1Les navires de la flotte marchande mondiale ne se dispersent pas sur l'immensité océanique. À l'inverse, ils se concentrent pour la plupart sur quelques itinéraires très précis pour relier les grands pôles économiques de la planète ou les zones d'extraction des matières premières aux zones de consommation. Au total, ces itinéraires forment des faisceaux de quelques dizaines de kilomètres de large alors que leur longueur peut être de plusieurs milliers de kilomètres pour relier un continent à l'autre. La concentration des navires sur ces itinéraires matérialise les routes maritimes qui, localisées principalement dans les eaux internationales, sont des espaces de libre circulation.
2L'activité des routes maritimes est directement reliée à celle du commerce international. De ce point de vue, dans un contexte généralisé de division internationale du travail, elles sont déterminantes pour l'activité économique mondiale. Dans le même temps, elles traversent des régions géographiques sous tension. Elles sont elles-mêmes susceptibles de générer leurs propres risques, par exemple par la collision entre deux navires ou par les pollutions qu'elles engendrent.
3Pour les États les plus dépendants des routes maritimes, États très exportateurs de matières premières comme les États du Golfe ou économies extraverties et pays ateliers comme la Chine et pour l'ensemble des pays développés à la fois gros exportateurs et importateurs, les routes maritimes doivent être ouvertes à la circulation. Nous montrerons que pour ces États, il est donc essentiel d'éviter un blocage de ces routes maritimes à la suite d'un problème politique ou militaire. Celles-ci ne peuvent pas devenir non plus un facteur de risque pour la sécurité de ces pays. La montée des tensions favorise des stratégies alternatives de contournement des points les plus sensibles de ces routes. Enfin, les nuisances générées par l'activité des routes maritimes elles-mêmes, notamment les pollutions maritimes, ne doivent pas les remettre en cause à terme. Elles constituent donc un enjeu des relations internationales car leur fonctionnement dépend très directement des États qui les bordent ou qui les utilisent et dont les intérêts ne sont pas toujours identiques. L'enjeu principal est donc bien le contrôle de ces routes. Ce dernier n'est pas nouveau mais a pris sans doute aujourd'hui une ampleur sans précédent avec la mondialisation.
La dépendance maritime
4Jamais autant de marchandises de toute nature n'ont été transportées par la voie maritime : 7,4 milliards de tonnes en 2006 contre seulement 550 millions de tonnes en 1950. Ces marchandises se répartissent à hauteur d'un gros tiers pour les vracs liquides, essentiellement le pétrole, d'un cinquième pour les vracs secs (charbons, minerais et céréales principalement) et le reste, soit plus de 40 %, pour les marchandises diverses qui correspondent à un très large éventail de produits allant de biens manufacturés à haute valeur ajoutée (matériel informatique, textile) à des produits très basiques de type déchets (vieux papiers ou vieux ordinateurs). Les performances des navires, spécialisés en fonction des marchandises à transporter (pétroliers, vraquiers, porte-conteneurs) et toujours plus grands, expliquent que le transport maritime n'intervient que très marginalement dans le coût final d'un produit, y compris en prenant en compte la hausse actuelle du prix de l'énergie et des taux de fret.
5Alors que le transport maritime des vracs liquides ou solides s'explique par la dissociation des zones de production et des zones de consommation, la conteneurisation, parce qu'elle permet à l'échelle internationale des transports massifs, porte-à-porte et en juste à temps des produits manufacturés, participe très directement aux nouvelles organisations de la production et de la consommation issues de la mondialisation, qui prend appui sur la très grande inégalité du monde. Elle constitue aujourd'hui l'épine dorsale de la mondialisation.
6Par voie de conséquence, jamais la dépendance de l'économie mondiale et de chaque économie nationale n'a été aussi forte par rapport à la mer. Un pays comme la France dépend du transport maritime pour son commerce extérieur à hauteur de 50 % en volume, commerce intracommunautaire inclus, à 75 % pour son commerce extra-communautaire et à 70 % pour l'importation de ses matières premières énergétiques. En 2004, 63 % du pétrole consommé dans le monde a été importé et 62 % de ce pétrole importé l'a été par la voie maritime. En 2006, 440 millions de conteneurs (EVP) ont été manutentionnés dans les ports du monde. Une interruption du fonctionnement des routes maritimes se traduirait par un collapsus rapide de l'économie mondiale.
7Jamais le fonctionnement de l'économie mondiale n'a autant reposé sur des flux internationaux de biens matériels. La libre circulation et l'absence de blocage sur les routes maritimes sont, par conséquent, vitales.
Libre circulation et contrôle des points de passage
8Les mers et les océans constituent des espaces de libre circulation. Face aux prétentions territoriales des États, ce principe a été réaffirmé par la signature à Montego Bay en 1982 de la « Convention sur le droit de la mer ». Elle crée notamment le droit de passage sans entrave, ce qui permet de ne pas fermer à la navigation internationale les eaux territoriales (sur une largeur de 12 milles à partir de la côte), les zones économiques exclusives (sur une largeur de 200 milles) et les détroits.
9Avec les Grandes découvertes commence l'ère des empires coloniaux dont la domination et le fonctionnement reposent sur la maîtrise des routes maritimes. Celle-ci nécessite alors non seulement des flottes marchande et militaire mais aussi le contrôle tout au long de ces routes de quelques points relais stratégiques comme Goa ou Malacca. Les Britanniques portent ce système à son apogée avec par exemple en Méditerranée la mainmise sur Gibraltar, Malte et Chypre et une flotte militaire capable, à partir de ces points relais, d'imposer sa loi sur les principales routes maritimes, ce qui permettra en partie à l'Angleterre de sortir victorieuse de Napoléon et de l'Allemagne nazie.
10Sur le principe, les choses n'ont pas fondamentalement changé aujourd'hui même si l'époque coloniale est révolue. Les grandes puissances, notamment les États-Unis, cherchent à faire respecter le principe de libre circulation, ce qui passe notamment par une surveillance militaire étroite de quelques points de passage stratégiques, essentiellement les détroits et les canaux situés sur les grandes routes maritimes, en s'appuyant sur des points relais situés à proximité immédiate de ces passages.
11Les puissances émergentes s'immiscent dans ce jeu, mais encore timidement. La Chine, deuxième puissance économique mondiale par le PIB et sans doute prochainement première puissance commerciale, est la plus active. L'exemple des îles Spratley, situées en mer de Chine méridionale, en fournit une illustration. La Chine les revendique, contre le Vietnam, Taiwan et les Philippines, non seulement pour leurs richesses halieutiques et leurs réserves en pétrole mais aussi parce qu'elles permettent le contrôle de la route de l'océan Indien vers la Chine.
Les points de tension
1280 % du commerce international s'effectuent entre l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Asie orientale. Cela se traduit par une autoroute maritime Est-Ouest qui relie ces pôles grâce à trois segments transatlantiques, transpacifique et Europe/Asie orientale. Ce dernier est sans conteste le plus sensible. En effet, aux flux des marchandises diverses acheminées par porte-conteneurs s'ajoutent les flux pétroliers à partir du Moyen-Orient, région qui compte à elle seule pour 30 % de la production mondiale de pétrole et pour plus de 40 % des exportations mondiales de produits bruts et raffinés. Sur ce segment se localisent les détroits d'Ormuz, de Bab-el-Mandeb, le canal de Suez et sur la route de l'Asie orientale le détroit de Malacca. Ces quatre points de passage, essentiels pour le trafic maritime mondial sont dans des régions à la situation géopolitique instable. La faiblesse des États peut se traduire par des actes de piraterie avec au mieux et le plus souvent un simple rançonnement des équipages, au pire un détournement des navires et de la cargaison lorsque les assaillants appartiennent au crime organisé, voire à des groupes terroristes. C'est notamment le cas le long des côtes somaliennes face au détroit de Bab-el-Mandeb et le long des côtes indonésiennes face au détroit de Malacca avec 50 actes de piraterie en 2006, soit 40 % du total mondial selon le Bureau maritime international.
13Depuis 2004, l'Indonésie, la Thaïlande et Singapour, rejoints en 2006 par l'Inde, mènent des patrouilles maritimes et aériennes conjointes pour surveiller le détroit. L'Indonésie est la moins bien équipée alors que la majorité des attaques interviennent dans ses eaux territoriales. Enfin, les navires sont équipés de système de localisation en temps réel. Ces mesures se sont traduites par une nette diminution des attaques et la décision en 2006 de l'assureur Llyods de Londres de ne plus considérer le détroit comme zone de guerre à haut risque.
14L'instabilité géopolitique d'une région fragilise les routes maritimes. Un conflit militaire entre plusieurs États peut même aboutir à leur fermeture. Le Moyen-Orient en fournit une illustration exemplaire. Le canal de Suez a été fermé de 1967 à 1975 à la suite de la guerre des Six jours. La stabilité actuelle de l'Égypte, qui s'appuie sur un pouvoir fort et sur les accords de paix avec Israël de 1979, garantit le passage par le canal mais cet équilibre reste fragile à terme. Ce sont évidemment les tensions dans la zone du Golfe, notamment celles qui s'accumulent actuellement avec l'Iran, qui font planer une menace permanente sur le détroit d'Ormuz, même si ce dernier n'a jamais été bloqué, sans doute parce que 30 % du commerce mondial de pétrole y transite et qu'il fait donc l'objet de toutes les attentions. Plus encore que l'Amérique du Nord et l'Europe qui sont parvenues à diversifier géographiquement leurs approvisionnements pétroliers, l'Asie orientale dépend du Moyen-Orient, notamment le Japon, deuxième économie mondiale, à plus de 80 %.
15Dans le Golfe persique se concentre plus qu'ailleurs une très forte présence militaire occidentale, notamment des États-Unis. Ces derniers, forts du constat établi à la fin des années 1970 de leur incapacité à assurer leur propre indépendance énergétique, ont alors fait le choix de leur insertion dans les marchés énergétiques mondiaux et du recours aux importations. Ce choix impose une surveillance des régions de production et des routes. Les États-Unis sont présents militairement en Arabie Saoudite, en Irak, au Qatar, à Bahreïn ainsi qu'à Djibouti avec les Français alors que le Royaume-Uni dispose d'une base navale à Oman. La présence américaine n'a cessé de se renforcer à la faveur de la première guerre du Golfe puis de la guerre en Irak. Ces forces militaires ont des missions multiples (guerre en Afghanistan, en Irak) mais l'une d'elles, essentielle, consiste à assurer la libre circulation maritime. Aucune force maritime militaire n'est actuellement capable de remettre en cause la suprématie occidentale, notamment américaine, dans cette région du monde. Si la Chine mène une diplomatie active pour s'assurer des sources diversifiées d'approvisionnement en matières premières à travers le monde, le rôle de sa marine militaire reste pour le moment limité, essentiellement cantonné le long des côtes chinoises, sans réelle capacité de projection sur le reste du monde.
Routes maritimes et zones de tension dans le monde
Routes maritimes et zones de tension dans le monde
Sécuriser les ports, les navires et les échanges à l'échelle internationale
16La nécessité d'assurer la libre circulation sur les routes maritimes se double dans le même temps d'une crainte associée à cette très grande liberté de circulation. Ces routes peuvent devenir des facteurs de risque. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les installations portuaires et les navires sont également devenus, sous la pression des États-Unis, un enjeu de sécurité à l'échelle internationale. De fait, les attentats au Yémen contre l'USS Cole en octobre 2000 et contre le pétrolier Limburg en 2002 ont montré que les navires pouvaient être pris comme cibles. Cela pourrait très bien être aussi le cas des installations pétrochimiques dans les ports. Dans un scénario catastrophe de type 11 septembre, un navire détourné pourrait servir de projectile.
17Les États-Unis veillent à localiser les nouveaux terminaux méthaniers loin des zones habitées, le plus souvent en pleine mer. Dès 2002, ils adoptent le « Maritime Transportation Security Act » qui vise à contrôler le passage portuaire et à éviter l'introduction de marchandises dangereuses (chimiques, bactériologiques ou nucléaires) sur le territoire, notamment via des conteneurs. Désormais, le contenu des conteneurs doit être communiqué aux douanes américaines 24 heures avant l'embarquement dans le port d'exportation. Très concrètement, les États-Unis exercent leur contrôle non plus uniquement sur leur territoire mais sur le port d'exportation, ce qui amène des douaniers américains à travailler sur place en collaboration avec leurs collègues du port d'exportation.
18En décembre 2002, la Conférence intergouvernementale sur la sécurité maritime adopte le code ISPS (International Ship and Port Security Code) qui vise à la sécurisation des terminaux et des navires. Des plans de sûreté, évolutifs en fonction de la menace, doivent pouvoir être mis en œuvre à bord des navires ou dans les ports. Ils visent dans les faits à protéger les ports et les navires de tous contacts extérieurs non autorisés. Plus la menace est forte, plus les mesures prises sont draconiennes, l'Arabie Saoudite représentant de ce point de vue sans doute un cas extrême puisque plus de 30 000 hommes sont chargés de la surveillance des puits, raffineries et usines pétrochimiques pour un coût d'environ 300 millions de dollars par an.
19Ces tendances ne font que se renforcer puisqu'en juin 2005 a été adopté par l'Organisation mondiale des douanes le « cadre SAFE » qui vise à sécuriser la chaîne logistique internationale par l'harmonisation des documents douaniers, par la possibilité, comme dans le Maritime Transportation Security Act, d'effectuer une inspection au départ des conteneurs et du fret à haut risque, enfin en définissant les avantages que la douane offrira aux entreprises qui appliquent les pratiques conseillées et respectent les normes minimales en matière de sécurité de la chaîne logistique.
20La contradiction est donc de plus en plus forte entre d'un côté le principe de libre circulation maritime et la volonté de promouvoir les échanges, de l'autre l'ensemble des dispositions, qui dans le but de faire respecter ce principe dans un monde profondément instable, ne cessent de renforcer les contrôles et les contraintes sur ces mêmes flux. La capacité à mettre en œuvre ou non ces dispositions devraient accentuer les disparités entre les États, entre pays riches et pays en développement, renforcer aussi les processus de concentration au profit des firmes capables de maîtriser à l'échelle internationale cette nouvelle problématique sécuritaire.
Des routes alternatives mais à quel prix ?
21Face aux risques de dysfonctionnement qui pèsent sur les routes maritimes, pays exportateurs comme pays importateurs ont intérêt à diversifier les possibilités d'acheminement même si ces nouvelles routes agissent plus souvent en tant que placebo et ne contribuent en rien à régler les conflits du monde.
22Une première direction consiste à rechercher des alternatives terrestres aux routes maritimes, notamment pour éviter les goulets d'étranglement comme les détroits et canaux. Le pétrole constitue à nouveau l'enjeu principal, avec des confrontations sous-jacentes entre les États, spécifiques à chaque région, en fonction des conditions géopolitiques qui y prévalent.
23La guerre actuelle en Irak, les tensions avec l'Iran et le renforcement, sauf découverte majeure et inattendue dans une autre région du monde, de la dépendance pétrolière du monde par rapport au Golfe – en 2020 de 54 à 67 % des exportations mondiales de brut devraient avoir pour origine les pays du Golfe contre 47 % en 2003 –, incitent à remettre à l'ordre du jour de nombreux projets d'oléoducs pour contourner le détroit d'Ormuz malgré des coûts exorbitants de plusieurs milliards de dollars à la fois pour leur construction et leur protection. Ras Tannurah, principal terminal d'exportation de l'Arabie Saoudite sur le Golfe, deviendrait la plaque tournante de conduites se dirigeant vers les ports de Fujariah (Émirats arabes unis) et de Mascate (Oman), situés dans le golfe d'Oman, vers le port de Mukalla (Yémen) situé dans le golfe d'Aden et de Yanbu (Arabie Saoudite). Un pipe en provenance de Bassorah (terminal de Basra) en Irak vers Ras Tannurah permettrait aussi à l'Irak de ne plus dépendre du détroit. Ce réseau transarabique est fortement soutenu par les États-Unis et serait financé par les pétromonarchies du Golfe même si des pays comme le Qatar et le Koweït, qui font face à l'épuisement de leurs ressources pétrolières, sont plus intéressés par le développement de gazoducs. Sa réalisation d'ensemble nécessitera plusieurs années et pour l'instant, c'est le segment le plus court, de Ras Tannurah à Fujariah, qui est en cours de construction.
24L'évacuation du pétrole de la mer Caspienne met en évidence la confrontation entre Occidentaux et Russes. Les projets d'oléoducs entre la mer Noire et l'Europe occidentale visent tout autant à contourner le goulet d'étranglement du Bosphore qu'à éviter la Russie comme point de passage systématique. De même, l'oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005, constitue la première liaison directe entre la mer Caspienne et la mer Méditerranée. Il ne traverse que des pays pro-occidentaux (Azerbaïdjan, Géorgie, Turquie).
25La Chine soutient des projets d'oléoducs en Myanmar et en Thaïlande pour éviter le passage par Malacca et raccourcir les distances entre elle et le Moyen-Orient et l'Afrique. La Thaïlande a des projets de canal et d'oléoducs à travers l'isthme de Kra. Mais le coût d'un tel canal serait considérable et formerait une véritable barrière à l'intérieur de la Thaïlande.
26Inversement, suivant la même logique de diversification des routes, des projets de liaisons terrestres existent pour mieux se raccorder aux routes maritimes. Ainsi, la Russie a un projet d'oléoduc de 1 500 km pour évacuer le pétrole de Sibérie occidentale vers le terminal pétrolier en eau profonde de Mourmansk, en mer de Barents. À partir de là, du pétrole pourrait être acheminé vers la côte Est des États-Unis en 9 jours contre 15 en provenance du Moyen-Orient. De même, la mise en valeur des champs pétrolifères africains, au Tchad ou au Soudan, nécessite un raccordement aux routes maritimes par la mise en place d'oléoducs vers les façades maritimes. Les pétrodiplomaties, notamment chinoise, sont alors d'un cynisme absolu par rapport aux conflits qui meurtrissent un pays comme le Soudan.
27Enfin, la mise en place de nouvelles routes maritimes peut être un moyen de s'affranchir d'une dépendance trop forte à l'égard d'un seul pays. L'Union européenne cherche actuellement à réduire sa dépendance gazière par rapport à la Russie, dont elle est tributaire à hauteur de 38 % pour ses importations qui arrivent principalement par gazoducs. Cela passe par une diversification des approvisionnements, notamment par un rôle accru du Moyen-Orient qui dispose à terme des plus importantes réserves mondiales. Sur d'aussi longues distances, seule la voie maritime est pertinente, ce qui nécessite dans la durée une chaîne complexe de transport : liquéfaction au port d'exportation, navires méthaniers, regazéification au port d'importation. Dans un contexte de libéralisation du marché de l'énergie, les projets de terminaux méthaniers se multiplient en Europe, notamment dans les ports français. Ces choix résultent directement de la volonté des firmes gazières en concurrence les unes avec les autres, avec cependant une intervention forte des États pour conforter leurs champions nationaux.
28Pour les conteneurs, la recherche de routes alternatives est beaucoup plus limitée car les possibilités sont de fait très restreintes. Pour les marchandises en provenance de l'Asie orientale, les États-Unis drainent l'intérieur de leur continent à partir des ports de la côte Ouest grâce à des trains à très forte capacité (300 conteneurs), ce qui permet d'éviter un passage par le canal de Panama. Face à la congestion qui sévit dans les ports de la côte Ouest, des projets existent pour développer un port à conteneurs dans la péninsule de Californie du Mexique. Le port pourrait être entièrement financé par des intérêts asiatiques qui exercent une forte pression pour favoriser le projet. Mais cette péninsule constitue pour l'instant un sanctuaire écologique sur la côte Ouest. Entre L'Europe et l'Asie orientale, l'idée d'une liaison ferroviaire conteneurisée revient d'une façon récurrente mais sa faisabilité se heurte à l'instabilité des pays à traverser. Sa rentabilité ni même les gains qu'elle apporterait ne sont démontrés par rapport à l'efficacité de la voie maritime.
29Quant aux routes maritimes arctiques (passage du Nord-Ouest le long du Canada et de l'Alaska, passage du Nord le long de la Russie) qui s'ouvriraient avec le réchauffement climatique, elles permettraient de raccourcir considérablement les distances entre les trois pôles de l'économie mondiale même si, fort heureusement, la perspective de mers libres de glace tout au long de l'année semble encore très éloignée. Néanmoins, le Canada cherche actuellement à réaffirmer nettement sa souveraineté sur le passage du Nord-Ouest face à d'éventuelles prétentions états-uniennes.
Fluidité du trafic et environnement
30Les risques qui pèsent sur les routes maritimes résultent des conflits qui opposent les États. Leur contrôle devient, indirectement à travers les conflits, un enjeu de relations internationales. Mais les modalités de fonctionnement de ces routes deviennent aussi, quoi que de façon plus limitée, un enjeu de relations internationales. En effet, le transport maritime a atteint aujourd'hui de telles dimensions qu'il génère ses propres nuisances : intensité du trafic en certains endroits, accidents et atteinte à l'environnement. L'enjeu qui consiste à assurer la fluidité du trafic maritime, à éviter les risques d'accident et à répondre aux préoccupations environnementales ne cesse de prendre de l'importance et ne peut relever que de négociations à l'échelle internationale.
31Les deux détroits du Pas-de-Calais et de Malacca font l'objet d'une étroite coopération internationale pour organiser et réguler les trafics. Dans ces deux régions, les problématiques sont similaires : une très forte concentration des trafics maritimes sur deux routes vitales pour l'économie mondiale à proximité immédiate de littoraux aux activités très diversifiées. Dans les deux détroits, les dispositifs de séparation des trafics et de suivi des navires par les États côtiers ont été adoptés, systématiquement renforcés et validés par l'Organisation maritime internationale à la suite de catastrophes maritimes. La création du rail d'Ouessant date du 1er janvier 1979, quelques mois après la catastrophe de l'Amocco Cadiz. Dans les détroits de Malacca et de Singapour, le dispositif dénommé « autoroute électronique maritime » a été considérablement modernisé à la suite de huit collisions en l'espace de deux mois, de septembre à octobre 1997. Pour les États riverains de ces détroits, le bon fonctionnement de ces dispositifs conditionne leur positionnement géoéconomique (Singapour comme hub maritime de l'Asie du Sud-Est, Anvers et Rotterdam comme porte d'entrée maritime de l'Europe) et leur sécurité maritime.
32Les réponses à apporter aux nuisances environnementales engendrées par le transport maritime et qui prennent une dimension catastrophique avec les naufrages des grands pétroliers sont plus longues à mettre en œuvre tant les négociations entre les États, toujours menées dans le cadre de l'OMI, mettent en évidence des intérêts contradictoires. La part du transport maritime dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre, notamment d'oxyde d'azote (NOx) et d'oxyde de soufre (SOx), devrait augmenter dans l'avenir si les moteurs des navires continuent d'utiliser des fuels lourds sans équipement de dépollution. Cette part est très forte dans les grandes villes portuaires, les îles et les pays peu peuplés et dotés de longues façades littorales (Malte, Chypre, Danemark, Grèce). Les eaux de ballast représentent aussi un problème considérable car elles permettent le transfert d'une région à l'autre du monde d'espèces invasives.
Estimation de la part du transport maritime dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre (en %)
Estimation de la part du transport maritime dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre (en %)
33Les textes de l'OMI résultent d'un compromis entre les États qui souhaitent protéger leurs côtes et sont soutenus en ce sens par les associations écologistes et les États disposant de flottes importantes et voulant un minimum de contraintes. Les textes n'entrent en vigueur que lorsqu'ils ont été ratifiés par trente États représentant au moins un tiers de la flotte mondiale. Le projet de convention internationale sur les eaux de ballast a mis dix ans à aboutir (1994-2004) pour ne devenir effectif vraisemblablement qu'en 2009. L'ensemble de la filière maritime ne gagnera vraiment en fiabilité qu'avec l'amélioration de la qualité des équipages. Une première pierre a été posée dans ce sens en 2007 avec l'adoption de la Convention maritime internationale sous l'égide de l'Organisation internationale du travail.
34Les progrès les plus conséquents concernent finalement le déversement des hydrocarbures car ils suscitent de très fortes réactions de la part des opinions publiques, du moins dans les pays développés. À la suite du naufrage de l'Exxon Valdez, les États-Unis adoptent en 1990 le Oil Pollution Act qui impose progressivement dans leurs eaux territoriales l'utilisation de pétroliers double coque. Après les naufrages de l'Erika (décembre 1999), du Ievoli Sun (octobre 2002) puis du Prestige (novembre 2002), l'Europe emboîte le pas aux États-Unis et adopte en 2003 les paquets dits Erika I et Erika II et en 2007 Erika III. Ces mesures renforcent les contrôles sur les navires et sur les sociétés de classification, éliminent progressivement les pétroliers à simple coque, mettent en place un système communautaire de suivi, de contrôle, et d'information sur le trafic maritime, créent un fonds d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures dans les eaux européennes. L'Agence européenne de la sécurité maritime, opérationnelle depuis 2003, est l'instrument de cette politique. Erika III renforce la responsabilité des propriétaires de navire et demande à chaque État membre de veiller à la conformité avec les standards internationaux des navires battant leur pavillon national. On peut douter de l'efficacité de cette mesure quand on sait que l'essentiel de la flotte des États membres bat sous pavillons de libre immatriculation. Cependant, le nombre de déversement est en réduction constante. Incontestablement, les plus grandes compagnies pétrolières ont réagi aux pressions de l'opinion publique et aux mesures prises par les États les plus puissants afin de limiter les répercussions financières et médiatiques de ces catastrophes qui ternissent très profondément et à long terme leur image. Elles sont très actives dans l'élimination des navires poubelles. Sous la pression des opinions publiques et des législations, le marché finit par s'assainir, du moins sur les routes maritimes qui impliquent les pays développés.
Routes maritimes et relations internationales
35Le fonctionnement des routes maritimes est un excellent révélateur des tensions qui traversent le monde. De ce point de vue, la région du Moyen-Orient forme l'épicentre de ces tensions, le blocage du détroit d'Ormuz pouvant se traduire par une asphyxie presque immédiate de l'économie mondiale. Demain, sans tomber dans la politique fiction, une déstabilisation éventuelle du régime chinois pourrait avoir des conséquences graves sur l'activité des zones portuaires de ce pays qui constituent des complexes de production et d'exportation, dans la dépendance desquelles le reste du monde, notamment l'Amérique du Nord et l'Europe, vit de plus en plus, notamment pour l'importation de ses biens manufacturés quotidiens.
36Le contrôle des routes maritimes, principalement des détroits et des canaux, reste, hier comme aujourd'hui, pour les puissances dominantes du moment, un enjeu déterminant, devenu néanmoins d'autant plus primordial que les quantités échangées et les moyens mis en œuvre pour ces échanges n'ont jamais atteint de telles dimensions tant le transport maritime participe à la mondialisation. Les États-Unis, suivis loin derrière par la Grande-Bretagne et la France, sont le seul pays capable d'imposer une présence militaire massive sur les mers du globe alors même que les capacités marchandes de transport se situent désormais en Europe et, de plus en plus, en Asie orientale. À terme cependant, ni la Chine ni même l'Inde ne devraient limiter leurs ambitions à une marine civile.
37Les moyens mis en œuvre pour contrôler les routes maritimes, les contourner ou les perfectionner par une minimisation des risques s'expliquent par les tensions et les inégalités qui traversent le monde mais ne participent en rien, ou alors marginalement, à la résolution de ces dernières. L'actuelle problématique sécuritaire, élevée au rang d'idéologie dominante par l'Administration Bush, s'applique aux routes maritimes. Elle tend plus à accentuer les tensions et les inégalités qu'à les apaiser.
Bibliographie
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