Notes
-
[1]
Voir notamment Saeed Ghasseminejad et Nathan Carleton, « Iran sanctions: They work, so keep them », CNBC, 30 juillet 2013.
-
[2]
En novembre 2013, l’Iran et les 5 + 1 (les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies et l’Allemagne) ont signé un plan d’action commun qui mettait en place un processus de négociation devant permettre de résoudre la crise nucléaire. Un accord n’ayant pas été trouvé, ce processus, qui aurait dû s’achever le 24 novembre 2014, a été prolongé de six mois.
-
[3]
Les importations de pétrole des États-Unis en provenance d’Iran avaient alors repris, l’Iran devenant le sixième fournisseur des États-Unis au début des années 1990.
-
[4]
Ces informations concernant les sanctions contre l’Iran proviennent en grande partie du rapport de l’International Crisis Group, « Spider Web: the Making and Unmaking of Iran Sanctions », Middle East Report, n° 138, 25 février 2013.
-
[5]
Voir à ce propos Ruairi Patterson, « EU Sanctions on Iran: The European Political Context », Middle East Policy Council, vol. 20, n°1, printemps 2013, pp. 135-146.
-
[6]
Il est toutefois intéressant de constater que la Brésil et la Turquie, alors membres non permanents du Conseil de sécurité, se sont opposés à la mise en place de la troisième vague de sanctions votée par l’ONU en 2010. Cette opposition serait liée au mécontentement de ces deux pays après le refus des pays occidentaux de tenir compte de l’accord sur le nucléaire iranien signé par le Brésil, la Turquie et l’Iran en mai 2010, accord qui prévoyait de limiter l’enrichissement de l’uranium par l’Iran (International Crisis Group, op. cit., 2013).
-
[7]
En 2006, l’UE était le principal exportateur sur le marché iranien avec près de 30 % de part de marché.
-
[8]
Ceci est la définition d’un des objectifs de politique étrangère des sanctions tel qu’il est défini par la littérature académique. Voir Gary Clide Hufbauer, Jeffrey J. Schott et Kimberly Ann Elliott, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Washington, Peterson Institute for International Economics, 1990. Un autre objectif de politique étrangère des sanctions présenté dans cet ouvrage est de déstabiliser le gouvernement visé.
-
[9]
« Les sanctions de l’UE visent les personnes et organisations qui soutiennent le programme [nucléaire] et les revenus du gouvernement iranien permettant de financer ce programme. Les sanctions de l’UE ne sont pas dirigées contre la population iranienne ». Service européen pour l’action extérieure (SEAE), « The European Union and Iran », Factsheet, 140124/02, Bruxelles, 24 janvier 2014.
-
[10]
On peut noter toutefois que cette très nette dépréciation de la monnaie iranienne était également due au fait que l’inflation iranienne, qui avait atteint près de 15 % en moyenne annuelle sur la période 2005-2010, était nettement plus forte que dans le reste du monde, et notamment aux États-Unis, ce qui justifiait une dépréciation.
-
[11]
Thierry Coville, « L’économie iranienne après l’élection d’Hassan Rohani », Confluences Méditerranée, n° 88, L’Harmattan, 2014, pp. 63-73.
-
[12]
« Le taux de pauvreté absolu en Iran est situé entre 25 et 32 % », Iranian Labour News Agency, 21 octobre 2012.
-
[13]
« Le coût de la vie pèse lourdement sur les ouvriers », Ebtekar, 31 mai 2012.
-
[14]
« Le ministre de la Santé : l’absence d’embargo sur les médicaments est un mensonge », Tabnak, 28 novembre 2014.
-
[15]
Voir Siamak Namazi, « Sanctions and Medical Supply Shortages in Iran », Viewpoint, n° 20, Woodrow Wilson Center, février 2013.
-
[16]
Le cas de l’amende infligée à BNP Paribas étant l’illustration parfaite du silence des gouvernements européens face aux sanctions financières extraterritoriales américaines.
-
[17]
« Sanctions policy », disponible sur le site du SEAE.
-
[18]
Voir Thierry Coville, « Quid des sanctions de l’UE contre le système financier iranien face au droit européen ? », Tribune, IRIS, 19 juillet 2013.
-
[19]
Voir International Crisis Group, op. cit. On peut considérer toutefois qu’aux États-Unis, l’objectif de changement de régime en Iran est plus clairement l’objectif du Congrès et du Sénat que de la présidence depuis l’élection de Barack Obama en 2008.
-
[20]
SEAE, « EU imposes fresh sanctions on Iran », 23 janvier 2012.
-
[21]
Discours de Nicolas Sarkozy à la XVIIIe conférence des ambassadeurs, Paris, 25 août 2010.
-
[22]
« Sommet de l’OTAN de Lisbonne : pour Sarkozy, l’Iran est la principale menace », Les Échos, 22 novembre 2010.
-
[23]
Thérèse Delpech, Le grand perturbateur. Réflexions sur la question iranienne, Paris, Grasset, 2007.
-
[24]
« Sanctions policy », disponible sur le site Internet du SEAE.
1Peu de pays ont subi un aussi grand nombre de sanctions que l’Iran. Pour un certain nombre d’analystes [1], cette politique a été efficace puisqu’elle aurait obligé les autorités iraniennes à négocier sur leur programme nucléaire [2]. Il convient néanmoins de s’interroger sur cette dite efficacité. Ces sanctions posent problème, notamment celles prises par les Européens, compte tenu de leurs conséquences sur la vie quotidienne de l’ensemble de la population iranienne. En effet, les sanctions bilatérales – américaines et européennes – avaient, la plupart du temps, peu de rapports directs avec le programme nucléaire, l’objectif étant de peser le plus possible sur l’économie du pays. On est donc en droit de s’interroger sur leur caractère éthique. Étaient-elles proportionnelles et ciblées ou s’agissait-il d’une forme de punition collective sans rapport avec la question du nucléaire ? Ont-elles respecté les principes humanitaires ? Il importe, d’abord, de revenir précisément sur l’ensemble des sanctions mises en place contre l’Iran pour, ensuite, en étudier la proportionnalité.
Un régime de sanctions complexe
2L’histoire des sanctions à l’égard de la République islamique d’Iran est longue. Un premier train de mesures (1979-1995) a été mis en place par les États-Unis à la suite de la prise d’otages de leur ambassade à Téhéran, en 1979, de positions anti-américaines et d’un soutien à des groupes « terroristes ». Puis, de 1995 à 2006, les sanctions américaines ont également inclus l’objectif d’empêcher l’Iran d’accéder à des armes de destruction massive – l’arme nucléaire – et de développer ses capacités balistiques. Les États-Unis ont alors mis en place un embargo pétrolier [3] et adopté l’Iran-Libya Sanction Act, qui interdit tout investissement – américain ou étranger – supérieur à 20 millions de dollars dans l’industrie énergétique iranienne.
3Toutefois, c’est à partir de 2006, du fait de la crise sur le nucléaire iranien, que les sanctions vont être amplifiées. On peut classer celles-ci selon quatre catégories : les sanctions de l’Organisation des Nations unies (ONU), des États-Unis, de l’Union européenne (UE) et des autres pays [4]. Prenant en compte l’échec de la tentative européenne d’obtenir de l’Iran une suspension de ses activités d’enrichissement d’uranium, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a transmis le dossier au Conseil de sécurité des Nations unies. Entre 2006 et 2010, ce dernier, face au refus de l’Iran d’arrêter l’enrichissement de l’uranium, va voter quatre résolutions, qui interdisent notamment l’importation par l’Iran d’équipements pouvant être utilisés pour ses programmes nucléaire et balistique, gèlent les avoirs et interdisent le déplacement d’une liste de personnalités et d’organisations liées au programme nucléaire. En outre, elles établissent un embargo sur les armements conventionnels à destination et en provenance de l’Iran.
L’empressement américain
4Aux États-Unis fut adopté, à la suite de la reprise par l’Iran de ses activités d’enrichissement d’uranium en 2005, l’Iran Freedom Support Act, qui a notamment comme objectif l’établissement de la démocratie et met en place des sanctions financières : l’administration américaine conseille aux autres pays d’arrêter de traiter avec des banques iraniennes soupçonnées de financer le terrorisme. Par la suite, l’administration Obama approuve, après l’échec des négociations de Genève entre le 5 + 1 et l’Iran en octobre 2009 et sous la pression du Congrès et des lobbys pro-israéliens, le Comprehensive Iran Sanctions Accountability and Divestment Act en 2010. Cette loi établit un embargo sur les importations d’essence de l’Iran et évoque un possible refus d’accès au marché américain à des établissements bancaires étrangers qui ont des relations avec les personnalités et organisations iraniennes présentes sur la liste noire américaine. En 2011, l’administration américaine considère que l’ensemble du système financier iranien – y compris la Banque centrale – peut être suspecté de financement d’activités de prolifération et de terrorisme. En 2012, le président américain approuve le National Defense Authorization Act, qui interdit aux banques étrangères d’être en relation avec la Banque centrale d’Iran pour financer les achats de pétrole iranien. En 2012 est également adopté l’Iran Freedom and Counter-Proliferation Act (IFCPA), qui interdit toute transaction avec les secteurs iraniens de l’énergie, du transport maritime, de l’industrie, portuaire, ces industries étant considérées liées à des activités de prolifération. Par ailleurs, cette loi interdit la vente de métaux semi-finis à l’Iran, ce qui vise les secteurs iraniens de la sidérurgie et de la construction. En 2013, un ordre exécutif du président américain élargit le champ d’application de l’IFCPA, interdisant toute transaction avec le secteur automobile.
Le tournant européen
5Longtemps opposée à cette politique de sanctions américaine, l’UE a changé diamétralement de politique à partir de 2007. Cette évolution résulte de la considération de l’arme des sanctions comme un dernier recours. L’UE a tenté, en 2003 et sans succès, de négocier avec l’Iran, qui a repris l’enrichissement de l’uranium en 2005 et même commencé, en 2009, à l’enrichir à 20 %. En outre, les outrances verbales de Mahmoud Ahmadinejad sur Israël et sa réélection contestée ont conduit, la même année, à une montée des tensions avec l’UE à un niveau sans précédent. Enfin, les Européens étaient de plus en plus inquiets à l’idée qu’Israël n’attaque l’Iran. Cependant, ce changement de politique iranienne de l’UE doit aussi beaucoup à l’élection de chefs d’État et de gouvernements partisans d’une ligne atlantiste en France et, dans une moindre mesure, en Allemagne. Au-delà de son soutien sans faille aux États-Unis et à Israël, Nicolas Sarkozy voyait en l’Iran une menace directe pour la communauté internationale, et notamment la France [5].
6En février 2007, l’UE décide de mettre en place des sanctions très similaires aux premières sanctions votées par l’ONU en 2006, notamment en établissant un embargo sur les exportations vers l’Iran d’équipements pouvant être utilisés pour ses programmes nucléaire et balistique, ainsi qu’en gelant les actifs et en interdisant de déplacement en Europe des personnalités et organisations iraniennes liées à ces programmes. En 2010, ces mesures sont étendues et incluent un embargo économique et financier sur le secteur énergétique iranien. En 2012, face à l’absence d’avancée dans les négociations entre le 5 + 1 et Téhéran et à la crainte d’une attaque israélienne sur l’Iran, un nouveau pas est franchi : l’UE décide de mettre en place un embargo sur les industries pétrolière et pétrochimique iraniennes et d’exclure l’Iran du plus important système mondial de messagerie financière, SWIFT, basé en Belgique. Par la suite, elle interdit les transactions entre banques européennes et iraniennes, les importations de gaz naturel d’Iran, les exportations de métaux semi-finis et les équipements et technologies de construction navale en Iran. Le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Suisse ont également mis en place, durant cette période, des sanctions similaires aux sanctions américaines et européennes, notamment du fait de pressions américaines.
Un régime général et absolu
7Il importe tout d’abord de noter l’ampleur des sanctions mises en place depuis 2006 : aucun secteur de l’économie iranienne n’a été épargné. On peut également établir une double distinction entre ces sanctions. Celles votées par les Nations unies reposent sur une base multilatérale et reflètent donc la position de la communauté internationale du point de vue du droit international [6]. Par contre, les sanctions américaines, européennes et les autres sont de nature bilatérale. Ceci traduit, sans doute, le fait que les pays européens et les États-Unis n’ont pas réussi à convaincre la Chine et la Russie de voter des sanctions encore plus importantes contre l’Iran à travers le Conseil de sécurité, et ont donc décidé d’appliquer leurs propres mesures. Mais surtout, les sanctions bilatérales se distinguent des sanctions multilatérales par leur cible, qui n’est plus limitée à l’arrêt des programmes nucléaires et balistiques iraniens mais qui est d’affecter l’ensemble de l’économie iranienne. L’Europe a joué ici un rôle-clé. Depuis la révolution, l’efficacité des sanctions américaines était limitée par la capacité de l’Iran de commercer avec l’Europe, qui constituait alors son principal partenaire en la matière [7]. En décidant, à partir de 2010, de mettre en place des sanctions visant l’ensemble de l’économie iranienne, l’UE a donc très nettement amplifié l’impact de la politique de sanctions. Cette décision marque donc une rupture importante puisque l’UE a, à cette occasion, mis en place des mesures qui n’avaient plus rien à voir avec le problème initial du programme nucléaire iranien. Il s’agit alors « de limiter (ou de menacer de limiter) les relations commerciales et financières avec un pays afin d’obtenir un changement de comportement de ce pays en accord avec des objectifs de politique étrangère » [8]. Or, cet alignement de la politique européenne sur la position américaine amène à se demander si les sanctions européennes n’ont pas violé des principes éthiques importants pour l’Union.
Sanctionner des États et punir des hommes
Un impact économique évident
8Il est difficile de soutenir que les sanctions bilatérales prises contre l’Iran ne visaient que les responsables et les organisations concernés par les activités liées aux programmes nucléaire et balistique. Il suffit d’examiner précisément comment ces sanctions ont durement affecté l’économie iranienne. Les effets conjugués des sanctions bilatérales américaines et européennes ont conduit à un effondrement des recettes pétrolières du pays. Sous l’effet conjugué de l’embargo de l’UE sur les importations pétrolières et de l’interdiction américaine de traiter avec la Banque centrale d’Iran pour acheter du pétrole, la production pétrolière a reculé de 3,6 millions de barils par jour en 2011 à 2,6 millions en 2013 (figure 1). L’Iran ayant besoin de près de 1,6 million de barils par jour pour sa consommation interne, ses exportations pétrolières ont donc été réduites de 1 million de baril par jour en deux ans. Or, celles-ci représentaient près de 55 % des recettes budgétaires totales du pays en 2011, selon le Fonds monétaire international (FMI). Les sanctions bilatérales ont donc conduit à un recul des recettes budgétaires totales de près de 27 %. Cette diminution des recettes pétrolières a d’ailleurs eu pour conséquences un recul des dépenses courantes et une baisse encore plus prononcée des dépenses d’investissement en 2012 et 2013 (tableau 1). De fait, quand des sanctions conduisent à un recul de près de 30 % des recettes budgétaires, il s’agit bien d’actions punitives qui portent sur l’ensemble de la société, et non pas de sanctions ciblées comme a tenté de le faire croire le discours officiel et bien-pensant [9].
Production pétrolière de l’Iran (millions de barils/jour)
Production pétrolière de l’Iran (millions de barils/jour)
Structure du budget iranien de 2011 à 2013 (% du PIB)*
Structure du budget iranien de 2011 à 2013 (% du PIB)*
* Ce poste correspond au solde budgétaire de l’organisation chargée de gérer la réduction des subventions sur l’énergie mise en place durant le deuxième mandat de M. Ahmadinejad. Ce solde a été déficitaire car les recettes supplémentaires liées à la diminution de ces subventions ont été inférieures aux versements en liquide à la population – qui visaient à compenser l’impact de cette réduction des subventions.9Les sanctions ont aussi directement affecté l’économie iranienne. En plus d’un recul des exportations de pétrole, elles ont conduit à des difficultés à rapatrier des devises, ce qui a automatiquement eu des répercussions sur le marché des changes et contribué à un effondrement du rial iranien par rapport au dollar sur le marché noir [10]. Ceci a entraîné une accélération spectaculaire de la hausse des prix, de 10,8 % en 2009 à près de 35 % en 2013 (figure 2). Début 2013, d’après la Banque centrale d’Iran, les hausses de prix atteignaient près de 50 % pour l’alimentation, 62 % pour les vêtements et 74 % pour l’équipement de la maison. Parallèlement, l’activité, du fait des difficultés pour les entreprises d’importer des biens intermédiaires et les biens d’équipement nécessaires à la production, s’est effondrée : on est passé d’une croissance de 4,3 % en 2011 à un recul de 6,8 % en 2012 (figure 3). Cette contraction de l’activité a forcément contribué à la hausse du chômage, estimé en 2012 à près de 23 %, selon le Centre de statistiques d’Iran [11].
Inflation (%) et taux de change du dollar (pour 1 dollar) sur le marché noir
Inflation (%) et taux de change du dollar (pour 1 dollar) sur le marché noir
Croissance en Iran (% du PIB)
Croissance en Iran (% du PIB)
10Au total, les sanctions de 2012 ont eu un impact extrêmement fort sur l’économie iranienne. S’il existe en Iran de nombreuses critiques contre la politique économique des gouvernements de M. Ahmadinejad (2005-2013), l’effondrement de l’activité et l’accélération de l’inflation en 2012 démontrent bien que les sanctions américaines et européennes ont contribué à la dégradation de la situation. Il existe notamment une relation causale entre l’effondrement de la monnaie iranienne en 2012 – du fait des sanctions – et l’accélération simultanée de l’inflation (figure 2).
11Or, ce sont les classes les plus pauvres et les classes moyennes qui ont subi de plein fouet l’impact de ces sanctions. L’accélération de la hausse des prix a pesé sur ces populations car elles ne disposaient pas du capital suffisant pour spéculer et se protéger de la perte de pouvoir d’achat. De nombreux indicateurs confirment ainsi le développement d’une grande pauvreté en Iran et une très forte hausse des tensions sociales. En 2012, certains économistes considéraient ainsi que près de 30 % de la population était en situation de pauvreté absolue [12]. Plus particulièrement, cette même année, la presse iranienne a fait écho d’un écart de 50 % entre les salaires et les dépenses nécessaires au maintien du niveau de vie chez les ouvriers [13]. Les sanctions financières ont également conduit à des pénuries en matière de médicaments : début 2013, un responsable iranien de la santé faisait état de pénurie pour 300 types de médicaments [14]. On peut d’ailleurs établir un lien très clair entre les sanctions et un net recul des importations de médicaments en provenance d’Europe et des États-Unis, ce qui a conduit à de nombreux cas dramatiques [15]. Il faut, en outre, insister sur l’écrasante responsabilité européenne dans la mise en place de ce programme de sanctions bilatérales contre l’Iran. Outre le fait que les sanctions européennes ont été les plus efficaces car l’UE était le principal partenaire commercial de l’Iran, les gouvernements des États membres ont très largement contribué à l’efficacité des sanctions financières américaines en laissant les banques européennes isolées face à l’administration américaine, en dépit du caractère extraterritorial de ces sanctions [16].
Des sanctions européennes déterminantes
12Du point de vue des souffrances infligées à la population iranienne, les sanctions bilatérales européennes sont critiquables pour deux raisons. D’abord, elles sont contraires aux valeurs européennes. D’après l’UE, la mise en place de sanctions contre un pays tiers est autorisée si ces mesures visent « les politiques et les actions qui ont conduit l’UE à mettre en place ces sanctions » [17]. Or, ce principe de proportionnalité n’a pas été respecté puisque les sanctions bilatérales européennes ont affecté l’ensemble de la population iranienne dans sa vie quotidienne, notamment compte tenu de l’impact sur l’inflation et le chômage. La Cour de justice de l’UE a d’ailleurs annulé, en 2013, un certain nombre de sanctions européennes contre des banques iraniennes, en notant l’absence de liens entre celles-ci et le programme nucléaire [18]. Aux États-Unis, cet objectif de punition collective est assumé, puisque les sanctions bilatérales américaines visaient, au-delà du programme nucléaire, un changement de régime, l’Iran étant considéré comme un pays hostile depuis 1979 [19].
13Comment expliquer que les gouvernements des États membres de l’UE aient, depuis 2011, adhéré à cette politique alors que les sanctions européennes visaient officiellement uniquement à « convaincre l’Iran de remplir ses obligations internationales et à entraver le développement de technologies sensibles entrepris par l’Iran pour soutenir ses programmes nucléaires et d’armement » [20] ? Manifestement, outre les tensions nées de la poursuite de l’enrichissement de l’uranium et des provocations de M. Ahmadinejad, le rôle de N. Sarkozy a été décisif puisqu’il a réussi à imposer l’idée que l’Iran est « l’ennemi » parce que représentant à la fois une menace grave pour la stabilité au Moyen-Orient, car « alimentant la violence et l’extrémisme dans la région » [21], mais également pour la communauté internationale. L’Europe devait alors se protéger [22]. On retrouve ici les influences d’analyses caricaturales qui ont pu, grâce aux outrances de M. Ahmadinejad, présenter l’Iran comme poursuivant une stratégie d’opposition absolue à l’Occident et pour qui l’accès à la bombe nucléaire est une étape pour « dominer le Moyen-Orient et étendre ses réseaux terroristes en Europe, en Afrique, et en Amérique du Sud » [23]. Par ailleurs, les sanctions européennes doivent respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales [24]. Comment considérer que ces principes l’ont été puisque ces sanctions ont directement conduit, en Iran, à des hausses de prix de 50 % pour les produits alimentaires ainsi qu’à des pénuries de médicaments ?
14Ensuite, les sanctions européennes ont été contre-productives, ayant été de facto dirigées contre l’ensemble de la société iranienne, dont on sait à quel point la modernisation depuis la révolution a des conséquences économiques et politiques profondes. Cette transformation sociétale est évidemment un élément extrêmement important dans une région où se développent des courants de pensée salafistes prônant l’intolérance religieuse. Or, ces sanctions ont très clairement affaibli les composantes les plus dynamiques de la société iranienne – les jeunes, la classe moyenne urbaine, les entrepreneurs du secteur privé – et relativement renforcé le pouvoir de tous les groupes les plus proches du cœur du pouvoir, qui avaient un accès privilégié aux circuits de financement ou même contrôlaient les circuits de contrebande – fondations, pasdarans, « initiés » proches du gouvernement de M. Ahmadinejad, etc. Les principaux dirigeants de l’UE avaient-ils réfléchi aux conséquences qu’aurait pu avoir, à terme, un renforcement des forces politiques et sociales les plus radicales en Iran ?
15L’argument justifiant ces sanctions est qu’il s’agissait de la seule solution pour forcer l’Iran à négocier sur le dossier du nucléaire. Or, la dynamique des négociations en cours sur ce sujet résulte exclusivement du rapprochement entre les gouvernements américains et iraniens, qui n’est pas lié aux sanctions. Elle résulte des élections, d’un côté, d’Hassan Rohani – la population iranienne vote toujours pour le candidat le plus modéré depuis la fin de la guerre avec l’Irak en 1988 et, de l’autre, de Barack Obama, qui est partisan d’un dialogue avec Téhéran. Cet accent mis sur les sanctions contre l’Iran par les gouvernements européens reflète malheureusement une vision de court terme délaissant totalement les intérêts stratégiques à plus long terme du Vieux Continent.
16*
17Dans ce contexte, on peut espérer que les négociations en cours sur le nucléaire iranien conduisent à un accord qui permette la fin de ces sanctions contre la population. Ceci irait dans le sens d’une relance de l’économie et conforterait le président H. Rohani dans sa lutte interne contre les courants les plus radicaux. Ces éléments renforceraient aussi la modernisation de la société iranienne, ce qui serait une excellente nouvelle pour l’Iran et le Moyen-Orient.
Notes
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[1]
Voir notamment Saeed Ghasseminejad et Nathan Carleton, « Iran sanctions: They work, so keep them », CNBC, 30 juillet 2013.
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[2]
En novembre 2013, l’Iran et les 5 + 1 (les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies et l’Allemagne) ont signé un plan d’action commun qui mettait en place un processus de négociation devant permettre de résoudre la crise nucléaire. Un accord n’ayant pas été trouvé, ce processus, qui aurait dû s’achever le 24 novembre 2014, a été prolongé de six mois.
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[3]
Les importations de pétrole des États-Unis en provenance d’Iran avaient alors repris, l’Iran devenant le sixième fournisseur des États-Unis au début des années 1990.
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[4]
Ces informations concernant les sanctions contre l’Iran proviennent en grande partie du rapport de l’International Crisis Group, « Spider Web: the Making and Unmaking of Iran Sanctions », Middle East Report, n° 138, 25 février 2013.
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[5]
Voir à ce propos Ruairi Patterson, « EU Sanctions on Iran: The European Political Context », Middle East Policy Council, vol. 20, n°1, printemps 2013, pp. 135-146.
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[6]
Il est toutefois intéressant de constater que la Brésil et la Turquie, alors membres non permanents du Conseil de sécurité, se sont opposés à la mise en place de la troisième vague de sanctions votée par l’ONU en 2010. Cette opposition serait liée au mécontentement de ces deux pays après le refus des pays occidentaux de tenir compte de l’accord sur le nucléaire iranien signé par le Brésil, la Turquie et l’Iran en mai 2010, accord qui prévoyait de limiter l’enrichissement de l’uranium par l’Iran (International Crisis Group, op. cit., 2013).
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[7]
En 2006, l’UE était le principal exportateur sur le marché iranien avec près de 30 % de part de marché.
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[8]
Ceci est la définition d’un des objectifs de politique étrangère des sanctions tel qu’il est défini par la littérature académique. Voir Gary Clide Hufbauer, Jeffrey J. Schott et Kimberly Ann Elliott, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Washington, Peterson Institute for International Economics, 1990. Un autre objectif de politique étrangère des sanctions présenté dans cet ouvrage est de déstabiliser le gouvernement visé.
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[9]
« Les sanctions de l’UE visent les personnes et organisations qui soutiennent le programme [nucléaire] et les revenus du gouvernement iranien permettant de financer ce programme. Les sanctions de l’UE ne sont pas dirigées contre la population iranienne ». Service européen pour l’action extérieure (SEAE), « The European Union and Iran », Factsheet, 140124/02, Bruxelles, 24 janvier 2014.
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[10]
On peut noter toutefois que cette très nette dépréciation de la monnaie iranienne était également due au fait que l’inflation iranienne, qui avait atteint près de 15 % en moyenne annuelle sur la période 2005-2010, était nettement plus forte que dans le reste du monde, et notamment aux États-Unis, ce qui justifiait une dépréciation.
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[11]
Thierry Coville, « L’économie iranienne après l’élection d’Hassan Rohani », Confluences Méditerranée, n° 88, L’Harmattan, 2014, pp. 63-73.
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[12]
« Le taux de pauvreté absolu en Iran est situé entre 25 et 32 % », Iranian Labour News Agency, 21 octobre 2012.
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[13]
« Le coût de la vie pèse lourdement sur les ouvriers », Ebtekar, 31 mai 2012.
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[14]
« Le ministre de la Santé : l’absence d’embargo sur les médicaments est un mensonge », Tabnak, 28 novembre 2014.
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[15]
Voir Siamak Namazi, « Sanctions and Medical Supply Shortages in Iran », Viewpoint, n° 20, Woodrow Wilson Center, février 2013.
-
[16]
Le cas de l’amende infligée à BNP Paribas étant l’illustration parfaite du silence des gouvernements européens face aux sanctions financières extraterritoriales américaines.
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[17]
« Sanctions policy », disponible sur le site du SEAE.
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[18]
Voir Thierry Coville, « Quid des sanctions de l’UE contre le système financier iranien face au droit européen ? », Tribune, IRIS, 19 juillet 2013.
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[19]
Voir International Crisis Group, op. cit. On peut considérer toutefois qu’aux États-Unis, l’objectif de changement de régime en Iran est plus clairement l’objectif du Congrès et du Sénat que de la présidence depuis l’élection de Barack Obama en 2008.
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[20]
SEAE, « EU imposes fresh sanctions on Iran », 23 janvier 2012.
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[21]
Discours de Nicolas Sarkozy à la XVIIIe conférence des ambassadeurs, Paris, 25 août 2010.
-
[22]
« Sommet de l’OTAN de Lisbonne : pour Sarkozy, l’Iran est la principale menace », Les Échos, 22 novembre 2010.
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[23]
Thérèse Delpech, Le grand perturbateur. Réflexions sur la question iranienne, Paris, Grasset, 2007.
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[24]
« Sanctions policy », disponible sur le site Internet du SEAE.