Notes
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[1]
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire?, The National Interest, 1989
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[2]
Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs 70, no. 1, 1990/1991
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[3]
John Mearsheimer, “Imperial By Design,” The National Interest, December 16, 2010.
-
[4]
Le 5 avril 2011, les bilans des opérations américaines font état de 4 443 morts et 32 049 blessés en Irak et 1 523 morts et 10 468 en Afghanistan. Source : http://icasualties.org.
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[5]
Grey Jaffe, “Gates Envisions a New Game Plan for the Army”, Washington Post, 26 février 2011.
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[6]
Paul Krugman, “Block Those Economic Metaphors,” New York Times, December 13, 2010, p13.
-
[7]
Mearsheimer, op cit and Michael Mandelbaum, “Superpower on the Cheap,” Washington Post, February 20, 2011.
-
[8]
National Security Strategy of the United States, 2010.
1Lorsque la guerre froide s’est achevée il y a deux décennies, le système international est entré dans une nouvelle ère. L’analyste Francis Fukuyama décrivait alors l’effondrement de l’Union soviétique, de son empire et de son idéologie comme « la fin de l’histoire » [1]. Selon lui, les démocraties libérales occidentales – avec pour fer de lance les États-Unis – qui avaient obtenu des victoires décisives au cours du xxe siècle, au détriment du fascisme et du communisme, allaient être érigées en modèle dont s’inspireraient toutes les nations. Allant plus loin encore, il soutenait que la démocratie libérale occidentale serait perçue comme la forme définitive et absolue de gouvernement.
2Charles Krauthammer, journaliste de tendance néoconservatrice, baptisa pour sa part la fin de la guerre froide « le moment unipolaire » pour les États-Unis et le monde [2]. Conscient de la puissance et de l’exceptionnalisme américain, il encouragea les États-Unis à ne pas hésiter à utiliser cet avantage pour diriger le monde unipolaire, en établissant ouvertement les règles de l’ordre du monde, et à se préparer à les mettre en application. Le Président français Jacques Chirac corrobora les thèses de Krauthammer et Fukuyama en employant l’expression « hyperpuissance » créée par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Hubert Védrine. Selon John Mearsheimer, la stratégie globale américaine a suivi cette ligne de conduite durant les vingt dernières années, comme en atteste l’établissement de sa politique étrangère [3] en accord avec ces analyses.
3Cependant, tout observateur avisé de l’histoire mondiale et des relations internationales se doutait que ce moment ne durerait pas éternellement. L’Histoire a montré que les puissances dominantes, de l’Empire romain à la Grande-Bretagne, déclinaient, ou entraient en compétition avec de nouvelles puissances émergentes, en confrontant des valeurs et une vision différentes. Malgré cette certitude, peu d’analystes prévoyaient que cette période de domination américaine s’achèverait au bout de vingt ans.
Le lourd tribut des campagnes afghane et irakienne
4Les raisons de l’effondrement rapide du monde unipolaire sont simples : les gouvernements américains successifs ont vécu bien au-dessus de leurs moyens durant les deux dernières décennies. En d’autres termes, les États-Unis mais aussi le peuple américain ont été les victimes d’une ambition démesurée. Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont envahi deux grands pays musulmans, l’Afghanistan et l’Irak, en déployant de lourds contingents terrestres, dans le but d’y instaurer des démocraties libérales par la force des armes. Mais plutôt que de demander à ses propres citoyens de supporter le coût de ces conflits, que ce soit via un système de conscription ou une hausse d’impôts, l’Administration Bush a choisi de faire exactement le contraire. Elle n’a pas seulement refusé de mettre en place un système de recrutement contraignant et efficient pour augmenter les effectifs militaires terrestres, dans une proportion suffisante pour gérer leurs mandats en Afghanistan et en Irak, mais a en plus baissé les impôts. Ainsi, elle n’a pas seulement dilapidé l’excédent budgétaire de 5 000 milliards prévu pour la période 2001-2008, hérité de l’Administration Clinton, mais l’a transformé en déficit. La dette fédérale est passée de 35% à 65% du PIB, et devrait, à moins que des mesures drastiques ne soient prises, atteindre les 90 % du PIB d’ici 2020.
5Aujourd’hui, en 2011, on dénombre à peu près 50 000 morts et blessés côté américain [4]. Environ 500 000 militaires ayant servi dans ces conflits souffrent désormais de graves troubles psychologiques, conduisant parfois au suicide. L’Administration Bush a dépensé près de 2 000 milliards de dollars pour financer les deux engagements militaires, auxquels se sont ajoutés plus tard 1 000 milliards supplémentaires. Il n’est ainsi pas étonnant que le secrétaire américain à la Défense Robert Gates – qui a soutenu le renforcement des contingents américains en Irak en 2007 et en Afghanistan en 2009 – ait déclaré que « tout futur secrétaire à la Défense qui conseillerait de nouveau au président de la République de déployer d’importantes troupes en Asie ou au Moyen-Orient devrait subir un examen cérébral » [5].
6L’invasion de l’Irak sous de faux prétextes et sans un consentement international, ainsi que la non-mobilisation des ressources nécessaires pour achever l’opération entreprise en Afghanistan ont eu un impact négatif sur l’image des États-Unis au sein de la communauté internationale. Le soutien à la politique étrangère américaine et le taux d’approbation des choix effectués par l’Administration Bush, même parmi ses alliés, ont ainsi brusquement chuté. Mener de front ces deux opérations pour officiellement imposer une démocratie de type occidental mais surtout pour protéger leur sécurité et leurs intérêts a contraint les États-Unis à augmenter considérablement leurs dépenses de défense – en dollars réels – jusqu’à un niveau jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale.
Un déclin précipité par la crise financière et économique
7Dans le même temps, la dette des foyers américains augmentait rapidement. En 1990, la dette moyenne d’un foyer américain correspondait à 83 % de ses revenus. Au début des années 2000, elle atteignait 92 % pour exploser à la fin de l’ère Bush (130 % des revenus), principalement à cause du fait que la première décennie du xxie siècle est la première dans l’histoire des États-Unis au cours de laquelle les revenus des citoyens ont réellement baissé [6].
8Lorsque la crise économique mondiale a débuté en 2008, les États-Unis n’étaient pas dans des conditions favorables pour prendre les mesures nécessaires à l’endiguement de la récession la plus importante depuis la Grande Dépression. Aujourd’hui, le pays emprunte plus 40 cents sur chaque dollar dépensé, programmant ainsi un déficit de 7500 milliards de dollars pour le reste de la décennie.
9Pendant que la puissance économique et militaire américaine déclinait, celle de la Chine se développait. En 2011, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale, et devrait, si sa croissance continue sur ce rythme, dépasser les États-Unis dans une vingtaine d’années. De plus, Pékin détient désormais près de 1 000 milliards de dollars de la dette de Washington. Si sa montée en puissance sur le plan économique est indéniable, il n’en est pas moins du développement de ses capacités militaires.
Une nécessaire révision de la doctrine
10Entrant dans cette nouvelle séquence historique, les États-Unis doivent revoir leur stratégie de sécurité nationale. Ce réajustement pourrait éventuellement s’opérer via l’application des six principes suivants :
11Premièrement, les États-Unis doivent impérativement réduire les ressources allouées à la défense et aux opérations militaires. Après quatorze années de croissance des dépenses dans ce domaine, qui représente aujourd’hui plus de la moitié du budget discrétionnaire et 20% du budget fédéral global, le pays doit impérativement rentrer dans une phase d’austérité. Washington ne peut désormais plus se permettre de dépenser davantage que l’ensemble des pays du globe.
12Deuxièmement, les États-Unis doivent définir les nouvelles priorités de leur politique étrangère, et reconnaître que, contrairement aux situations en vigueur durant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, ni eux ni leurs alliés ne sont plus soumis à des menaces existentielles. Il n’y a pas de « guerre contre le terrorisme », seulement une lutte contre une poignée d’extrémistes violents. Par conséquent, les États-Unis se doivent de distinguer, parmi ces menaces, celles qui constituent un réel danger pour leur sécurité de celles qui sont tout au plus indésirables. En d’autres termes, quelles sont celles qui nécessitent de débloquer d’importantes lignes budgétaires et justifient le sacrifice de soldats ? Les zones critiques pour les États-Unis sont l’Europe, l’Asie du Nord-Est et le Moyen-Orient [7]. Les menaces immédiates pesant sur les intérêts américains dans ces zones émanent de trois sources différentes : l’extrémisme violent (Al-Qaïda), les « États voyous » (Corée du Nord et Iran) et les puissances connaissant un nouvel essor comme la Chine et la Russie. Sur le long terme, les intérêts américains sont également menacés par des phénomènes comme la pauvreté massive, le changement climatique, les États faibles et faillis, l’anarchie grandissante et l’isolation croissante du pays par rapport aux autres États partageant traditionnellement la même vision [8].
13Troisièmement, bien que les États-Unis soient toujours la première puissance mondiale, ils ne peuvent affronter seuls les menaces à court et long termes. Ils doivent donc changer de statut à l’international et passer de celui de superpuissance à celui de super-partenaire, en partageant leurs renseignements et en coopérant davantage avec les autres nations, particulièrement avec leurs alliés traditionnels, pour éviter que de nouveaux attentats de grande ampleur se produisent, empêcher qu’un État tel que l’Iran devienne une puissance nucléaire militaire et que la Corée du Nord poursuive et renforce son programme, contenir les éventuelles velléités russes et chinoises, prendre en considération les effets du changement climatique et enfin renforcer les institutions internationales.
14Quatrièmement, Washington doit poursuivre une approche mixte sur le territoire national pour évaluer et gérer les menaces pesant sur sa sécurité. Cela implique le renforcement de son soft power en complément de sa puissance militaire (hard power), qui ne pourra s’effectuer qu’après avoir accepté le fait que sa sécurité ne dépend pas uniquement des capacités de son armée mais également de l’habileté de ses diplomates, de la qualité de ses experts en développement qui peuvent renforcer la gouvernance locale sur le terrain, de la bonne formation de ses spécialistes du renseignement et du law enforcement qui peuvent déjouer les complots et consolider les systèmes judiciaires et enfin des aptitudes de l’ensemble de ces professionnels à travailler de concert avec leurs homologues étrangers. Cette volonté doit se traduire par une réaffectation des fonds alloués à des programmes de défense – dont la pertinence est parfois source d’interrogations – à des projets mettant l’accent sur la diplomatie et le développement.
15Cinquièmement, la stratégie américaine doit évoluer de l’engagement ciblé à la répartition extérieure. Plutôt que de déployer un important contingent de troupes au sol dans de nombreux pays, les États-Unis devraient les maintenir à l’écart, en état d’alerte donc prêts à intervenir si besoin. Cela pourrait raisonnablement s’imaginer si une redistribution du budget déclinant s’opérait, notamment une réaffectation des crédits militaires alloués aux forces terrestres vers la marine et l’armée de l’air, réduisant de facto la présence militaire au sol en Europe, au Japon, en Corée du Sud et au Moyen-Orient.
16Sixièmement, il est nécessaire que les États-Unis reconnaissent qu’ils ne sont plus en mesure de traiter seuls les menaces pesant sur la sécurité globale. En d’autres termes, la pensée et les concepts stratégiques américains ne devraient pas être – et ne seront pas –acceptés de façon exclusive par le monde. De nombreux pays regardent désormais vers le modèle de croissance chinois, ou la politique de responsabilité budgétaire allemande. Comme le démontrent les révoltes contre l’autoritarisme au Moyen-Orient, le renversement d’un régime par l’emploi de la force, tel que les États-Unis l’ont pratiqué en Irak, n’est pas un moyen d’apporter la stabilité et l’opportunité économique.
17Adopter ces six principes devrait aider les États-Unis à faire face aux défis nationaux et internationaux actuels avec une pensée stratégique différente mais plus réaliste.
18(Traduit de l’anglais par Bastien Alex)
Notes
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[1]
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire?, The National Interest, 1989
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[2]
Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs 70, no. 1, 1990/1991
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[3]
John Mearsheimer, “Imperial By Design,” The National Interest, December 16, 2010.
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[4]
Le 5 avril 2011, les bilans des opérations américaines font état de 4 443 morts et 32 049 blessés en Irak et 1 523 morts et 10 468 en Afghanistan. Source : http://icasualties.org.
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[5]
Grey Jaffe, “Gates Envisions a New Game Plan for the Army”, Washington Post, 26 février 2011.
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[6]
Paul Krugman, “Block Those Economic Metaphors,” New York Times, December 13, 2010, p13.
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[7]
Mearsheimer, op cit and Michael Mandelbaum, “Superpower on the Cheap,” Washington Post, February 20, 2011.
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[8]
National Security Strategy of the United States, 2010.