Notes
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[1]
Yves Emery est professeur à Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP), Université de Lausanne. Courriel : yves.emery@unil.ch. David Giauque est Professeur associé à l’Institut d’études politiques et internationales (IEPI), Université de Lausanne. Suisse. Courriel : david.giauque@unil.ch.
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[2]
Larousse : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hybride/40717, site consulté le 30.09.2013.
1Hybridité : « caractère hybride d’un être ou d’une chose ». Est hybride ce qui découle d’un croisement ou d’un mélange de types différents, qui est composé d’éléments disparates ne relevant pas d’une seule logique, d’un seul genre [2]. L’adjectif hybride s’est imposé à nous lorsqu’il s’est agi de caractériser l’univers au sein duquel l’administration publique contemporaine évolue au niveau international. En effet, les vingt à trente dernières années –puisque le début des réformes inspirées du mouvement de la nouvelle gestion publique varie considérablement selon les pays (Giauque et Emery, 2008 ; Pollitt et Bouckaert, 2009) – ont vu l’univers administratif profondément transformé. Longtemps inspiré de l’idéal-type wébérien (Weber, 1956), les organisations publiques ont été mises au défi de la performance, tout en veillant au fondement démocratique et à la légalité de leur action (Guay, 1997 ; OCDE, 1997). De nouveaux principes et méthodes de gestion provenant des entreprises privées se sont mis en place en leur sein : « reengineering », « benchmarking », « total quality management », « outsourcing », comptabilité analytique, gestion stratégique des ressources humaines, ne sont que quelques exemples de ces nouvelles pratiques qui ont des conséquences concrètes sur le quotidien des acteurs (Bruno and Didier, 2013). Ce qui n’a pas manqué de générer quelques interrogations fondamentales sur les logiques, voire les valeurs au fondement de leur légitimité (du Gay, 2005 ; Emery, 2006 ; Fortier, 2010).
2Pour les personnes qui en font partie, les environnements hybrides peuvent aboutir au meilleur comme au pire, puisqu’ils empruntent à des univers différents, potentiellement contradictoires, des valeurs, principes et règles d’action susceptibles d’influencer et de rendre légitimes leurs comportements (Boltanski et Thévenot, 1991). Comme l’ont analysé ces auteurs dans leur démonstration magistrale des économies de la grandeur, ce sont alors les conventions que les acteurs parviennent à négocier entre eux qui permettent de dépasser les éventuelles contradictions entre univers de référence. Cette démonstration théorique brillante trouve-t-elle dans les organisations publiques contemporaines un champ d’application privilégié ? Comment les femmes et les hommes du public vivent-ils les exigences multiples auxquelles ils doivent faire face, comment parviennent-ils à concilier des attentes et injonctions issues de l’agir démocratique autant que de la logique du marché ?
3Ce numéro spécial entend contribuer à la discussion de ce que certains auteurs appellent la post-bureaucratie (Olsen, 2006), d’autres l’État néo-wébérien (Pollitt et Bouckaert, 2004), d’autres encore le « nouveau service public » (New public service) (Denhardt et Denhardt, 2003) ou le management de la valeur publique (Public Value Management) (Stoker, 2006), et la liste des appellations désignant ce nouvel univers hybride n’est de loin pas exhaustive ! En offrant à des chercheurs impliqués dans des réalités politico-administratives très différentes la possibilité d’analyser l’hybridité caractérisant l’environnement public actuel, ce numéro spécial entend dépasser les conjectures théoriques liées à la post-bureaucratie pour en apprécier plus concrètement les effets sur les systèmes de management et le comportement des acteurs publics à différents niveaux de la hiérarchie. C’est donc à une hybridité en action que nous convions les lectrices et lecteurs de ce numéro spécial, dont les contributions sont issues d’un colloque organisé par les éditeurs invités à la fin 2011, sous l’égide du Groupe de recherche thématique GRH dans les services publics de l’Association francophone de Gestion des Ressources Humaines (AGRH).
La fin du monotype bureaucratique, et son effet déstabilisant sur les fonctionnaires
4Dans la plupart des pays de l’OCDE, les pratiques de management des organisations publiques ainsi que les conditions d’emploi des agents publics ont été fortement questionnées par la mise en œuvre de la nouvelle gestion publique : mentionnons en particulier l’abolition du « statut » de fonctionnaire (Demmke et Moilanen, 2010), l’introduction de systèmes de rémunération à la performance (OCDE, 2005 ; Norman, 2007), ainsi que la dissémination de nouvelles valeurs organisationnelles qui mettent en avant la qualité, la compétition et l’entrepreneuriat public (Reichard, 2002 ; du Gay, 2005 ; Lawler, 2008). Ces changements sont sensés influencer la motivation et le comportement des fonctionnaires, au sein d’organisations publiques elles-mêmes fortement managérialisées par l’introduction d’outils provenant du secteur privé (cf. supra). Comme le relèvent certaines des contributions de ce numéro spécial, ces différents registres de la modernisation publique n’ont, et de loin, pas toujours été mis en œuvre de manière coordonnée et sensée, aboutissant à des incohérences crasses dans la conduite du changement (Pichault, 2007).
5La crise économique récente, marquée par une remise en question de l’hégémonie du modèle du marché et du primat absolu de l’économie, contribue à ce questionnement institutionnel, pousse à redéfinir le rôle et les modalités d’intervention de l’État, et questionne l’introduction massive de méthodes de gestion privées qui ne tiennent bien souvent pas suffisamment compte de la spécificité de la res publica et sont basés sur context-free genericism (Pollitt, 2011). Au mythe de « l’entreprise de service public », calquant l’essentiel de son fonctionnement sur celui de l’entreprise privée, succède un modèle plus flou, ne correspondant à aucun type bien défini dans la littérature. En effet, les changements intervenus dans l’administration publique ces dernières décennies questionnent les fondements du modèle bureaucratique, dans ses différentes dimensions (Emery, 2013) :
- Fondements juridiques, avec la remise en question de la légalité per se, que de nombreuses recherches ont dénoncé pour montrer à quel point l’esprit de la règle pouvait disparaître devant un légalisme devenu une fin en soi (Friedberg, 1997 ; Dupuy, 1998).
- Fondements politiques et démocratiques, questionnant les systèmes de gouvernance qui placent la figure du citoyen au centre de la dynamique politique, oubliant les autres parties prenantes légitimées à intervenir dans un mode de gouvernance élargi (Osborne, 2006).
- Fondements instrumentaux et fonctionnels du modèle bureaucratique, largement inspirés du modèle taylorien, dont les mérites, mais également les limites, ont déjà été mis en exergue depuis fort longtemps (Le Menestrel et Schpilberg, 1999).
- Et finalement, fondements valoriels et culturels, ce dernier angle d’analyse ayant généré une abondante littérature montrant l’articulation délicate, pour ne pas dire le choc des valeurs et registres de la légitimité au fondement de l’action publique contemporaine (Meyer et Hammerschmid, 2006 ; Perry, Hondeghem et al., 2010). Une littérature qui interroge les nouveaux contours de l’ethos public (Fortier et Emery, 2012).
6Ces changements confrontent de plus en plus fréquemment le personnel public à des logiques managériales véhiculant des exigences et injonctions contradictoires (Emery et Giauque, 2005), qui relèvent autant du monde civique que du monde marchand (Boltanski et Thévenot, 1991) : ainsi, par exemple, le fait de respecter l’égalité de traitement, tout en servant de manière individualisée les citoyens rebaptisés « clients » (Frederickson et Ghere, 2005 ; Martin et Cullen, 2006 ; Trevino, Weaver et al., 2006). Le respect de la loi et des règles administratives ne sont plus les seuls critères à l’aune desquels le comportement des agents publics est évalué ; l’efficience, la qualité de service, l’ouverture, la flexibilité et la rapidité de réalisation viennent s’imposer en référentiels concurrents dans l’univers administratif, contribuant à la légitimité perçue de l’action publique (Girard, 2002 ; Piron, 2002 ; Chanlat, 2003). Mais contrairement à ce que de nombreux auteurs ont mis en avant au moment où la nouvelle gestion publique a vu le jour, ces référentiels nouveaux n’ont pas évincé les logiques traditionnelles de l’administration publique, ils sont venus s’y rajouter, sans que la question de leur articulation les uns par rapport aux autres ne soit thématisée, ni par les autorités politiques, ni par les managers publics (Wyser, 2010).
7Il n’est donc pas surprenant que les fonctionnaires, parfois rebaptisés « employés publics » là où le système de fonctionnariat a été abandonné, soient à la recherche de nouveaux ancrages identitaires et motivationnels, quelque part entre le fonctionnaire classique, porteur d’un ethos public et une forme de motivation au service public (Public Service Motivation, PSM), et l’employé de l’entreprise privée incarnant, de manière stéréotypée, la performance et l’esprit d’entreprise (Rondeaux et Pichault, 2007). L’univers post-bureaucratique voit la montée en puissance de logiques professionnelles (Kirkpatrick, Ackroyd et al., 2005) et managériales (Bezes, 2003) qui viennent apporter de nouveaux ancrages identitaires à des employés publics ne se reconnaissant plus nécessairement dans l’appellation de « fonctionnaire », voire cherchant à s’en démarquer clairement (Emery et Martin, 2010) … tout en soulignant leur appartenance au secteur public. Comportement apparemment paradoxal, mais probablement typique dans un environnement hybride qui montre des facettes potentiellement antinomiques, comme viendront l’illustrer plusieurs des contributions de ce numéro spécial.
L’émergence de formes administratives hybrides
8Les publications sont de plus en plus nombreuses à tenter de décortiquer le caractère public (publicness) (Bozeman, 2007) des administrations et à circonscrire le corpus fondateur des valeurs publiques (Jorgensen, 2007). Le renouveau d’un modèle bureaucratique hybride (Emery, 2009) fait éclater les typologies classiques binaires pour donner naissance à une multitude de formes organisationnelles qui deviennent difficiles à classer autrement qu’en adoptant un continuum « privé – public ». Continuum sur lequel, en fonction de différents critères tels que le degré de financement public, l’autonomie de gestion, le degré d’ouverture à la concurrence des marchés sur lesquels elles opèrent, etc., il devient possible de les positionner. Des modèles d’analyse qui ont d’ailleurs été pensés il y a de nombreuses années (Santo et Verrier, 1993), mais que les modalités de gouvernance publique actuelle ont tendance à rendre obsolètes. En effet, les collaborations entre acteurs publics et privés sont de plus en plus fréquemment nécessaires à la mise en œuvre de politiques publiques. Un nombre croissant de prestations « publiques » sont ainsi assurées par des organisations privées, ou associatives. D’où un regain d’intérêt de la littérature scientifique ces dernières années pour les partenariats de tout type (Huxham et Vangen, 2000 ; Bovaird, 2004 ; Weihe, 2006 ; Skelcher, 2007 ; Giauque, 2009) qui poussent les organisations publiques à se transformer car elles sont confrontées à des logiques d’action différentes.
9Les frontières entre organisations publiques et privées tendent donc à s’estomper, même si les missions et objectifs du privé et du public diffèrent fondamentalement (Allison, 1987), ce qui induit parfois des conflits d’intérêts, comme nous le démontrent certains scandales politiques en Europe, notamment. À noter que les entreprises privées à la recherche d’une légitimité renouvelée adoptent le répertoire sémantique du secteur public (entreprise citoyenne, responsabilité sociale, etc.) pour redorer leur blason, ce qui produit une autre forme d’hybridité, que nous n’allons pas analyser dans ce numéro spécial puisque notre point de départ est l’univers public.
10Dès lors, comment cette hybridité nouvelle est-elle perçue et vécue par les agents publics concernés ? Quelles sont les stratégies adaptatives, les comportements concrètement adoptés, et leurs fondements motivationnels et identitaires ? Ce numéro spécial entend répondre à ces questions en apportant un éclairage international mobilisant des grilles de lecture différentes et complémentaires, et en s’intéressant à différents niveaux organisationnels et donc à différents types d’acteurs.
11Un premier éclairage est donné par l’article de de Visscher et Randour, sur la réforme de l’administration fédérale belge, portant le nom évocateur de « Copernic ». On y mesure à quel point l’introduction d’une logique managériale visant l’indépendance des hauts fonctionnaires est contrecarrée par la persistance de dispositifs de contrôle traditionnels, aboutissant à une forme de désabusement des directeurs concernés, et à la mise en évidence d’incohérences dans la dynamique de changement. Pour ce faire, les auteurs mobilisent le cadre théorique du Public Service Bargain pour montrer que son évolution vers une logique plus managériale n’est de loin pas évidente en pratique.
12Les traditions sociologiques française et anglo-saxonne montrent, chacune à leur manière, que les agents publics ne sont pas les réceptacles neutres des réformes de modernisation, puisque les acteurs administratifs s’en emparent, se les approprient et les interprètent parfois de façon fort surprenante (Bernoux, 2004 ; Alter, 2005). Dans la continuation de l’article précédent, mais sur la base d’un cadre théorique différent – l’analyse stratégique des acteurs – Marie Göransson s’emploie à identifier et analyser les différentes stratégies mises en œuvre par les intéressés, responsables politiques, membres de cabinet et hauts fonctionnaires, autour de leurs marges de manœuvre respectives. La rationalité sous-jacente à leurs comportements permet de comprendre les résistances observées et les difficultés de managérialiser un système qui reste fortement marqué par la prééminence du politique.
13Les acteurs de terrain se trouvent eux-mêmes confrontés à des dilemmes face aux différentes réformes administratives actuellement engagées. Les sentiments identitaires et d’appartenance sont notamment questionnés dans des organisations qui bénéficient d’un statut privé mais dont les missions sont principalement publiques, c’est-à-dire fondées sur des lois publiques. L’article d’Aurélien Buffat donne à voir comment les acteurs de terrain, ou les « street-level bureaucrats » (Lipsky, 1980) vivent l’hybridité au quotidien. Il souligne que les identités et les appartenances sont complexes et donnent lieu à des stratégies d’acteurs et stratégies organisationnelles. En l’occurrence, si les acteurs se défendent vertement de faire partie de « l’État », pour ne pas être assimilés à des « fonctionnaires », ils n’en défendent pas moins avec vigueur les missions de « service public » qui caractérisent leurs activités professionnelles. L’article vise ainsi à illustrer la construction, l’hybridité et la multiplicité des registres d’appartenance au sein d’une caisse publique de chômage suisse.
14Poursuivant l’analyse sur les formes d’hybridation de l’activité publique, à l’exemple des professionnels de la médiation culturelle en France, Léonie Hénaut, Frédéric Kletz et Jean-Claude Sardas illustrent le choc des cultures entre les logiques d’action professionnelles et managériales/organisationnelles, pour développer ensuite une grille d’analyse permettant de dépasser ces antagonismes. Ils offrent ainsi une piste novatrice aux professionnels concernés pour vivre le processus d’hybridation non pas comme une dégradation programmée et inéluctable de leur situation professionnelle, mais au contraire comme une dynamique globale d’évolution offrant un levier de professionnalisation et de reconnaissance. Ce faisant, les logiques de performance introduites dans les organisations publiques peuvent trouver leur place et fonder leur légitimité en renforçant les dynamiques professionnelles.
15Giseline Rondeaux nous aide à mieux comprendre les dynamiques identitaires qui se développent dans un environnement professionnel en mutation, mobilisant les concepts d’identités organisationnelles institutionnalisées et d’identités organisationnelles alternatives, pour montrer le rôle d’enactement du contexte que les acteurs impliqués contribuent à façonner. Cette perspective analytique social-constructionniste est une autre réponse à la question de savoir comment les environnements hybrides peuvent être perçus et vécus au quotidien, dans un registre qui va de la congruence à la dissonance. Des états identitaires qui doivent être considérés comme évolutifs puisque tant les organisations que les individus s’influencent et se transforment.
16Si la littérature portant sur la motivation de service public (MSP) est fort nourrie, peu d’études tentent d’apprécier dans quelle mesure la position hiérarchique exercée peut être associée à des types de MSP différents. Céline Desmarais et Claire Edey Gamassou se basent sur deux études, l’une quantitative dans la tradition des recherches sur la MSP, et l’autre qualitative, pour décortiquer les facettes de la MSP particulièrement importantes pour des agents publics employés dans des fonctions d’exécution sans responsabilité hiérarchique, en France. Pour ces derniers, la coexistence d’éléments de MSP et de motivations instrumentales illustrent une forme de motivation hybride qui permet de dépasser la littérature opposant les systèmes de reconnaissance extrinsèque et ceux valorisant la motivation intrinsèque, notamment les comportements pro-sociaux.
17Les différents articles proposés ici soulignent l’importance d’une démarche inspirée de la sociologie des organisations, fortement implantée dans la tradition francophone de l’analyse des organisations publiques, visant à donner la parole aux acteurs pour mieux identifier les conséquences organisationnelles et managériales, mais aussi identitaires et valorielles, de cette nouvelle hybridité organisationnelle publique. Ainsi, dans les articles composant ce numéro spécial, les auteurs proposent des lectures sociologiques différentes et complémentaires des administrations publiques contemporaines et de leurs acteurs. Ils mobilisent, entre autres, les apports du néo-institutionnalisme pour souligner que les réformes se trouvent confrontées à des « contraintes » institutionnelles fortes. Ces dernières constituant alors des « chemins de dépendance » n’autorisant bien souvent que des aménagements organisationnels incrémentaux, en lieu et place des mutations organisationnelles que les « réformistes » appellent de leurs vœux. Les institutions sont plus stables et ancrées qu’elles n’y paraissent et cela explique en partie pourquoi l’hybridité organisationnelle est plutôt la norme que l’exception dans le cadre des réformes administratives contemporaines. Autrement dit, les traditions administratives constituent des variables explicatives importantes dans les dynamiques administratives contemporaines (Kuhlmann, 2010 ; Painter et Peters, 2010 ; Kickert, 2011). Par ailleurs, si les institutions ne se laissent que difficilement modeler, il en va de même des acteurs. Plusieurs des articles proposés ici soulignent à quel point il est important de considérer les agents publics (qu’ils soient hauts fonctionnaires ou agents de base) comme des acteurs stratégiques. Les règles organisationnelles sont toujours des construits collectifs, le résultat fragile de rapports de force entre les différents acteurs qui sont parties prenantes à un projet collectif, en continuelle reconstruction. Ainsi, les stratégies se déploient autour de la définition des nouvelles règles du jeu, mais également autour des ressources organisationnelles mobilisables. Des acteurs résistent, d’autres se montrent enthousiastes aux nouveaux principes et pratiques de gestion, d’autres encore abandonnent le combat et se résignent à ce que le jeu se fasse sans eux. L’analyse des stratégies d’acteurs permet également d’éclairer pourquoi l’hybridité organisationnelle tend à se généraliser dans les administrations publiques contemporaines, plusieurs des auteurs sollicités dans le présent numéro spécial faisant usage de cette perspective théorique (Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993).
18Les stratégies des acteurs se déploient également en lien avec les aspects culturels, valoriels et identitaires au sein des organisations. Dans toute tentative de modernisation ces enjeux sont bien présents. Du reste, les architectes des réformes administratives ont fréquemment eu pour objectif de transformer la culture des administrations publiques (Osborne et Gaebler, 1992). Or, ces changements culturels ne vont pas de soi, loin s’en faut. Les acteurs se mobilisent également sur ces enjeux en découvrant ces nouvelles normes managériales qui leur sont proposées ou imposées, qui remettent en question leur identité professionnelle. La littérature scientifique abonde pour démontrer combien les réformes administratives concernent aussi les conditions du « vivre ensemble » (Sainsaulieu, 1987 ; Alvesson, 2002 ; Gregory, 2002 ; Dingwall et Strangleman, 2007 ; Du Gay, 2008). Dans ce numéro spécial, plusieurs articles reviennent sur ces débats en soulignant également que l’hybridité organisationnelle peut être la résultante des tensions culturelles, identitaires et valorielles qu’immanquablement toute réforme contribue à raviver. L’hybridité organisationnelle constatée dans les administrations publiques contemporaines s’explique ainsi de plusieurs manières, en fonction de plusieurs variables sollicitées par les chercheurs.
19Au final, ce numéro spécial sur l’hybridité adresse des questions à la fois contemporaines et originales. Si le constat de l’hybridité a pu être dressé depuis un certain temps par la littérature, les conséquences organisationnelles et humaines de cette dernière ont encore, de notre point de vue, trop peu intéressé les scientifiques. La pluralité des regards et des approches permet, nous le pensons, de mieux circonscrire les phénomènes à l’origine de l’hybridité institutionnelle sans qu’il soit pour autant possible d’isoler un facteur explicatif unique, ainsi que leurs conséquences sur les personnes en place. Nous nourrissons l’espoir que ce numéro spécial puisse contribuer à l’élargissement des débats sur les questions d’hybridité institutionnelle, en approfondissant la connaissance des mécanismes par lesquels les acteurs déconstruisent et reconstruisent leur environnement de travail.
Bibliographie
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- Wyser, C. (2010) “Climats éthiques dans le secteur public. L’effet de la managérialisation sur les dimensions éthiques de l’environnement de travail des organisations publiques”. IDHEAP. Lausanne, IDHEAP. PhD. : 320.
Notes
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[1]
Yves Emery est professeur à Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP), Université de Lausanne. Courriel : yves.emery@unil.ch. David Giauque est Professeur associé à l’Institut d’études politiques et internationales (IEPI), Université de Lausanne. Suisse. Courriel : david.giauque@unil.ch.
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[2]
Larousse : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hybride/40717, site consulté le 30.09.2013.