fonde l'identité du moi sur les liens qu'il noue avec ses objets. Acceptant ces liens, ce moi parvient à créer des représentations : des « tableaux d'une exposition ». Nous devons observer que les progrès qui s'effectuent à différents niveaux au sein du moi-réalité, sont vécus comme autant de blessures au sein des parties du moi qui vivent, elles, sous domination du moi-narcissique. Nous concevons ici un monde où les conflits prennent place entre deux orientations du moi. Celui qui accuse le « bon » moi de vendre sa mère, pourrait être accusé lui-même d'un acte semblable : c'est lui qui ne respecte pas l'altérité de son objet et qui le traite comme une chose à vendre pour en tirer profit. Le moi-narcissique vit aux dépens d'un objet dont il ne reconnaît pas l'existence. Tel est le pôle narcissique primaire de la personnalité que l'on retrouvera chez Jean dans tous « les tableaux de son exposition » et, en y regardant bien, que l'on pourrait retrouver au fond de la psyché de chacun de par un état normal des forces en jeu dans le monde interne.
22 Je ne pousserai pas ici davantage une réflexion sur ce point. Je veux seulement souligner comment l'évolution incontestable de Jean pendant ses dix années de thérapie, n'a pas effacé l'influence de son moi-narcissique sur certaines zones de son moi-réalité. L'évolution positive de son traitement a cependant permis que l'emprise du premier ne paralyse plus l'activité du second.
23 Jean s'engage dans une période où il représente un tableau dans le tableau.
24 Le but de cette présentation est de convaincre le spectateur, c'est‑à-dire la conscience de Jean, que celui qui est capable d'effectuer des représentations parce qu'il entre dans un monde de transformations symboliques, n'est pas le petit qui pleure sa mère et qui aime son père, mais celui qui ne devrait rien à l'objet. Le moi-narcissique s'attribue une position d'artiste : il se prend pour le père capable de créer seul une série d'œuvres géniales sans avoir jamais rien appris et sans avoir à jamais reconnaître tout ce qu'il devrait pour ce faire à la transmission d'un véritable père. Autrement dit, par une identification narcissique magique, il est grand sans jamais avoir eu à être petit.
25 Une représentation, un dessin pourraient être associés à la formation d'une pensée. On pourrait comparer ce travail à celui de la formation d'un rêve. Une chose cependant, dirait Bion (Bion, 1983) est de former des pensées ; une autre chose est de penser les pensées. Les enfants parfois nous jettent leur dessin en nous laissant totalement le soin de les penser, comme s'ils n'étaient pas concernés par leurs propres productions. Ils ne veulent pas s'identifier à l'objet qui pense leurs pensées. Ils sont alors dans la position du bébé Mario qui dort sur son coussinet : il « promet », mais c'est celui qui le porte qui parle et qui pense.
26 Jean compose une série de dessins dans lesquels celui qu'il nomme « l'artiste » crée un tableau dans le tableau grâce à ce qu'il nomme sa « morve royale ». Sa création est directement issue d'une production corporelle, cette « morve royale » étant assimilée aux moustaches qui, selon moi, sont à l'origine de ce que Bion (Bion, 1982) nommait une transformation dans l'hallucinose : le moi crée seul son objet à partir d'une excrétion corporelle. Sur le dessin 6, nous voyons s'opposer au bas du tableau, sur la gauche le père mécontent, et sur la droite « l'artiste » fier de sa création : le tableau au-dessus de sa tête répond à l'énigme du Sphinx. Or il en complète l'histoire en envoyant le vieillard vers sa tombe. Le père sur sa gauche ne semble pas apprécier cette issue qui enterre peut-être avec lui toute dimension objectale et temporelle.
27 Sur le dessin suivant (dessin 7), le père prend sa revanche et se moque de « l'artiste ». Ce dernier est débordé par sa création : s'il prétend la soutenir seul, il doit en porter seul les tempêtes et, pour ce faire, il n'a que ses fragiles moustaches, telles deux antennes au-dessus de sa tête. Une mer déchaînée menace de briser le Titanic, tel un moi emporté par un orage pulsionnel suscité à la fois par une dynamique qui prend place dans le moi-réalité, et par la réaction du petit dormeur qui doit se réveiller. Le père pourrait lui tenir à présent le discours suivant : « Toi qui as prétendu m'envoyer dans la tombe, débrouille-toi maintenant et reconnais combien la réalité des pulsions fait partie du moi. Si tout se casse la figure, tu y perdras autant que les autres. »
28 Le moi-réalité commence d'infiltrer davantage les prétentions narcissiques de certaines de ses parties. Une représentation n'est pas une œuvre issue de la pure imagination. Elle prend sa source dans le moi-réalité et elle est issue d'une expérience émotionnelle dont elle parachève la transformation.
29 Nous pouvons suivre depuis le début comment le bébé Yoshi, le petit Mario, lové dans les strates inférieures du moi-réalité, vit les événements qui traversent ce dernier, derrière sa bulle narcissique, sorte de formation défensive constituant un pare-excitation. Lorsque la « vraie vie » ainsi que le véritable monde en trois dimensions, habité des pulsions et des liens émotionnels qui les rattachent aux objets touchent la surface de sa bulle, nous pourrions faire l'hypothèse d'une activité onirique ayant pour but d'adoucir le heurt de cette réalité en la transformant en une simple production de la bulle. Autrement dit, le rêve ne servirait dans ce cas qu'à renforcer un manteau d'illusions sorties de la tête d'un « artiste » au service d'une formation défensive. Je soutiens que le rêve s'est constitué dans un autre but : penser l'organisation psychique elle-même. Or penser le rêve, comme penser les pensées, c'est priver l'artiste de l'illusion selon laquelle il est lui-même l'auteur du rêve. C'est ce que conteste le personnage paternel sur la gauche de ses différents tableaux. « L'artiste » n'a fait que récupérer à son profit le travail d'un autre. Lorsque la tempête pulsionnelle se déploie au-dessus de « l'artiste », ce dernier doit se rendre à l'évidence qu'il échoue dans son projet de maintenir une strate du moi à l'abri des relations objectales.
30 Il doit à présent faire face à ces dernières, ce qui est vécu par lui comme s'il recevait sur lui un ensemble de perceptions douloureuses, comme du temps où le cyclope avait l'impression que les objets se jetaient sur lui au moment de l'ouverture d'un espace en trois dimensions.
31 Le dessin 8 présente clairement ce face-à-face de l'artiste qui ne peint plus avec ses moustaches mais avec ses mains, et qui fait face à son tableau. Il doit concevoir la torture de celui qui s'engage dans un tel face à face puisqu'il est fouetté, piqué, battu par l'ensemble des parties de lui qui projettent sur lui la souffrance qu'elles éprouvent au cours de cette transformation. Nous observons dans un coin le petit bonhomme qui serait peut-être de dos lui aussi, à s'interroger sur le sens de cette mise en scène. Ne serait-ce pas encore celui qui pense les pensées ?
32 Avec ce face à face nous entrons dans un espace de rétorsion et dans un monde où le surmoi a sa place. Je ne développe pas ce point ici.
33 Le dessin 9 illustre bien cette dynamique du moi faite de la coexistence d'une avancée sur au moins deux niveaux : nous y voyons d'un côté, ou à un niveau, le développement d'un moi qui supporte l'écart entre deux lignes – tout comme entre le moi et l'objet – passant ou sautant d'un état de bébé à quatre pattes, à celui d'un petit sur presque deux pattes, et à celui enfin d'un adolescent peut-être qui tire la langue pour se moquer du « capitaine crochet » qui, tel le bébé qui ne connaîtrait pas l'espace en trois dimensions, s'accroche avec ses ongles formant crochets à une paroi ou à un objet duquel il est incapable de se décoller. Autrement dit, bien que soit projeté sur le père l'état infantile primaire, les différentes strates du moi évoluent conjointement.
34 L'étude que je mène ici se rapporte, comme nous le voyons, à la construction des différentes strates du moi, à leurs délimitations et aux communications qui peuvent s'établir entre elles. Ce petit détail du mépris exercé par l'adolescent qui tire la langue à son « capitaine », ne témoigne pas seulement du triomphe d'un moi omnipotent sur un objet paternel, mais également d'une certaine communication entre un niveau et un autre niveau de relations objectales. J'espère que cette étude permet ainsi de mieux comprendre la constitution des clivages normaux qui prennent place dans le moi et, avec la réduction de ces clivages, la croissance des processus d'intégration. Le principe même de l'organisation du moi repose sur la capacité de ce dernier d'établir une différenciation entre un grand nombre de parties clivées les unes des autres et cependant liées les unes aux autres, comme les étages d'un immeuble, séparés et cependant accessibles grâce à des escaliers ou des ascenseurs.
35 Le développement du moi dans son ensemble suppose une capacité de penser son propre développement – ce que j'évoquais plus tôt avec la capacité de penser les pensées. Il me semble que Jean témoigne de l'acquisition de cette capacité lorsqu'il saisit dans son discours la coexistence de ces différents niveaux. Deux nouveaux dessins dont nous n'examinerons pas la complexité révèlent ses préoccupations à ce sujet. Il s'agit des dessins 10 et 11. Je ne mettrai l'accent que sur l'encart qui se situe en haut et à gauche. Sur le 1er dessin il est écrit : « Un jour dans le monde réel à 10 heures du matin ». Deux « frères » s'amusent à se déguiser. Mais sur le second dessin Jean situe la scène, comme il l'écrit : « Au même moment dans le monde imaginaire ». Les deux « frères » ont gagné en épaisseur psychique et peuvent considérer un autre secteur du monde interne, là peut-être où vit le monstre qui surgit d'une tête qui n'a pas de corps, et qui ne s'est jamais confrontée à l'existence de la réalité externe. Il faut bien être deux pour commencer de concevoir l'existence de cette figure onirique et faire le lien entre une strate du moi où l'on vit à deux, et une autre strate qui vit sous l'influence du moi-narcissique, instance de l'unicité absolue. Le contact des deux compères – celui de leurs yeux – avec celui qui ne se voit jamais, semble l'avoir dérangé, et même avoir coupé la tête dans laquelle il devait dormir. L'important est de considérer la différence de communication que Jean saisit entre deux personnes – lui et moi – dans le monde réel où le jeu est possible, et celle qui s'instaure, non pas simplement entre les différentes parties de son moi, mais entre les différents mondes qui y cohabitent.
36 Jean poursuit sa réflexion par un jeu dans lequel le crocodile s'avance pour lui mordre le bout d'un doigt.
37 Moi : On dirait que ta colère passe par le bout des doigts. Cela coupe.
38 Jean approuve et prend le rhinocéros pour lui faire jouer le metteur en scène d'un film mettant face à face le lion et le crocodile. Le bœuf est son assistant. Le lion se rapproche du crocodile et tente de l'embrasser. J'interprète le rapprochement du couple papa lion et maman crocodile. Grâce à sa corne, le metteur en scène peut assez fréquemment donner l'ordre : « On coupe ! », et on recommence. Il lance alors : « Silence ! »
39 Jean commente qu'il n'aime pas le silence. J'interviens pour souligner que les vacances renvoient à ce silence, mais que ce silence renvoie aussi à celui de deux parents que l'on n'entendrait plus.
40 Jean m'apprend alors que le film est associé à « être ou ne pas être, telle est la question… ». Et Jean de poursuivre, comme s'il prolongeait le thème du film : « […] dormir ! Rêver peut-être !… Tout le reste est silence ! ». Il n'aime pas le silence, répète-t‑il. Il associe le silence à l'école : il ne peut pas y dessiner. Il faut y travailler. Il m'explique par exemple que le piano, c'est une activité, pas un travail.
41 Moi : Le travail c'est quand tu as l'impression que les choses ne te parlent pas, alors que le dessin, lui, il te parle.
42 Peut-être pouvons-nous penser à présent que Jean tient moins à me montrer l'existence d'un personnage omnipotent – l'artiste à moustaches qui crée un monde imaginaire dont il affirme la réalité – qu'à donner un statut imaginaire, celui d'un autre monde, au monde imaginaire. Dans cette perspective, nous pourrions dire que Jean diminue son recours aux transformations dans l'hallucinose, lesquelles contribuent à prétendre que la réalité est le fruit de notre propre création, qu'elle est le prolongement de notre être, tout comme le tableau dessiné par l'artiste n'était, selon lui, que le prolongement de ses propres moustaches, sinon celui de sa « morve royale », comme il la nommait. Il faut être deux à présent pour jouer, ou pour créer un être, même imaginaire.
43 Le film a pour statut la représentation de l'imaginaire par opposition au réel. Il en est de même du rêve évoqué par Hamlet, cité par Jean, en souvenir du génie shakespearien. L'imaginaire aurait‑il le statut d'existence puisque « telle est la question » (des points d'interrogation surmontent la tête de Luigi et de Mario) : « Être ou ne pas être ? ». À partir du moment où l'imaginaire s'oppose au réel, en occupant le verso de la feuille tandis que le recto est laissé au réel, chacun des deux côtés du monde a sa réalité. Mais l'une n'existe pas sans l'autre, tout comme dans un espace en trois dimensions, chaque surface se double d'une autre surface. L'une est visible au moment même où l'autre ne l'est pas (comme il est dit dans les encarts de ces deux dessins). Nous pouvons ajouter qu'à l'instant où l'une parle, l'autre fait silence.
44 Cette double réalité est grosse de liaisons potentielles et Jean présume que ses parents, qui appartiennent à la réalité du jour, se déguisent pour la nuit en d'autres personnages.
45 La coupure qui peut être conçue comme prenant place dans la réalité appartient ainsi en propre à un espace en trois dimensions et débouche sur une triangulation. Lorsque l'enfant conçoit qu'une porte peut être fermée, il conçoit en même temps qu'il existe une place où il peut ne pas être – à propos de la question : « être ou ne pas être ? ». Reprenons cette réflexion à partir d'un dessin antérieur, le dessin 12, à un moment où « l'artiste » est encore présent, quasiment pour la dernière fois, comme si la conscience de la différence entre réel et imaginaire tel que Jean la travaille à présent, « coupait » les moustaches de l'artiste. Dans cette sorte de film sous forme de bande dessinée, nous voyons comment « l'artiste » s'est « déguisé » en médecin et comment il s'interpose entre Jean et le bébé dans son encadré. Jean parvient devant la porte de l'hôpital derrière laquelle se tient celle qui accouche de ce bébé, et il pleure de détresse de ne pouvoir avoir accès à elle. Si nous nous souvenons du dessin 4, nous voyons que le moi retrouve sa capacité de pleurer la perte de sa mère. Mais la scène est plus complexe à présent, et elle ne laisse plus la même place à « l'artiste » non plus qu'à sa vision du monde. Nous voyons que « l'artiste » ne fait plus barrage au « bon » moi : ce n'est pas la défense narcissique qui l'empêche d'être en contact avec sa maman, c'est la réalité de la porte ainsi que l'âge de celle‑là, âge écrit sur la porte. Ainsi la vision de cette réalité est douloureuse mais le règne de « l'artiste » prend fin et l'enfant lui retire ses lunettes (3e épisode) : il a un « besoin sérieux » de voir clair avec ses propres yeux et non avec ceux que « l'artiste » lui impose. Que voit‑il donc à la fin, qui serait à « traiter d'urgence » ? Un couple parental, filiforme peut-être, mais avec des caractères sexuels différenciés, lui-même ayant adopté les moustaches de son papa. Ce n'est plus sa mère que le petit pleure derrière la porte de l'hôpital, c'est un couple de parents dont son regard cherche à scruter l'activité.
46 La barrière de la porte instaure l'existence de deux lieux où se passent des choses différentes : tandis que le couple existe d'un côté, l'enfant seul existe de l'autre côté. Tel est ce qui se situe à un niveau évolué du moi. Au « même moment » – comme le dirait Jean – existe à un autre niveau du moi, un vécu de coupure : ce qui tombe d'un côté ne peut concevoir qu'il existe une autre manière de tomber d'un autre côté. Ce clivage est bien représenté par le dessin 13 dans lequel nous voyons tomber parallèlement deux parties du moi, de deux manières différentes. Sur la gauche celui qui tombe flotte dans les airs avec bonheur, comme inconscient de sa chute, alors que celui de droite semble hurler de terreur, comme s'il savait qu'il perdait la sauvegarde d'un appui. À l'arrivée sur la partie droite, le premier moi qui n'avait rien prévu, est anéanti. Il ne reste rien de lui alors que le second est accueilli par l'objet qu'il avait craint de perdre pour toujours. Le premier ne conçoit pas un point d'arrivée, tandis que le second retrouve ce qu'il avait perdu. Le premier vivait dans un espace unidimensionnel et le second vivait les affres de la mouvance dans un espace en trois dimensions, là où l'objet n'est jamais perdu pour toujours.
47 La séparation entre ces deux parties donne une dimension au clivage. Chez le premier le clivage est impossible puisqu'il « est ou il n'est pas », pour évoquer à nouveau Hamlet. Chez le second le temps des clivages est advenu avec l'espace qui supporte les parties clivées, de la même façon que le moi supporte deux positions différenciées, celle du moi et celle de l'objet.
48 Cette base d'appui de tous les clivages – aussi bien que des clivages et des articulations entre les différentes strates du moi – fournit au moi-réalité les capacités d'organiser un clivage entre les différentes qualités du moi et de l'objet.
49 Étudions à cet effet la vignette suivante.
50 Le cochon et le rhinocéros sont entourés d'animaux forts gentils tandis que des « ennemis » tentent de s'approcher d'eux. Dans ce but, Jean pense qu'il faut les « purifier » grâce à un appareil, un « purificateur » – autre nom que Bion (Bion, 1979) donnerait à l'objet désintoxiquant le moi de ses projections.
51 Le cochon rose voit arriver un cochon noir et s'exclame : « Ah ! Mon double en noir ! ». Le « purificateur » passe par là, lance un « pchtt » sur le cochon noir qui déclare, « purifié » : « Ah ! Je suis rendu à moi-même ! » Il n'est pas seul, car d'autres animaux subissent le même sort. Et chacun de conclure : « J'ai une conscience ! » Le loup est le plus difficile à purifier. On lui lance le « purificateur », mais il répond en lançant une bombe sur ce « purificateur ». Lorsque la conscience lui revient quelque peu, il la vit comme une torture.
52 Cet exemple montre la complexité de la formation des clivages et le travail de leur résolution. Le dédoublement utilise l'aspect bidimensionnel de la construction de l'espace pour former – sur une base tierce commune – deux éléments symétriques, tels deux parallèles, dotés de qualités opposées : « Ah ! Mon double en noir ! », dit le cochon rose. Le lien à l'objet dépasse cette strate du moi dans laquelle tout n'existe qu'en double, pour transformer le noir et rendre le rose à lui-même. Chacun sait, au niveau supérieur de l'organisation du moi, qu'il a pu être noir. Pourrait‑il l'être encore ? À la « conscience » de chacun d'en décider.
53 Nous voyons que conjointement à ce progrès dans l'intégration, existe « au même moment » c'est‑à-dire dans une autre strate du moi, un loup qui attaque le « purificateur ». De la même façon, Jean attaque l'ouverture d'un espace en trois dimensions en prenant une petite voiture, en la posant sur une feuille de papier et en lui donnant l'ordre suivant : « Tu vas rentrer dans la bi-dimension ! » Nous assistons continuellement à une attaque de ce que nous nommons progression, par des strates du moi qui, touchées par cette dernière, en souffrent dans leur organisation et visent à freiner cette progression sinon à la réduire à néant. Le travail du moi – c'est‑à-dire du moi en lien avec ses objets – consiste à rendre supportables ces différents changements, ou ces différentes transformations qui prennent place à tous les niveaux.
54 Je cite encore un exemple d'attaque foncière des éléments en progression par les parties du moi qui sont momentanément intolérantes au changement. Au moment même où – nous le verrons bientôt – Jean effectue un rassemblement des parties de lui clivées représentées par un ange d'un côté, un diable de l'autre, il attaque mes remarques en pétant et en refusant de me demander un mouchoir alors que son nez coule.
55 Moi : Le Diable ne veut pas que tu me demandes un mouchoir. Et que penses-tu que le Diable veut faire de la bonne partie de toi ?
56 Jean : La contrôler.
57 Moi : Et puis ?
58 Jean : La rendre méchante !
59 Moi : Et peut-être aussi te faire oublier que tu es bon.
60 Quelle que soit la forme de ces attaques, elles émanent de l'instance narcissique de la personnalité qui étend sa zone d'influence sur les strates les plus primitives du moi, celles qui se maintiennent dans une organisation primaire de l'espace et des rapports aux objets. C'est pourquoi des transformations peuvent advenir (grâce aux différents « purificateurs » ou aux appareils à penser les pensées). Mais rien n'est jamais terminé des remous provoqués dans les « basses sphères » du moi, par ce qui se joue dans les « hautes sphères ».
61 Il s'agit de bien comprendre que nous parlons de différents « mondes » comme le dit Jean, lorsque nous parlons des différentes strates du moi. Jean y revient à plusieurs reprises et tout au long de son traitement. Ainsi il existe un monde dans lequel dire « merci » à l'objet (qui donne un mouchoir par exemple) est poli. Mais ce monde se double d'un autre monde dans lequel précisément dire « merci » à un tel objet est impoli. Nous comprenons que ce dernier monde est comme l'inverse narcissique du premier.
62 Jean est parfois systématique. Nous avons vu qu'il opposait le monde imaginaire au monde réel. Il peut à présent aborder ce qu'il dénomme « le nouveau monde » qui serait celui du « troisième millénaire », celui dans lequel la 3e dimension est prédominante.
63 Il retrace l'évolution de ces mondes dans lesquels la vie sur terre – ou dans le moi-réalité – est de plus en plus développée. On passe d'un monde aquatique à un monde de champignons (nous pensons au petit « bonhomme champignon » d'autrefois), puis à un monde animal, à un monde désertique où on trouve une cascade… mais c'était une hallucination – monde dans lequel l'imaginaire prend sa place et trouve aussi sa fin. On arrive dans un monde où il y a vraiment des nuages, de l'eau et la réalité de la vie. Jean ajoute cependant à cette liste, un monde supplémentaire : il s'agit d'un monde dans lequel on peut choisir dans quel monde vivre. Ce dernier monde du choix possible, ne signe-t‑il pas l'existence chez Jean de la montée d'une capacité à faire des liens, et donc des choix entre les différentes strates de lui-même ?
64 Ceci débouche bientôt sur la confrontation entre l'animal et l'humain. Entre un monde purement pulsionnel – que Jean dénomme « animal-land » – et l'humanité du langage. Lorsque le corps laisse paraître ses besoins, il se rattache à la strate du moi qui reconnaît sa dépendance à l'objet. Cela va à l'encontre des strates dominées par la toute-puissance du moi-narcissique qui ne reconnaît pas l'existence de l'objet. La « morve royale » n'a pas besoin de mouchoir ! Mais, malgré l'évolution du rapport de Jean avec ses objets, malgré tout ce que l'on a vu du recours au « purificateur », malgré cette « conscience » qui a rendu le petit cochon à lui-même, Jean se tord de douleur pour ne pas demander d'aller aux WC. À la fin, ne pouvant plus tenir, il fait sa demande. Tandis qu'il se dirige vers les WC, il me lance : « Il s'est dénoncé ! »
65 Qui s'est donc dénoncé, sinon celui qui a un corps capable d'avoir besoin d'un objet, et capable, par là même, de s'identifier à cet objet ?
66 À partir de ce moment, je me trouve investie dans le transfert de la fonction d'un objet capable d'accepter la vie pulsionnelle de Jean. Celui‑ci accepte d'être soulagé par un tel objet. Qu'il s'agisse de ce qui l'encombre, de ce qui le fait souffrir, ou du besoin qui l'habite. Jean ose mettre cet objet à l'épreuve de sa vie pulsionnelle. Tel un moi qui se lancerait dans l'espace, Jean se lance dans la reconnaissance de l'objet dans le transfert.
67 Le chemin des introjections est tracé, et la multiplication de ces dernières prendra des formes variées. Je citerai trois directions prises par celles‑ci : l'alimentation, l'acquisition des connaissances, les soins enfin. Chaque avancée dans une direction se double d'une direction inverse. Autrement dit, le mouvement qui dans le transfert, conduit le moi vers l'objet, se double d'un mouvement qui n'attaque plus directement le premier mais qui en constitue son double pervers.
L'introjection des aliments
68 Jean met en scène un lion qui poursuit un animal, le tue et s'apprête à le dévorer. Or le loup a faim, bien qu'il n'ait pas, comme le lion, travaillé à la poursuite de l'animal. Il va utiliser la ruse pour obtenir gratuitement ce que le lion a chassé à son profit, et vivre sur la peine de l'autre. Le loup mord la queue du lion qui polarise son attention sur la douleur qu'il éprouve, et ne voit pas ainsi que le loup est en train de lui dérober sa proie.
69 Nous pouvons considérer ici que le loup ne se comporte pas comme un parasite puisque l'objet d'une satisfaction pulsionnelle lui a d'abord manqué. Mais il le veut aux dépens du travail d'un autre et son intelligence est mise au service d'une illusion : celle de l'évitement de la dépendance à l'objet.
70 Par ailleurs, le loup n'est coupable que d'un vol et non pas d'un meurtre. Seul le lion porte avec sa pulsion la responsabilité de la mort de son objet.
L'acquisition des connaissances
71 Jean met en scène une école et son maître. Nous sommes dans une classe et le lion la dirige. Les élèves sont placés par deux. On ne rigole pas et le singe est au fond de la classe, à côté de l'âne, le bon élève qui ne s'aperçoit de rien : le singe ne cesse de copier sur lui et réussit son « test ». Le vol du loup de l'exemple précédent est remplacé par le copiage du singe. On recommence l'épreuve. Tout comme précédemment, le lion au début ne s'aperçoit de rien et le singe ne se fait pas prendre. Mais à la fin, le lion se demande s'il n'a pas eu « une illusion » : il aurait – peut-être grâce à de meilleures lunettes – vu le singe se déplacer afin de mieux copier sur l'âne.
72 Je souligne que l'âne est bête car il ne s'aperçoit pas que l'on copie sur lui.
73 Jean : Il est bête et intelligent car il travaille bien !
74 Effectivement, il est intelligent car il construit sa pensée, mais il est bête car il ne peut penser à celui – ou à ce qui en lui – vise à le priver de sa propre pensée. Celui qui ne pense pas à son ennemi, ou à son ennemi intérieur, est privé d'une partie de son intelligence puisqu'il laisse à cet ennemi le bénéfice d'une emprise partielle sur son fonctionnement psychique
75 Le singe reste seul jusqu'à ce que, venant du dehors, une bombe éclate.
76 Moi : C'est au moment où le singe s'aperçoit qu'il ne va plus pouvoir tricher qu'il devient fou de colère.
77 J'ai le sentiment que Jean m'écoute car il me répond que le singe va pouvoir se « soigner » et aller plus tard à l'université !
78 L'investissement transférentiel est là dans la pleine écoute de mon interprétation. Mais j'avoue que venant de si loin, mon vécu contre-transférentiel ne me permettait pas de croire véritablement que Jean m'encourageait à ne pas désespérer de lui. Il est vrai pourtant que tel aura été son avenir : il se sera « soigné » et ira à l'université. C'est dans le présent de la séance que Jean accepte de ne plus tricher et d'entendre ce que je lui propose de comprendre.
L'objet qui soigne
79 Jean conçoit de plus en plus l'existence d'un hôpital où l'on peut soigner les blessures infligées à ses bons objets par les parties omnipotentes de lui. Mais l'ambulance, dans certains cas, va trop vite et bouscule le malade. Par ailleurs, la direction prise par le moi vers le bon hôpital est contrevenue par une course-poursuite effectuée par des gangsters : tous vont vers l'hôpital – qui doit me représenter dans le transfert – mais, alors que l'ambulance va y conduire le malade pour y être soigné, les gangsters la suivent afin de voler la caisse de l'hôpital ! Autrement dit : afin de voler les capacités de soigner que possède l'objet et pouvoir se passer de lui sans avoir jamais reconnu de dépendance vis‑à-vis de lui.
80 Le bon objet hospitalier se montrera ultérieurement supérieur à ceux qui veulent le dévaliser, puisqu'il envisagera de soigner son ennemi blessé. Jean fera le commentaire suivant : « Malgré cela, il ne l'a pas soigné de sa méchanceté ! »
81 Le médecin ou le bon objet qui résiste aux tentatives de l'attaquer ou de le soumettre au monde narcissique primaire, permet au bon moi qui reconnaît son existence de s'identifier à lui et de se confronter sans être détruit, à la présence de ses « ennemis ». Davantage même, une intégration se met en place qui, sans transformer encore les ennemis en amis particuliers, permet que tout ce monde ait le sentiment d'appartenir au même monde, au même moi.
82 Cette configuration est révélée par la bande dessinée (dessin 14).
83 Nous y trouvons représenté le club des anciens jouets. Il s'agit du gang formé par les parties du moi habituées à se défendre grâce à des moyens primitifs, ou peu conformes à la légalité. On pourrait s'attendre à ce qu'une telle compagnie n'accueille pas avec bienveillance le nouveau venu, si étranger à leur nature, le petit ourson qui représente, selon moi, la capacité de l'enfant à demander de l'aide, et la confiance d'en recevoir toujours. Nous assistons (en haut à gauche) à une scène où un enfant présente à son père un nouveau jouet. Le père ne faisant aucune différence entre celui‑ci et les anciens jouets, envoie son fiston dans sa chambre (en haut à droite) avec ce seul commentaire : « Encore ! » La légende de cette première ligne est la suivante : « Le fantôme de minuit voulait voler un trésor. » Ce trésor est le nouveau-né, l'adorable petit ourson que le fantôme tient pour un objet précieux. Il ne s'agit pas ici du simple vol du nouveau bébé, créé par les parents de minuit. Il s'agit, dans une autre strate du moi, comme je le souligne, d'un nouvel état du moi, qui s'installe dans l'existence et qui affirme par sa présence même, que l'amour est possible, même au milieu d'un gang. À un certain niveau, le moi de Jean n'aurait eu jusqu'à présent que la compagnie des masques, des filous, des objets partiels (2de ligne, à droite). Il se trouve dorénavant posséder un autre jouet, ou un autre équipement psychique : un nounours. Ce nounours représente une partie de son moi-réalité nouvellement apparue dans le transfert : celle qui prétend, grâce à son lien à l'objet, jouer dans la cour des grands, dans celle des anciens qui ont dû se débrouiller la plupart du temps en se détournant de leur objet plutôt qu'en entretenant avec lui une relation de dépendance. Il s'intègre à leur groupe mais ne se confond pas avec eux. Il n'est pas un voyou.
84 Les présentations sont faites (« On te présente la colonie » – 2de ligne à droite) avec en introduction (2de ligne sur la gauche) : « Junior aimait jouer. » Aussi la figure de droite à la tête de loup, salue-t‑elle l'arrivant tandis que son masque (celui qu'emprunte souvent Jean au moment où il se lance dans un jeu projectif), lui demande : « T'es nouveau, toi ? » Ce à quoi le nounours répond, tentant d'imiter le style garnement : « Ouais ! »
85 Le petit groupe se trouve à la fin soudé (dernière ligne) et chacun se présente par son nom : « Moi je suis Batstick », dit une figure étrange, une sorte de Batman, « moi A… », dit le masque, « Et moi Nounours », dit enfin celui qui est destiné à accompagner le sommeil de l'enfant en l'assurant que sa mère ne l'oublie jamais, et le protège mieux que les autres jouets d'autrefois, contre la montée des cauchemars et des fantômes.
86 Avec l'apparition du nounours, vient celle de la consolation humaine. Et Jean commence de chanter doucement en dessinant durant la séance.
87 Je veux poursuivre cette présentation comme je l'ai commencée en soulignant la coexistence des différentes strates du moi toujours en évolution, dans une dynamique à la fois conflictuelle qui ménage les transformations, tout en maintenant en place les instances qui sont à l'origine des forces en jeu : les deux pôles qui tendent le moi du côté de l'objet ou du côté de l'anobjectal.
88 L'amour s'introduit donc dans le gang des anciens moyens de défense. Parmi ces moyens, il en fut un qui s'est appuyé sur les capacités intellectuelles de Jean, mises au service d'une coupure de ses liens émotionnels à l'objet. Le cerf représente ainsi l'intelligence extrême : il a tout dans la tête ou plutôt dans ses bois. C'est une intelligence désincarnée qui est en lutte contre la venue de l'humain sur terre, car dans l'humain l'intelligence et l'émotion sont liées. Jean déclare à présent : « La venue de l'homme signe la faillite du cerf ! »
89 Même le robot commence d'avoir une goutte de sang !
90 Le loup lui-même s'il tue et s'il vole, c'est pour nourrir sa petite famille. Il n'est donc pas sans cœur.
91 Jean passe en revue sa propre évolution à la lumière de notre travail, sans perdre de vue celui qui demeure étranger à cette adaptation à la vie sur terre dans un espace en trois dimensions. Le dessin 15 nous met en présence de cette évidence : il est partagé entre deux états identitaires différents. L'évolution d'en haut témoigne de la capacité de partir de deux cellules, d'un œil unique, cyclopéen pour aboutir à une vision binoculaire et se retrouver à la fin posséder un véritable corps. S'oppose à ce personnage « ordinaire » – ainsi que Jean le formulera plus tard – un Alien sur la droite. Le langage de cet Alien apparaît dans une bulle qui, selon moi, est traduit dans la bulle de gauche : « Que veulent‑ils, dit‑il. » Les liens d'intégration – issus du travail transférentiel – permettent à présent au moi de traduire en langage humain le langage de l'Alien. Alors que l'inverse est impensable : l'Alien ne comprend rien à ce qui se passe dans la strate du moi qui s'est élevée au-dessus de l'influence du moi-narcissique. Tout se passe cependant sur une seule et même scène : le personnage ordinaire qui connaît le langage parlé, et l'Alien qui possède des antennes au bout desquelles se situent deux formations oculaires. Elles ne se sont jamais croisées pour former une vision binoculaire, fondement intrapsychique de tous les liens humains et de toute l'expansion symbolique. Le pauvre Alien continue son existence dans un monde de parallèles – telle l'implantation de ses bras – les yeux collés à son objet. À gauche, le moi associé à un objet qui pense, traduit le langage d'un Alien qui n'a pas pris la direction du moi-réalité et qui pourtant s'interroge sur la rencontre qui s'impose à lui. Il n'y réagit plus comme le petit voyou (dessin 5) qui se décollait de l'oreille de son objet. S'il n'y a pas de langage commun, ni de sens commun, entre ces différentes parties du moi, du moins y a‑t‑il une tentative de traduction d'un niveau à l'autre.
92 L'Alien toutefois n'écoute pas toujours mon langage et il lui arrive parfois de provoquer chez Jean une réaction violente, type « petit voyou ». Lorsque je « traduis » alors son désir de m'assommer et d'assommer en même temps la bonne partie de lui – tel le petit nounours – qui accepte de travailler avec moi, comme de dessiner avec moi, Jean crie sur mes mots pour les empêcher d'atteindre ses oreilles et de le toucher psychiquement. Cela reste sans effet mais lorsque j'ajoute que ce que j'ai dit concernant la bonne partie de lui qui accepte de travailler ici, est la même que celle qui aime ses parents, et que ses parents l'aiment, je vois qu'il est sur le point de pleurer. Le sens de mes mots est passé à travers ses cris. Je l'entends alors qui me dit : « Oui ! J'ai vu que vous avez vu ! »
93 Il est donc plus important pour son moi à présent de sauver le lien à ses objets que de satisfaire aux exigences de son Alien. La souffrance humaine et les pleurs, la culpabilité, l'attendent pour avoir fait souffrir son objet – son objet externe, interne et son objet dans le transfert. Mais il dote ce même objet de la capacité de voir les enjeux psychiques d'une telle défense. Un objet qui n'est pas anéanti par son désir de l'anéantir. Un objet qui fait le lien entre ce qui se passe au-dedans de lui et ce qui se passe au dehors de lui. Un lien entre ce qu'il y a d'Alien et ce qu'il y a d'amour en lui.
94 C'est dans ce contexte que survient, comme il le dit, « une crise économique mondiale ». Son économie psychique est en crise : comment investir davantage les objets qu'il aime, alors qu'il leur en veut tellement qu'il risque de faire sauter ses propres réserves d'amour ?
95 Jean continue de travailler la strate de son moi qui vit dans la bidimensionnalité. Il gratte avec un crayon une pièce de monnaie d'un côté de la feuille et en voit paraître ainsi le dessin de l'autre côté. Les personnages qui voient cette apparition se disent d'abord : « Ce n'est pas de notre monde ça ! », « Ça doit avoir une énorme valeur ! ». Il pense que ce qui apparaît en deux dimensions vient d'une pièce qui est en trois dimensions, faisant ainsi un lien entre deux appréhensions de l'objet. Serait‑il parvenu ici à faire entrer sa petite voiture d'autrefois dans la bidimensionalité ? La valeur réside-t‑elle dans ce monde en 3 dimensions inconnu de l'Alien ? Ces personnages sont bientôt épouvantés par l'apparition qui passe au travers de la feuille, rappelant l'existence d'un « autre monde ». Ils s'écrient, les yeux exorbités : « C'est l'attaque de la troisième dimension… ! AAAAH ! »
96 Il ne serait plus possible de vivre tranquillement dans un monde bidimensionnel sans pensée.
97 Allant dans le sens de cette hypothèse, Jean se gratte bientôt la tête, comme s'il la sentait envahie par des poux, des parasites dont il faudrait se débarrasser par un bon nettoyage au chlore. Ces parasites sont vécus comme des éléments qui empêchent la pensée de traverser l'esprit de manière aussi fulgurante que s'il n'offrait aucune résistance spatio-temporelle, aucune dimension tierce. La pensée s'installe alors en tant que pensée qui attend d'être pensée, et c'en est fini d'une pensée qui serait tenue comme un objet en soi, prolongement d'une partie des moustaches de l'« artiste » d'autrefois.
98 Je voudrais pour conclure présenter deux tableaux. L'un qui constitue l'illustration d'un joli moment d'intégration dans le moi-réalité et l'autre qui constitue le pendant tragique de cette intégration.
99 L'évolution de Jean se poursuit malgré sa confrontation avec ce qu'il nomme à présent une « faille dimensionnelle », l'obligeant de supporter une chute au sein de son narcissisme. Il « tombe de haut » celui qui se vivait tout-puissant, supérieur à toute relation objectale mais aussi supérieur à l'impératif paternel. Regardons de plus près le dessin 16. Celui qui croyait avoir une « énorme valeur » avant la « crise économique mondiale » – pour reprendre les expressions de Jean – le dit lui-même : « Eh bien je tombe de haut » (1re ligne à gauche). Il trouve cela « atrocement cruel » (1re ligne au centre) et le voilà qui s'écrase au sol (1re ligne à droite). Mais tout étonné, il se réveille de ce choc et s'aperçoit qu'il est vivant – « comment ! Je suis vivant ! », dit‑il – et qu'il n'a pas été anéanti par le contact avec la réalité terrestre, ou par son lien avec la réalité de l'objet (2de ligne à gauche). Il se relève avec peine (2de ligne au centre) et se retrouve maintenant à l'hôpital (2de ligne à droite). Un médecin se tient près de son lit et il constate amèrement : « Je vais souffrir toute ma vie ! Ah… » Souffrir – il a raison – de supporter toute sa vie la reconnaissance de l'objet qui lui donne de l'aide et sans lequel il aurait disparu. Celui qui ne croyait avoir besoin de personne a besoin de consolation, aussi le médecin lui passe-t‑il un peu de pommade narcissique pour adoucir sa peine. Alors qu'il considère, étonné : « Je suis sur pied ? » – c'est‑à-dire que je suis capable de me porter tout seul grâce à l'aide de l'objet et non pas en déniant l'existence de ce dernier – le médecin le flatte pour l'encourager : « Grâce au choc, il me semble… Un cas exceptionnel » (3e ligne, au centre). Il a bien fallu que le moi qui ne connaissait pas l'objet, ni la chute dans un espace en 3 dimensions (et non dans un infini qui n'aurait jamais arrêté son expansion narcissique) reçoive le choc d'une limite. Le médecin dit vrai et propose un compromis : il sait que pour accepter cette vérité, le moi doit se croire encore unique. Cette strate du moi qui échappe à l'emprise narcissique primaire, veut bien être « sur pied », mais à condition d'être unique, et de provoquer l'admiration de l'objet qui accepte de le traiter de « cas exceptionnel ». Enfin le moi se retrouve seul à intégrer son expérience (3e ligne, à droite) et conclut, livré à lui-même « J'y comprends rien. » En effet le travail psychique d'intégration est d'importance. Mais si telle est la conclusion qu'il tire de cette aventure, cette incompréhension ne signe-t‑elle pas le début de la sagesse ?
100 Voici donc à présent la confrontation entre les deux tableaux de son évolution psychique.
101 Le 1er tableau signe l'intégration de deux parties de son moi-réalité vécues à la lumière de sa conscience. Il ne faut pas oublier en effet que ce monde de l'inversion que nous retrouverons sur le second tableau existe toujours, et que ce qui est éclairé en positif d'un côté, l'est en négatif de l'autre.
102 Ici nous avons la parfaite illustration d'une entrée dans l'approfondissement d'une position dépressive, réduisant les clivages entre deux parties du moi-réalité (dessin 17). Sur la ligne du haut se trouvent les deux parties du moi-réalité : l'une est idéalisée et gentille comme un ange, tandis que l'autre est diabolique. Ces deux parties s'intègrent dans un seul personnage qui ne se perçoit plus dédoublé, mais clivé au sein même de sa personne (2de ligne). Des flèches indiquent l'évolution du travail permettant de parvenir au 3e niveau, là où le moi ne se sent plus clivé car il a intégré et intériorisé ces deux parties qui font de lui un « personnage ordinaire », comme il l'écrit. Un être qui n'a plus à prétendre être « exceptionnel » dans le bien comme dans le mal. Il accepte de descendre sur terre et d'être comme tout le monde : ordinaire dans les limites du temps qui est imparti à sa vie.
103 Nous assistons avec l'autre tableau (dessins 18 et 19) à la souffrance extraordinaire que doit endurer le petit Alien. Il n'a pas encore intégré le monde dans lequel le médecin peut soigner les chocs infligés par les transformations qui prennent place dans le moi-réalité. Voici la représentation que ce moi peut donner de cette souffrance. Souvenons-nous que lors de l'apparition de l'Alien, le personnage « ordinaire » et intégré, traduisait ce que l'Alien était incapable de formuler dans une langue compréhensible par les autres. Ainsi pouvons-nous supposer à présent que c'est avec les ressources de ce qui a évolué dans le moi-réalité, que sont traduites les souffrances indicibles des éléments narcissiques primaires au sein de ce dernier. Que voyons-nous ? D'abord (dessin 18) le monde sans fin, le tourbillon dans lequel circule l'Alien que l'on retrouve sur le dessin 19. Ici tout a changé : un personnage paternel sur la gauche s'est emparé d'une paire de ciseaux et a tranché dans la sphère infinie où se mouvait l'Alien pour n'en isoler qu'une tranche, sorte de déploiement d'ondes sonores qui partent de l'Alien pour arriver sur le personnage de droite, qui se bouche les oreilles. La figure paternelle, la 3e dimension, n'a pas seulement coupé dans l'infini du monde de l'Alien, il lui a aussi coupé ses antennes au bout desquelles se logeaient ses yeux. L'horreur d'une telle castration oculaire est portée par le personnage de droite qui, de ce fait probablement, à la différence de l'Alien, a les yeux en face des trous. Faudrait‑il en passer par là pour commencer d'intégrer dans certaines couches du moi, une vision plus réaliste du monde des liens et des liens aux objets ?
104 Nous pourrions conclure en soulignant que la continuité du travail de la pulsion de vie est « cruelle » pour ce qui ne s'est pas encore adapté à elle. Il fallait bien cependant que le médecin coupe les antennes du petit Alien. Aurait‑il pu naître autrement aux relations d'objets et devenir, comme Jean nous l'a appris, un « personnage ordinaire » ?
Dessin 2
Dessin 2
Dessin 3
Dessin 3
Dessin 4
Dessin 4
Dessin 5
Dessin 5
Dessin 6
Dessin 6
Dessin 7
Dessin 7
Dessin 8
Dessin 8
Dessin 9
Dessin 9
Dessin 10
Dessin 10
Dessin 11
Dessin 11
Dessin 12
Dessin 12
Dessin 13
Dessin 13
Dessin 14
Dessin 14
Dessin 15
Dessin 15
Dessin 16
Dessin 16
Dessin 17
Dessin 17
Dessin 18
Dessin 18
Dessin 19
Dessin 19
- Bion W.R. (1979), Éléments de psychanalyse [1963], trad. F. Robert, Paris, Puf.
- Bion W.R. (1982), Transformations [1965], trad. F. Robert, Paris, Puf.
- Bion W.R. (1983), Réflexion faite [1967], trad. F. Robert, Paris Puf.
- Freud S. (1987), L'Interprétation des rêves [1900], trad. I. Meyerson, Paris, Puf.
- Freud S. (1996), Au-delà du principe de plaisir, in OCF.P, vol. XV, Paris, Puf, p. 273-338.
- Klein M. (1974), Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs [1940], trad. M.Derrida in Essais de psychanalyse, Paris Payot, p. 341-369.
- Klein M. (1966), Notes sur quelques mécanismes schizoïdes [1946], in Développements de la psychanalyse, trad. W. Baranger, Paris Puf, p. 274-300.
Mots-clés éditeurs : strate du moi, bidimensionalité, tridimensionalité, moi-réalité, organisation du moi, moi-narcissique
Date de mise en ligne : 04/04/2019
https://doi.org/10.3917/jpe.017.0027Notes
-
[1]
Texte d'une conférence donnée à Bucarest dans le cadre de la Société Génératia, en février 2014, qui reprend le thème du livre de l'auteur : L'Acquisition de la troisième dimension psychique, Chenonceaux, Popesco, 2015.