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Article de revue

Le franco-allemand au quotidien : « Strasbourg et Kehl forment un véritable laboratoire de l’intégration européenne et de la coopération transfrontalière »

Pages 105 à 110

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1 Le 1er décembre 2021, les mairies de Strasbourg et Kehl ont signé une Convention de coopération visant à approfondir les rapports citoyens entre les deux villes et à faire converger davantage les pratiques administratives et les politiques publiques. Quels sont les axes majeurs de coopération à ce jour ? Quels sont ceux que vous souhaitez voir avancer dans les prochaines années ?

2 JEANNE BARSEGHIAN – Strasbourg et Kehl forment un véritable laboratoire de l’intégration européenne et de la coopération transfrontalière, ancré dans le réel, le quotidien, avec une forte interpénétration des activités, des flux et échanges à tous les niveaux entre nos deux territoires. De plus, une continuité urbaine est en développement entre nos deux villes, notamment grâce aux équipements publics fréquentés par des usagers vivant d’un côté ou de l’autre du Rhin.

3 La Convention du 1er décembre 2021, ce sont six chapitres établis avec les partenaires allemands, et qui couvrent tous les champs d’une intercommunalité transfrontalière en émergence, permettant de consacrer la notion de bassin de vie transrhénan. Des thématiques nouvelles sont abordées et travaillées en commun, en phase avec les défis majeurs de notre siècle, que sont l’aménagement du territoire, la cohésion sociale, la participation citoyenne, le bilinguisme, les mobilités et, bien évidemment, la transition écologique. À travers des mécanismes de gouvernance consolidés et rénovés, nous poursuivons une ambition : une coopération interurbaine intégrée au service des habitants.

4 Nous avons déjà la gestion en commun de notre tram transfrontalier, avec 7 000 voyages journaliers et 10 000 les weekends. C’est une particularité de notre bassin de vie, et la mobilité transfrontalière reste une priorité : nous prenons le tram et changeons de pays comme on changerait de quartier. Ainsi, nous travaillons actuellement sur l’amélioration de l’interopérationalité de cette desserte et au renforcement du réseau cyclable sur l’axe Offenburg-Strasbourg. Un autre projet transfrontalier qui nous tient à cœur et qui exprime le rapprochement de notre territoire est le projet de la récupération de la chaleur fatale de l’aciérie de Kehl pour chauffer 5 000 ménages à Strasbourg à l’avenir.

5 Après plusieurs années de crise sanitaire, la santé est également au cœur de nos préoccupations : nous souhaitons rendre accessibles à toutes et tous les établissements de soins, quel que soit la rive sur laquelle ils sont implantés. Comme déjà un peu partout à Strasbourg, nous allons par exemple créer une maison transfrontalière de santé dans le quartier des Deux Rives. Pour encourager la pratique sportive, nous informons sur l’offre et la complémentarité des pratiques et installations de deux côtés du Rhin.

6 Mais au-delà de la couverture de ces axes de travail, la Convention cherche à donner un cadre au développement du lien entre les habitants : nous souhaitons faciliter, par exemple, l’accès aux activités scolaires et périscolaires pour que nos enfants puissent apprendre le plus tôt possible la langue de l’autre et soutenir des projets culturels, en renforçant la sensation d’appartenance à un espace culturel commun.

7 Comment se matérialise la coopération entre les deux mairies sur le plan politique ? Existe-t-il des réunions régulières entre maires ?

8 Un conseil municipal transfrontalier ? Quel rôle l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau joue-t-il ?

9 JEANNE BARSEGHIAN – Les conseils municipaux tiennent une réunion commune annuelle et publique, également ouverte à l’exécutif métropolitain du côté français. Les maires se rencontrent au moins chaque trimestre, mais en réalité, les échanges sont bien plus fréquents, car le transfrontalier est un sujet qui nous tient mutuellement à cœur. En plus de ces échanges et afin de travailler plus en détail sur nos nombreux projets transfrontaliers, la Commission Strasbourg-Kehl se réunit au moins une fois par an.

10 L’Eurodistrict, qui regroupe des territoires au-delà de Strasbourg et Kehl, contribue, par des projets concrets, à la mise en œuvre des ambitions de la coopération (carte des médecins parlant la langue de l’autre, projets Spiel-et-Parle, le projet « kilomètre solidaire »). Ainsi, l’arrondissement de l’Ortenau, le territoire d’Erstein et de l’Eurométropole sont pleinement intégrés dans notre coopération transrhénane renforcée et font déjà partie de notre perception d’un territoire transrhénan et d’un bassin de vie commun.

11 Strasbourg compte environ 280 000 habitants, contre à peine 35 000 pour Kehl. La différence de poids démographique et économique a-t-elle des conséquences sur la coopération entre les deux villes ? Comment garantir un partenariat équilibré ?

12 JEANNE BARSEGHIAN – Malgré nos différences démographiques, nous œuvrons pour un partenariat à pied d’égalité. Strasbourg dispose, mécaniquement, par sa démographie, de moyens financiers supérieurs. Cela dit, la perception du territoire est commune : Kehl est partenaire, et à part entière, du même territoire. Un territoire composé par une entité franco-allemande autour du Rhin, avec des intérêts et des identités partagés.

13 Nous traversons la frontière au quotidien, pour le travail, pour les services, pour les courses, pour voir la famille et nos amis. Cela forge une vision commune, que nous voulons aujourd’hui renforcer par un projet d’agglomération européenne et transfrontalière.

14 Kehl est aussi une composante de la dimension européenne de notre ville. Nous souhaitons associer et ancrer notre voisin badois dans cette dynamique autour du statut de Capitale européenne, en l’associant plus étroitement aux différents événements qui jalonnent et rythment l’activité européenne de Strasbourg, par exemple en élargissant la Fête de l’Europe à la rive allemande.

15 Le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle de janvier 2019 a créé un Comité de coopération transfrontalière (CCT) dont le but premier est de « soutenir et renforcer la coopération transfrontalière en apportant des solutions concrètes aux difficultés que peuvent rencontrer dans leur vie quotidienne les habitants des régions frontalières ». Quel bilan provisoire tirer de l’action de ce nouvel organe ? Des avancées concrètes ont-elles vu le jour dans les domaines des transports, de l’emploi ou de la santé ?

16 JEANNE BARSEGHIAN – Le CCT, dont le secrétariat permanent s’est installé en 2021 à Kehl, est utile pour observer de près les dynamiques de notre bassin de vie commun et trouver des solutions concrètes aux problématiques transfrontalières de notre territoire transrhénan. Il doit permettre de faciliter le quotidien de nos habitants : la frontière ne doit pas être une barrière administrative empêchant une participation égale à la vie économique, sociale et culturelle.

17 Néanmoins, le travail du CCT n’a pas encore abouti à des avancées concrètes. Cela peut s’expliquer d’une part par la crise sanitaire, et par le curseur de priorités des gouvernements nationaux de l’autre, mais aussi par les récentes élections des deux côtés du Rhin. Nous partageons avec la ville de Kehl la conviction que notre territoire doit être étroitement impliqué dans le travail futur du CCT pour répondre concrètement à nos remontées et observations.

18 En effet, de nombreuses questions concernant l’harmonisation des règles et des normes nationales subsistent, en matière de détachement des travailleurs, d’accessibilité aux services de fiscalité, etc. Autant de sujets qui ne relèvent pas de la compétence de nos collectivités territoriales, mais souvent d’une législation au niveau national ou européen. Les premiers échanges avec le CCT ont permis d’identifier notamment des pistes d’harmonisation des normes, par exemple la reconnaissance de mêmes normes environnementales pour les véhicules dans le cadre de mise en œuvre des zones à faibles émissions, qui concernent notamment les villes de Strasbourg, Fribourg et Karlsruhe.

19 Nous espérons que les besoins de simplification du quotidien seront entendus et considérés par nos gouvernements nationaux et que les solutions concrètes puissent être mises en œuvre grâce à ce dialogue via le CCT.

20 La crise sanitaire du Covid-19 a conduit à une fermeture temporaire des frontières entre la France et l’Allemagne, et ce, alors que plusieurs milliers de personnes traversent quotidiennement le Rhin. Comment avez-vous fait face à cette situation inédite ? Cela a-t-il conduit à de nouvelles formes de coopération ?

21 JEANNE BARSEGHIAN – La fermeture de la frontière, décidée au niveau national sans concertation, nous a surpris, des deux côtés du Rhin, car elle nous concerne directement et nous touche particulièrement. Elle a été un véritable traumatisme : pendant une période de trois mois a été restaurée une barrière que nous avions cru révolue. Cette barrière a eu des conséquences dramatiques pour la population transrhénane qui se côtoie au quotidien : elle a séparé soudainement des familles et des couples, elle a rendu très pénible le quotidien des enfants, des élèves, et des 67 800 travailleuses et travailleurs d’Alsace, notamment dans les professions qui ne sont souvent pas éligibles au télétravail. Même si certains passages étaient autorisés dans le cadre de contrôles renforcés, elle a chamboulé tout un tissu économique intégré, avec une baisse de 60 % du chiffre d’affaires de certains commerces à Kehl.

22 Concrètement, via la Convention Strasbourg-Kehl, nous avons préconisé l’installation d’une cellule d’alerte, en lien étroit avec les autorités sanitaires et de police de nos territoires, pour fluidifier l’échange d’informations et favoriser la prise de décision concertée dans des situations d’une gravité particulière, comme lors de la pandémie. Il doit en être de même dans le domaine de la sécurité, avec une coopération à renforcer entre les deux polices municipales.

23 La coopération entre Strasbourg et Kehl est-elle un modèle d’inspiration pour d’autres villes ? Une telle coopération vous semble-t-elle transposable à d’autres villes frontalières ?

24 JEANNE BARSEGHIAN – La coopération étroite et ambitieuse entre Strasbourg et Kehl est effectivement un bon exemple de ce qui est réalisable entre deux villes européennes, et ce, malgré nos différences. Aussi profitons-nous chaque jour de ses résultats concrets et positifs : la frontière disparaît grâce à de grands projets et infrastructures structurants, comme la passerelle des Deux Rives, le quartier des Deux Rives et le tram qui relie nos centres. Les mobilités en sont la clé, avec pour perspective un espace transfrontalier pleinement engagé dans la transformation écologique.

25 Notre rapprochement se traduit de plus en plus par une sensation d’appartenance à un espace culturel commun, par une population qui a envie de parler la langue de l’autre, de connaître l’autre et de se sentir solidaire de l’autre.

26 Ces avancées sont d’autant plus remarquables quand on songe à notre territoire qui était, il n’y a même pas une centaine d’années, une pomme de discorde convoitée, un champ de bataille meurtri, au cœur d’un conflit mondial, entre deux États qui se voyaient comme des ennemis héréditaires.

27 Même si nous n’avons pas encore atteint pleinement nos ambitions, notre modèle de coopération me semble parfaitement transposable dans d’autres villes frontalières, si les conditions sont réunies : une volonté de rapprochement partagée, des leviers législatifs et la possibilité de coopérer symétriquement dans des champs thématiques bien définis.

28 Nous avons envie de partager nos expériences avec d’autres villes frontalières afin de pouvoir comparer et s’enrichir mutuellement, ce qui se traduit par notre implication au sein d’organismes comme l’Association française du conseil des communes et des régions d’Europe (AFCCRE), la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) ou les réseaux européens des villes.

29 Bien au-delà de l’échelon local, des réalisations telles que le jardin des Deux Rives, la passerelle Mimram ou le tramway qui relie Strasbourg et Kehl depuis 2017 sont devenues les symboles de la coopération entre les deux pays. Quel regard portez-vous sur la relation franco-allemande au niveau interétatique ? Souhaiteriez-vous voir transposées à l’échelle nationale certaines des initiatives mises en place localement ?

30 JEANNE BARSEGHIAN – L’ADN de notre territoire est le « franco-allemand », c’est non seulement une composante forte de notre identité, mais aussi le fondement de nos coopérations. Notre ville est devenue même un symbole de la réconciliation franco-allemande par notre triple identité, franco-allemande et européenne, ce qui se traduisait par l’installation de multiples institutions européennes et internationales après 1945, notamment le Conseil de l’Europe en 1949, le Parlement européen ou le siège de la chaîne de télévision européenne et franco-allemande Arte. Donc, notre identité franco-allemande a fortement contribué à créer et consolider notre statut de capitale européenne.

31 Au niveau de l’UE, j’ai envie de croire que le couple franco-allemand restera un pivot essentiel de l’intégration européenne. Ce couple doit poursuivre les mêmes objectifs afin d’œuvrer pour des sociétés plus justes, répondre aux défis écologiques actuels et à venir. J’attends de nos gouvernements qu’ils prennent leurs responsabilités alors que nos modes de vies démocratiques et notre vivre-ensemble sont mis à rude épreuve par la progression de l’extrême droite, les conséquences déjà visibles du dérèglement climatique et, bien évidemment, la guerre en Ukraine. Je souhaite répéter que les initiatives mises en place localement doivent inspirer les échelons nationaux et européens, car nous vivons au quotidien la réalité de cette coopération franco-allemande.

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