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Article de revue

« La ville sobre questionne la course à l’innovation technologique comme une fin en soi »

Pages 115 à 125

Notes

  • [1]
    NDLR : Philippe Bihouix et al., Pour des métropoles low tech et solidaires. Une ville plus simple, plus sobre, plus humaine, Labo de l’ESS, 2022.
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1 Emmanuel Hache, Sacha Serero et Marc Verzeroli – Comment définiriez-vous la smart city ?

2 MARION APAIRE – La notion de smart city, soit ville intelligente, a pour but de répondre à des objectifs de durabilité et de performance avec une dimension numérique, en mobilisant les technologies de l’information et de la communication. Cette promesse a été véritablement portée par des entreprises leaders du champ numérique, notamment Cisco et IBM qui, surtout dans les années 2010, ont souhaité apporter des solutions technologiques aux problèmes de fonctionnement de la ville et des flux par une logique d’optimisation. L’enjeu est par exemple d’optimiser la consommation d’eau et d’énergie, l’organisation des systèmes de circulation et de transport, la gestion des déchets ou des équipements publics grâce à ces technologies et à une couche numérique.

3 La smart city était aussi un concept commercial voué à faire croître les grandes entreprises du numérique qui s’emparaient du champ urbain. On pourrait ainsi trouver des synonymes, comme ville numérique ou ville connectée, concentrée autour de la capture des données. Les acteurs comme Google et Cisco se positionnaient alors précisément parce qu’ils disposaient de cette capacité à capter et gérer les données.

4 L’ambition initiale venait donc – déjà – des grandes entreprises du numérique…

5 MARION APAIRE – Oui, avec cette promesse alléchante : « nous avons des technologies matures, la capacité d’équiper, faites-nous confiance pour optimiser la gestion de vos villes, vous, collectivités, qui n’avez pas forcément ces outils, nous les mettons à votre disposition ». Mais il s’agit, bien évidemment, d’une logique donnant-donnant. Derrière, des prestations sont payées à ces entreprises, qui ont la capacité de capter la donnée et de l’utiliser pour mieux connaître le client, avec de nombreux autres débouchés.

6 Le premier temps de la smart city a ainsi été celui de l’arrivée de ces acteurs du numérique, qui sont partis à la conquête de la ville dans les années 2010, comme IBM avec sa campagne « Smart Cities Challenge ». Durant cette décennie, les collectivités se saisissent peu à peu du concept et certaines d’entre elles se disent qu’elles doivent devenir des smart cities. Il y a alors comme un mouvement des villes, qui vont s’intéresser à cette notion en se demandant quels marchés ouvrir et de quelle manière travailler avec cet écosystème numérique. Des démarches très intéressantes voient le jour, comme en 2015 à Issy-les-Moulineaux, où la ville cherche à stimuler cet écosystème autour de la mobilité, notamment en cherchant à atteindre un schéma co-construit, optimisé et qui génère de la donnée. La ville a ici une posture assez intéressante, puisqu’elle se place en coordinatrice et en donneuse d’ordre, avec ce message vis-à-vis des grandes entreprises que l’on est prêt à travailler ensemble et à avoir une réflexion sur les données, dans l’objectif de fluidifier le trafic et de développer l’offre de mobilité au bénéfice des habitants et des travailleurs. D’autres exemples sont moins concluants, comme à Toronto : en 2018, Sidewalk Labs, une société de Google, remporte l’appel d’offres pour transformer le quartier en friche de Quayside en laboratoire de la ville intelligente du futur. Le projet a soulevé l’opposition d’une partie des habitants, notamment sur des enjeux de gouvernance de la donnée, ce qui a conduit Google à l’abandonner en 2020.

7 La deuxième vague d’évolution de la smart city traduit d’ailleurs ce mouvement : peu à peu, la vision s’élargie et la smart city devient « citoyenne », en intégrant des aspects plus larges de la vie comme l’éducation, l’inclusion ou la gouvernance. Progressivement, les autorités locales mobilisent les outils numériques de la ville connectée – open data, portail interactif, etc. – pour dialoguer directement avec les citoyens. On voit alors un essor de la civictech mais aussi l’apparition de questions centrales telles que celles de la souveraineté numérique et de la gouvernance de la donnée.

8 Le troisième temps est celui que l’on connaît aujourd’hui, avec l’ensemble des plates-formes numériques qui proposent de nouveaux usages en ville – comme les livraisons, les véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), les trottinettes électriques. Elles génèrent des flux visibles ou invisibles mais qui ont toujours une déclinaison tangible, observable sur nos espaces urbains. La question qui se pose alors est celle de la réaction des collectivités : régulent-elles ? Laissent-elles faire ? Les trottinettes, notamment, cristallisent le débat. Des villes, comme Copenhague, ont pu les interdire. La Ville de Paris a posé un certain nombre d’exigences et veille à ce que les opérateurs respectent leurs engagements. Un espace de négociation a ainsi vu le jour entre ces nouveaux venus qui jouent un rôle important dans le contexte urbain et les acteurs publics qui ont une responsabilité sur cet espace et tentent de trouver un équilibre entre les avantages et les inconvénients de ces services. De nouveaux débats émergent, autour par exemple d’un objet comme la bordure de trottoir, pour savoir quels usages y développer : faut-il réserver cet espace aux livraisons ou aux VTC ? Y installer des arceaux pour vélos ? Une piste cyclable ? Un espace de stationnement ? La collectivité doit s’intéresser à ces enjeux et à cet objet, comme le dit Isabelle Baraud-Serfaty, qui regarde de près le curb management – gestion de la bordure du trottoir – qui est pratiqué en Amérique du Nord, avec cette question : que fait-on de cet actif à forte valeur ? Lui donne-t-on un prix ? Met-on en place des systèmes de régulation, de gestion, de concession ? Au-delà des réponses, il est nécessaire d’en faire un sujet de débat public.

9 Ce qui pose alors la question des limites de la smart city, notamment de son appropriation.

10 MARION APAIRE – Effectivement, plusieurs limites sont apparues : la smart city dans sa version ultra technologique a été critiquée par les autorités publiques et les universitaires, qui considéraient qu’elle était alors insuffisamment centrée sur les besoins des citoyens. Par ailleurs, se pose la question de l’appropriation de ces technologies, qui est parfois limitée pour les agents des villes faute de formation, d’accompagnement dans leur changement de pratique ou même d’actualisation des data. Cet écueil a également pu être constaté du côté des habitants ou des gestionnaires de logements : certains bâtiments intelligents proposent de nombreux services connectés mais leurs utilisateurs ne savent pas toujours les utiliser ou bien utiliser les stocks de data qui sont remontées.

11 Cela ne renvoie-t-il pas aussi à ce que les sociologues qui analysent la transition énergétique à travers les comportements des usagers nomment la tragédie du mode d’emploi ? À chaque fois que l’on fait l’acquisition d’une nouvelle technologie, le mode d’emploi est mis de côté. On préfère y aller à l’intuition, ce qui cause une perte en énergie, parce que l’on ne sait pas se servir des produits de manière optimale.

12 MARION APAIRE – Tout à fait. D’ailleurs, au sein de l’Urban Lab de Paris&Co, nous travaillons avec des innovateurs qui apportent des solutions très riches, notamment technologiques, et à qui nous suggérons d’accompagner, de guider et d’aider le client – notamment la puissance publique – dans l’appropriation de l’outil numérique, afin de s’assurer de cette prise en main. Nous les poussons également à avoir une vision systémique pour dépasser les logiques de silos urbains, qui conduisent à créer des outils conçus spécifiquement pour la gestion de l’eau, du chauffage, etc., sans porosité alors qu’il peut être utile d’adopter une vision désilotée.

13 Pour revenir à la question des limites du modèle de la smart city, d’autres questions se posent, telles que celle de la perte de souveraineté liée à la dépendance technologique : à qui appartiennent les données, une fois qu’elles ont été générées ? Dans le cas où une entreprise génère des données pour optimiser le fonctionnement d’une collectivité, qui détient in fine la propriété de ces data ? Et pendant combien de temps – celui du contrat ou plus longtemps ? Ce n’est pas toujours simple.

14 Et puis, évidemment, il est nécessaire d’avoir une véritable réflexion autour de l’impact environnemental et du besoin de ressources rares pour fabriquer les capteurs, de leur obsolescence, de leur entretien, de leur consommation énergétique aux différents stades de conception, fonctionnement et fin de vie. Notre constat est double : oui, ces outils numériques peuvent être utiles, notamment pour mieux concevoir des bâtiments. Le métier d’architecte a ainsi été transformé par des approches comme le Building Information Modeling (BIM), qui permet de conceptualiser en amont, à l’aide d’outils numériques, les bâtiments en fonction de plusieurs paramètres – tels que l’énergie, l’ensoleillement, le carbone, le prix. Pour autant, nous prônons également le discernement technologique, la juste technologie, et le fait que celle-ci ne devienne pas indispensable – un socle doit pouvoir fonctionner sans ces outils technologiques.

15 Il faut donc être attentif à cette dépendance croissante de nos modèles à ces solutions à hautes composantes technologiques, qui impliquent une consommation de ressources et une pollution excessives, et peuvent être à l’origine d’impasses techniques et économiques dans les métiers de la fabrique urbaine. Enfin, se pose la question des coûts d’exploitation de ces technologies, notamment pour les gestionnaires de bâtiments intelligents. Souvent, la facture s’envole, ce qui conduit à une réflexion sur l’utilité de ces capteurs et solutions technologiques a posteriori.

16 En quoi la ville sobre vient-elle alors se différencier de la smart city ?

17 MARION APAIRE – La ville sobre se différencie de la smart city parce qu’elle place les besoins des citadins au centre des réflexions. Il s’agit d’une approche « usage », qui remet en question les modes de production et de consommation actuels. Il y a un changement de paradigme dans le sens où l’on ne considère pas que seul le progrès technologique puisse répondre à ces enjeux, mais qu’il en constitue l’une des composantes.

18 La ville sobre questionne la course à l’innovation technologique comme une fin en soi. Elle vise à trouver une place plus raisonnée à la technologie dans nos modèles de développement, afin d’inscrire nos démarches dans les limites planétaires et humaines actuelles et de renforcer notre capacité d’adaptation au changement climatique.

19 Dans ce contexte, nous entendons la sobriété comme la définit le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), soit un ensemble de politiques, de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter les demandes d’énergie, de matériaux, de biens, de terres, tout en assurant le bien-être de tous les humains dans les limites planétaires. Le terme de bien-être est ici important, car les détracteurs de la sobriété l’opposent à la notion de confort, de qualité de vie, etc.

20 Travaillez-vous sur les représentations de la réalité de ces smart cities ? Aujourd’hui, des étudiants, par exemple, paraissent d’emblée intégrer la dimension environnementale, qui est chez eux presque première, à rebours de cette organisation très techniciste de l’urbain. Y a-t-il un décalage entre la représentation que les industries du numérique cherchent à donner et la réalité ? Au-delà, la low tech pourrait-elle constituer une réponse aux critiques à l’encontre de smart cities laboratoires d’implantation quasi mécanique des technologies, sans réflexion particulière sur leur intégration ?

21 MARION APAIRE – C’est une bonne nouvelle que les étudiants actuels renversent le prisme et mettent l’enjeu environnemental au cœur de leurs préoccupations. Il semblerait qu’effectivement le concept de smart city soit de moins en moins mobilisé, contrairement à celui de ville sobre qui prend de l’ampleur. Pour autant, on pourrait encore parler de ville intelligente qui, le cas échéant, se traduirait par l’intelligence de nos liens humains, de nos schémas de coopération territoriale, de notre façon de gérer les flux, et non plus forcément par la mobilisation de solutions technologiques. J’ai toutefois le sentiment qu’un paradigme en chasse un autre et peut-être que dans cinq ans le terme de sobriété sera remplacé par une autre notion.

22 Il y a en tout cas là des enjeux de sémantique intéressants. Nous avons travaillé pendant plus d’un an sur la notion de ville low tech, terme qui a aussi des limites, car il peut gommer certaines nuances ou renvoyer à un imaginaire erroné, comme celui du retour à la bougie ou à une opposition radicale à l’utilisation des technologies. Évidemment, ce n’est pas le cas et cela invite à réfléchir à la manière de communiquer sur cette philosophie, qui est bien plus nuancée.

23 Comment faire face à ces critiques qui entretiennent l’image d’une sobriété synonyme de contrainte, notamment pour les citoyens ?

24 MARION APAIRE – Il est nécessaire, pour cela, de s’appuyer sur des exemples très concrets et surtout d’expliquer que sobriété n’est pas synonyme de perte de confort : en isolant mieux, en construisant avec certains matériaux, on peut adopter une démarche plus sobre, dont les bénéfices en matière de bien-être seront nombreux.

25 Le levier culturel est également puissant : de tout temps, la littérature ou les films ont orienté nos regards et véhiculé des images positives ou négatives de certains modèles, comme autrefois Blade Runner sur la ville futuriste ou Princess Mononoké sur le lien entre la ville et la nature. C’est encore le cas aujourd’hui.

26 Ensuite, vient l’idée de déployer des outils simples, indolores, tels que les nudges : ces suggestions indirectes peuvent, sans forcer, influencer les motivations et in fine provoquer un changement de pratiques. C’est l’exemple de l’image de la petite mouche placée dans les urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam : instinctivement, les utilisateurs la visent, ce qui a permis de faire des économies d’eau pour nettoyer ces toilettes. Pour notre part, nous avions fait une expérimentation avec eGreen, qui propose énormément d’astuces pour favoriser les économies d’énergie à l’échelle de bâtiments : l’entreprise lance des défis au sein des entreprises – prendre les escaliers, faire un ensemble de micro-tâches avec des mises en scène ludiques, par le biais d’applications ou non – et ça marche ! Guider, expliquer, prendre par la main, offrir des alternatives, tout en restant simple, travailler sur les imaginaires, notamment à travers la culture, inciter et accompagner pour rendre ces nouvelles pratiques simples et confortables sont autant de leviers à mobiliser.

27 Enfin, il existe d’autres leviers puissants comme la réglementation ou le levier économique – on le voit, la hausse du prix de l’énergie nous pousse à des comportements plus économes –, mais ces derniers peuvent être vécus comme contraignants et ainsi moins désirables. Pour moi, il est donc important de mobiliser l’ensemble de ces leviers.

28 L’espace urbain se prête-t-il plus qu’un autre à l’implémentation de telles démarches ?

29 MARION APAIRE – Les métropoles sont propices à ces démarches sobres ou low tech pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’un espace déjà construit : il n’est pas nécessaire d’investir massivement pour construire, l’idée est plutôt de travailler et d’optimiser l’existant en transformant les friches, en investissant les bâtiments vacants, en convertissant certains bureaux inoccupés en logements, en ouvrant les bâtiments publics comme les écoles le soir et le weekend, etc., les possibilités sont nombreuses. Il y a ce socle qui est d’utiliser des ressources un peu dormantes, sans avoir à investir massivement et à utiliser de nouvelles ressources.

30 Par ailleurs, les villes permettent de mutualiser les infrastructures, les équipements, les réseaux, sans avoir à les démultiplier. Si l’on veut faire des économies et parvenir à cette ville sobre, il y a en effet un enjeu de masse, de multitude. Cette capacité de mutualisation constitue la grande force des espaces urbains, avec un gymnase, un réseau de chaleur urbain ou d’eau pour un grand nombre de personnes : vous n’avez pas tiré un réseau en pleine campagne ou construit un équipement pour un ou deux foyers.

31 Et puis, c’est là où il y a un potentiel d’amélioration énorme : les villes sont aussi des foyers de consommation importants : si de nouvelles pratiques de consommation y voient le jour, alors elles peuvent avoir un impact très important. Je pense par exemple à la promotion des circuits courts, des ressourceries, des ateliers de réparation, toutes ces initiatives qui, si elles sont déployées à large échelle, contribueront massivement à l’émergence de ces métropoles sobres.

32 Pourrait-on en tirer la conclusion qu’il faudrait encore densifier les villes ?

33 MARION APAIRE – Les métropoles, si elles sont bien conçues, s’il y a suffisamment d’espaces verts, si l’on a vraiment réfléchi aux services que l’on y propose, peuvent avoir énormément de qualités. Comme je l’ai dit, regrouper les habitants et les infrastructures sur un même espace urbain permet de mutualiser beaucoup de choses et d’avoir une puissance de frappe plus intéressante. Des villes comme Grenoble, où j’ai vécu, proposent à la fois une certaine densité et une qualité de vie agréable. Et Paris peut être une métropole de taille et de densité intéressantes si elle travaille vraiment, comme actuellement, sur les contreparties de cette densité en matière d’équipements publics, d’offres culturelles, d’espaces verts, etc. Je prône donc la densité et le modèle de la métropole à condition que l’on réfléchisse à la qualité de vie de ses habitants et à la désirabilité de cette densité.

34 Dans ce contexte, quelles sont les attributions de l’Urban Lab de Paris&Co et les actions que vous mettez en œuvre ? Comment s’articulent-elles avec celles d’autres acteurs ?

35 MARION APAIRE – L’Urban Lab est un département de l’agence d’innovation Paris&Co, dont la mission est d’agir avec les innovateurs pour transformer durablement la Cité. Nous accompagnons tous les acteurs qui pensent, font et vivent la ville : la Ville de Paris, la Métropole du Grand Paris et toutes ses communes mais aussi des innovateurs de toute taille – des start-up, des petites et moyennes entreprises, des associations –, bref tous ceux qui proposent des solutions pour améliorer la ville. Nous les aidons à ce que leurs structures se musclent et à ce que leurs projets voient le jour. Nous faisons également du conseil auprès de grandes entreprises qui se demandent parfois comment naviguer dans ces nouveaux paradigmes, produisons des études pour qu’elles sachent comment trouver leur place dans cette dynamique, et favorisons la mise en relation avec ces petits innovateurs qui ont la souplesse pour proposer des innovations. Il y ainsi souvent des dynamiques de co-construction entre de grands et de plus petits acteurs.

36 Nous travaillons également avec les usagers, pour qui nous avons un laboratoire d’expérimentation urbaine. Avant qu’un produit, une solution ou un service soit disponible à l’achat, il peut parfois être utile de passer une phase de test de ces nouvelles approches, que nous opérons en lien avec la collectivité, les grandes entreprises, les petits innovateurs et les habitants.

37 Pour résumer, nous avons donc un incubateur de start-up – nous en accompagnons une centaine chaque année – et un laboratoire d’expérimentation qui nous permet de déployer des solutions dans des quartiers, à l’échelle de la ville et du Grand Paris, pour agir sur différents types de tissus. Nous avons également un programme dédié à l’innovation sociale, qui va plutôt soutenir des initiatives à l’échelle des quartiers – pour répondre à des besoins à travers des recycleries, des tiers lieux, des cuisines partagées, de radios pour donner une voix à ceux qui ne sont pas entendus – et aider les grandes entreprises à intégrer ces nouvelles initiatives dans leurs démarches. Enfin, nous avons également un observatoire des tendances, capable de faire des missions pour de grandes entreprises ou de mener des groupes de travail pour co-construire une vision. Nous avons notamment animé un groupe de travail sur la low tech, avec l’idée d’être ensuite le porte-voix de tout cet écosystème auprès des instances de réflexion, pour qu’elles aient aussi des signaux et sachent quel est l’état des réflexions, quels sont les manques et les besoins pour faire changer le système. Nous avons travaillé, par exemple, avec l’Agence de la transition écologique (Ademe).

38 Existe-t-il des exemples de villes qui ont intégré concrètement de telles pratiques à grande échelle, au-delà d’initiatives ciblées ?

39 MARION APAIRE – De telles démarches sont en train de voir le jour à Bordeaux, Lille, Lyon, Strasbourg, Paris, Poitiers, donc plutôt des métropoles. Une excellente étude à ce sujet a justement été faite par le Laboratoire de l’économie sociale et solidaire, Pour des métropoles low tech et solidaires[1]. Les lignes sont en train de bouger et des coopérations territoriales voient le jour. Il est aussi intéressant d’observer le lien entre la métropole et son bassin environnant si l’on parle de circuit court, de relocaliser la production, car tout ne se fera pas dans les murs.

40 La notion de croissance demeure au cœur de nos économies. Comment envisagez-vous la question de la compatibilité entre low tech et activité économique ? La sobriété ne demande-t-elle pas de nouvelles manières de mesurer la richesse et le développement ? La notion de développement durable a-t-elle encore sa place dans la création d’espaces urbains plus sobres ?

41 MARION APAIRE – Il est intéressant de repartir du terme de développement durable car, avec ce paradigme de la croissance, le développement économique a prédominé sur le développement social et environnemental, raison pour laquelle le terme a été dévoyé. Mais le développement durable serait tout à fait pertinent en soi si l’on avait un bon équilibre entre ces trois sphères. Je ne sais pas s’il faudrait aujourd’hui l’oublier, mais il est certain que l’on peut entendre beaucoup de choses derrière le mot « développement » : développement de liens entre humains, développement de coopérations, développement de solutions environnementales. D’une certaine façon, il reste donc actuel, même s’il est effectivement très connoté greenwashing et croissance.

42 Concernant la notion de croissance, elle est encore aujourd’hui au cœur de nos réflexions et d’ailleurs, nos indicateurs de mesure de bonne santé d’une société y sont directement rattachés, comme le produit intérieur brut (PIB). Or il est clair que de nouveaux indicateurs sont nécessaires, et les déterminer constitue d’ailleurs un sujet de recherche extrêmement intéressant. Sur l’innovation sociale, par exemple, beaucoup d’indicateurs ne fonctionnent pas. Est-ce que le nombre d’emplois créés reste un bon indicateur, s’il s’agit d’emplois précarisés ? Comment proposer d’autres indicateurs, au côté de celui de la vitalité économique, pour adopter une vision plus large ?

43 À Paris&Co, nous travaillons beaucoup sur cette mesure d’impact en cherchant à évaluer les externalités positives et négatives des innovations que nous déployons. À chaque fois, nous cherchons des indicateurs en fonction du projet, et c’est un beau défi que de se dire que l’on ne prend pas uniquement la croissance comme indicateur de succès des structures que l’on accompagne. Nous essayons aussi de former les grandes entreprises à cette mesure d’impact, pour qu’elles ne se contentent plus simplement du chiffre d’affaires. Il y a d’autres champs à explorer, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs.

44 Nous avons également réalisé une longue étude sur le changement d’échelle de l’innovation, en nous demandant quels étaient les leviers de cette transformation et quels étaient les modèles à prôner. Il y a évidemment le modèle classique d’une entreprise qui croît, tant en matière de chiffre d’affaires que d’employés. Mais il y a aussi d’autres modèles inspirants comme celui de l’essaimage, du transfert de compétences, avec une logique de quasi-franchise, que l’on observe beaucoup dans l’innovation sociale. Par exemple, une structure que nous avons accompagnée, Les Alchimistes, propose de collecter des biodéchets pour les transformer en énergie. Après que leur modèle eut très bien fonctionné à Paris, ils ont ouvert des antennes dans d’autres villes, où ils forment les équipes qui deviennent ensuite autonomes. L’innovation devient alors puissante parce qu’elle change d’échelle, parce qu’elle a essaimé : on devient gros à plusieurs, tout en s’adaptant aux spécificités locales.

45 À moyen terme, la sobriété pourrait-elle devenir un facteur de concurrence entre les villes ?

46 MARION APAIRE – Les villes sont aujourd’hui dans une logique de concurrence pour attirer les investisseurs, les talents, les emplois. Et pour attirer ou maintenir leur population, elles doivent proposer une densité désirable avec des services publics, une offre de mobilité diversifiée, suffisamment d’espaces verts, un coût de la vie maîtrisé, des équipements publics de qualité, des emplois, etc. Aujourd’hui, les villes qui sont en tête des classements – Angers, Annecy, Bayonne – conjuguent à la fois vitalité économique, proximité avec des espaces naturels et volontarisme en faveur du développement durable, avec, dans cette dernière catégorie, la promotion de démarches sobres.

Notes

  • [1]
    NDLR : Philippe Bihouix et al., Pour des métropoles low tech et solidaires. Une ville plus simple, plus sobre, plus humaine, Labo de l’ESS, 2022.
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