Notes
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[1]
Notamment Üç tarzi siyaset, « les trois ordres politiques ».
-
[2]
François Georgeon, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura, 1876-1935, Paris, Association pour la diffusion de la pensée française, 1980.
-
[3]
Marlène Laruelle, Russian Eurasianism. An Ideology of Empire, Washington, Johns Hopkins University Press, 2012.
-
[4]
Dmitry Shlapentokh (dir.), Russia Between East and West. Scholarly Debates on Eurasianism, Leyde / Boston, Brill, 2007.
-
[5]
Marlène Laruelle, « Alexande Dugin, esquisse d’un eurasisme d’extrême droite en Russie postsoviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, n° 3, 2001.
-
[6]
Astrid S. Tunimez, Russian Nationalism Since 1856 : Ideology and the Making of Foreign Policy, New York, Rowman and Littlefield Publishers, 2000.
-
[7]
Şener Aktürk, « Fourth Style of Politics : Eurasianism as a Pro-Russian Rethinking of Turkey’s Geopolitical Identity », Turkish Studies, vol. 16, n° 01, 2015.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Léon Trotski, La révolution trahie, 1936, cité par Şener Aktürk, ibid.
-
[10]
Müge Kinalioglu et Aylin Güzel Aka, « Turkish Perceptions of Turkey-US Relations During Obama’s Presidency : Dialectics of Expectations/Partnership and Disappointment », in Matthias Maas (dir.), The World Views of the Obama Era : From Hope to Disillusionment, New York, Palgrave Macmillan, 2018, p. 155.
-
[11]
Emre Ersen, « The Evolution of “Eurasia” as a Geopolitical Concept in Post–Cold War Turkey », Geopolitics, vol. 18, n° 1, 2013.
-
[12]
Henry Barkey, « Syria’s dark shadow over US-Turkey relations », Turkish Policy Quarterly, vol. 14, n° 4, 2015.
-
[13]
Voir Bayram Balci, « Entre mysticisme et politique, que veut le mouvement de Fethullah Gülen en Turquie ? », Les Cahiers de l’Orient, n° 127, 2017.
-
[14]
Dexter Filkins, « Turkey’s Thirty-Year Coup, Did an exiled cleric try to overthrow Erdoğan’s government ? », The New Yorker, 10 octobre 2016.
-
[15]
Selim Koru, « The Resiliency of Turkey-Russia Relations », Black Sea Strategy Papers, Foreign Policy Research Institute, novembre 2018.
1Depuis les réformes ottomanes du XIXe siècle et tout au long de la période républicaine, les débats intellectuels sur la place de la Turquie dans le monde ont toujours été polarisés vers trois centres de gravité géographiques : le monde arabo-musulman au Sud, l’Europe à l’Ouest et le monde turcique à l’Est. Ces trois directions ont été à l’origine de la production, respectivement, de trois discours géopolitiques : le panislamisme, l’occidentalisme et le panturquisme, dont les travaux de l’intellectuel turco-tatar de Russie, Yusuf Akçura [1], ont montré combien ils ont marqué le nationalisme turc [2]. Toutefois, depuis la fin de la guerre froide, et plus particulièrement en parallèle du rapprochement entre la Turquie et la Russie, on assiste à l’émergence d’un quatrième courant géopolitique, l’eurasisme. Fort de ses racines ancrées dans l’histoire de la Turquie républicaine, il promeut le rapprochement entre la Turquie et la Russie, où ce courant rencontre également un réel écho. Dès lors, quels en sont les fondements idéologiques et quel rôle joue-t-il dans les relations entre la Russie et la Turquie ?
De la Russie à la Turquie, une réaction à l’Occident partagée
Le courant eurasiste en Russie
2Comme d’autres pays où la prééminence sur la scène internationale de l’Occident a généré un fort sentiment de frustration et de complexe d’infériorité, la Russie questionne depuis longtemps sa place dans le monde. Entre la fin de l’empire tsariste et l’avènement de l’Union soviétique, divers courants de pensée ont émergé pour répondre à cette interrogation identitaire. De manière schématique, trois courants idéologiques s’opposent. Le premier, celui des slavophiles, considère que la Russie a des racines chrétiennes orthodoxes et qu’à ce titre elle ne peut se développer que dans le cadre strict d’une fidélité absolue à l’orthodoxie, héritière réincarnée de l’Empire byzantin. Un deuxième courant promeut le développement d’une Russie intégrée à la famille européenne, pour partager ses valeurs et principes de liberté, de libéralisme politique et économique. Un troisième, davantage porté par des émigrés russes de la révolution bolchévique, considère que la Russie n’est pas un pays comme les autres, qu’elle ne se situe ni à l’Est ni à l’Ouest, et que la spécificité singulière de la civilisation russe lui intime de se penser en puissance eurasiatique [3]. Avec le prince Troubetskoï comme principal chef de file, ce dernier courant se méfie de l’Europe et préfère imaginer à la Russie un destin proche à tous points de vue de la civilisation turco-mongole. Mis en sommeil pendant une bonne partie de la période soviétique, il a réémergé grâce à deux intellectuels soviétiques influents, Lev Goumiliov et, surtout, Alexandre Douguine, qui est depuis la fin de l’Union soviétique le géopoliticien de référence du courant eurasiste rénové, et qui considère lui aussi que la Russie ne peut être ni à l’Est ni l’Ouest [4]. Pour certains, A. Douguine influencerait le pouvoir de Vladimir Poutine et disposerait même de réseaux dans divers cercles intellectuels hostiles à l’Occident en Turquie [5].
3Nationaliste, animé d’une solide haine de l’Occident, et notamment de la civilisation états-unienne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ce courant néo-eurasiste souhaite faire de la Russie le chef de file d’un vaste espace de résistance à la suprématie occidentale. Davantage que l’eurasisme des origines, il s’ancre dans un anti-occidentalisme plus virulent, porté par une Russie humiliée, rabaissée et encerclée par un Occident triomphaliste qui au début de la décennie 1990 jubilait d’avoir mis en échec le bloc communiste [6]. Cette idée de réaction face à un Occident menaçant est cruciale si l’on veut comprendre l’eurasisme en Russie, mais aussi en Turquie, où il se développe depuis la fin de la guerre froide, et plus rapidement encore depuis que le pays, pourtant membre de l’OTAN, subit de plein fouet le pragmatisme court-termiste de ses alliés européens et états-unien dans la crise syrienne et moyen-orientale. En Russie comme en Turquie, c’est dans la réaction à l’Occident que prospère et se renforce ce courant eurasiste.
Le ulusalcilik, pendant turc de l’eurasisme russe
4En Turquie, ce phénomène, qui a de nombreuses caractéristiques communes avec le cas russe, avec notamment un fort accent anti-occidentaliste, est plus récent. Il apparaît nettement à la fin de la guerre froide, mais puise en réalité ses racines, de façon réinterprétative, aux premiers temps de la République de Mustafa Kemal Atatürk. Hétéroclite, il agglomère divers cercles idéologiques en principe irréconciliables : des maoïstes, des socialistes, des nationalistes et des islamistes, réunis par le mépris de l’Occident [7]. En effet, l’ancien Ișçi Partisi (Parti ouvrier, maoïste), devenu Vatan Partisi (Parti de la nation) du célèbre Dogu Perinçek, des cercles de hauts gradés de l’armée qui préconisent que la Turquie se détourne de l’Occident pour se rapprocher de la Russie, et certains intellectuels comme Erol Manisali, Suat Ilhan, Yildiz Sertel et Halit Kakinç, entre autres, sont de fervents disciples et chefs de file de ce courant hostile à l’Europe et aux États-Unis, considérés comme dangereux pour les intérêts de la Turquie. Ils accusent notamment la première d’avoir, dans le processus de négociation d’adhésion à l’Union européenne (UE), dénaturé la Turquie et encouragé la montée de l’islamisme et du nationalisme kurde, les deux « fléaux » qui menaceraient aujourd’hui les fondements de la République [8]. Au-delà du courant eurasiste, on trouve dans chaque parti politique des tendances plus ou moins significatives qui préconisent, depuis la fin de la guerre froide, un changement de cap au profit de la Russie, alors que les relations avaient été difficiles entre Ottomans et Russes, puis entre Turcs et Soviétiques.
5Difficile à classer dans le paysage intellectuel et idéologique turc, Attila Ilhan (1925-2005) fut un homme très populaire, influent et apprécié par un large éventail de courants politiques. Romancier, poète, chroniqueur dans des quotidiens populaires, il peut être qualifié de kémaliste de gauche ou de socialiste kémaliste. Comme toute la gauche turque, il se sent un peu orphelin quand l’Union soviétique se dissout en 1991. Parallèlement, dans un contexte de rapprochement graduel entre la Turquie et l’UE et de montée en puissance de l’islamisme, qui fleurit sur des terres autrefois dominées par la gauche, il s’affirme de plus en plus embarrassé par l’excessif ancrage de la Turquie à l’Occident. Avec d’autres penseurs, motivés pour certains par le nationalisme, pour d’autres par les idéaux communistes ou encore par l’islamisme, il réinterprète le passé de la jeune République turque et rappelle que Mustafa Kemal et Lénine furent idéologiquement très proches dans leur combat contre l’impérialisme des puissances occidentales, qui aspiraient à dominer voire à morceler les empires russe et ottoman, puis leurs héritières, Union soviétique et Turquie. Dans sa guerre de libération nationale, la jeune République turque bénéficia d’ailleurs de l’aide de la jeune Union soviétique. Le socialisme de Lénine et le kémalisme d’Atatürk étaient alors compatibles, et auraient pu former une alliance contre l’Occident dominateur. En outre, A. Ilhan établit un parallèle entre la révolution trahie par l’avènement de Staline et la façon dont les idéaux d’Atatürk ont été trahis par son successeur, Ismet Inönü, présenté comme un fasciste autoritaire ayant détourné la Turquie du chemin du socialisme [9].
6Décédé en 2005, trois ans après l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), A. Ilhan et son courant eurasiste ne sont pas parvenus à solidement arrimer la Turquie à la Russie. Des thèses opposées s’imposent alors. En effet, les idées libérales, pro-européennes ont été les maîtres mots de Recep Tayyip Erdogan durant ses premières années au pouvoir, entre 2002 et 2010. Les travaux d’Ahmet Davutoglu, idéologue et théoricien de la politique étrangère de R. T. Erdogan pendant une longue période, ne contiennent aucune pensée eurasiste, pas plus que leur mise en œuvre. La Russie n’occupe que peu de place dans sa littérature géopolitique, dont l’obsession n’est pas de faire de la Turquie un pays soudé à Moscou ou à l’Occident, mais un pôle indépendant, un pivot central doté d’une sphère d’influence qui serait celle de l’ancien Empire ottoman et de l’espace turcique. Dans une certaine mesure, toutes les aspirations de l’AKP allaient donc à l’encontre de la pensée eurasiste. Ainsi, entre 2003 et 2010, la Turquie progresse rapidement dans son dossier d’adhésion à l’UE, réforme profondément ses normes juridiques pour se conformer aux prérequis européens, et soigne ses relations avec les États-Unis, dont le président Obama loue l’exemple pour le monde musulman [10].
7Parallèlement, les procès dits « Ergenekon » et « Balyoz », en 2007 et 2008, qui mettent en cause des cadres importants de l’armée soupçonnés de préparer un putsch, visent en grande partie des cercles militaires et des hauts fonctionnaires proches des thèses eurasistes, des nationalistes et des eurosceptiques, hostiles au processus d’adhésion de la Turquie à l’Europe et, de manière générale, à son ancrage à l’Occident. Or, si ces purges ont porté un coup dur au courant eurasiste, elles ne l’ont pas totalement éliminé. De façon diffuse, à partir de 2011, lorsque le processus d’adhésion à l’UE se grippe et quand éclate la crise syrienne, celui-ci connaît un certain retour en force. Et depuis le milieu du confit syrien, quand Ankara a constaté que seul Moscou avait un poids réel dans l’avenir de la Syrie, la Turquie entretient un meilleur dialogue avec la Russie qu’avec ses alliés occidentaux, alors qu’initialement les deux pays avaient des visions diamétralement opposées sur la question. Les liens économiques bilatéraux ne cessent de se consolider et Ankara pousse la coopération militaire avec Moscou jusqu’à acheter des missiles S-400 russes, une initiative peu compatible avec son appartenance à l’OTAN. Comment dès lors expliquer ce rapprochement avec la Russie, qui marque une incontestable avancée pour les eurasistes turcs et russes ?
Le rapprochement avec la Russie, victoire de l’eurasisme en Turquie ?
8Comme évoqué précédemment, R. T. Erdogan n’a jamais été proche des thèses eurasistes durant ses deux premiers mandats de pouvoir, entre 2002 et 2011, et ce, malgré une jeunesse islamiste marquée par son allégeance à Necmettin Erbakan, père historique de l’islam politique turc et fervent opposant à l’Occident [11]. Au contraire, au pouvoir, il se montra d’abord pro-européen, réformateur, libéral, auteur de multiples initiatives législatives qui ont amélioré le sort des minorités et des exclus et marginalisés du système politique turc. Alors que son pouvoir actuel repose en partie sur la bonne entente avec les cercles militaires hostiles à l’Occident, R. T. Erdogan ne montrait aucune sympathie pour ces courants qui sont devenus ses alliés. Dès lors faut-il s’interroger sur les bouleversements politiques et géopolitiques en Turquie et dans la région, qui expliquent en grande partie la conversion de R. T. Erdogan à l’eurasisme. Car il s’agit bien d’un changement de doctrine, plus qu’une montée en puissance du courant eurasiste. Par seul opportunisme ?
La crise syrienne
9La crise syrienne, avec ses multiples effets sur la société, la vie politique et les relations extérieures de la Turquie, est un phénomène majeur concourant à un « shift » géopolitique et, partant, au renforcement de l’eurasisme en Turquie, changeant dans une certaine mesure les rapports de forces entre les partisans de l’eurasisme et leurs adversaires, entre les adeptes d’une Turquie plus libérale et inscrite sur le chemin de l’Occident et ceux qui prônent un repli sécuritaire d’autodéfense, mais tout de même tourné vers l’est. Dans quelle mesure le courant eurasiste a-t-il été précisément favorisé par l’évolution du conflit syrien, dans lequel la Turquie continue d’être enlisée ?
10Quand éclate une révolte populaire en Syrie contre le régime de Bachar Al-Assad, la Turquie et ses alliés occidentaux sont sur la même longueur d’onde, et forment de fait une coalition qui exige un changement de pouvoir à Damas. Or, à partir de juillet 2013, des dissensions se font sentir quand B. Al-Assad franchit la « ligne rouge » en ayant recours à des armes chimiques contre sa population. L’indifférence et l’immobilisme des Occidentaux, désemparés face à une crise ingérable, ont créé une grande frustration en Turquie, qui accueille des millions de réfugiés et partage une longue frontière avec la Syrie. Du point de vue du pouvoir politique turc, le pays a été contraint de rejoindre la coalition ouvertement opposée à B. Al-Assad – qui fut son allié avant la guerre civile – pour se retrouver en première ligne et désormais abandonné par ses alliés pour gérer seul les conséquences. D’autant plus qu’à partir de l’été 2013, le conflit syrien dégénère et engendre deux phénomènes qui vont s’amplifier : l’émergence du facteur kurde et la montée en puissance de l’État islamique (Daech). Effets indirects d’une révolution désormais confisquée, ils participent à creuser l’écart entre la Turquie et l’Occident, ce qui, sur l’échiquier politique turc, contribuera au recul des occidentalistes au profit des eurasistes. Ces points de désaccord ont donc largement profité au renforcement des forces anti-occidentales en Turquie.
11Davantage encore que le phénomène Daech, la révolution kurde dite « Rojava » a été perçue comme la menace la plus directe pour la sécurité du pays. En effet, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, fort de son expérience de combat et actif depuis toujours en Syrie, a imposé son contrôle sur toutes les mouvances kurdes de Syrie. Malgré sa soumission à cette formation pourtant considérée comme terroriste par l’UE et les États-Unis, le mouvement national kurde en Syrie a été perçu en Occident, au mépris des préoccupations sécuritaires et des intérêts de l’allié turc, comme un allié de terrain privilégié contre le terrorisme de Daech. Dans une certaine mesure, en choisissant de s’allier sur le terrain syrien avec une structure marxiste-léniniste terroriste héritée de la guerre froide, l’OTAN a contribué à faire basculer la Turquie dans un autre camp, celui de l’anti-occidentalisme.
12Paradoxalement, sur fond de divergences turco-russes, et après avoir abattu un avion russe en novembre 2015, la Turquie prend ses distances avec les Occidentaux [12] et se retrouve en étau dans le dossier syrien. La conscience de n’être qu’un pion dans le cynique jeu des superpuissances va alors progressivement faire basculer Ankara du côté de Moscou, que l’establishment sécuritaire turc perçoit peu à peu comme moins menaçante que l’Occident, ce qui favorise le nouvel essor de l’eurasisme en Turquie. Outre les soubresauts de la politique extérieure turque, la doctrine eurasiste va également être favorisée par l’évolution de la politique intérieure turque.
La mouvance Gülen
13Aux menaces extérieures s’ajoute la « gangrène » intérieure que représente la mouvance islamiste de Fethullah Gülen. Nébuleuse aussi secrète que puissante, aussi anatolienne que transnationale, aussi puissante qu’insaisissable, celle-ci dessine l’ombre du pouvoir de R. T. Erdogan. Alliée originelle de l’AKP pour la conquête du pouvoir contre l’establishment kémaliste et militaire, elle reste longtemps dans l’ombre, mais l’évolution du contexte et des rapports de forces politiques en Turquie expose F. Gülen à la lumière. Ce dernier finit par entrer en conflit ouvert avec R. T. Erdogan sur nombre de sujets politiques intérieurs et extérieurs. L’alliance tacite, qui reposait sur la protection de la mouvance par le pouvoir politique en échange d’une légitimation et d’une promotion de l’image de celui-ci, subit une première brèche en février 2012, quand la mouvance Gülen, infiltrée et influente dans toutes les structures de l’État, notamment dans les forces de sécurité, s’oppose à l’initiative de R. T. Erdogan de mener des discussions secrètes avec les cadres du PKK afin de trouver une solution à la question kurde. En effet, des procureurs considérés comme proches de la mouvance lancent un mandat d’arrêt contre l’homme fort de R. T. Erdogan, Hakan Fidan, chef des services de renseignement turcs qui avait supervisé les discussions secrètes entre l’État turc et le PKK [13]. Ce premier coup porté contre celui qui est alors Premier ministre dévoile une première ingérence dans les affaires de l’État par une mouvance encore officiellement apolitique. Dès lors, F. Gülen n’a de cesse de s’affirmer comme une force politique incontournable et garde-fou du pouvoir de R. T. Erdogan. En décembre 2013, la mouvance güleniste, grâce à ses nombreux relais dans l’appareil de police et de justice, révèle au monde entier les affaires de corruption touchant le proche entourage du Premier ministre Erdogan. Le scandale échoue encore à faire tomber le gouvernement AKP, désormais plus farouchement hostile à toute forme de gülenisme. Trois ans plus tard, malgré les purges, la mouvance Gülen dispose encore d’appuis et de cellules solides dans les différents appareils de sécurité, y compris l’armée. De lourds soupçons pèsent alors quant à sa participation à la tentative de coup d’État de juillet 2016, véritable tournant dans l’histoire politique et diplomatique de la Turquie [14]. Ce putsch raté a éloigné un peu plus la Turquie de l’Occident et du courant occidentaliste, au profit de l’Orient et de la Russie, et favorisé l’essor du courant eurasiste à deux égards.
14D’abord, dès l’annonce et la mise en échec du putsch, le pouvoir officiel accuse la mouvance Gülen, qui affirme au contraire que c’est le président de la République lui-même qui a orchestré ce coup pour mieux se débarrasser de toute forme d’opposition. Bien qu’elle ne fût certainement pas seule, mais épaulée par d’autres courants et clans de l’armée, sa mise en accusation a réveillé et aiguisé des sentiments anti-américains forts, et servi le discours des eurasistes. Vivant en exil et très actif aux États-Unis depuis 1999, F. Gülen a été, en effet, toute sa vie plus proche des thèses occidentalistes qu’eurasistes. Les prêches, discours et livres de sa jeunesse sont truffés de références hostiles à ce qu’incarne l’eurasisme, la proximité avec l’Iran et la Russie, associée dans l’inconscient turc au communisme que F. Gülen a toujours combattu. Par ailleurs, dans les années 2010, toutes ses écoles actives sur le territoire de la Fédération de Russie ont été fermées sur ordre de V. Poutine, qui voyait d’un mauvais œil cette nébuleuse très active dans l’espace russe, en Asie centrale et dans le Caucase, et fortement liée aux États-Unis. Présenté par le pouvoir et les médias turcs en traître putschiste à la solde de l’Amérique, le mouvement de Gülen vient ainsi considérablement compliquer une relation turco-américaine déjà bien élimée et favorise le basculement de la Turquie vers l’est.
15La réception du putsch par les alliés de la Turquie a ensuite précipité ce basculement géopolitique vers l’Eurasie. L’Iran et la Russie ont ainsi très rapidement condamné la tentative, montrant une solidarité inconditionnelle et sans ambiguïté envers un pouvoir certes autoritaire, mais tout de même issu d’élections libres et démocratiques, tandis que l’attitude des pays occidentaux a été beaucoup plus lente et timorée. Alliés de la Turquie, ils n’ont pas su exprimer la compassion et la solidarité qu’attendaient les Turcs, qu’ils fussent pro- ou anti-Erdogan. Soucieuses de ne pas cautionner la dérive autoritaire du président et son rapprochement avec d’autres régimes autoritaires, les démocraties occidentales ont indirectement poussé la Turquie vers l’Eurasie.
Quel avenir pour le courant eurasiste en Turquie ?
16Quand bien même les indicateurs marquent un fléchissement certain vers la Russie et l’Eurasie, dans un contexte politique régional instable et imprévisible, il demeure toujours un caractère circonstanciel de cette orientation, ce qui rend difficile de s’exprimer sur son avenir et sa solidité en Turquie dans les années à venir. Deux remarques conclusives peuvent toutefois être faites quant à l’avenir de la relation turco-russe.
17A priori, la marginalité de l’eurasisme – limité au Vatan Partisi qui, à chaque élection, ne dépasse pas 2 % – pourrait laisser penser que ce courant n’a pas sa place dans l’avenir et les projections géopolitiques de la Turquie. Certes, il séduit des cercles militaires et intellectuels, mais ceux-ci restent aussi marginaux, d’autant plus que les liens réels entre les sociétés civiles turque et russe sont pour le moins faibles : mariages mixtes, tourisme, échanges d’étudiants sont nettement moins nombreux qu’entre la Turquie et l’Occident. De fait, le courant eurasiste, aussi séduisant soit-il, a finalement peu de chances, malgré la fréquence des rencontres et conversations téléphoniques entre R. T. Erdogan et V. Poutine [15], d’ancrer la Turquie à l’Est. Or, ce serait méconnaître non pas la force du lien entre la Turquie et la Russie et du courant eurasiste, mais l’ampleur de la mésentente entre la Turquie et son « ex- » allié occidental, c’est-à-dire la profondeur de la divergence entre la Turquie et ses anciens alliés sur nombre de crises régionales, à commencer par la Syrie, l’avenir du facteur kurde dans l’ensemble du Moyen-Orient, mais aussi la nature du régime politique en Turquie, qui ne cesse de s’éloigner des valeurs occidentales. Certes, la Turquie a également des divergences avec la Russie, notamment sur la question kurde là encore, mais le fossé semble désormais plus profond avec l’allié d’hier.
18En effet, l’essor actuel du courant eurasiste en Turquie ne s’explique pas tant du fait de la force de la doctrine que de la crise profonde dans laquelle se trouve la relation turco-occidentale. La permanence d’un fort sentiment anti-occidental, anti-américain notamment, s’est renforcée depuis quelques années à la faveur de la conjoncture intérieure et régionale. De plus, elle ne se limite pas à un courant politique particulier, mais traverse les clivages partisans. Même la frange des élites hostile au gouvernement AKP et l’opinion publique ont, de manière générale, une perception très négative de l’Occident. Malgré la faiblesse des liens réels entre Turquie et Russie, cette dernière paraît moins menaçante pour la Turquie, ses frontières, ses intérêts que ne l’est désormais l’Occident. Enfin, la crispation autoritaire du pouvoir politique turc s’inscrit malheureusement dans la durée et n’offre aucune perspective de normalisation à court terme avec l’Occident, ce qui permet parallèlement à V. Poutine d’ancrer et de consolider son influence au Moyen-Orient, dont la Turquie demeure un pays pivot essentiel.
Notes
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Notamment Üç tarzi siyaset, « les trois ordres politiques ».
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[2]
François Georgeon, Aux origines du nationalisme turc : Yusuf Akçura, 1876-1935, Paris, Association pour la diffusion de la pensée française, 1980.
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[3]
Marlène Laruelle, Russian Eurasianism. An Ideology of Empire, Washington, Johns Hopkins University Press, 2012.
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[4]
Dmitry Shlapentokh (dir.), Russia Between East and West. Scholarly Debates on Eurasianism, Leyde / Boston, Brill, 2007.
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[5]
Marlène Laruelle, « Alexande Dugin, esquisse d’un eurasisme d’extrême droite en Russie postsoviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, n° 3, 2001.
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[6]
Astrid S. Tunimez, Russian Nationalism Since 1856 : Ideology and the Making of Foreign Policy, New York, Rowman and Littlefield Publishers, 2000.
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[7]
Şener Aktürk, « Fourth Style of Politics : Eurasianism as a Pro-Russian Rethinking of Turkey’s Geopolitical Identity », Turkish Studies, vol. 16, n° 01, 2015.
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[8]
Ibid.
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[9]
Léon Trotski, La révolution trahie, 1936, cité par Şener Aktürk, ibid.
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[10]
Müge Kinalioglu et Aylin Güzel Aka, « Turkish Perceptions of Turkey-US Relations During Obama’s Presidency : Dialectics of Expectations/Partnership and Disappointment », in Matthias Maas (dir.), The World Views of the Obama Era : From Hope to Disillusionment, New York, Palgrave Macmillan, 2018, p. 155.
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[11]
Emre Ersen, « The Evolution of “Eurasia” as a Geopolitical Concept in Post–Cold War Turkey », Geopolitics, vol. 18, n° 1, 2013.
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[12]
Henry Barkey, « Syria’s dark shadow over US-Turkey relations », Turkish Policy Quarterly, vol. 14, n° 4, 2015.
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[13]
Voir Bayram Balci, « Entre mysticisme et politique, que veut le mouvement de Fethullah Gülen en Turquie ? », Les Cahiers de l’Orient, n° 127, 2017.
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[14]
Dexter Filkins, « Turkey’s Thirty-Year Coup, Did an exiled cleric try to overthrow Erdoğan’s government ? », The New Yorker, 10 octobre 2016.
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[15]
Selim Koru, « The Resiliency of Turkey-Russia Relations », Black Sea Strategy Papers, Foreign Policy Research Institute, novembre 2018.