Notes
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[1]
Les drames familiaux qui ont concerné ma lignée maternelle et circulé au niveau transgénérationnel et pour d'autres raisons ma lignée paternelle, m'ont amené à penser progressivement et difficilement les racines de la terreur afin que cette « terreur sans nom » puisse se transformer en quelque chose de nommable, m'évitant ainsi de m'enliser dans une enclave d'une pensée sidérée. J'ai vécu à une époque une expérience agonistique personnelle marquée par des angoisses de mort imminente. Ma mère fit un clivage avec sa langue d'origine « comme une assimilation défensive aux traumatismes de sa culture d'origine » (B. Lechevalier, 2005). C'est pourquoi elle ne me transmit pas sa langue d'origine.
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[2]
Ces traumatismes anciens peuvent être réactivés par des événements traumatiques actuels divers, familiaux et / ou sociaux plus ou moins importants, plus ou moins proches ou éloignés du sujet (je pense aux guerres dans le monde qui affectent des sujets éloignés géographiquement de ces guerres) mais toujours menaçant imaginairement ou réellement la vie et l'identité du sujet. L'interpénétration des traumatismes anciens et actuels renforcent alors la menace existentielle particulièrement au moment de l'adolescence.
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[3]
En étudiant des testaments laissés par ceux qui commettent des attentats suicides, Fethi Benslama (2015) a relevé à plusieurs reprises que « les candidats s'imaginent dans une scène de « membra disjecta » (fantasme d'être un éclat de chair). « Le candidat pense qu'il sera reconstitué ensuite en accédant au statut de martyr pour devenir immortel. » Le martyr en islam est un mort qui reste vivant.
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[4]
Sur le plan étymologique, enfer vient du latin « infernis » qui signifie inférieur. La recherche du paradis par sa dimension de perfection absolue viendrait « traiter » ce sentiment d'infériorité mortifère « infernale » éprouvé par le candidat djihadiste.
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[5]
R. Roussillon décrit deux conjonctures traumatiques primaires distinctes sous-jacentes aux formes d'exacerbation de la violence, l'une qu'il rattache aux ratés de la « fonction miroir » et l'autre à « l'incapacité de l'objet à survivre ». Nous pensons que la « fonction miroir » n'assure sa fonction structurante que si elle est reliée à la « capacité de l'objet à survivre ».
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[6]
S'il répond à son désir de fusion, il n'existe pas, s'il s'en sépare, il rencontre l'angoisse de mort.
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[7]
Dans la perspective décrite par Melanie Klein d'une « bonne scène primitive » (que l'on pourrait rattacher aux « parents harmonieusement combinés » de Salomon Resnik), où l'enfant se représente comme prolongement vivant et fécond de ses parents, « les parents sont unis sexuellement et se réparent mutuellement, sans clôture sur leur relation intime, mais au contraire en s'orientant vers l'enfant, objet de leur amour commun. Le fantasme de bonne scène primitive est à la base du sentiment de sécurité intérieure dans l'appartenance à son sexe, du sentiment d'être protégé intérieurement jusques et y compris dans l'émergence de la sexualité génitale »(Houzel, 2000), et j'ajouterai, dans l'inscription à une double lignée maternelle et paternelle suffisamment bonne. Cette représentation du mort-vivant pourrait correspondre aux « parents combinés » de Melanie Klein désignant une figure persécutrice représentant des parents unis dans une relation sexuelle dévastatrice, diabolique dans le cas du terrorisme (« coït non créateur des parents »).
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[8]
Ce fantasme « d'extinction filiale » pourra être renforcé par un contexte collectif, social, menaçant imaginairement ou réellement la vie du sujet et de sa communauté. Nous le retrouvons chez Hitler, Merah, Breivik traversés par des angoisses apocalyptiques nécessitant pour leur survie de recourir à une filiation narcissique imaginairement protectrice à dimension mythique et mystique les inscrivant dans une visée résurrectionnelle reliée à une pureté régénératrice assurant leur immortalité à partir d'une origine unique et d'un ancêtre unique (Dieu Allah pour les islamistes, Dieu chrétien pour Breivik, Dieu Aryen pour Hitler) où tous les membres de la communauté seraient des frères narcissiques.
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[9]
« Vivons comme des frères ou nous finirons comme des fous », expression formulée par Martin Luther King, dans le contexte de la lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis.
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[10]
Sous une autre approche que celle de R. Roussillon, C. Balier (1997) dans ses travaux sur la violence et la destructivité note également la dimension mortifère contenue dans la distance problématique du sujet d'avec l'objet. Il indique alors que pour de tels sujets, l'angoisse de séparation-individuation évoque la mort. Cette angoisse est la conséquence d'un échec de la négociation difficile (creuset de la violence) à laquelle est confrontée le bébé. S'il répond à son désir de fusion, il n'existe pas, s'il s'en sépare, il rencontre l'angoisse de mort. Le recours au double, figurant dans le système de la « filiation narcissique » permettrait, partiellement une négociation de cette contradiction, car ce recours représente une ébauche de séparation (le double n'est pas un magma indifférencié) tout en évitant une séparation néantisante du fait du lien permanent que permet la relation au double.
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[11]
Qui ne permettraient pas à ce sujet de penser qu'une part des maillons mortels représentés par chaque membre d'une génération « aura survécu par le patrimoine que chacun a transmis à sa descendance » (immortalité relative dans l'écart d'une génération). Cette transmission, quand elle réussit, crée un sentiment continu d'exister filial.
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[12]
L'extrait d'un livre pour enfants au moment de l'Allemagne nazie de 1936 indique pour Hitler et les nazis que le judéo-bolchévisme représente la figure du Diable.
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[13]
Hitler vénéra sa mère au teint clair et aux yeux bleus dont l'image idéalisée deviendra pour lui l'archétype de la perfection humaine et raciale. La mort de celle‑ci fut pour Hitler catastrophique, selon les historiens.
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[14]
Dans beaucoup de quartiers de jeunes d'origine musulmane, on peut entendre ce même discours : « Avec tout ce que les musulmans subissent dans le monde, heureusement que les frères Kouachi ont vengé notre honneur, ils sont notre fierté. »
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[15]
Chaîne M6, émission du 11/11/2012.
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[16]
Le refus de sa demande d'intégration dans l'Armée française par l'État français a pu renforcer également son sentiment d'exclusion par la nation française, et contribuer au fait qu'il choisisse parmi ses victimes des soldats français d'origine musulmane.
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[17]
En 2005, Shérif Kouachi dira : « Farid m'a parlé d'une grande maison au Paradis… Farid disait que c'était bien d'aller au combat, de se trouver en Irak et de se faire tuer. »
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[18]
C'est pourquoi, l'homme est ravalé au rang d'animal et égorgé comme lui.
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[19]
Le sitar, mot d'argot, désignant le voile intégral où on ne distingue même plus les yeux de la femme. La femme doit porter par ailleurs des gants.
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[20]
Ce sentiment d'existence, ils le trouvent également paradoxalement au moment où ils vont mourir, en héros martyr viril dans une sorte d'apothéose, glorifiés d'avoir accompli leur mission de sauvetage de la pureté de l'humanité. Par ailleurs, la sur-médiatisation qui leur est accordée après leur attentat en Occident leur donne une place dans l'histoire. Ainsi, d'inconnu Mohamed Merah passe à une place de très connu dans l'histoire du terrorisme.
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[21]
La distance psychique très problématique avec l'autre (menace d'intrusion ou de vide) retrouvée chez les terroristes, les empêchent de « penser vrai ». Pour Didier Anzieu (1984), « penser vrai, c'est penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l'autre ».
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[22]
Un passage de Mein Kampf, cité par I. Mc Ewan (2009), révèle les préoccupations apocalyptiques de Hitler : « Si notre pays et notre état sont les victimes de ces tyrans, des peuples que sont les juifs altérés de sang et avides d'argent, toute la terre sera prise dans les tentacules de ces hydres, mais si l'Allemagne échappe à leur enlacement, on pourra considérer que le plus grand danger qu'aient jamais connus tous les peuples ne menace plus le monde entier. »
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[23]
Dans les reportages, très souvent, des jeunes se disent soulagés et apaisés dès leur radicalisation et la perspective de partir en Syrie pour « combattre l'Enfer provenant des mécréants qui tuent leurs frères et violent les femmes ».
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[24]
Plusieurs témoignages de volontaires étrangers à l'état islamique révèlent leurs angoisses, mais aussi leur exaltation à l'approche de la fin des temps. « L'ultime bataille, celle qui verra dans un effroyable bain de sang la victoire des fidèles… sur les mécréants » est évoquée comme imminente sur les réseaux sociaux. C'est un argument efficace martelé par les djihadistes pour inciter les volontaires à rejoindre sans tarder les troupes du calife. Dabik qui est le lieu de ce combat en Syrie est mentionné, dans une tradition prophétique particulièrement populaire chez les djihadistes, comme le théâtre de la bataille décisive entre les musulmans et les Roums (les Romains), en fait les Byzantins au temps de Mahomet. Les « Roums » sont aujourd'hui dans la propagande des djihadistes, les « Croisés » et les Occidentaux mécréants (« diaboliques ») en général.
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[25]
Le sujet radicalisé peut même changer de nom en prenant un nom de guerre lorsqu'il rejoint ses « frères narcissiques » de combat.
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[26]
À ces mouvements de mort s'associent les affects réprimés du sujet qui le rend indifférent à la souffrance de l'autre en raison même de la teneur traumatique contenue dans ces affects. Affects gelés par le déni dont le but « est celui de protéger de l'effondrement dépressif, sans contenant personnel ou groupal » (Lechevalier, 2005).
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[27]
Et non pas en cherchant à les « déconvaincre » de leurs idéaux essentiels pour l'instant à leur survie identitaire. Rappelons qu'aider l'autre à penser de façon réaliste, c'est l'aider à « penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l'autre » (rôle joué par la relation empathique reliée aux questions de la bisexualité psychique, de la bi-parentalité).
1 Ma propre histoire de fils d'une mère polonaise [1] déportée réactivée par l'affaire du terroriste M. Merah et le fait d'avoir accompagné thérapeutiquement des patients violents, voire très violents, terrorisés et terrorisants pris dans une histoire sociale et familiale traumatique m'ont conduit à poursuivre mon travail de réflexion sur le terrorisme pour que les bourreaux ne m'apparaissent plus comme des monstres, mais comme des sujets également en souffrance d'une histoire familiale et collective, travail qui aide à élaborer ses propres expériences traumatiques et à sortir d'une enclave victimaire pouvant sidérer à certains moments la pensée propre ; enclave dont le maintien est contre-productif, tant du point de vue de l'élaboration de ses expériences traumatiques que du point de vue de propositions de pistes de réflexions sur le traitement collectif, familial et individuel du terrorisme en opposant au narcissisme de mort, un narcissisme de vie au sens de A. Green (1983). C'est en allant à la « source » du terrorisme que l'on peut véritablement lutter contre celui‑ci en se distançant d'une position victimaire. Dans la position victimaire, le temps présent se télescope avec le temps passé comme si les événements passés [2] traumatiques individuels et collectifs des ascendants ou du sujet lui-même, en faisant irruption dans leur présent, devenaient véritablement actuels. Cette confusion des temps entraîne peu ou prou un rapport synchronique entre le passé et le présent provoquant à un degré extrême une recherche du paradis perdu antérieur à la période traumatique, une pureté absolue des origines débarrassées de tout traumatisme. À un degré moindre, le sujet sera nostalgique d'un passé supposé plus intègre (par rapport au présent « décadent »), presque merveilleux. Les adversaires « ordinaires » du multiculturalisme font partie de cette catégorie.
2 Mon travail s'est construit à partir de la notion de « pensée sauvage » de Bion, cependant balisée par un travail de théorisation enrichi des références à des auteurs psychanalytiques ayant travaillé sur les niveaux archaïques de la construction identitaire du sujet et de ses achoppements, et sur les effets symbolicides de traumatismes transgénérationnels affectant le système de la « filiation instituée » au sens de J. Guyotat (1980). Ce travail porte également sur le rapport du sujet au collectif actuel, ancien voire plus ancien, concernant des figures du terrorisme non univoques mais toutes rattachées aux effets symbolicides de différents traumatismes familiaux et collectifs s'interpénétrant, dont l'impact serait celui d'une « terreur sans nom » provoquant pour la survie du sujet une avidité d'idéaux grandioses à la hauteur de l'effondrement narcissique, du désespoir existentiel. Idéaux portés par un projet « humaniste » collectif sous-tendu par des visées de vengeance réparatrice destructrice animée par une « rage narcissique », une violence du désespoir (J. Begoin, 1994) conduisant à l'acte terroriste à l'endroit de victimes rendues coupables de leur anéantissement existentiel d'où la nécessité de les éradiquer.
Hypothèse sur les relations existant entre traumatismes, « terreurs sans nom » et oroduction d'actes terroristes
3 R. Roussillon (2012) indique que l'expérience agonistique se répète dans les agirs, les pathologies destructives comme les actes meurtriers et suicidaires. Ces pathologies se retrouvent le plus souvent dans ce qu'il nomme « problématiques narcissiques identitaires » qui sont des « formes de souffrance qui impliquent une menace identitaire pour le sujet, c'est‑à-dire celle qui rencontre ou recouvre des formes d'agonie psychique ». Nous pensons que les actes terroristes destructeurs (actes meurtriers et suicidaires) s'inscrivent dans ces « problématiques narcissiques identitaires » mettant en jeu constant des formes d'agonie psychique, dont les angoisses apocalyptiques des terroristes (chez les djihadistes, nous retrouvons ces préoccupations apocalyptiques dans leur référence mortifère à l'eschatologie musulmane et chez Hitler, par exemple, dans Mein Kampf) viendraient révéler la teneur, rappel d'une conjoncture où les traumatismes filiaux s'interpénètrent avec les traumatismes sociaux anciens et actuels dans le contexte bouleversant de l'adolescence. C'est dans cette perspective que nous parlerons de « terroristes terrorisés » au sens bionien et non au sens manifeste au moment de leurs actes, actes de survie psychique qui, au contraire, les soulagent de leur sentiment d'éradication. Nous savons que le vécu terrifiant d'éclatement du corps en morceaux peut se rencontrer dans l'expérience agonistique primitive. Dans cette perspective, l'attentat suicide pourrait servir d'exemple de mise en scène et de « traitement » par le terroriste de ce vécu de terreur agonistique [3] témoignant d'un raté de l'identification unitaire permise d'abord par l'unification des sens.
4 Selon Roussillon (2012), le débordement de l'excitation du fait de l'expérience traumatique symbolicide peut produire un état dans lequel le sujet ne peut véritablement se saisir de ce à quoi il est confronté, parce qu'il ne peut véritablement le représenter psychiquement. L'expérience traumatique est alors insaisissable, non liable par la psyché. Elle fait encourir à la psyché la menace d'une mort psychique, d'un état de mort de la subjectivité (Winnicott, 1969a), d'une perte de sentiment d'existence. Son impact sera alors celui d'une terreur sans nom (Bion, 1985), d'une agonie (Winnicott, 1969b ; Roussillon, 2012).
5 À propos de l'effondrement du sentiment d'existence, lors de témoignages, plusieurs candidats au Djihad tenaient ce discours : « Nous sommes des insectes dans cette société, nous n'avons aucune identité, aucune dignité, aucun avenir, aucun espoir, l'islam nous a rendu notre dignité, parce que la France nous a humiliés, il nous faut faire en France ou en Syrie le Djihad pour éliminer les mécréants responsables de l'enfer [4] dans le monde » (c'est‑à-dire de leur dévalorisation mortifère). L'humiliation, l'absence de dignité, « le sentiment d'être rien », de ne pas exister dans le regard de l'autre sont des termes récurrents retrouvés dans le discours des djihadistes français d'origine musulmane ou non. Ces termes sont à prendre en compte, car ils disent quelque chose des histoires traumatiques collectives et individuelles de leurs auteurs.
Subjectivité, sentiment d'existence, exacerbation de la violence, actes terroristes
6 La subjectivité est appendue au sentiment d'exister, et, pour que l'ensemble des mécanismes subjectifs et désirants puissent fonctionner, il est au départ nécessaire que le sujet soit supposé exister dans le regard de l'Autre. R. Roussillon décrit une conjoncture traumatique primaire sous-jacente aux formes d'exacerbation de la violence : celle où l'objet assure mal la fonction de miroir, qui va bien au‑delà du regard car cette fonction concerne tous les sens : c'est bien quand la mère empathise que le bébé traite ses sensations comme des échos et des images en miroir des sensations maternelles qui lui donnent du sens. Roussillon souligne que l'achoppement de cette fonction d'empathie est aux fondements de la souffrance psychique identitaire. L'imitation contenue dans cette relation au double semblable concerne presque exclusivement les perceptions : elle a pour objet essentiel de préserver une continuité d'existence. À ce stade, le sujet a besoin de ressentir pour exister et le lien vital à l'objet se traduit par une identité de perception. L'identification unitaire permise par la fonction miroir est d'abord une unification par les sens. « Je sens, donc je suis » avant d'être : « Je pense, donc je suis ». Comme le montre D. Anzieu dans Le Moi-peau, la pensée s'étaye sur l'inter-sensorialité contenue dans le « moi peau » mais aussi grâce à l'intégration de la bisexualité de l'enveloppe psychique qui est à la base du sentiment continu d'exister selon Didier Houzel (2000). L'architecture qui soutient le sentiment d'existence est donc subordonnée au ressenti. La prise en compte de la sensorialité dans l'abord des processus de violence est donc essentielle selon Abensour et Nastasi (2002).
7 Pour R. Roussillon (2012), pour que le lien à l'objet soit suffisamment sécurisant, « il est nécessaire que celui‑ci soit progressivement perçu comme un “double” de soi, c'est‑à-dire un double qui n'est pas identique mais suffisamment semblable pour être investi comme miroir et suffisamment autre pour ne pas être confondu, sinon le lien au double de soi-même prendra un caractère traumatique, soit du côté d'un trop d'étrangeté de l'autre, au sens de Bion, soit du côté d'un trop de proximité qui lui fait perdre sa valeur d'Autre, sa valeur d'altérité ». Il faut pour cela [5] que la mère puisse se montrer vivante, qu'elle survive aux attaques de la rage du bébé : se montrer vivant, c'est‑à-dire créatif, la créativité étant le signifiant même de la vie. La survivance de l'objet est en lien avec la dépression maternelle et de la description du complexe de la mère morte d'André Green (1983). C'est une mère qui, abîmée dans son deuil, a désinvesti son bébé. La mère, source de vitalité pour l'enfant, devient de ce fait une figure quasi inanimée. Là, on se trouve dans le registre de l'absence, de l'indifférence de l'objet. D'autres formes de liens à l'objet peuvent apparaître dans la relation d'une mère abîmée dans son deuil, il peut s'agir d'un amour incestuel massif au sens de P.C. Racamier (1995) du côté de trop de proximité, ou du côté de représailles à l'égard de l'enfant.
8 J.K. Abram (2007), dans une approche qui articule les concepts respectifs winicottien de « capacité de l'objet à survivre » et bionien de fonction contenante, décrit dans son article un patient adulte terrorisant terrorisé chez lequel le sentiment de terreur et les actes terroristes se retrouvent dans l'échec de l'objet externe à survivre psychiquement aux attaques destructrices du sujet. Si cet objet ne survit pas psychiquement aux angoisses intenses du bébé (ou terreur) car ne supportant pas lui-même ses propres angoisses infantiles, il ne peut alors recevoir, détoxiquer les angoisses terrifiantes éprouvées par le bébé en les transformant pour les restituer sous formes d'angoisses tempérées, intégrables pour la psyché de l'enfant. L'enfant est alors en proie à des « terreurs sans nom » du fait de leur réintrojection. « Dans cet objet, qui ne survit pas, se trouve une terreur qui pétrifie le sentiment de soi et qui fait obstacle à la capacité d'introjection, de croître grâce à une pensée créatrice. » Pour B. Lechevalier (2007), ces « éléments béta » « non détoxiqués » (legs trans-générationnels) peuvent « aussi susciter entre les générations fascination, sidération dans le collage et l'adhésivité comme moyen de lutter contre le vide existentiel, le désespoir identitaire avec un parent déprimé… Il manque un objet contenant pour qu'une identité différenciée puisse alors se constituer ». Il manque un objet contenant permettant à l'enfant de négocier (processus de séparation-individuation permis par les qualités bisexuelles de l'enveloppe psychique décrites par Didier Houzel (2000) où l'intégration de la bisexualité dans la constitution de l'enveloppe psychique est à la base du « sentiment continu d'exister »), de façon créatrice et non destructrice cette contradiction provenant de l'axe fusion/séparation mortifère d'avec l'objet au sens de Claude Balier [6] (1997).
9 La terreur identitaire de l'enfant non transformée me semble elle-même héritière des fantasmes mortifères des parents concernant leur scène primitive propre en lien ou non avec celle de leurs parents respectifs. La terreur apocalyptique des terroristes dans notre étude me semble en relation avec cette représentation mortifère de la scène primitive où celui‑ci ne serait pas le prolongement fécond et vivant de ses parents [7], mais un mort vivant où ses descendants ne pourraient que se dégénérer, aboutissant à leur extinction filiale [8] d'où la nécessité de recourir à une filiation pure régénérée, à partir d'une « filiation narcissique » (Guyotat, 1980) immortelle où les membres de la communauté seraient tous des « frères narcissiques ». (Le martyr en Islam est un mort qui reste vivant). « Je vais en Syrie pour défendre mes frères qui se font tuer » est un discours récurrent retrouvé chez les djihadistes. Ce qui m'invite à établir un distinguo rapide entre ce qu'on pourrait appeler la fraternité [9] dans le sens d'un sentiment d'une commune humanité inscrite dans le partage tout en respectant les différences, et la « fraternité » que j'appelle narcissique. Dans cette « fraternité narcissique », les identifications spéculaires par inclusions réciproques auraient ceci de spécifique que ce qui arrive à l'un arrive à l'autre, comme s'il y avait à ce moment-là un même espace psychique, un même corps pour deux. Cette « fratrie narcissique » magique aurait par ailleurs pour raison de former un ensemble tout puissant : « seuls, nous ne sommes rien, à deux nous sommes des Dieux », propos de candidats au djihad relevés par Fethi Benslama.
10 Cette fraternité narcissique s'illustre par exemple à travers le cas de Djokhar Tsarman, d'origine tchétchène, terroriste avec son frère aîné, Tamerlan au marathon de Boston, qui avait écrit les mots suivants sur les parois intérieures du bateau sous lesquelles il s'était caché lors de sa prise en chasse par les forces de l'ordre : « Nous musulmans, sommes un seul corps. Vous faites du mal à l'un de nos frères, vous faites du mal à tous. »
11 Cette relation dialectique entre la nécessité de l'attachement à une communauté de partage et de la différenciation nécessaire au sentiment d'exister, c'est‑à-dire d'être vivant, est absente ou trop insuffisante quand le sujet est confronté soit à du trop de proximité soit à de l'exclusion, l'absence, l'indifférence de la part de l'objet d'où le recours à la « filiation narcissique » en raison même des fonctions qu'elle occupe par rapport à la distance avec l'objet [10].
12 Au niveau collectif, social, des conjonctures traumatiques semblables à celles rencontrées dans le contexte familial et filial, c'est‑à-dire liées à la distance psychique problématique avec l'autre, existent également quand le rapport d'un groupe, d'une nation à un autre groupe ou une autre nation se situe entre des positions extrêmes d'invasion, de rétorsion, d'exclusion, de mépris, de discrimination d'indifférence lors par exemple des guerres, des colonisations, des dictatures, de la mondialisation et des effets d'un capitalisme outrancier, des attitudes très ambigües ou paradoxales géopolitiques entre les pays, les nations. Au niveau collectif, ces rapports problématiques concernant la distance à l'autre, aux autres, provoquent de la violence pouvant conduire à la mort d'un groupe, voire au génocide. À noter que ces conjonctures traumatiques familiales et sociales s'interpénètrent, s'interpellent, se potentialisent, ce qui donne toujours au traumatisme un caractère spécifique à chaque sujet. Toutefois, le partage commun de traumatismes communautaires peut conduire les membres d'une même communauté à une adhésion idéologique grandiose irréaliste leur permettant de réparer narcissiquement les effets de leurs traumatismes, c'est‑à-dire leur dissolution identitaire groupale et, par là même, leur dissolution identitaire individuelle.
Adolescence et terrorisme
L'adolescence est un changement d'une telle radicalité que cela peut donner à l'adolescent le sentiment d'une profonde étrangeté à soi-même, comme si son corps ne lui appartenait plus, comme si cette réalité lui était imposée et pouvait lui être hostile… Cette étrangeté crée chez l'adolescent le sentiment qu'il est attaqué de toutes parts (Marty, 2010).
14 Qu'est-ce qui se passe si cette rencontre de l'adolescent n'a pas bénéficié d'un environnement capable de supporter ces attaques destructrices en lui offrant un contenant qui lui donne les repères pour survivre à sa propre agressivité (Marty, 2009), comme c'est le cas chez les sujets de nos illustrations cliniques ? Du fait d'une effraction de leur contenant psychique (violence manifeste ou climat incestuel), ou lors de ruptures rompant le lien filial au moment de leur enfance, ou de leur adolescence, ces différents traumatismes collectifs et familiaux renforcent alors leur vécu d'étrangeté, voire de terrorisante étrangeté par rapport à leur corps pubère. La menace d'anéantissement identitaire provenant de l'environnement familial et/ou social, dans le contexte de l'adolescence conduit le sujet terroriste à se réfugier dans ce que j'appellerai le « non modifiable identitaire ». Ainsi, Anders Breivik, qui connaîtra vers l'âge de 16 ans une rupture définitive provenant de son père (diplomate vivant et marié avec une femme en France et défendant un multiculturalisme dont Anders Breivik se sent totalement exclu) et une autre rupture définitive provenant d'un ami musulman qui lui aurait fait subir ensuite des violences par le biais d'un autre musulman, ne tuera point au moment de ses actes terroristes un jeune homme qui lui ressemblait fort (sosie). Ce rapport au sosie pourrait se rattacher à ce que dit J. Guyotat (2007) de la « filiation narcissique » : « La filiation narcissique est une filiation imaginaire centrée sur le fantasme de la reproduction du même (parthénogénèse). » Cette filiation fonctionne selon le système inclusion-exclusion : est inclus tout ce qui est identique, est exclu tout ce qui est différent. Ce système est un fantasme qui est une défense contre la mort : il s'agit d'un fantasme d'immortalité selon J. Guyotat. Ce mode de fonctionnement nie le temps et la séparation et cherche à annuler la perte.
15 Nous poursuivons cette question de la relation entre l'adolescence et l'extrémisme en examinant la question du déni de la finitude reliée au « sentiment d'inexistence » du sujet terroriste.
16 Merah, Breivik ont intégré les mouvements extrémistes à l'adolescence, période où la question du rapport à la finitude peut être très problématique. La capacité de procréer pour la première fois de l'adolescent et sa confrontation au « pubertaire », nécessitant un travail psychique sur la complémentarité pénis-vagin, confrontent davantage l'adolescent à son incomplétude, à la question de la différence des sexes et des générations, donc à sa finitude. André Green (1983) dira : « On peut dire que l'invention de la mort et de la sexualité étaient solidaires. » En ce sens, la confrontation au pubertaire peut amplifier les angoisses de mort d'un sujet [11] déjà antérieures à l'avènement pubertaire, notamment les angoisses archaïques « d'agonie primitive » non transformées ou insuffisamment transformées par l'environnement adulte familial mais aussi social dans un contexte sociopolitique insécurisant, il ne peut croire alors à la continuation de l'espèce, ce qui nous semble se jouer chez les sujets terroristes.
17 Philippe Gutton (2013), dans son travail sur le pubertaire, décrit la nécessité d'une certaine conviction d'immortalité (que je préfère appeler « illusion d'immortalité » pour différencier ce concept du déni de finitude retrouvé chez les jeunes terroristes de notre étude) permettant au travail du pubertaire de se poursuivre sans redouter en permanence la question de la finitude, obstacle au travail de symbolisation. Par ailleurs, Philippe Gutton indique que la signification narcissique du fantasme d'immortalité de l'adolescent cherche appui « dans la conviction relative de l'immortalité des parents ». Il pose alors la question du travail du deuil lors de la mort des parents au cours de l'adolescence de leur enfant. Dans leur fantasme apocalyptique, les terroristes, que nous avons étudiés, semblent être ou pourraient être dans une représentation de la scène primitive où l'enfant ne serait l'héritier que d'une fécondité parentale problématique, conduisant à la dégénérescence filiale et ensuite à la mort. Ils ne peuvent croire à la continuation de l'espèce. Rappelons que martyr veut dire le mort qui reste vivant en Islam. Dans le cas de ces jeunes terroristes rapportés dans notre étude, la référence sécurisante à des objets parentaux est absente ou insuffisante ne permettant pas ainsi l'intégration d'un sentiment continu d'exister relié à des angoisses suffisamment tempérées et non menaçantes pour la psyché.
18 Nous rattachons le « sentiment de terreur identitaire » du sujet terroriste (fantasme apocalyptique) à ce que nous appelons un vécu de terrorisante étrangeté lié à une porosité désubjectivante entre le sujet et l'autre, une confusion entre l'intime et l'étranger. Cet autre familial ou collectif qui se comporte comme un envahisseur, sur le modèle de « l'injection projective » de P.C. Racamier (1995), produisant une altération (et non pas une altérité) persécutive du moi désubjectivante. Cette étrangeté produite par l'autre qui a été effracteur ou excluant est vécue par certains sujets comme diabolique. Dans un double mouvement, il diabolisera [12] ainsi par le système de l'identification projective pathologique, par exemple pour Hitler, le « judéo-bolchévique » qui le « judéifierait » d'une part et idéalisera d'autre part la pureté régénératrice de la race allemande. Ce processus d'excorporation et d'incorporation, permettant l'assurance de posséder en permanence un sang pur garant du maintien de l'existence du peuple allemand, correspondrait métaphoriquement à une « exsanguino-transfusion » où on observe deux mouvements opposés, parallèles et constants : un mouvement d'extension de la « race aryenne » (politique d'aryanisation) pour l'extension de la pureté raciale en lien avec la pureté du sang et d'autre part un mouvement d'extermination des juifs (politique génocidaire) pour l'élimination de « l'impureté raciale » en lien avec l'impureté du sang juif qui « étrangéifie » le sang allemand conduisant à sa dégénérescence et à l'extinction in fine de la race allemande.
Illustrations cliniques
Hitler
a) Les traumatismes familiaux et trans-générationnels circulant d'une génération à une autre
19 Hitler a été élevé par une mère très anxieuse, (il gardera sa photo durant toute sa vie dans la poche d'un de ses vêtements) qui serait la nièce de son propre mari à qui elle dira, à sa mort : « Adieu mon oncle », un père excessivement violent (Hitler a été plusieurs fois assommé par son père, père terrorisant, humiliant, directif, à la fois intrusif et excluant dans un contexte de décès familiaux importants). En l'espace d'un mois, la mère de Hitler a perdu ses trois premiers enfants de 31 mois, de 16 mois et de 3 jours qui ont succombé à la diphtérie après s'être contaminés mutuellement. Treize mois après le drame, Hitler naissait. La naissance de Hitler, survenant peu de temps après les décès rapprochés de ses deux frères et d'une sœur, l'inscrit dans une coïncidence « mort-naissance » qui participera dans son imaginaire à sa confusion vie-mort, tendant vers un système où une mort « engendre une naissance » selon J. Guyotat (2007), et à son rapport au temps résurrectionnel dans sa recherche du paradis perdu Aryen de la pureté, en lien avec une idéologie mystico-ésotérique lui garantissant un sentiment d'immortalité de lui-même et du peuple allemand, éludant ses angoisses agonistiques auxquelles son fantasme apocalyptique est rattaché.
20 Au domicile, vit sa tante Yohanna décrite comme une bossue et simple d'esprit. Cette tante paraît avoir marqué l'enfance de Hitler par la peur de la dégénérescence et la phobie du handicap, un père qui dans son enfance a changé de nom amenant un doute sur l'identité de son vrai père. Hitler est né d'un troisième mariage. Il a été le seul survivant avec sa sœur Paula et un demi-frère du côté paternel qui partit du domicile familial à l'âge de 14 ans, parce que terrorisé par la violence du père. Hitler n'aura comme descendance que la guerre et imaginairement ses enfants aryens. A dix-huit ans, il fut orphelin de père et de mère. Son père décéda brutalement dans une brasserie d'un accident cardiaque alors que Hitler avait 14 ans, et sa mère d'un cancer du sein, quatre ans plus tard lorsqu'il avait 18 ans [13]. Pour Jean Guyotat, la mort prématurée des parents constitue pour les enfants une inflation narcissique affectant le système de la « filiation instituée ».
21 Il vécut à Vienne, seul, dans une certaine précarité, l'obligeant à fréquenter à certains moments des asiles de nuit. Il fut traumatisé par son échec à l'académie des Beaux-arts de Vienne, échec qui survînt à quelques mois de la mort de sa mère. Hitler vécut toute sa vie sous menace d'intrusion et du vide. Dans son chalet de Bavière, il s'entoura d'un certain nombre de personnes, tout en maintenant une certaine distance défiante avec eux, ce qui viendrait révéler son rapport à ses angoisses de séparation et de confusion avec l'autre. Par ailleurs, Hitler détruira le village natal de son père pour le transformer en champ de tir, et également le cimetière de sa grand-mère paternelle. Lors de sa politique eugénique à l'égard des handicapés allemands, il fera exécuter sa cousine Aloïsa (Aloïs est le nom de son père) schizophrène.
b) les traumatismes collectifs
22 L'Allemagne s'est traumatiquement sentie envahie par Napoléon au début du xixe siècle, ce qui a contribué, selon les historiens, à provoquer un nationalisme important et la naissance du pangermanisme dans un climat antisémite et raciste. Par ailleurs, l'Allemagne perd 1/7 de son territoire et de ses colonies. Elle devra réparer tous les dommages de guerre causés à la population civile des alliés et à ses biens. À titre de garantie, les territoires allemands, situés à l'Ouest du Rhin seront occupés par les troupes des puissances alliées pendant une période de 15 années. Dans ce contexte, beaucoup d'Allemands à cette époque, selon les historiens, redoutaient l'anéantissement, l'éradication de leur nation et de la civilisation germanique. C'est ainsi que, face à cette menace d'anéantissement, le réarmement était prévu depuis 1923. Quand Hitler arrive au pouvoir en 1933, le réarmement est achevé. Pour Hitler, Höss et d'autres dans la droite nationaliste, il y avait urgence à comprendre pourquoi l'Allemagne avait perdu la guerre et conclu une paix aussi humiliante dans l'immédiat après-guerre, ils crurent avoir trouvé la réponse. Les juifs étaient responsables, n'était-ce pas évident ? Walter Rathenau, un juif, faisaient‑ils valoir, était devenu ministre des Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement de Weimar, après avoir signé le traité de Versailles de 1919 humiliant pour l'Allemagne. Et, au printemps 1919, ils crurent voir établi, sans doute possible, le lien entre le judaïsme et le communisme (d'où cette référence au judéo-bolchévisme) tant redouté, avec l'instauration à Munich d'une république des conseils de style soviétique et dont la majorité des dirigeants étaient juifs (Ress, 2005).
23 Le sentiment de déclin territorial, comme ce fut le cas avec l'Empire ottoman, peut représenter pour les membres du pays concerné un sentiment d'anéantissement communautaire, menaçant également le sentiment d'existence individuelle de ces membres. Ce sera le cas également avec l'Allemagne hitlérienne, et pouvant produire, pour la survie existentielle du groupe, un processus génocidaire. Hitler, dans une interview datant de 1931, cita le génocide arménien comme modèle d'extermination des « responsables » du déclin du peuple germanique. Par ailleurs, précédemment, l'Allemagne en 1919 accueillit des responsables du génocide arménien enfuis de la Turquie pour échapper à leur procès.
24 En dehors du milieu familial, Hitler a rencontré dans son enfance et son adolescence, comme tous les enfants de culture germanique, l'application de la pédagogie noire, pédagogie dont l'initiateur fut le père (pédiatre de formation) du président Schreber (Schreber, comme le rappelle J. Begoin (1994) a connu le désespoir total et les terreurs de fin du monde), dans les établissements scolaires qu'il a fréquentés. Hitler a vécu également, comme le peuple allemand, la Première Guerre mondiale, très meurtrière (il a été gazé) et humiliante pour l'Allemagne en raison des conditions du traité de Versailles.
Pierre
25 Ma seconde illustration clinique ne sera pas celle d'un terroriste, mais celle d'un jeune homme de 19 ans terrorisant et terrorisé dans son rapport à l'entourage. Pierre, âgé de 19 ans à l'époque, m'est adressé par un centre éducatif professionnel pour troubles importants du comportement qui terrorisent souvent son entourage (camarades et équipe éducative).
26 Je verrai Pierre, en séances de psychothérapie à raison de deux fois par semaine pendant une année, sa formation se terminant, il quitta le département. Il se décrit comme un enfant maltraité par un père particulièrement violent. Il évoque des scènes de maltraitance où son père le frappait durement avec ses poings ou la boucle de sa ceinture. Une attitude de repli s'installe en lui, il quitte le moins possible sa chambre dans l'attente angoissante de la violence du père. Le père est aussi violent avec son épouse. Il dépeint sa mère comme à la fois très proche de lui, mais aussi lointaine voire rejetante. Il rentre le week-end chez ses parents qui vivent dans une zone urbaine sensible d'un autre département. Il a suivi une scolarité particulièrement chaotique s'achevant par une déscolarisation qui le conduira à être accueilli dans un CEP où il prépare un diplôme de peintre en bâtiment. Il présente un bégaiement assez important et il est par ailleurs asthmatique et claustrophobe.
27 « J'ai le goût de la violence car je me suis toujours vu comme moins que rien », dit‑il. Il relate abondamment durant ses séances ses échecs scolaires, professionnels, sentimentaux, l'injustice, l'exclusion et le regard d'une société qui ne l'aurait jamais estimé à sa juste valeur. Pierre exprime quelque chose d'un sentiment de menace de la disparition du sentiment d'existence et consécutivement de désespoir destructeur tel que J. Begoin (1994) a pu le décrire dans la « violence du désespoir ».
28 Se référant à Jean-Marie Le Pen, dont il admire les idées (ainsi que celles des mouvements identitaires d'extrême droite), et qui représente pour lui une figure rédemptrice, il dit que la société aide les étrangers et pas les vrais français. Il redoute l'envahissement de la France par les étrangers, notamment les musulmans. Ses tatouages reflètent cette peur de l'étranger et les modalités défensives pour la combattre. Comme quelques-uns de ses camarades de quartier, partageant une idéologie raciste d'extrême droite, il est tatoué de la croix gammée, qu'il a accompagnée de l'expression « la France aux Français ». Il en justifie la réalisation : « Je l'ai fait parce que je me trouvais dans une ZUS où il y avait 70 % d'étrangers, moi j'étais du côté français. » Ce tatouage communautaire raciste s'inscrit dans une « filiation narcissique », fonctionnant sur le modèle de l'inclusion/exclusion, dont nous avons précédemment indiqué les fonctions défensives face à la menace de disparition du sentiment d'existence. Ajoutons que ce modèle de l'inclusion/exclusion, fonctionnant dans le registre de la « filiation narcissique » permet par cette référence à l'inclusion la création d'une « unification » identitaire de type narcissique sous la forme d'un corps communautaire unifié où tous les membres, imaginairement identiques et partageant la même idéologie, excluent les étrangers qui menacent imaginairement leur sentiment d'existence. Ce processus « d'unification » identitaire narcissique viendrait « traiter » les ratés de l'unification corporelle identitaire qui affectent le sentiment d'existence des sujets concernés. Il s'est tatoué par ailleurs le prénom de sa petite amie, prénommée « France », dont il dira : « Au lieu d'avoir ma mère, j'ai France. » La mère patrie, la France et son amie « France » sont conçues comme des objets maternels qu'aucun étranger ne doit approcher. Du fait de son identification à la mère sadisée par le père (il fut frappé par le père comme sa mère), il redoute l'effraction de son espace territorial équivalent de la « peau mère » (la France, « la mère Patrie ») et de son espace corporel et psychique par l'étranger, d'où l'utilisation des tatouages de la croix gammée suivie de l'expression « La France aux Français » pour se protéger de ses angoisses d'effraction, de pénétration féminisante. L'épreuve de la contrainte corporelle accroît démesurément la potentialité persécutive du corps et destine celui‑ci à devenir le lieu d'expression privilégiée de souffrance et d'angoisse ayant pour thème la pénétration, le contact et le morcellement selon M. Enriquez (1984). La peau représente une interface tournée à la fois vers le dedans et le dehors. Elle est une frontière qui délimite et sépare le sujet de l'extérieur. Dans cette optique, le tatouage de Pierre du prénom France permettrait que celui‑ci négocie partiellement la dramatique contradiction fusion/séparation des premiers moments de l'être, creuset de l'origine de la violence selon l'expression de Claude Balier (1997). La mère « France » est à la fois au dehors (face externe de la peau), ce qui éviterait la fusion avec celle‑ci et l'indistinction identitaire consécutive, la féminisation de son être, et en dedans de la peau (face interne de la peau), ce qui lui permettrait d'éluder la séparation d'avec sa mère, évitant ainsi partiellement l'angoisse catastrophique consécutive à cette séparation. Cette phrase de Pierre, « au lieu d'avoir ma mère, j'ai France », illustrerait également cette négociation de compromis vis‑à-vis de l'image maternelle.
29 Pour Esther Bick (1968) et sa notion de « peau psychique », la fonction interne de la peau de contenir les partis du self dépend à l'origine de l'introjection d'un objet externe, reconnu comme apte à remplir cette fonction. À cette défaillance de l'introjection d'un objet externe concernant Pierre, pourrait se substituer l'incorporation d'un objet externe par le recours à une « prothèse cutanée » : celle du tatouage « France ». Selon Didier Anzieu (1984), le fantasme originaire du masochisme est constitué par la représentation qu'une même peau appartient à l'enfant et à sa mère, peau figurative de leur union symbiotique : le processus de défusion et d'accès de l'enfant à l'autonomie entraîne une déchirure de cette peau commune (« fantasme originaire d'arrachage à vif de la peau ») que le sujet tentera de se réapproprier en prenant fantasmatiquement la peau de l'autre. L'adolescence, ce second processus de « séparation/individuation », remet en jeu la problématique. Si la séparation de l'enfant d'avec sa mère, compte tenu de la place tyrannique du père, s'est réalisée trop brutalement ou en l'absence de contenant empathique, elle raviverait le fantasme originaire d'arrachage à vif de la peau. « Prendre la peau de l'autre » par un tatouage à thème vengeur, antisocial ou sentimental (« je lui fais la peau », ou « je l'ai dans la peau ») consisterait à imiter les caractéristiques de cette autre peau dont la féminité constitue une partie de la réalité imitée (Angioli, 1990). Nous rejoignons le point de vue de Didier Anzieu qui décrit que la peau de l'autre est toujours une variante de la peau de la mère. On pourrait dire que Pierre a « la France dans la peau ». Dans cette perspective, il me semble que le tatouage « France », « substitut » de la « peau mère », pourrait avoir pour Pierre une fonction de « prothèse cutanée » répondant aux carences des fonctions d'unification sensorielle de son « moi peau », d'où la nécessité vitale pour celui‑ci que la « France » (dans ses différents sens) ne soit pas altérée dans sa fonction « d'unification identitaire » par la présence des étrangers qui représentent, selon lui, 70 % de la population de son quartier.
30 Les tatouages de Pierre seraient également une réactualisation du marquage corporel produit ici par la violence du père qui frappait régulièrement son fils à coups de ceinture, lui écorchant la peau. Mais Pierre se « réapproprierait » toutefois son corps (comme le montre Micheline Enriquez à propos de l'automutilation et du tatouage), en devenant demandeur de l'acte tatouage et de l'effraction cutanée consécutive et en choisissant ses propres thèmes de tatouage, et non plus l'objet de l'appropriation (en tout cas plus totalement) par l'autre de son propre corps comme ce fut le cas avec son père.
31 Le fait de penser la violence de Pierre comme étant rattachée à une souffrance psychique provoquée par ses objets internes tyranniques qui le terrorisent, entraînant de ce fait une externalisation de cette terreur interne sur autrui sous forme de comportements violents, terrorisants, pour se protéger de celle‑ci, m'a permis de « survivre » à ses attaques, d'éprouver de la tendresse à son égard, même si assez souvent j'ai pu redouter ses agressions à mon endroit. Il me semble que ce sentiment de tendresse a pu représenter pour lui à la fois quelque chose de l'attachement et de la différenciation, l'équivalent d'un contenant empathique qui accueille et qui limite. La tendresse est douceur et fermeté. D. Cupa (2006) souligne la communauté des racines indo-européennes des mots tendresse et tenir. Elle dit d'une de ses patientes : « C'est ainsi qu'elle cherchait ma tendresse, ce qui tenait en moi et la tiendrait, ce qui ne la laisserait pas tomber malgré tout. » Dans l'abord des processus de la violence de Pierre, j'étais également soucieux de prendre en compte sa sensorialité, notamment celle de sa propre peau tatouée de dessins identitaires et de ses liens avec la menace de disparition de son sentiment d'existence. Les comportements violents de Pierre se sont peu à peu amoindris ainsi que ses peurs d'envahissement par les étrangers. Il put commencer à échanger sans violence avec des camarades du centre éducatif, d'origine maghrébine. Il a par ailleurs obtenu son CAP de peintre en bâtiment qui lui a permis de trouver un emploi.
Mohamed Merah
32 Ses parents sont divorcés. La fratrie est composée de 4 enfants. Son père est parti depuis 18 ans en Algérie où vivent également ses oncles, des cousins et un demi-frère de Mohamed, sans a priori donner signe de vie, après une incarcération en France pour trafic de drogue ; il a divorcé deux fois et a 7 enfants. Ce père est décrit par l'un des frères de Mohamed Merah comme très violent. Comment Mohamed Merah a‑t‑il vécu cette absence du père depuis 18 ans, sans retour annoncé, à qui l'attribue-t‑il ? Peut-être, dans son esprit, à une France qui accepterait mal les étrangers, les musulmans ou à un père qui exclut son fils de sa filiation ? Il dira alors qu'il n'aime pas la France, qu'il ne se sent pas Français. Mais comment peut‑il également penser sa filiation avec ses origines algériennes dans ce contexte ? À quelle identité peut‑il alors se rattacher dans son sentiment d'être apatride, sinon aux mouvements identitaires djihadistes ? La mère de Mohamed Merah épouse en secondes noces, pendant quelques mois, Mohamed Essid, père du djihadiste Sabri Essi. Lors d'une réunion de famille tenue le 25/03/2012, elle déclare : « Mon fils a mis la France à genoux, je suis fière de ce que mon fils vient d'accomplir. » Ce discours maternel s'inscrit, me semble-t‑il, dans cette quête de restauration d'un idéal perdu ou discrédité qui explique la présence d'un sentiment de préjudice, d'humiliations, de honte et que seule une demande de réparation par la vengeance permettra d'obtenir la fierté nécessaire à cet idéal perdu ou discrédité [14]. Mohamed Merah décrit son père qu'il appelle le géniteur comme un polygame puisqu'il a scellé plusieurs mariages religieux. Nous savons que le père exerçait une grande violence sur la mère. Mohamed Merah était très attaché à son père quand il était petit et pleurait quand celui‑ci partait au travail. Quelle représentation peut‑il avoir de la scène primitive dans un tel contexte de violence conjugale et familiale ? Après la séparation de ses parents, il a été placé dans plusieurs foyers et voyait peu sa mère. Il vivait, selon ses éducateurs, un grand sentiment d'abandon et de détresse. Quand il retournait chez sa mère, il n'avait pas de place, ses jouets se trouvaient dans une cave. Par ailleurs, son frère Kader le frappait très violemment et fréquemment, l'attachait à une chaise et lui donnait de la nourriture avariée (information fournie dans une émission télévisée [15] par son autre frère Abdel). Au sujet de son placement, Mohamed Merah dit : « Je suis énervé, parce que tout le temps, je suis placé. Je suis dégoûté d'être dans un foyer. » Durant son incarcération, il trouva la sanction trop lourde et le jour de Noël 2008, il tenta de se suicider par pendaison. Après sa sortie de prison, il dira : « Je me vengerai de la France, il n'y a qu'Allah qui peut me sauver [16]. » Pour les terroristes djihadistes, l'Enfer provient des Occidentaux, des mécréants, Enfer que seul Allah peut combattre. En raison du sentiment de terreur identitaire (fantasme apocalyptique) que vit le terroriste pour les raisons que j'ai précédemment décrites, sa seule façon de survivre à son sentiment d'inexistence est d'éradiquer l'autre supposé être à l'origine de son éradication identitaire : il vit l'enfer, il doit alors combattre l'autre « satanique » avec des armes plus puissantes encore, afin de l'éradiquer même si cela doit le conduire à sa propre mort parce que la mort ne l'effraie pas, puisqu'elle lui permet paradoxalement de rejoindre le Paradis auprès du créateur l'assurant ainsi de son immortalité. C'est pourquoi aller à la mort, c'est laisser son corps à Dieu et c'est Dieu qui prend vie à travers leur corps. Mourir serait alors l'équivalent d'une renaissance purificatrice et d'une vie éternelle [17] à travers Dieu, permettant ainsi au sujet terroriste extrémiste de conjurer ses angoisses de mort identitaire. Après 4 heures de discussions avec les négociateurs du raid devant lesquels il semble prêt de la reddition, Mohamed Merat se ravise, les mots qu'il emploie alors « je n'ai pas peur de la mort, la mort, je l'aime » ne sont pas sans évoquer ceux de Ben Laden (et des djihadistes en général) à un journaliste de CNN : « Nous aimons la mort comme vous aimez la vie. » Dans sa confusion avec l'étranger, le terroriste va se faire tuer au combat pour tuer la partie diabolique de l'autre qui est en vérité la sienne propre imaginaire, qu'il projette sur l'autre, sur le modèle de l'identification projective pathologique pour ne pas être confronté à la terreur interne que celle‑ci lui renvoie au niveau de sa détresse identitaire interne.
Traumatismes collectifs
33 Nous savons que les traumatismes collectifs ne sont pas qu'actuels et peuvent remonter à plusieurs générations, ce qu'un auteur américain a appelé « les traumatismes choisis » (Volkan, 2007) où il est demandé à ses descendants de réparer les humiliations subies. Pour Fethi Benslama (2015), les traumatismes historiques ont une propagation très longue, surtout quand une idéologie les relaie auprès des masses ; les générations se les transmettent de sorte que des individus se vivent en héritiers d'infamies, sachant les faits ou pas, ce qui rejoint nos propres développements.
34 La chute du califat en 1924 représente l'effondrement d'un socle de 1 400 ans, la fin de l'illusion de l'unité et de la puissance. S'installe alors la hantise mélancolique de la dissolution de l'Islam dans un monde où il ne gouverne plus… Cette réaction est protéiforme, elle véhicule le souvenir du traumatisme et le projette sur l'actualité désastreuse des populations qui souffrent des expéditions militaires occidentales et des guerres civiles. Les frontières actuelles du Moyen-Orient, tracées au siècle dernier par l'Europe, peuvent représenter pour beaucoup de musulmans une ingérence traumatique (beaucoup plus intense chez les djihadistes) dans leur territorialité, comme ce fut le cas avec l'Allemagne au début du xixe siècle avec l'invasion napoléonienne : la première photo de la série de clichés de Daesh est datée du 10/06/2014 en allusion aux accords signés en 1916 (accords Sikes-Picot), entre la Grande-Bretagne et la France, prévoyant le partage du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale. Sur ces premiers clichés diffusés par les sites islamistes et sur Twitter qui portent le titre « briser la frontière Sikes-Picot », on voit les djihadistes traverser au bulldozer un mur de sable sur la frontière Syrie/Irak. Cette mise en scène de l'effacement de la frontière Syrie/Irak, même si elle ne représente qu'une brisure frontalière très localisée à Yaasouviya, a pour objectif de symboliser le remembrement des différents territoires du Moyen-Orient, lequel a fait l'objet de découpages au début du siècle dernier par la France et le Royaume-Uni, découpages territoriaux reliés historiquement aux questions de l'effondrement de l'Empire ottoman et de la création d'états nations arabes sous mandats européens. Il me semble que cette nécessité vitale de remembrement territorial chez les djihadistes pourrait s'apparenter au fantasme de reconstitution du corps démembré par l'attentat suicide pour les terroristes qui accèdent au statut de martyr pour devenir immortels (c'est‑à-dire à celui du mort qui reste vivant) que nous avons précédemment évoqué, et qui témoigne d'un raté de l'identification unitaire permise d'abord par l'unification des sens. « Territorialité » corporelle et territorialité étatique communautaire seraient alors confondues. Rappelons le cas de Pierre avec les différents sens accordés au mot « France », ainsi que celui des djihadistes qui redoutent l'effraction et la « désunification » de leurs contenants territoriaux et corporels. Ces angoisses d'effraction concernant ces différents contenants m'invitent à parler de la notion de « trans-contenants » développée par P. Benghozi (2010). L'identité, l'existence de chacun se construit avec une topique trans-psychique de l'intime, du privé, du public selon cet auteur. Ces contenants familiaux et communautaires s'étayent mutuellement et réciproquement. À l'inverse, l'atteinte de l'un fragilise l'autre et réciproquement. L'approche de cet auteur amène à penser le co-étayage trans-contenant entre les contenants identitaires individuels et les contenants identitaires groupaux, familiaux et communautaires. L'ensemble des liens permis par ces différents contenants réalise un maillage contenant. Dans les contextes de violence, il y a une mise en tension réciproque entre le contenant individuel, le contenant groupal, familial et le contenant communautaire. Pour cet auteur, cette mise en tension réciproque entre ces différents contenants peut provoquer l'irruption d'angoisses catastrophiques traduisant, selon Bion (1983), une attaque contre les liens avec effraction de la fonction contenante. Le démaillage psychique trans-contenant des liens est catastrophique selon P. Benghozi. Ainsi, ces effractions territoriales même anciennes commises par des Européens rentreraient en résonnance avec les propres vécus corporels agonistiques (angoisses de « désunification corporelle ») actuels des djihadistes d'autant que, depuis, des conflits très meurtriers ne cessent de se poursuivre plus ou moins dans ces pays musulmans.
35 Ajoutons à cela les traumatismes liés aux dérives désubjectivantes du colonialisme et du post-colonialisme, à la mondialisation capitaliste outrancière effaçant les différences socioculturelles de chaque communauté tout en renforçant les inégalités sociales entre les plus riches et les plus pauvres, les postures géopolitiques de l'Occident qui éclipsent souvent les droits de l'Homme pour des intérêts économiques, les relations avec les dictateurs qui oppriment leur population et la déception de la révolution arabe qui n'a pas permis l'installation de gouvernements réellement démocratiques.
36 On voit ici comment le contexte bouleversant de l'adolescence de ces jeunes s'interpénètre avec celui du contexte sociopolitique ancien et actuel traumatique. En lien avec son histoire personnelle, c'est ce contexte, sa rencontre avec des prédicateurs (renforçant ses défenses tyranniques paranoïaques à l'endroit de l'autre pour en faire une figure diabolique), et son passage en prison qui ont renforcé la dissolution identitaire de Mohamed Merah et produit consécutivement ses actes terroristes pour survivre à cette dissolution.
Religieux symbolique et religieux narcissique destructeur dans son rapport au diable
« Parents harmonieusement combinés » ou « représentation d'une bonne scène primitive » / « parents diaboliquement combinés »
37 Nous décrirons deux formes d'expression du religieux : une forme symbolique et une forme narcissique destructrice, celle utilisée par les djihadistes, Anders Breivik, chevalier des templiers et Adolphe Hitler, société de Thulé esotéro-mystique, que nous mettons en lien avec la qualité bisexuelle des contenants familiaux et communautaires s'interpénétrant de façon plus ou moins heureuse et parfois diabolique.
38 Si le rite de l'Aïd el-Kébir est fondateur pour les musulmans en sacrifiant l'animal, il est aussi « fondateur » pour la survie des musulmans islamistes qui voient en « l'homme mécréant » leur anéantissement identitaire par l'invasion de leur espace propre par un être d'une autre nature [18] : animaux, diable. Rappelons que Tobie Nathan (2012) rattache la terreur et le terrorisme à deux causes : « la quiconquisation et l'invasion de l'espace propre par un être d'une autre nature » : animaux, diable, divinité. Espace propre qui, comme je l'ai précédemment développé, a fait l'objet de nombreuses effractions désubjectivantes, vécues comme diaboliques, bestiales dans l'histoire des terroristes.
39 Nous tenterons d'expliquer cette réduction de l'humain à l'animal par la décapitation, en se référant au mythe de Persée et à la fonction du Christ et de la mère Église, défense symbolique contre la représentation du Diable, défense symbolique absente dans le cas des terroristes qui combattent inlassablement le Diable car ils ne possèdent pas le bouclier d'Athéna ou le vase, représentation symbolique de la mère Église. Persée et Athéna représentent symboliquement la complémentarité homme/femme, de la même façon que la mère Église et le Christ.
40 Les expressions « punition capitale », « crime capital », « peine capitale » proviennent de la racine latine « caput », « tête », se référant à la punition pour les infractions graves impliquant la perte de la tête. En raison de leurs actes, cette décapitation s'adresse à des sujets « monstrueux » dont il « convient » de couper la tête « diabolique », équivalente de celle de la Méduse mythique.
41 Les djihadistes, Daesch, partisans de la décapitation, dans leurs fantasmes d'être envahis et anéantis par les « mécréants diaboliques » « surinterprètent » le Coran, ne le lisent qu'à travers le prisme très déformant de leur idéologie persécutrice et ne prennent pas ainsi en compte les notions de repentir et de « repousser le mal par le bien », par ailleurs contenues dans le Coran. S'agissant de la décapitation, le Coran indique (Sourate 8, verset 12) :
Et ton Seigneur révéla aux Anges : « Je suis avec vous : affermissez-vous donc les croyants. Je vais jeter l'effroi dans les cœurs des mécréants. Frappez donc au-dessus des cous… »
43 ou encore :
« Lorsque vous rencontrez (au combat) ceux qui ont mécru, frappez-en les cous… et ceux qui seront tués dans le chemin d'Allah ; il ne rendra jamais vaine leur action… »
45 Le mécréant rencontré au combat doit donc être frappé au cou, mais lorsque le Coran fait référence « au mauvais œil » du mécréant, il indique : « Peu s'en faut, que ceux qui mécroient ne te transpercent par leur regard, quand ils entendent le Coran » (Sourate 8 verset 51). Les mécréants souhaiteraient toucher l'envoyé d'Allah par le « mauvais œil », mais le Coran indique aussi que ce mauvais œil peut être combattu par le bien :
La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse (le mal) par ce qui est meilleur ; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux… Et si jamais le Diable t'incite (représenté par le « mauvais œil ») à agir autrement, alors cherche refuge auprès d'Allah ; c'est lui, vraiment l'Audient, l'omniscient (Sourate 41, versets 34-36).
47 La représentation du « gorgonéion » sera longtemps utilisée comme une protection contre le « mauvais œil ». La monstruosité de Gorgo est basée sur un brouillage systématique de toutes les catégories. Elle conjugue en effet bestialité et humanité, vie et mort, vieillesse et jeunesse (retrouvées dans le personnage Dorian Gray d'Oscar Wilde), laideur et beauté, masculin et féminin indifférencié, Méduse étant parfois dotée d'une barbe et d'un sexe féminin alors que, ailleurs, elle séduit Poséidon et est montrée en train d'accoucher. Le basilic, dont le regard pétrifie tout autant, est une bête légendaire. Il posséderait un pouvoir d'empoisonnement et de pétrification comme la méduse. Le basilic apparaît dans de nombreux bestiaires. Le basilic est un animal famélique (né d'un œuf de coq et couvé par un crapaud), développant sous lui une énorme queue de serpent, deux pieds, deux grandes ailes et une crête-de-coq. Son regard pétrifie comme la méduse si on ne s'en protège pas par un œil de verre. Il symbolise la mort qui frappe tous les êtres. Le basilic peut aussi auto-enfanter. Qui va s'opposer au basilic du chapiteau de Vézelay se demande Gérard Bonnet ?
C'est un petit homme muni d'un vase de cristal qui va renvoyer sur le basilic son regard venimeux. Au niveau imaginaire, ce qui tue effectivement le basilocoq, c'est l'image miniaurisée, inversée, et démultipliée que ramène son regard complètement désorienté par le vase tenu par le petit homme (Bonnet, 1979, p. 503).
49 Petit homme représentant le Christ. Dans d'autres versions que celle du mythe de Persée, les boucliers-miroirs de la légende d'Alexandre encore très répandue au Moyen Âge, sont remplacés par un vase de cristal dans lequel il est conseillé aux combattants de s'abriter d'abord la tête et puis le corps entier.
50 Le Christ, comme Persée, qui, à l'intérieur du vase, tantôt en dehors, comme les héros mythiques, triomphe lui aussi du monstre imaginaire et
libère par là même tous ceux qui sont en son pouvoir en révélant par là les pièges et le caractère désastreux du combat auquel s'oppose celui qui se fie à son propre regard… Quel est le vase qui tient aujourd'hui les hommes à l'abri des catastrophes et qui délivre du démon, sinon l'église elle-même… qui paradoxalement prend le nom de basilique. Le vase sculpté en miniature, c'est donc probablement l'église en miniature. Il la symbolise plus qu'il ne la représente (Bonnet, 1979, p. 505).
52 Cette religiosité associe l'homme et la femme dans une complémentarité symbolique. La mère Église (équivalent d'Athéna dans le mythe de Persée) est harmonieusement combinée avec le Christ, combattant, ainsi, symboliquement la figure du Diable.
53 Notons le passage du mot basilic (masculin) au mot basilique (féminin). On pourrait rattacher le terme masculin de basilic à la mère archaïque phallique (« parents diaboliquement combinés »), qui « incorpore une multitude de pénis pris au père » (Klein, 1967) et le terme féminin basilique pourrait, lui, être rattaché à la figure d'Athéna (contenant maternel bisexué au sens de Didier Houzel, 2000) remettant à Persée son bouclier miroir. Le Christ, comme le héros mythique, triomphe lui aussi symboliquement du monstre imaginaire, le Diable. Le père et le Christ séparent ainsi l'enfant de la mère fusionnelle. En revanche, dans le cadre du religieux narcissique, il existe un combat incessant entre le « décapiteur terroriste-terrorisé » identifié aux forces du bien contre son double diabolique monstrueux, identifié aux forces du mal. Ce double diabolique ne serait‑il pas cet objet interne des objets combinés parentaux correspondant à la représentation d'une scène primitive, où le coït parental des parents est vécu comme extrêmement violent et dangereux et où la destructivité est omniprésente ? l'enfant s'en sent exclu sous un mode d'annihilation et ne peut intégrer l'idée qu'il est le prolongement vivant et fécond de ses parents d'où ma référence à Melanie klein et à son expression modifiée de « parents diaboliquement combinés ».
54 La figure de la Méduse et le mythe de Persée qui met en scène sa décapitation renvoient à la problématique du voire et d'être vu, figure d'angoisse. Elle introduit la dimension du narcissisme et de la mort. Vaincre Méduse, c'est passer du regard qui tue à l'image qui protège en introduisant une distance avec l'objet, l'objet terrifiant archaïque nous dit Jean Louis Le Run (2005). En raison de sa proximité avec l'image maternelle, le terroriste ne possède pas cette distance protectrice symbolique lui permettant d'avoir une existence séparée et reliée en même temps tel un pont à l'objet maternel. Pour sa survie, il a recours au meurtre.
55 Nous savons que selon Winnicott (1975) le regard de la mère est le tout premier miroir de l'enfant. René Roussillon (2012) en a montré les achoppements comme une forme de « conjoncture traumatique primaire sous-jacente aux formes d'exacerbation de la violence ».
Persée, grâce au bouclier miroir tendu par Athéna, réintroduit un espace où tout peut se mouvoir, prendre du recul pour considérer l'autre, tout en étant libre de son regard… Qui affrontait Méduse pouvait craindre de se changer en pierre et Persée jugulant cette crainte par l'usage du miroir passe au stade ultérieur en abandonnant l'identification maternelle. Le bouclier que la mère tend à l'enfant, c'est la barrière qui les sépare, qui les empêche de refusionner (Le Run, 2005, p. 52).
57 Le djihadiste qui décapite voit dans le regard du « mécréant » (« le mauvais œil ») sa propre image terrorisante, mais il ne possède pas le bouclier-miroir qu'Athéna donne à Persée dans le mythe qui lui permettrait de se séparer de sa mère, car celle‑ci ne lui aurait pas donné dans son regard, faute d'une représentation bisexuelle primitive articulant attachement et différenciation (fonction miroir de la mère).
58 La conjugaison bestialité/humain, masculin/féminin contenue également dans la figure diabolique du « Gorgonéion » expliquerait ce passage, cette substitution du sacrifice de l'animal à celui du sacrifice humain chez les islamistes afin d'éradiquer l'animalité diabolique du « mécréant », de l'autre. Voici un extrait de discours d'un djihadiste sur les réseaux sociaux : « Les djihadistes, qui à défaut de faire le djihad en terre d'Islam, ils devraient le faire en France, et abattre cette grosse tête de serpent du mécréant satanique. » Ce sont les mots d'Ibrahim, né en 1990, à Albi. Il galvanisait ainsi ses propres amis : « On est assis là sur un banc alors que nos sœurs se font violer, humilier, torturer par les mécréants sataniques. »
La présence du Diable dans le corps des femmes, et comment s'opère cette redoutable union que l'on pourrait rattacher « aux parents diaboliquement combinés » ?
59 Selon une opinion plus générale et plus accréditée, le Diable pénétrerait dans le corps de la femme comme une véritable transfusion, soit qu'il reste invisible en pénétrant dans le corps soit qu'il s'y introduise sous forme d'une mouche, d'un insecte ou toute forme d'animal (Louandre, 2018). La femme « impure » des islamistes est redoutée en permanence d'où leur exigence du port du voile intégral, le sitar [19], pour que les femmes pures ne soient pas souillées ou violées par le Diable mécréant car « la chair appartient au démon et l'âme appartient à Dieu », d'où le fait que les libertés sexuelles présentes dans les pays occidentaux les persécutent diaboliquement. Toujours à propos de ce rapport terrorisant au diable, une jeune femme islamiste, âgée d'une trentaine d'années, se disant mariée à un djihadiste, père de son enfant et vêtue d'un voile blanc (symbole de la pureté), le 23/04/2017, a décapité à la hache la tête de la statue en bois du Diable à l'église de Rennes-le-Château en tenant des propos relatifs à Daesh et à la Syrie. L'acte a été suivi de cette déclaration : « Aujourd'hui, c'est un jour d'élection présidentielle pendant qu'en Syrie l'Occident bombarde et tue des enfants ! Vous êtes tous des mécréants ! Mon mari est là-bas. » Une commerçante, qui souhaite rester anonyme, revient sur l'échange qu'elle a eu avec la jeune femme. Un « dialogue » de sourd s'était engagé entre l'habitante, pointant les dérives islamistes, et la jeune femme répétant à l'envi son discours sur la religion : « L'islamisme ne permet pas aux femmes d'avoir accès à la connaissance, aux savoirs, assure la commerçante, elles sont esclaves sexuelles et maintenues dans l'analphabétisme. » La jeune femme islamiste lui répond alors : « Détrompez-vous ! j'ai étudié et je sais tout, tout est écrit dans le livre. Le Diable, c'est la représentation du mal et il est dit qu'il ne faut pas idolâtrer les statues. »
Défenses collectives idéologiques contre le sentiment de dissolution identitaire
60 Au sentiment d'être rien, d'être humilié (l'humiliation est un thème récurrent retrouvé chez les djihadistes, les prédicateurs, dans tous les mouvements intégristes) s'inscrit une demande de toute-puissance, le sentiment de désespoir existentiel se transfigure en exaltation grâce au sentiment d'exister comme une partie du grand tout idéalisé [20] : le chef providentiel, dans le cas de Hitler, présente le peuple allemand et lui-même en position victimaire qu'il convient impérativement de venger. Cette représentation victimaire des terroristes, reliée également au thème du complot, est d'autant plus difficile à déconstruire que ceux‑ci ont connu de véritables traumatismes, causes précisément de leurs vacillements narcissiques individuels et communautaires perturbant gravement leurs rapports à la réalité, et entrainant la démesure destructrice de leurs actes employée pour réparer narcissiquement par la vengeance leurs identités meurtries par leurs traumatismes et, ce, à la hauteur de l'intensité de leur dissolution identitaire.
61 L'adhésion rigide à une idéologie, sous-tendue par un fantasme de triomphe narcissique, comporte une perte de la capacité de penser de façon réaliste [21], ce qui motive l'individu c'est que, sans un idéal du moi grandiose qui le soutient, il se trouve menacé de la dissolution de son identité. R.D. Hinshelwood (2007) indique comment le rôle de l'identité et de sa dissolution ou dégradation est une :
force capable d'entraîner des identifications irréalistes à un idéal du groupe. Ces forces psychiques allant dans le sens d'une idéalisation de soi sont alors prêtes pour une mobilisation… (Hinshelwood, 2007, p. 1042).
63 Un chef providentiel peut ainsi s'en servir en renforçant le malaise identitaire individuel et communautaire, le malaise dans la civilisation lui permettant alors de transmettre une idéologie de sauvetage existentiel irrésistiblement convaincante qui rassure les membres du groupe tant sur leur idéal commun que sur leur identité personnelle.
64 L'adhésion de l'autre, des autres au discours idéologique du chef providentiel ou du prédicateur, au‑delà de l'impact important que représente ce discours, sera d'autant plus importante que la dissolution identitaire des membres, à qui s'adresse cette restauration irréaliste de l'idéal collectif perdu ou discrédité, sera elle-même importante.
65 L'adhésion à une idéologie chez les terroristes est très souvent religieuse, mystique, (même si elle n'apparaît pas toujours comme telle), en raison même de la grandiosité narcissique contenue dans la référence déique qui est transcendante à l'être humain et offre une protection immortelle face aux angoisses agonistiques. Hitler, ennemi de la religion juive et chrétienne, était mystique (société de Thulé ésotéro-mystique). Hitler était regardé par ailleurs comme un Dieu par une grande majorité du peuple allemand. Il avait fait inscrire sur les ceinturons des soldats allemands : « Gott ist mit uns. » Comme c'est le cas pour les djihadistes, sa référence mystique radicale, le « protégeait » de ses angoisses apocalyptiques [22]. Il appréciait par ailleurs la religion musulmane.
66 Dans le cadre de l'eschatologie musulmane, la Syrie est un lieu d'attraction pour les djihadistes car selon la prophétie eschatologique du Coran et des Haddits (fin du monde), les défenseurs de l'islam triompheraient en Syrie des mécréants sataniques, les assurant alors d'une régénérescence dans la pureté et d'une immortalité consécutive. Compte tenu de leur terreur apocalytique imaginaire, on devine comment cette guerre en Syrie leur est indispensable. Elle apparaît comme une motivation [23] et un élément de propagande très importants à la candidature djihadiste [24]. Pour des raisons analogues, lors de la Seconde Guerre mondiale, des jeunes extrémistes français partaient rejoindre les rangs de l'armée allemande pour combattre le « judéo-bolchévisme », objet maléfique.
À titre de conclusion
67 Nous avons pu observer que lorsque le sentiment d'identité est menacé par différents traumatismes familiaux et collectifs s'interpénétrant, dans le registre de la filiation familiale et de la « filiation sociale », le recours à une filiation narcissique, qui couvre ces deux registres identitaires sans les différencier [25], s'avérerait alors indispensable, et du fait de son fonctionnement selon le système inclusion/exclusion, il conduirait le sujet terroriste à éradiquer l'autre « maléfique », double de lui-même. Sans cette considération des facteurs sociaux et politiques, le phénomène terroriste ne peut être appréhendé de façon surdéterminée par rapport aux conditions de son installation, et son approche limitée à la psychologie individuelle ou familiale serait réductrice.
68 Dans mon texte, je n'ai pas fait mention des candidats au Djihad provenant des classes moyennes et d'origine non musulmane depuis la guerre de Syrie. Même si certains de ces jeunes candidats peuvent présenter avant leur radicalisation une clinique asymptomatique sur le plan manifeste, cela ne veut pas dire que des fonctionnements psychopathologiques sous-jacents ne puissent pas exister, car même si ces jeunes ont été influencés par des prédicateurs dans la réalité ou le virtuel, ils en viennent quand même à tuer ou à se faire tuer dans la plus grande des cruautés, parfois même à devenir prédicateurs eux-mêmes au nom d'une mission divine à visée rédemptrice, purificatrice et régénératrice. Le point commun, qui les unit aux autres terroristes de notre étude, est leur recherche avide d'idéaux grandioses à la hauteur de leur détresse existentielle concernant leur rapport à la mort et à celle de leur espèce.
69 Quelques mots sur le traitement social et individuel des terroristes. Lors d'un reportage télévisé sur la chaîne Arte, une psychiatre afghane, responsable d'un centre fermé en Afghanistan recevant des terroristes afghans, tient le discours suivant sur ces derniers : « Dans leurs fantasmes, ils renouent avec la pureté originelle du prophète, être martyr c'est être immortel… Ils ont besoin, disent‑ils d'être entourés, d'avoir une famille qui les entoure, ils sont comme des frères pour moi ». Cette psychiatre afghane parle d'un taux de 10 % de récidives des actes terroristes après la sortie de ces détenus de ce centre. Dans ce témoignage, on devine comment les contenants de ces terroristes ont été effractés ou absents et comment l'offre de contenants par ce centre, malgré la cruauté antérieure des actes des terroristes, a permis que ces sujets parlent du besoin d'être entourés et de réduire par voie de conséquence le taux de récidives après leur sortie de ce centre. Je pense que nous devrions nous inspirer de ce modèle pour traiter des candidats au terrorisme ou ceux revenant d'un stage djihadiste et incarcérés en France. Cela nécessiterait bien entendu un travail sur nos réactions contre-transférentielles négatives légitimes. Une réflexion plus générale doit être portée aussi sur les conditions « délinquogènes » de la prison du fait, entre autres, du contexte de grande promiscuité réactivant et amplifiant les traumas anciens liés à la distance désorganisante du sujet avec l'objet, de la surpopulation carcérale, des humiliations qui y règnent. Ce contexte carcéral traumatique participe ainsi à potentialiser la violence des détenus et rendre encore plus vulnérable ces sujets à l'influence des prédicateurs religieux détenus eux-mêmes, confrontés au même contexte carcéral. Le fait que la France ait le taux de suicide le plus élevé au niveau européen vient interroger la dimension traumatique symbolicide des conditions carcérales (et le défaut d'un travail de réflexion sur ces conditions et sur l'accompagnement thérapeutique), qui participent à l'anéantissement de la subjectivité des détenus.
70 D'une façon générale, il est important que tous les professionnels, chargés de la prise en charge des sujets radicalisés, réfléchissent sur le fait que la subjectivité est appendue au sentiment d'existence de tout sujet et, pour que l'ensemble des mécanismes subjectifs et désirants puissent fonctionner, il est au départ nécessaire que le sujet soit supposé exister dans le regard de l'autre, regard empathique, vivant donc, que l'autre porte dans une relation dialectique existant entre attachement et différenciation. Dans ce regard porté par les professionnels sur le modèle de la « fonction miroir », le « narcissisme de vie » de ces derniers peut triompher du « narcissisme de mort », leurs « mouvements de vie » des « mouvements de mort » (au sens de Marty, 2009) du sujet radicalisé [26]. La restauration narcissique marquée par une relation vivante intersubjective pourra participer à la déconstruction du rapport des sujets radicalisés [27] à leurs idéaux mortifères, utilisés paradoxalement pour survivre à leur effondrement narcissique lié aux différents traumatismes de leur histoire familiale et sociale affectant leur construction identitaire, leur sentiment d'existence.
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Mots-clés éditeurs : adolescence, identification projective pathologique, angoisses primitives d'intrusion et de séparation, filiation narcissique, idéal communautaire, effondrement narcissique, traumatismes, triomphe narcissique, acte meurtrier collectif et suicidaire
Mise en ligne 04/04/2019
https://doi.org/10.3917/jpe.017.0115Notes
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[1]
Les drames familiaux qui ont concerné ma lignée maternelle et circulé au niveau transgénérationnel et pour d'autres raisons ma lignée paternelle, m'ont amené à penser progressivement et difficilement les racines de la terreur afin que cette « terreur sans nom » puisse se transformer en quelque chose de nommable, m'évitant ainsi de m'enliser dans une enclave d'une pensée sidérée. J'ai vécu à une époque une expérience agonistique personnelle marquée par des angoisses de mort imminente. Ma mère fit un clivage avec sa langue d'origine « comme une assimilation défensive aux traumatismes de sa culture d'origine » (B. Lechevalier, 2005). C'est pourquoi elle ne me transmit pas sa langue d'origine.
-
[2]
Ces traumatismes anciens peuvent être réactivés par des événements traumatiques actuels divers, familiaux et / ou sociaux plus ou moins importants, plus ou moins proches ou éloignés du sujet (je pense aux guerres dans le monde qui affectent des sujets éloignés géographiquement de ces guerres) mais toujours menaçant imaginairement ou réellement la vie et l'identité du sujet. L'interpénétration des traumatismes anciens et actuels renforcent alors la menace existentielle particulièrement au moment de l'adolescence.
-
[3]
En étudiant des testaments laissés par ceux qui commettent des attentats suicides, Fethi Benslama (2015) a relevé à plusieurs reprises que « les candidats s'imaginent dans une scène de « membra disjecta » (fantasme d'être un éclat de chair). « Le candidat pense qu'il sera reconstitué ensuite en accédant au statut de martyr pour devenir immortel. » Le martyr en islam est un mort qui reste vivant.
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[4]
Sur le plan étymologique, enfer vient du latin « infernis » qui signifie inférieur. La recherche du paradis par sa dimension de perfection absolue viendrait « traiter » ce sentiment d'infériorité mortifère « infernale » éprouvé par le candidat djihadiste.
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[5]
R. Roussillon décrit deux conjonctures traumatiques primaires distinctes sous-jacentes aux formes d'exacerbation de la violence, l'une qu'il rattache aux ratés de la « fonction miroir » et l'autre à « l'incapacité de l'objet à survivre ». Nous pensons que la « fonction miroir » n'assure sa fonction structurante que si elle est reliée à la « capacité de l'objet à survivre ».
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[6]
S'il répond à son désir de fusion, il n'existe pas, s'il s'en sépare, il rencontre l'angoisse de mort.
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[7]
Dans la perspective décrite par Melanie Klein d'une « bonne scène primitive » (que l'on pourrait rattacher aux « parents harmonieusement combinés » de Salomon Resnik), où l'enfant se représente comme prolongement vivant et fécond de ses parents, « les parents sont unis sexuellement et se réparent mutuellement, sans clôture sur leur relation intime, mais au contraire en s'orientant vers l'enfant, objet de leur amour commun. Le fantasme de bonne scène primitive est à la base du sentiment de sécurité intérieure dans l'appartenance à son sexe, du sentiment d'être protégé intérieurement jusques et y compris dans l'émergence de la sexualité génitale »(Houzel, 2000), et j'ajouterai, dans l'inscription à une double lignée maternelle et paternelle suffisamment bonne. Cette représentation du mort-vivant pourrait correspondre aux « parents combinés » de Melanie Klein désignant une figure persécutrice représentant des parents unis dans une relation sexuelle dévastatrice, diabolique dans le cas du terrorisme (« coït non créateur des parents »).
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[8]
Ce fantasme « d'extinction filiale » pourra être renforcé par un contexte collectif, social, menaçant imaginairement ou réellement la vie du sujet et de sa communauté. Nous le retrouvons chez Hitler, Merah, Breivik traversés par des angoisses apocalyptiques nécessitant pour leur survie de recourir à une filiation narcissique imaginairement protectrice à dimension mythique et mystique les inscrivant dans une visée résurrectionnelle reliée à une pureté régénératrice assurant leur immortalité à partir d'une origine unique et d'un ancêtre unique (Dieu Allah pour les islamistes, Dieu chrétien pour Breivik, Dieu Aryen pour Hitler) où tous les membres de la communauté seraient des frères narcissiques.
-
[9]
« Vivons comme des frères ou nous finirons comme des fous », expression formulée par Martin Luther King, dans le contexte de la lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis.
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[10]
Sous une autre approche que celle de R. Roussillon, C. Balier (1997) dans ses travaux sur la violence et la destructivité note également la dimension mortifère contenue dans la distance problématique du sujet d'avec l'objet. Il indique alors que pour de tels sujets, l'angoisse de séparation-individuation évoque la mort. Cette angoisse est la conséquence d'un échec de la négociation difficile (creuset de la violence) à laquelle est confrontée le bébé. S'il répond à son désir de fusion, il n'existe pas, s'il s'en sépare, il rencontre l'angoisse de mort. Le recours au double, figurant dans le système de la « filiation narcissique » permettrait, partiellement une négociation de cette contradiction, car ce recours représente une ébauche de séparation (le double n'est pas un magma indifférencié) tout en évitant une séparation néantisante du fait du lien permanent que permet la relation au double.
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[11]
Qui ne permettraient pas à ce sujet de penser qu'une part des maillons mortels représentés par chaque membre d'une génération « aura survécu par le patrimoine que chacun a transmis à sa descendance » (immortalité relative dans l'écart d'une génération). Cette transmission, quand elle réussit, crée un sentiment continu d'exister filial.
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[12]
L'extrait d'un livre pour enfants au moment de l'Allemagne nazie de 1936 indique pour Hitler et les nazis que le judéo-bolchévisme représente la figure du Diable.
-
[13]
Hitler vénéra sa mère au teint clair et aux yeux bleus dont l'image idéalisée deviendra pour lui l'archétype de la perfection humaine et raciale. La mort de celle‑ci fut pour Hitler catastrophique, selon les historiens.
-
[14]
Dans beaucoup de quartiers de jeunes d'origine musulmane, on peut entendre ce même discours : « Avec tout ce que les musulmans subissent dans le monde, heureusement que les frères Kouachi ont vengé notre honneur, ils sont notre fierté. »
-
[15]
Chaîne M6, émission du 11/11/2012.
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[16]
Le refus de sa demande d'intégration dans l'Armée française par l'État français a pu renforcer également son sentiment d'exclusion par la nation française, et contribuer au fait qu'il choisisse parmi ses victimes des soldats français d'origine musulmane.
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[17]
En 2005, Shérif Kouachi dira : « Farid m'a parlé d'une grande maison au Paradis… Farid disait que c'était bien d'aller au combat, de se trouver en Irak et de se faire tuer. »
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[18]
C'est pourquoi, l'homme est ravalé au rang d'animal et égorgé comme lui.
-
[19]
Le sitar, mot d'argot, désignant le voile intégral où on ne distingue même plus les yeux de la femme. La femme doit porter par ailleurs des gants.
-
[20]
Ce sentiment d'existence, ils le trouvent également paradoxalement au moment où ils vont mourir, en héros martyr viril dans une sorte d'apothéose, glorifiés d'avoir accompli leur mission de sauvetage de la pureté de l'humanité. Par ailleurs, la sur-médiatisation qui leur est accordée après leur attentat en Occident leur donne une place dans l'histoire. Ainsi, d'inconnu Mohamed Merah passe à une place de très connu dans l'histoire du terrorisme.
-
[21]
La distance psychique très problématique avec l'autre (menace d'intrusion ou de vide) retrouvée chez les terroristes, les empêchent de « penser vrai ». Pour Didier Anzieu (1984), « penser vrai, c'est penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l'autre ».
-
[22]
Un passage de Mein Kampf, cité par I. Mc Ewan (2009), révèle les préoccupations apocalyptiques de Hitler : « Si notre pays et notre état sont les victimes de ces tyrans, des peuples que sont les juifs altérés de sang et avides d'argent, toute la terre sera prise dans les tentacules de ces hydres, mais si l'Allemagne échappe à leur enlacement, on pourra considérer que le plus grand danger qu'aient jamais connus tous les peuples ne menace plus le monde entier. »
-
[23]
Dans les reportages, très souvent, des jeunes se disent soulagés et apaisés dès leur radicalisation et la perspective de partir en Syrie pour « combattre l'Enfer provenant des mécréants qui tuent leurs frères et violent les femmes ».
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[24]
Plusieurs témoignages de volontaires étrangers à l'état islamique révèlent leurs angoisses, mais aussi leur exaltation à l'approche de la fin des temps. « L'ultime bataille, celle qui verra dans un effroyable bain de sang la victoire des fidèles… sur les mécréants » est évoquée comme imminente sur les réseaux sociaux. C'est un argument efficace martelé par les djihadistes pour inciter les volontaires à rejoindre sans tarder les troupes du calife. Dabik qui est le lieu de ce combat en Syrie est mentionné, dans une tradition prophétique particulièrement populaire chez les djihadistes, comme le théâtre de la bataille décisive entre les musulmans et les Roums (les Romains), en fait les Byzantins au temps de Mahomet. Les « Roums » sont aujourd'hui dans la propagande des djihadistes, les « Croisés » et les Occidentaux mécréants (« diaboliques ») en général.
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[25]
Le sujet radicalisé peut même changer de nom en prenant un nom de guerre lorsqu'il rejoint ses « frères narcissiques » de combat.
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À ces mouvements de mort s'associent les affects réprimés du sujet qui le rend indifférent à la souffrance de l'autre en raison même de la teneur traumatique contenue dans ces affects. Affects gelés par le déni dont le but « est celui de protéger de l'effondrement dépressif, sans contenant personnel ou groupal » (Lechevalier, 2005).
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Et non pas en cherchant à les « déconvaincre » de leurs idéaux essentiels pour l'instant à leur survie identitaire. Rappelons qu'aider l'autre à penser de façon réaliste, c'est l'aider à « penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l'autre » (rôle joué par la relation empathique reliée aux questions de la bisexualité psychique, de la bi-parentalité).