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Article de revue

L'intelligence économique et stratégique : la diplomatie d'influence au service de la guerre économique

Pages 153 à 160

Notes

  • [1]
    Commissariat général du Plan, Rapport Martre. Intelligence économique et stratégie des entreprises, Paris, La Documentation française, 1994.
  • [2]
    Michel Foucher, Le Japon, une puissance civile, Observatoire européen de géopolitique (Rapport non public).
  • [3]
    Voir les schémas très intéressants établis par Bernard Carayon en annexes de son rapport, in Bernard Carayon, Rapport au Premier ministre. Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, Paris, La Documentation française, juin 2003.
  • [4]
    Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • [5]
    Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Paris, Éd. Olivier Orban, 1991.
  • [6]
    On se souvient du livre de Claude Silberzahn et Jean Guisnel, Au cœur du secret. 1 500 jours aux commandes de la DGSE (1989-1993), Paris, Fayard, 1995, dans lequel l’ancien directeur général annonçait la reconversion des services vers l’espionnage économique.
  • [7]
    Département de la Défense américain, « Joint Vision 2010 », disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// wwwwwww. dtic. mil/ jv2010/ jvpub. htm,consulté le 3 octobre 2003.
  • [8]
    Voir le tableau (annexe 2) dans B. Carayon, op. cit.
  • [9]
    La Silicon Valley regroupe plus de chercheurs que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.
  • [10]
    National Security Council, « International Crime Threat Assessment », décembre 2000. Disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// clinton4. nara. gov/ WH/ EOP/ NSC/ html/ documents/ pub45270/ pub45270index.html, consulté le 1er octobre 2003.
  • [11]
    Commissariat général du Plan, op. cit.
  • [12]
    Il faut toutefois remarquer que le rapport d’évaluation d’intelligence économique et stratégique (IES) élaboré dans le cadre du groupe de travail en charge de l’explication de l’échec français concernant la vente de Mirage 2000 en Finlande contre les F-18 américains fut classé sans être divulgué. Il semble donc que l’on puisse travailler sur l’IES et ne pas en pratiquer la philosophie.
  • [13]
    Cité in B. Carayon, op. cit., p. 23.
  • [14]
    Commission des Finances, de l’Économie générale et du Plan, « Rapport d’information de Georges Tron », 21 mai 2003. Disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// wwwwwww. assemblee-nat. fr/ 12/ rap-info/ i0876. asp,consulté le 1er octobre 2003.
  • [15]
    Dans l’administration française, quand un poste est vacant, on ne définit pas le profil du poste mais on déclare : « Ceci est un poste pour un préfet ou pour un diplomate », comme s’il importait avant tout de satisfaire une corporation plutôt qu’un besoin collectif.
  • [16]
    Voir B. Carayon, op. cit.
  • [17]
    Rapport de la Commission européenne, cité in B. Carayon, op. cit.
  • [18]
    L’exemple lorrain avec Décilor est le plus avancé et le plus intéressant.
  • [19]
    B. Carayon, op. cit., p. 11.

1L’intelligence économique peut se définir comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement, de diffusion et de protection de l’information stratégique, associant éventuellement l’État et les entreprises. L’information recherchée s’étend aux domaines économique, concurrentiel, scientifique, technologique, juridique, géopolitique, etc. L’intelligence économique et stratégique (IES) recouvre des activités de veille et d’alerte, des travaux de synthèse et d’étude, d’influence et de contre-influence, au bénéfice d’acteurs privés ou publics. Elle doit également viser la protection du patrimoine national, notamment dans les domaines technologique et industriel [1].

2En ce sens, il est préférable d’utiliser l’expression « intelligence économique et stratégique », qui rappelle la nécessité d’une stratégie réfléchie et négociée entre les grands acteurs publics et privés dans l’arène internationale. Ces actions sont conduites dans le strict respect de la légalité, différenciant ainsi l’intelligence économique du renseignement. L’expression française « intelligence économique » est une traduction globale des concepts anglo-saxons de competitive intelligence (intelligence des rivalités concurrentielles), d’information management (gestion de l’information en interne) et de competitive knowledge (recherche de l’information stratégique concurrentielle). L’IES constitue donc une action dans le domaine de l’information, de l’image collective et du sens, dans un monde globalisé où une information née dans un endroit de la planète peut avoir des effets immédiats et imprévus ailleurs sur un acteur particulier.

UN CONCEPT D’ORIGINE JAPONAISE

3« Vous, Occidentaux, payez parfois très cher des informations qu’il est possible d’obtenir gratuitement », déclara un jour avec cynisme un ancien directeur du groupe japonais Sony. Il ne faisait que remarquer que, au même titre que l’argent et les hommes, l’information est depuis longtemps devenue une ressource stratégique, à la condition qu’elle fasse l’objet d’un traitement, d’une diffusion et d’une utilisation adéquats.

4À l’époque, le Japon amorçait sa reconstruction d’après-guerre avec un concept stratégique « non dit » de puissance civile [2], c’est-à-dire sans ambition militaire ni territoriale. Ainsi, toutes les forces du pays ont été consacrées au développement économique et donneront naissance à une forme d’organisation administrative originale et à une politique ordonnée de collecte d’informations de nature économique, industrielle et technologique. Ainsi, l’organisation administrative japonaise est centrée autour du Ministry of International Trade and Industry (MITI), qui a pour fonction principale de servir de soutien aux entreprises japonaises. Autour de celui-ci se trouvent les universités, les sogo soshas – de puissantes sociétés de commerce – qui financent des think tanks dans lesquels sont invités des chercheurs du monde entier, les fédérations patronales et les organismes administratifs ayant une vocation de recherche et d’information scientifique. Une gestion ordonnée des moyens permet de rentabiliser les investissements autour d’une politique cohérente d’envoi de stagiaires japonais à l’étranger, d’accueil de stagiaires au Japon et d’une obligation quasi religieuse de comptes rendus d’étonnement des missionnaires. Le Japon est passé, bien avant les autres grandes démocraties, dans une période de culture écrite (de l’écriture « utile ») afin de laisser des traces et de la mémoire [3]. Accessoirement, dans les années de la reconstruction, une politique relativement systématique de copies bon marché à partir de technologies volées, mais avec un apport propre des efforts de recherche et développement (R&D) locale – technique que l’on retrouvera chez les nouveaux pays industrialisés (NPI) dans les années 1980 et à profusion en Chine aujourd’hui –, permit une accumulation primitive du capital. On connaît le succès qu’a eu la formule.

5Il importe de rappeler que l’exemple nippon naquit à une époque où la quasi-totalité des services de renseignement travaillaient dans le renseignement politique et militaire pour lutter contre les services secrets est-européens et contre les tentatives de pillage des technologies par les services communistes.

L’EMPREINTE AMÉRICAINE SUR LA NOTION D’IES

6La mutation américaine dans le domaine de l’IES prend forme dans les années 1990, à la suite de plusieurs phénomènes internationaux. La construction européenne donne naissance à des concurrents sérieux des entreprises américaines – que Washington croyait intouchables –, tels que Airbus face à Boeing dans le domaine des gros porteurs et Arianespace face à la National Aeronautics and Space Administration (NASA) dans le domaine spatial. Avec l’effondrement des pays communistes, on a cru à l’avènement d’un monde sans conflits dans lequel le modèle de la démocratie libérale à économie de marché triompherait [4], mais le début de la crise économique a donné aux grands marchés internationaux une dimension stratégique pour des pans entiers de l’économie, donnant ainsi naissance au concept de « guerre économique mondiale » [5]. Les imposants services de renseignement hérités de la guerre froide sont alors en quête de nouvelles missions et le réseau Échelon est réorienté vers des écoutes à vocation plus économique et industrielle [6].

7La mondialisation des échanges, doublée de l’explosion d’Internet, bouleverse le paysage de l’information tant dans les contenus que dans les méthodes. En quelques années, l’information accessible est devenue plus importante que l’information fermée pour nombre d’acteurs obligés de mener une stratégie mondiale. Cette nouvelle donne bouleverse également les métiers du renseignement. Le concept de société de l’information a été formalisé dans les think tanks qui travaillent indifféremment pour le Pentagone ou les entreprises. La forme militaire de celui-ci est le concept d’information dominance : « Nous devons détenir la supériorité dans le domaine de l’information, c’est-à-dire la capacité à collecter, traiter et diffuser l’information en flux continus, et empêcher dans le même temps l’adversaire d’acquérir cette capacité. La supériorité dans l’information exigera des moyens à la fois offensifs et défensifs dans la guerre de l’information. » [7]

8À cet égard, il est symbolique de constater que cette révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs – RMA), qui privilégie entre autres la supériorité de l’information, a été mise en œuvre en même temps et sous la même Administration que celle qui a donné naissance, autour de la Maison-Blanche, à tout un dispositif d’IES basé sur la centralisation de l’information, du renseignement et de l’action publique de soutien. Ainsi, la nouvelle mission de l’État devient l’aide aux entreprises sur les marchés importants à dimension stratégique et, d’une façon générale, à toutes les entreprises américaines, qu’elles soient exportatrices ou simplement en concurrence avec des firmes étrangères. Le descriptif complet serait trop long à faire ici, mais il est intéressant d’en retenir les grands axes d’organisation.

9Le système constitutionnel américain conduit naturellement à une centralisation autour de la Maison-Blanche. Un certain nombre d’agences ou de conseils entourent le président et ont vocation à centraliser les outils et les informations. C’est le cas notamment du National Economic Council, créé en 1993 et dont il n’est nul besoin de développer la mission, mais dont il faut remarquer qu’il constitue une innovation de taille dans un pays aussi empreint de libéralisme économique que sont les États-Unis. La mobilisation de moyens d’État donne naissance à un dispositif assez complet qui couvre l’analyse prospective, géo-économique, scientifique, l’aide à la décision, le renseignement et les actions d’influence [8]. Le centre de ce dispositif est l’Advocacy Center, créé en 1993, qui a pour mission d’aider les exportateurs américains en leur apportant des moyens publics, en dénonçant publiquement les pratiques irrégulières de leurs concurrents, en apportant une assistance politique aux processus d’acquisition (politicizing procurement processes), et en liant l’achat de produits américains à des politiques publiques d’aide ou de financement.

10Ces modes de fonctionnement inédits, tels que la War Room, qui réunit les acteurs publics et privés intéressés autour d’une ou plusieurs affaires, concrétisent le nouveau rôle de l’État. Devenu stratège du dispositif, il doit détecter les tendances, produire des informations et des analyses surtout internationales, protéger les secteurs sensibles et les informations critiques, garantir la sécurisation des systèmes d’information, ainsi que fournir des moyens non économiques pour appuyer ces initiatives (renseignement, appui législatif, etc.). Est également importante la philosophie générale du système dit de « push and pull », qui conduit les services administratifs à répondre non seulement aux besoins mais aussi à alerter et à solliciter les acteurs privés. On est loin de la philosophie de base du renseignement construite sur le restrictif « besoin d’en connaître » qui organise limitativement la distribution de l’information administrative – et surtout le renseignement – vers les entreprises privées qui le sollicitent et dont le besoin est professionnellement constaté. Ainsi, avec l’ingénuité de la puissance, les Américains affichent leurs intentions. À cet égard, le projet de création d’un Office of Strategic Influence, prôné par Donald Rumsfeld, a été suspendu puis dissous sous la pression internationale. Il a toutefois été remplacé par un Office of Global Communications (OGC), qui a pour vocation de faire connaître les points de vue et les valeurs américaines mais par des moyens et les médias américains. Il associe ainsi le contenu et le contenant. Les secteurs des télécommunications et les systèmes d’information sont presque un cas d’école de la nouvelle politique américaine avec le soutien en matière de R&D [9]. Ainsi, bien que cinq des dix plus grandes entreprises mondiales de télécommunications, les deux premiers équipementiers, sept des dix premiers constructeurs informatiques, et huit des dix premiers éditeurs de logiciels sont américains, Washington continue à tout mettre en œuvre pour empêcher une rivalité dans ce domaine considéré comme stratégique.

11L’État a en particulier la charge d’assister les entreprises dans le domaine des normes internationales, lesquelles deviennent progressivement la clé de voûte de tous les systèmes globalisés (télécommunications, normes comptables des grandes entreprises, processus de certification et de notification, etc.) et dans les organisations internationales qui régulent le processus de mondialisation (Organisation mondiale du commerce – OMC –, Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE –, etc.).

12Enfin, un dispositif législatif défensif et offensif vient compléter cet ensemble. En dépit des engagements des États-Unis au sein de l’OMC, pris à Marrakech en 1994, la réglementation américaine continue à privilégier les sanctions pénales internes contraires au pouvoir réglementaire de l’OMC. En effet, le Statement of Administrative Action, soumis par William J. Clinton au Congrès le 27 septembre 1994 et approuvé par ce dernier, repose sur le principe de sanctions unilatérales contre des entreprises étrangères ou des pays soupçonnés de « pratiques déloyales » ayant porté tort à des intérêts américains. À ce sujet, deux dispositifs sont primordiaux : le Trade Act de 1974 (section 301) et le Omnibus Trade and Competitiveness Act (super et spéciale 301) de 1988. Ces dispositifs font en sorte que la plainte qui autorise le président ou son représentant à enquêter et à sanctionner une entreprise étrangère puisse émaner de syndicats comme d’entreprises. De plus, les sanctions à la disposition de l’exécutif américain peuvent aller de pénalités commerciales ou douanières à la suspension de l’aide publique ou de la clause de la nation la plus favorisée. La contrainte exercée par les autorités peut aussi avoir pour objectif d’ouvrir des marchés réservés, comme ceux des satellites ou des télécommunications. La spéciale 301 est plus particulièrement destinée à protéger les droits de propriété intellectuelle, dont la violation est considérée par le National Security Council comme une menace aussi grave à la sécurité nationale que le crime organisé [10]. Enfin, la loi Carrousel, adoptée par le Congrès le 18 mai 2000, autorise les agents de l’Administration américaine à modifier tous les six mois la liste des produits couverts par les mesures de sanctions douanières de façon à perturber le marché de l’entreprise ou du pays sanctionné.

13Les Français eurent à subir les effets de cette nouvelle organisation concernant un important prospect de surveillance aérienne dans la zone amazonienne du Brésil, où s’implantent depuis quelques années les aérodromes de narcotrafiquants qui préfèrent mettre une frontière entre les zones de production colombienne et péruvienne et les bases d’expédition. La Maison-Blanche, qui, dans le cadre de son combat contre les narcotrafiquants, devait considérer ce projet comme stratégique, mit tout en œuvre pour qu’une entreprise américaine obtienne le marché. L’entreprise Thomson CSF perdit le marché face à Raytheon, mais les négociateurs français s’aperçurent que les négociateurs brésiliens connaissaient la nature de leurs dossiers, probablement informés par des écoutes téléphoniques américaines.

14La mobilisation des moyens législatifs à l’appui des entreprises américaines a pris des formes plus offensives. Les lois Torricelli (1992), Helms-Burton (1996) ou D’Amato (2001) sont destinées à empêcher la concurrence contre les entreprises américaines dans les zones de pays hostiles aux États-Unis, en particulier Cuba, la Libye et l’Iran. La justice américaine se trouve donc ainsi compétente pour poursuivre toute entreprise représentée sur le territoire américain qui violerait ces règles. Mais les sanctions sont également étendues aux filiales étrangères des sociétés américaines. À cet égard, le traumatisme provoqué par les attentats du 11 septembre 2001 est venu donner une nouvelle impulsion à ce dispositif à travers les Homeland Security Oversight Offices.

15Les sociétés américaines d’IES sont naturellement les plus importantes de la planète. Kroll International, la plus connue d’une multitude d’entreprises, compte 2 300 salariés répartis dans 60 bureaux à travers le monde. Elle exerce son métier d’analyse du « risque économique et commercial » autour de six pôles : le renseignement d’affaires et les enquêtes ; la vérification d’antécédents professionnels ; le service de sécurité et de protection ; la sécurité des systèmes d’information ; le soutien judiciaire et l’analyse stratégique et concurrentielle. À titre comparatif, la plus grande entreprise française en la matière, l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (ADIT), compte un peu plus d’une soixantaine de personnes.

LE RETARD FRANÇAIS

16Le rapport Martre de 1995 [11] mettait déjà l’accent sur la plupart des insuffisances françaises [12]. La mise en place du Comité pour la compétitivité et la sécurité économique, créé par le décret 95-350 du 1er avril 1995, était annoncée comme le « premier élément d’un dispositif ambitieux », selon le rapport présenté au président de la République. Le secrétariat en était confié au Secrétaire général de la défense nationale. Toutefois, le Comité fut mis en somnolence, comme beaucoup d’autres structures du même type sans réel adossement ministériel. Le non-renouvellement de ses membres, dont le mandat est arrivé à expiration en 1998, en marqua l’acte de décès. Ainsi, les efforts du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) pour relancer la réflexion stratégique furent progressivement arrêtés par résistance du ministère des Finances, et la direction de l’IES au sein du SGDN fut mise en sommeil en 1998. Seule l’ADIT a survécu à cette politique publique. Cette structure, en charge de l’animation du réseau des attachés scientifiques et bénéficiant d’une subvention de fonctionnement, a progressivement pris place dans le paysage, un peu envers et contre tous. Elle fut longtemps une structure publique, mais elle est devenue en 2003 une société de droit commun, restant cependant une société nationale appartenant à part entière à l’État. La seconde société française, créée en 1997 et totalement privée, est la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS). Elle ne compte qu’une quarantaine de personnes et se développe essentiellement au bénéfice des sociétés industrielles françaises et européennes.

17Selon le rapport présenté par Bernard Carayon, les handicaps français sont de deux ordres, culturels et politiques d’abord, organisationnels ensuite. « Parler de politique industrielle est devenu indécent », disait un ancien ministre [13]. Il est vrai que les erreurs de la gauche nationalisante des années 1980, puis de la gauche paralysée (celle du « ni, ni ») a laissé en France plus qu’ailleurs un débat plombé et biaisé. L’inefficacité des moyens traditionnels de politique industrielle a semblé tétaniser la réflexion sur les nouvelles méthodes et les nouveaux enjeux des stratégies d’État. L’affaire Alstom, qui risque de déboucher sur la plus grande faillite et le plus important dommage social de ces dernières années, pourrait ramener le politique à plus de sens commun.

18Le handicap est également constitutionnel en raison de la dualité qui caractérise le pouvoir exécutif, surtout en période de cohabitation. De plus, la faiblesse des structures interministérielles au niveau des services du Premier ministre ne permet souvent que d’exprimer des volontés, plus qu’une réelle politique. En 2003, il existait 634 structures de conseil autour du Premier ministre ou des ministres, mais aucune n’avait comme vocation une stratégie globale. Il n’y en avait que 311 en 1997 [14]. Les projets affichés par l’actuel Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, tendant au rapprochement du Commissariat général du Plan et de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), ont été finalement arrêtés. L’État stratège n’est pas encore pour demain en France, bien que B. Carayon l’appelle de ses vœux en utilisant une belle image : « Pour que l’État ait enfin des jumelles ! »

19Les plus importantes structures de coordination de l’action gouvernementale que sont le Secrétariat général pour la coordination interministérielle (SGCI) et le SGDN sont insuffisamment dotées en ressources humaines et financières. Le SGCI, bras séculier de la politique européenne de la France, est principalement doté de personnels mis à disposition par le ministère des Finances, seule administration française à disposer d’une véritable réserve humaine.

20La remarque vaut également pour le SGDN, en cours de rétablissement après la réforme initiée en 1995 par son directeur, Jean Picq, qui avait vidé les structures les plus utiles aujourd’hui. Le nouveau gouvernement ne lui a pas confirmé la mission d’IES. La vocation stratégique du SGDN est en effet essentielle, mais il a peu de moyens autres que ceux mis à sa disposition par le ministère de la Défense. Il exerce une action de coordination de l’action des autres ministères et n’est pas en mesure d’assumer pleinement sa vocation de réflexion prospective globale. En matière de renseignement, devenu le leitmotiv du discours sur la sécurité depuis le 11 septembre 2001, le Comité interministériel du renseignement (CIR), rattaché au SGDN, siège sans la participation des Douanes, pourtant un important service de renseignement sur les flux physiques et financiers mais qui dépend du ministère de l’Économie et des Finances. En revanche, la sécurité des systèmes d’information est devenue une mission centrale de ce service.

21Le handicap est aussi et surtout culturel dans l’administration française. Le corporatisme des corps de fonctionnaires et la philosophie de rétention de l’information est un véritable sport national. Certaines administrations, même le ministère de la Défense, n’ont pas encore abandonné la culture orale et n’ont pas de pratique systématique des comptes rendus de missions, comme si le fonctionnaire était propriétaire des informations recueillies dans les déplacements payés par l’argent public. Il n’y a pas d’archivage des informations recueillies, ni de diffusion organisée hors des administrations. Certaines grandes écoles de commerce ont franchi le pas en donnant des cours d’IES, à l’instar du groupe HEC, mais ce n’est toujours pas le cas à l’École nationale d’administration (ENA). Le prestige du diplôme et des grands corps qui déterminent la carrière de chacun fait prédominer les cultures particulières sur la culture commune [15]. La faible porosité des parcours professionnels entre le public et le privé, et même à l’intérieur des structures publiques, explique les difficultés à atteindre les standards anglo-saxons.

22La faiblesse des structures parapubliques, telles que les fondations, destinées à drainer de l’intelligence étrangère, est une autre spécificité française. La France en compte 473 qui ne reçoivent que 0,09 % du produit intérieur brut (PIB), contre 2,1 % pour les 12 000 fondations américaines (3 000 au Royaume-Uni et 2 000 en Allemagne) [16]. Dès lors, la fuite des cerveaux atteint l’ensemble des pays de l’Union européenne (UE) : 400 000 chercheurs européens ayant au moins le niveau d’un doctorat (Ph.D.) travailleraient aux États-Unis [17].

23Pourtant, l’internationalisation croissante de l’économie française devrait faire accélérer le pas. 70 % des entreprises implantées à l’étranger sont des petites et moyennes entreprises (PME) de moins de 250 salariés, dont 8 381 sont implantées dans l’espace de l’UE. Deux millions de Français sont expatriés et l’européanisation des entreprises de haute technologie est un acquis (EADS, MBDA, Airbus). En février 2000, un fonds américain a investi 550 millions de dollars dans la société française Gemplus, leader mondial de la carte à puce. Un des dirigeants du nouvel actionnaire américain est un homme venu de Qtel, fonds d’investissement créé en 1999 par la Central Intelligence Agency (CIA). L’investissement américain dans une technologie centrale pour l’avenir n’a été arrêté que grâce à une prise de participation de Sagem. Les PME et les petites et moyennes industries (PMI) de haute technologie, qui investissent et développent des technologies d’avenir, sont le maillon faible du système français comme des autres pays européens. Si l’État n’a pas encore fait sa mutation, en revanche, certaines collectivités territoriales se sont lancées résolument dans des activités d’IES au bénéfice des PME locales (en Lorraine, Franche-Comté, Poitou-Charentes, Alpes-Maritimes, etc.) [18]. L’idée consiste à mettre à disposition et à traiter au bénéfice des PME le savoir-faire des entreprises d’IES.

24Pour toutes ces raisons, la France ne semble pas prête à jouer un rôle au niveau européen. Pourtant, quelques grands pays comme l’Allemagne et la Suède ont mis en ordre leur dispositif et ont conscience des enjeux proprement européens face au rouleau compresseur américain. « L’intelligence économique ne coûte rien ou, pour ainsi dire, pas grand-chose : son efficacité repose sur celle des réseaux, des circuits de l’information, sur la mobilisation des pouvoirs publics, l’élimination des conflits de chapelle et des cloisonnements, sur un peu de méthode. Sur la valorisation aussi de celui qui donne l’information et non de celui qui la retient, sur la compréhension par les administrations publiques des enjeux de l’entreprise et, pour l’entreprise, des priorités de l’État », a écrit B. Carayon [19]. En d’autres termes, l’intelligence économique et stratégique se contente d’exiger des hommes qu’ils travaillent autrement, représentant ainsi le plus économique et le plus difficile des défis. On peut dire que la France est entrée dans l’ère de l’intelligence économique, mais pas encore dans celle de l’intelligence stratégique : à quand et à qui une réelle initiative économique et stratégique dans ce domaine ?

Notes

  • [1]
    Commissariat général du Plan, Rapport Martre. Intelligence économique et stratégie des entreprises, Paris, La Documentation française, 1994.
  • [2]
    Michel Foucher, Le Japon, une puissance civile, Observatoire européen de géopolitique (Rapport non public).
  • [3]
    Voir les schémas très intéressants établis par Bernard Carayon en annexes de son rapport, in Bernard Carayon, Rapport au Premier ministre. Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, Paris, La Documentation française, juin 2003.
  • [4]
    Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • [5]
    Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Paris, Éd. Olivier Orban, 1991.
  • [6]
    On se souvient du livre de Claude Silberzahn et Jean Guisnel, Au cœur du secret. 1 500 jours aux commandes de la DGSE (1989-1993), Paris, Fayard, 1995, dans lequel l’ancien directeur général annonçait la reconversion des services vers l’espionnage économique.
  • [7]
    Département de la Défense américain, « Joint Vision 2010 », disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// wwwwwww. dtic. mil/ jv2010/ jvpub. htm,consulté le 3 octobre 2003.
  • [8]
    Voir le tableau (annexe 2) dans B. Carayon, op. cit.
  • [9]
    La Silicon Valley regroupe plus de chercheurs que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.
  • [10]
    National Security Council, « International Crime Threat Assessment », décembre 2000. Disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// clinton4. nara. gov/ WH/ EOP/ NSC/ html/ documents/ pub45270/ pub45270index.html, consulté le 1er octobre 2003.
  • [11]
    Commissariat général du Plan, op. cit.
  • [12]
    Il faut toutefois remarquer que le rapport d’évaluation d’intelligence économique et stratégique (IES) élaboré dans le cadre du groupe de travail en charge de l’explication de l’échec français concernant la vente de Mirage 2000 en Finlande contre les F-18 américains fut classé sans être divulgué. Il semble donc que l’on puisse travailler sur l’IES et ne pas en pratiquer la philosophie.
  • [13]
    Cité in B. Carayon, op. cit., p. 23.
  • [14]
    Commission des Finances, de l’Économie générale et du Plan, « Rapport d’information de Georges Tron », 21 mai 2003. Disponible sur Internet à l’adresse suivante : hhhhhhhttp:// wwwwwww. assemblee-nat. fr/ 12/ rap-info/ i0876. asp,consulté le 1er octobre 2003.
  • [15]
    Dans l’administration française, quand un poste est vacant, on ne définit pas le profil du poste mais on déclare : « Ceci est un poste pour un préfet ou pour un diplomate », comme s’il importait avant tout de satisfaire une corporation plutôt qu’un besoin collectif.
  • [16]
    Voir B. Carayon, op. cit.
  • [17]
    Rapport de la Commission européenne, cité in B. Carayon, op. cit.
  • [18]
    L’exemple lorrain avec Décilor est le plus avancé et le plus intéressant.
  • [19]
    B. Carayon, op. cit., p. 11.
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