Couverture de RISA_774

Article de revue

Une « évolution institutionnelle » dans la gestion de l'intégrité en Chine

Pages 697 à 713

Notes

  • [1]
    Une version antérieure du présent article a été présentée lors de la conférence organisée par le Center of Anti-Corruption Studies, Commission indépendante contre la corruption de la RAS de Hong Kong, en septembre 2010. L’étude décrite dans le présent article a été financée par une bourse offerte par le Research Grants Council de la Région administrative spéciale de Hong Kong, Chine (CityU 143210) et par une bourse offerte par le College of Liberal Arts and Social Sciences, université municipale de Hong Kong (#9610161).
  • [2]
    Ting Gong est professeur et chef adjoint, département d’administration publique et sociale, City University of Hong Kong. (tgong2@cityu.edu.hk).
    Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : « An ’institutional turn’ in integrity management in China ».
    Copyright © 2011 IISA — Vol 77(4) : 697-714
  • [3]
    Voir Li (2010) pour une liste détaillée des mesures d’assainissement prises par les organes d’inspection disciplinaire et de supervision dans la ville « H » entre 1981 et 2004.
  • [4]
    La période de latence des affaires de corruption désigne la période écoulée entre le moment où un acte de corruption est commis et le moment où cet acte est découvert.
  • [5]
    Entretiens, 5 juillet 2010.
  • [6]
    Les entretiens réalisés à Liuyang le 18 novembre 2009 ont débouché sur des informations similaires.
  • [7]
    Exigé par la Convention :« Chaque État Partie envisage d’établir, conformément à son droit interne, pour les agents publics appropriés, des systèmes efficaces de divulgation de l’information financière et prévoit des sanctions adéquates en cas de non-respect (Article 52, Convention des Nations unies contre la corruption).
  • [8]
    Entretiens, 18 novembre 2009.

Introduction

1Même si le gouvernement chinois tente, depuis le début de la réforme économique il y a trente ans, de contrôler et de prévenir la corruption de différentes manières, la multiplication des abus de la part des agents de l’État constitue toujours un problème majeur pour le pays et un obstacle à son développement futur (Becker, 2008 ; Gong et Ma, 2009 ; He, 2000 ; Quade, 2007). L’incapacité des précédentes tentatives à maîtriser le problème de la corruption a cependant donné naissance à de nouveaux modes de réflexion. Depuis une décennie, on observe une évolution dans la stratégie, à savoir un abandon du contrôle de la corruption basé sur des campagnes au profit d’une gestion de l’intégrité institutionnalisée. Dans le présent article, nous appelons cette évolution stratégique « évolution institutionnelle ».

2Cette « évolution » est caractérisée par la prolifération de règles et de programmes visant à institutionnaliser la gestion de l’intégrité et à promouvoir l’intégrité gouvernementale. Contrairement aux méthodes de contrôle de la corruption antérieures, imposées de manière descendante, la nouvelle stratégie est axée sur une gestion de l’intégrité basée sur des règles et se manifeste dans la multiplication des programmes locaux en faveur de l’intégrité. Même si ces programmes ont été préparés selon des critères politiques et juridiques définis par le gouvernement central, ils ont été formulés sur la base de conditions locales et découlent des différentes manières dont les gouvernements locaux perçoivent et imposent les mesures de gestion de l’intégrité. Le temps du contrôle de la corruption axé sur des campagnes est révolu ou, du moins, nettement moins omniprésent. Rares sont cependant les études qui se sont intéressées à ces solutions qui ont remplacé les campagnes ad hoc pour devenir le principal outil de gestion de l’intégrité. En d’autres termes, même si l’« évolution institutionnelle », caractérisée par l’abandon du contrôle de la corruption au profit de la gestion de l’intégrité, est en marche, l’on ignore au juste quels programmes et quelles initiatives ont été adoptés à l’échelon local pour renforcer la capacité d’intégrité autorégulée de l’État. On sait peu de choses également sur les facteurs à l’origine de cette évolution stratégique et qui l’ont rendu possible. Et l’on en sait encore moins sur les implications sociales et politiques de cette « évolution institutionnelle ».

3Dans le présent article, nous nous appuyons sur des données empiriques recueillies dans des localités chinoises pour répondre à ces questions. Nous commencerons par une analyse conceptuelle de l’« évolution institutionnelle ». Nous décrirons ensuite les mécanismes et les caractéristiques du changement institutionnel axé sur la gestion de l’intégrité en examinant la déclaration de patrimoine des agents de l’État dans trois localités chinoises. Dans la dernière partie, nous analyserons les implications sociales et politiques générales de l’« évolution institutionnelle ».

Des mesures anticorruption axées sur des campagnes

4La lutte contre la corruption que mène la Chine dans cette période de réforme remonte à la réorganisation des Comités d’inspection de la discipline du Parti communiste chinois (PCC), ces organes responsables de la lutte contre la corruption aux niveaux central et local au début des années 80. Au départ, le pouvoir central était particulièrement préoccupé par les « tendances malsaines » (buzheng zhifeng) associées à ce qu’il considérait comme une « crise de confiance politique » résultant de la Révolution culturelle. Après avoir souffert des troubles et des supplices de la « révolution », les agents de l’État chevronnés semblaient désillusionnés et affichaient un moral très bas, tandis que la direction du Parti se rendait compte que les nouvelles recrues étaient particulièrement intéressées par la défense de leurs intérêts personnels, étant peu au fait de l’histoire et de la discipline du Parti. Certains agents du parti ont ainsi commencé à se lancer dans des activités d’enrichissement personnel, en profitant de leur position publique pour satisfaire des besoins personnels. Ces pratiques malsaines comprenaient, entre autres, « le recours à des relations pour obtenir de bons postes pour leurs enfants », « le fait de profiter de leur situation pour occuper davantage de logements », « l’acceptation de pots-de-vin » et « le fait d’être de connivence avec les criminels et de les protéger » (Ji, 1991).

5Tandis que la réforme de marché chinoise s’acheminait vers un élargissement de sa portée et encourageait les gens de toutes conditions à se lancer dans des activités économiques, d’autres types de corruption sont apparus à la fin des années 90, lorsque les agents de l’État se sont lancés dans des activités d’acquisition de rentes sur le marché. Ils ont profité de leur pouvoir discrétionnaire sur les ressources publiques en vendant des quotas d’État, en sous-louant des marchés publics et en échangeant des matériaux rares dans une économie hybride caractérisée par un marché géré par l’État. Ces activités étaient qualifiées, d’une manière générale, de « spéculation officielle », ou guandao, en chinois.

6Ces activités commerciales illégales, de même que les problèmes d’intégrité au début de la période de réforme, étaient essentiellement perçues comme des entorses individuelles aux normes morales du Parti dues à des influences capitalistes extrinsèques. Un assainissement général et implacable était par conséquent jugé nécessaire afin de décontaminer les organisations gouvernementales. En conséquence, les mesures anticorruption à cette époque prenaient essentiellement la forme de mesures de répression périodiques et énergiques contre la corruption, de purges organisationnelles acrimonieuses et d’éducation morale répétitive. He (2000) épingle quatre campagnes mises en œuvre à l’échelle nationale dans le cadre de l’appel général lancé par le PCC afin de lutter contre la corruption sous forme d’une lutte entre « la vie et la mort », tandis que Manion (2004) en compte cinq. Nombreuses étaient en outre les mesures d’assainissement prises par les agences anticorruption afin de sévir contre la corruption et les activités contraires à l’éthique des unités gouvernementales ou des agents de l’État [3]. Ces campagnes et autres mesures d’assainissement étaient généralement mises en œuvre de manière rapide et brutale, en l’absence de fondements juridiques et institutionnels solides. À la fin des années 80, par exemple, le gouvernement a ordonné à l’ensemble de ses départements et unités de suspendre immédiatement toute activité commerciale et de rompre les liens financiers et personnels avec le secteur privé. Cette mesure visait à empêcher le pouvoir politique de pénétrer de manière inappropriée sur le marché. Dans ce cadre, le gouvernement central a envoyé des équipes spéciales dans les unités infra-gouvernementales pour inspecter leurs comptes financiers et enquêter sur le personnel suspect. Il a également invité les agents de l’État qui s’étaient lancés dans la spéculation économique, le détournement de fonds ou d’autres types de fautes à se livrer dans les 78 jours s’ils voulaient éviter les sanctions graves. Durant cette période de 78 jours, l’on a fait appel aux machines à propagande pour encourager l’autodépistage et les aveux de corruption.

7Malgré les campagnes politiques fréquentes et les sanctions de plus en plus sévères contre les agents corrompus, la corruption a continué à hanter le pays, dans le cadre d’une « vague » continue (Johnson et Hao, 1995) et d’une « accélération » (Manion, 2004), et sous des manifestations de plus en plus perfectionnées et complexes. Ce phénomène s’observait notamment dans certaines tendances alarmantes, illustrant le développement de la corruption depuis les années 90 : une augmentation rapide du nombre de cas de corruption « majeure » impliquant de hauts représentants du parti et du gouvernement (Wedeman, 2004), une forte augmentation des sommes impliquées dans les affaires de corruption (Yang, 2004) et la période de latence [4] de plus en plus longue des affaires de corruption, signe de la difficulté croissante à détecter la corruption (Wang, 2001).

8Le contrôle de la corruption se complique compte tenu de la complexité grandissante des modes et des techniques de corruption. Mal social profondément enraciné, la corruption revêt des formes et présente des caractéristiques différentes selon les environnements sociaux et économiques afin de résister au système de gestion de l’intégrité existant. Par exemple, dans le processus de restructuration des entreprises publiques à la fin des années 90, des gestionnaires publics rapaces ont grignoté des actifs publics, en intervenant en qualité de « spécialistes » dans des transactions économiques normales (par ex., dans le cadre de rachats d’entreprises par les cadres (MBO)) et en profitant de leurs privilèges économiques (par ex., en raison de manipulations de l’information et autres avantages) (Tian et Wang, 2005). La corruption était ainsi pratiquée sous l’apparence d’activités commerciales ordinaires, qui masquaient sa nature illicite. De plus, la corruption devient de plus en plus « collusoire » depuis quelques années, malgré le fait qu’elle soit depuis longtemps perçue comme un comportement individuel clandestin (Gong, 2002). Tandis que les agents de l’État et les hommes d’affaires contournent les frontières institutionnelles et juridiques, des affaires de corruption collective ont été souvent découvertes dans la vente de terrains, les approvisionnements médicaux et en médicaments, les marchés publics et les projets de construction (Zeng et Ji, 2007). De même, tandis que les anciennes formes de corruption subsistent, de nouvelles formes de mauvaise conduite chez les agents sont apparues, qui remettent en cause la façon classique de percevoir la corruption. Certaines pratiques comportant des conflits d’intérêts dans les domaines du recrutement de personnel, de la retraite des fonctionnaires et de l’externalisation de services publics se sont développées, sans pour autant être considérées alors comme illégales ou contraires à l’éthique.

9Ces évolutions ont amené le gouvernement chinois à revoir et à reformuler sa stratégie anticorruption, pleinement conscient qu’il était que « si l’on ne lutte pas contre la corruption, nous allons perdre notre pouvoir de statuer. Le Parti sera alors détruit en soi » (People’s Daily, 2003). Parallèlement à cela, l’inefficacité des mesures anticorruption antérieures, axées sur des campagnes, a fait prendre conscience au gouvernement chinois de l’importance de la prévention de la corruption grâce à une gestion de l’intégrité institutionnalisée.

Une évolution vers une gestion de l’intégrité institutionnalisée

10Du point de vue néo-institutionnaliste, « l’institution » est considérée comme un ensemble de règles de comportement créées par un acteur, qui limitent et facilitent le comportement des acteurs (North, 1990). Elle prend différentes formes, comme les règles formelles ou informelles, les moyens de communication ou les cadres cognitifs ou interprétatifs, visant à influencer la façon dont les individus poursuivent certaines options, se comportent en tant que membres d’une collectivité et sélectionnent des objectifs souhaitables et des moyens (Hall et Taylor, 1996 ; Immergut, 1998 ; Powell et DiMaggio, 1991). Les institutions, quelques que soient leurs formes, font office d’incitants ou d’obstacles pour définir et redéfinir l’interaction sociale (North, 1990) ou le comportement d’acteurs occupant des positions sociales déterminées (Greif, 2006). La perspective institutionnelle nous aide à mieux comprendre l’évolution de la Chine vers une gestion de l’intégrité basée sur des règles.

11Face aux résultats peu satisfaisants de sa campagne anticorruption, la direction centrale du PCC s’est rendu compte de la nécessité de revoir ses stratégies pour faire de la prévention de la corruption une priorité. Les campagnes anticorruption sporadiques imposaient des sanctions aux agents corrompus et dissuadaient les autres, dans une certaine mesure, d’abuser de leur pouvoir politique à des fins personnelles. Leur effet dissuasif n’était cependant ni important, ni durable. Les statistiques officielles faisaient état d’une augmentation continue du nombre de cas de corruption parmi les agents du Parti et de l’État, malgré les campagnes anticorruption cycliques et autres graves sanctions avant 2000. Les cinq années qui ont précédé le seizième Congrès du PCC (1997-2002) ont été caractérisées par une augmentation rapide du nombre d’agents de l’État à différents échelons sanctionnés par rapport aux cinq années précédentes (de 25,6 % à 44,8 %) (Gong, 2008). Cette recrudescence de la corruption envoyait un message clair à la direction centrale : le contrôle de la corruption devait s’appuyer davantage sur des mesures préventives que sur des mesures de répression énergiques. En 2001, le Comité central du PCC prenait la décision de renforcer et d’améliorer le développement de l’intégrité du Parti et soulignait qu’il était impératif et urgent de mettre en place un fondement institutionnel solide en matière de gestion de l’intégrité. Le seizième Congrès national organisé l’année suivante marquait le début de l’évolution stratégique vers une gestion de l’intégrité basée sur des règles dans la stratégie anticorruption de la Chine. Le PCC lançait un appel général, dans le cadre de son congrès national, en faveur d’une approche systématique et diversifiée en matière de prévention de la corruption. On observait alors plusieurs changements dans la terminologie officielle relative au contrôle de la corruption. Premièrement, dans les documents et discours officiels très importants, le terme « lutte contre la corruption » fut remplacé par « lutte et prévention de la corruption ». C’était le signe de la priorité accordée à la « prévention » dans les mesures anticorruption : les agences anticorruption et les gouvernements locaux étaient tenus de veiller davantage à la mise au point de mesures de précaution qu’à la poursuite des agents corrompus et aux sanctions qui devaient leur être imposées. Deuxièmement, la lutte contre la corruption n’était plus qualifiée de simple « lutte » : elle devenait une mission majeure pour le Parti et l’État. C’était plus qu’un changement de vocabulaire, car cela élargissait la portée des démarches anticorruption et faisait de la réforme anticorruption un objectif à long terme de l’État allant plus loin d’une simple lutte. Troisièmement, le centre du Parti a commencé à mettre davantage l’accent sur la prévention de la corruption basée sur des règles et sur la gestion de l’intégrité intégrée dans des valeurs. En conséquence, deux nouveaux éléments ont été ajoutés aux initiatives anticorruption déjà mises en place, qui se composaient essentiellement d’une éducation idéologique, d’une rectification organisationnelle et d’une correction du style de travail. Le premier visait à renforcer la réglementation en matière d’intégrité et le second, à améliorer la capacité institutionnelle des agences anticorruption. Toutes ces évolutions témoignent du passage stratégique d’un contrôle de la corruption axé sur des campagnes, caractérisé par des mouvements de rectification sporadiques et des poursuites ad hoc contre les agents, à une gestion de l’intégrité dans le cadre d’un renforcement global et progressif des règles, des institutions et des valeurs.

12Il convient également de noter que cette évolution institutionnelle exprime une approche ascendante dans la gestion de l’intégrité. Tandis que les initiatives locales et les variations ne sont pas inhabituelles dans la mise en œuvre des directives centrales, l’intégrité gouvernementale a toujours été gérée de manière descendante au moyen du système de nomenclature du PCC (le système de gestion des cadres) et de mandats centraux en Chine. Afin d’accélérer l’évolution institutionnelle vers la prévention de la corruption, le centre encourage à présent les gouvernements aux échelons inférieurs à œuvrer de manière plus « innovante » pour développer de nouvelles mesures en faveur de l’intégrité, qui soient adaptées aux besoins et aux conditions locaux. Cela se traduit par l’apparition de toute une série de nouveaux programmes et mécanismes locaux de gestion de l’intégrité dans différentes localités. L’intégrité gouvernementale est par conséquent ordonnée par le centre, mais gérée à l’échelon local de différentes manières.

13L’on peut ranger les initiatives locales dans quatre catégories : celles axées sur les mesures d’encouragement de l’intégrité, afin d’encourager les agents de l’État à adhérer à des valeurs éthiques de haut niveau (par ex., les systèmes de pension basés sur l’intégrité), celles qui visent à renforcer la conformité et l’imputabilité en interne (comme les audits de responsabilité économique), celles qui visent à promouvoir la transparence des processus et procédures gouvernementaux (comme les obligations en matière de divulgation des biens) et celles qui mettent l’accent sur les mesures de supervision et prioritaires (comme la supervision électronique de l’intégrité de l’État et des domaines propices à la corruption). Si ces programmes ont leur objet propre, un contenu bien précis et une applicabilité locale, ils illustrent dans leur ensemble le fait que les autorités chinoises expérimentent de nouvelles méthodes de gestion de l’intégrité de manière ascendante. Dans la partie qui suit, nous examinons les programmes de déclaration de patrimoine dans trois localités différentes. Ces programmes illustraient des préoccupations plus larges à propos de l’intégrité de l’État, mais présentaient aussi une variation locale manifeste dans la façon dont l’intégrité est gérée. S’ils œuvrent en faveur d’un même objectif, à savoir renforcer l’intégrité de l’État, ces programmes étaient issus d’initiatives locales et n’étaient pas des solutions importées. L’analyse détaillée de ces programmes permet de mieux comprendre les perspectives et les dilemmes qui caractérisent la gestion de l’intégrité en Chine.

La gestion de l’intégrité : le cas de la déclaration de patrimoine

14La déclaration de patrimoine concerne la divulgation obligatoire des informations sur le revenu, le patrimoine et les dettes des agents de l’État. Adoptée en Suède il y a près de 200 ans, elle est devenue une pratique courante partout dans le monde. Selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2006, 101 de ses pays clients imposaient à leurs chefs d’État et de gouvernement une forme d’obligation d’information, tandis que 46 ne prévoyaient aucune obligation de ce type (Banque mondiale, 2006). Même si les pratiques concrètes varient d’un pays à l’autre, la déclaration de patrimoine « représente une tendance grandissante dans l’évitement et la résolution des conflits d’intérêt et fait désormais partie d’une stratégie intégrée de contrôle de la corruption » (Larbi, 2007 : 27).

15La notion de déclaration de patrimoine n’est pas neuve en Chine. Dès 1995, le gouvernement chinois adoptait les Dispositions relatives à la déclaration de revenus des principaux cadres du Parti et des organes gouvernementaux au niveau des comtés (départements) et au-delà. Quelques années plus tard, en 2001, il allait plus loin en promulguant les Dispositions relatives à la divulgation du patrimoine familial des principaux cadres au niveau des provinces. Ces deux règlements avaient le même objectif, à savoir mettre en place un système de divulgation de l’information financière au sein de l’État, mais leur objet était différent. Le document de 1995 visait les revenus des agents, mais avec une portée plus large, en ciblant les cadres du gouvernement au niveau des comtés et audelà. Le nouveau règlement de 2001 étendait le contenu de la déclaration (on passait des revenus personnels au patrimoine familial), mais limitait de l’obligation de l’appliquer aux seuls hauts fonctionnaires au niveau provincial.

16Les deux règlements jetaient les bases institutionnelles de la création d’un système officiel de divulgation de l’information financière. Leur mise en œuvre laissait cependant beaucoup à désirer. Comme l’ont fait observer beaucoup de chercheurs chinois, l’efficacité des deux règlements était relativement limitée car ils n’étaient pas considérés comme obligatoires par les gouvernements locaux. Leur application au niveau local s’écartait par conséquent considérablement des attentes au niveau central (J. Wang, 2009 ; Y. Wang, 2009). Beaucoup de localités se contentaient d’exiger une déclaration de revenu annuelle (salaires et primes professionnelles) et une mise à jour de la situation familiale, comme l’état civil. La lente mise en œuvre des directives centrales leur a permis de déclencher l’évolution institutionnelle. Elles n’étaient pas le signe d’une évolution institutionnelle précoce. En revanche, l’écart de mise en œuvre mettait en évidence la difficulté et la complexité de la question. S’il n’allait pas être facile d’établir un système d’information pratique et efficace, la détermination du pouvoir central chinois allait être compromise par l’absence de réaction positive et de soutien de la part des agents locaux (Zhu, 2010), dont certains considéraient ce système comme frisant l’atteinte à leur vie privée [5]. Selon une enquête menée par le Congrès national du peuple, plus de 75 % des répondants, qui étaient tous des agents de l’État, étaient opposés à la mise en œuvre d’un système de déclaration (Y. Wang, 2009) [6].

17Les dirigeants chinois n’ont pas renoncé à leur volonté de mettre en place un système de déclaration ; les efforts ont continué, en particulier après la ratification par la Chine de la Convention des Nations unies contre la corruption en 2005 [7]. Cependant, dans le cadre de l’évolution institutionnelle, la déclaration de patrimoine mise en œuvre ces dernières années est davantage le résultat d’initiatives locales que d’actions centrales. Plus précisément, ces nouvelles pratiques en matière de divulgation ont été adoptées dans le cadre du renforcement institutionnel en faveur de la gestion de l’intégrité au niveau local. Cela explique pourquoi différents modèles de déclaration ont vu le jour.

Le modèle d’Aletai

18La région d’Aletai, dans la région autonome du Xinjiang, fut la première à adopter un nouveau système d’information. Le jour du nouvel an 2009, le gouvernement d’Aletai rendait publique l’information financière de 55 agents promus au niveau de chefs de section (kezhang) ou plus au cours de l’année écoulée. Cette divulgation marquait le lancement de la déclaration de patrimoine dans la région. Conformément aux dispositions de la déclaration de patrimoine pour les principaux cadres au niveau des comtés et plus adoptée par le gouvernement d’Aletai, plus de mille cadres ont divulgué leur situation financière personnelle et familiale, y compris non seulement les responsables des gouvernements de comté et leurs adjoints, mais aussi les agents responsables de la sécurité publique, de la taxation, du transport, de l’industrie et du commerce, de la construction municipale et d’autres affaires régionales importantes. Le taux de déclaration atteignait 100 % pour les agents au niveau des sections et 99,16 % pour les agents situés à des échelons supérieurs.

19L’expérience menée à Aletai suscita un grand intérêt et les médias la considéraient comme un « brise-glace » pour le système de divulgation « gelé » depuis longtemps. L’expérience d’Aletai présente quatre caractéristiques importantes. La première concerne la portée large de la déclaration, qui concerne non seulement les revenus professionnels (comme les salaires et les primes), mais aussi les intérêts commerciaux (actions et titres), les immobilisations (comme les habitations et les véhicules), les dettes (comme les prêts hypothécaires et autres) et les biens hérités. La deuxième est liée au plus vaste éventail de personnes tenues de déclarer leurs biens, à savoir non seulement les cadres proprement dits, mais aussi leurs proches. Par exemple, l’époux/se de l’agent est tenu(e) de déclarer les sommes d’argent, les tickets de rationnement, les souvenirs, les titres ou toute autre forme d’avantages reçue en cadeau. Toutes les transactions faisant intervenir des sommes importantes au nom d’un membre de la famille doivent également être déclarées. La troisième caractéristique concerne la méthode de déclaration. Le gouvernement d’Aletai a créé une colonne spéciale sur son site Web officiel pour rendre publics les revenus et le patrimoine déclarés de ses cadres, et ces informations sont mises à la disposition des médias sur demande. La dernière caractéristique concerne le fait d’institutionnaliser la déclaration de patrimoine pour en faire une étape parmi d’autres dans la gestion du personnel. Le gouvernement d’Aletai oblige tous les cadres de premier plan à déclarer leur patrimoine sur une base annuelle. Une déclaration complémentaire doit être faite lorsqu’un nouvel agent est nommé. La déclaration annuelle se poursuit pendant trois années supplémentaires lorsque les agents prennent leur retraite (Lu, 2009).

20L’efficacité du modèle d’Aletai est encore contestée. Selon le gouvernement, le programme de déclaration a eu une influence positive sur la gestion de l’intégrité et a eu un effet dissuasif car après le lancement du programme, certains agents ont spontanément (ou sous la pression) déclaré les cadeaux et souvenirs reçus pour un montant total de plus de 760 000 RMB. Le montant unique le plus important à avoir été déclaré s’élevait à environ RMB 100 000, et un autre item était évalué à plus de RMB 260 000 (Yang, 2010). L’on a reproché à la méthode pratiquée à Aletai d’autoriser deux voies de déclaration distinctes : l’une transparente et l’autre confidentielle. Tandis que la déclaration portant sur les revenus et les cadeaux reçus est rendue publique, les agents sont invités à déclarer leur patrimoine auprès du service du personnel, où la confidentialité des informations est assurée, à moins qu’ils soient soupçonnés de corruption et fassent l’objet d’une enquête. Cette façon de faire a pour but, comme l’explique le gouvernement d’Aletai, de protéger la propriété légitime et les informations personnelles des agents (Zhao et Wang, 2009).

21Les résultats de la déclaration ouverte du premier groupe de 55 nouveaux agents ont été mis en ligne début 2009. La déclaration portait sur quatre catégories : les salaires, les avantages sociaux et primes, les frais de consultation, droits d’auteur et honoraires découlant de services personnels, et l’argent, les bons, les titres et les biens de valeur acceptés en cadeau par eux-mêmes ou leurs parents, époux/se et enfants (Tang, 2009). Comme prévu, tous ont déclaré leurs salaires et avantages, des informations qui seraient, dans tous les cas, disponibles en l’absence de déclaration spontanée. Seuls deux agents ont déclaré des honoraires pour des montants respectifs de RMB 2 000 et 15 000. Il convient de noter qu’une note explicative était jointe à l’honoraire de RMB 15 000, qui indiquait que ce montant correspondait à la somme des droits d’auteur que la personne avait perçus durant 26 ans, de 1982 à 2008. Un phénomène encore plus intéressant est le fait que tous les agents ont indiqué « zéro » pour les cadeaux reçus par eux-mêmes ou leurs proches.

Le modèle de Cixi

22Située dans la riche province du Zhejiang, la ville de Cixi se porte nettement mieux sur le plan économique qu’Aletai, puisqu’elle se classe en 6e position parmi les cent comtés les plus solides financièrement en Chine (Hu, 2009). En effet, même si la volonté d’Aletai de mettre en place un système de divulgation a suscité l’intérêt du pays tout entier, son applicabilité à d’autres régions est encore discutable. Certains laissent entendre que parce qu’Aletai était une région « peu avancée », où la fonction publique est mal rémunérée, les agents locaux ont en fait préféré faire connaître la situation de leurs revenus et de leur patrimoine au public.

23C’est dans ce contexte que le programme de divulgation de Cixi, lancé quelques mois après celui d’Aletai, a suscité l’intérêt du public. Début 2009, plus de 700 agents occupant un poste de responsable de bureau (ju) ou plus à Cixi ont déclaré leurs intérêts financiers, et ces informations ont ensuite été divulguées au public sur les tableaux d’affichage des différentes unités gouvernementales. Les informations divulguées concernaient essentiellement le patrimoine familial, comme les biens immobiliers, les véhicules et les intérêts commerciaux détenus par les agents ou leurs proches ; des informations sur l’éthique personnelle des agents, comme la question de savoir s’ils avaient déjà été mêlés à des jeux de hasard, à des pots-de-vin, à des dépenses extravagantes ou s’ils avaient déjà effectué des voyages à l’étranger financés par des fonds publics ; la situation professionnelle et de résidence des proches immédiats et toute autre activité pouvant donner lieu à un conflit d’intérêts. Le gouvernement de Cixi a également adopté un mécanisme « d’assurance qualité », en demandant aux membres du personnel d’évaluer, de manière anonyme, les informations déclarées par les agents. Lorsqu’un tiers des personnes sondées ne croit pas dans les informations divulguées, un groupe spécial est formé pour mener une enquête. C’est ce qui amène certains à trouver que le programme de Cixi est plus efficace que celui d’Aletai (Sun, 2009). Le contenu des déclarations à Cixi a cependant été remis en question lorsqu’on s’est rendu compte que les comptes bancaires d’un agent n’avaient pas été déclarés, des comptes qui représentaient sans doute la majeure partie de son patrimoine. Le gouvernement de Cixi s’est expliqué sur ce sujet : le secrétaire du Comité d’inspection disciplinaire du Parti a déclaré à la presse qu’à ce stade, le programme de déclaration de Cixi portait essentiellement sur les domaines propices à la corruption, comme la détention illégale de biens immobiliers, de véhicules et de stocks excessifs, le fait d’accepter des pots-de-vin, et les conflits d’intérêts comportant des arrangements spéciaux pour des proches. Selon cet agent, il ne s’agit que d’une première étape en vue d’un système de déclaration plus efficace (Hu, 2009). Reste que la déclaration de patrimoine à Cixi a éveillé les soupçons. Comme l’indiquait le Nanfang Daily le 6 février 2009, les résultats de la déclaration révèlent que le revenu annuel moyen des agents de l’État dans la ville s’élève à environ RMB 80 000, mais la plupart des fonctionnaires possèdent au moins deux logements et deux voitures. Beaucoup de « citoyens du Net » regardaient les niveaux de revenu déclarés d’un œil très méfiant, indiquant qu’avec RMB 80 000 par an, il leur aurait fallu plus de douze ans pour acquérir ces biens, même sans procéder à aucune dépense supplémentaire.

Le modèle de Liuyang

24Liuyang est une ville située dans la province d’Hunan. Elle attire tous les regards depuis quelques années, non seulement pour son développement économique en plein essor, mais aussi pour le fait qu’elle dépasse beaucoup d’autres régions sur le plan de la promotion de l’intégrité gouvernementale. En 2009, le gouvernement de Liuyang présentait dix mesures en faveur de l’intégrité, dont un système de déclaration du patrimoine, faisant de Liuyang la troisième localité, après Aletai et Cixi, à obliger ses cadres à déclarer leurs intérêts financiers. Le programme de divulgation de Liuyang est considéré comme « le plus transparent, le plus profond et le plus complet » (Qilu Evening News, 26 septembre 2009). Que cela soit vrai ou non, l’obligation de déclaration s’applique à l’ensemble des agents de l’État au niveau des sections (ke) ou plus à Liuyang. Deux méthodes distinctes existent cependant : pour les agents récemment nommés, les intérêts financiers des proches immédiats (époux/se, parents à charge et enfants mineurs) doivent également être déclarés, à côté des revenus et du patrimoine personnels. Plus précisément, les agents sont tenus de déclarer tout revenu supérieur à RMB 1 000, qu’il soit lié à des services personnels (salaire, droits d’auteur, frais de consultance), à des intérêts commerciaux (loyer, revenu d’investissement) ou à toute autre chose (comme des cadeaux sous forme d’argent). Pour toute transaction financière ou en actifs d’une valeur de RMB 20 000 ou plus, la source de l’argent doit être déclarée. Doivent également être déclarés les voyages à l’étranger (professionnels ou non), l’usage de véhicules publics à des fins personnelles, le mariage ou le divorce et les décès dans la famille. Une autre obligation pour l’ensemble des cadres dirigeants consiste à déclarer, chaque année, les changements majeurs survenus dans les finances personnelles et familiales.

25Les informations financières déclarées sont rendues publiques de deux manières : la « publicité limitée » et la « publicité totale » [8]. La « publicité totale » s’applique aux agents récemment nommés ; leurs informations financières sont présentées sur les tableaux d’affichage de leurs unités. En ce qui concerne la déclaration annuelle des changements majeurs survenus dans les intérêts financiers, seule une « publicité limitée » s’impose, qui consiste à déposer un rapport auprès du Comité d’inspection de la discipline de l’unité de la personne concernée. Le rapport est ensuite publié sur un site Web spécialement consacré à la gestion de l’intégrité et mis à jour par la Commission d’inspection de la discipline du Parti de la ville. Dans les deux cas (publicité limitée ou complète), les informations déclarées peuvent être consultées par le public. Toute personne résidant à Liuyang peut demander l’accès à ces informations, pour autant que la raison invoquée soit légitime.

26Sur la base de l’obligation imposée par le programme de déclaration, le premier groupe d’agents de Liuyang (75 personnes ayant fait l’objet d’une promotion) a présenté ses déclarations d’intérêts financiers en septembre 2009. Ces informations ont ensuite été publiées sur le site Web du gouvernement pendant trois ans, avant d’être supprimées. La déclaration annuelle habituelle des autres agents est fixée au mois de février chaque année.

Analyse des trois modèles

27Dans leur étude sur les changements institutionnels, Crawford et Ostrom (1995 : 584) épinglent plusieurs caractéristiques communes des « institutions en tant que règles ». Ces caractéristiques comprennent les personnes auxquelles l’institution s’applique (attribut), la question de savoir si l’institution représente un « peut » (permis), un « doit » (obligatoire) ou un « ne doit pas » (interdit) (déontique), les actions ou les résultats auxquels la « déontique » s’applique (objet), les conditions dans lesquelles un « objet » est permis, obligatoire ou interdit (conditions) et les sanctions qui sont imposées en cas de non respect d’une règle (sinon). Cette classification nous aide encore une fois à mieux comprendre les composantes institutionnelles des cas examinés plus haut.

28Les trois programmes de déclaration à Aletai, Cixi, et Liuyang sont des expériences institutionnelles novatrices en matière de gestion de l’intégrité et présentent des points communs et des différences. Premièrement, en ce qui concerne les éléments à déclarer, l’objet de la déclaration dans les trois localités a été élargi, pour passer des seuls revenus personnels au patrimoine familial et des déclarations financières sur papier aux activités financières des relations familiales. Tous les agents sont tenus de déclarer leurs informations financières personnelles. À Liuyang, notamment, tous les aspects ou presque des finances familiales et du patrimoine de chaque membre de la famille doivent être déclarés (Tian, 2009). Les expériences menées dans les trois villes vont bien plus loin que la pratique habituelle ailleurs, où les principaux agents de l’État ne sont tenus de déclarer que les principaux changements liés à leur vie personnelle et familiale sur une base annuelle, et où ces informations ne sont pas accessibles au public. Par exemple, dans la plupart des villes, les chefs de division ou les autres cadres de niveau équivalent ou plus sont uniquement tenus de remplir un rapport annuel simple portant sur les changements intervenus dans leur état civil, sur leurs voyages à l’étranger, sur le mariage de leurs enfants avec des étrangers, sur l’installation à l’étranger de leur époux/se ou de leurs enfants ou sur les activités commerciales de leurs enfants à l’étranger, ainsi que sur les antécédents judiciaires des enfants.

29Deuxièmement, en ce qui concerne le mode de déclaration, les trois gouvernements municipaux ont tenté d’adopter un processus ouvert et transparent, qui exige non seulement une déclaration auprès des autorités supérieures, mais aussi une divulgation des informations auprès du grand public. La transparence est néanmoins recherchée de différentes manières. À Cixi, on utilise un tableau d’affichage officiel sur le lieu de travail pour rendre publiques les informations déclarées alors qu’à Aletai, les informations sont publiées sur le Web pour renforcer la publicité. Liuyang associe les deux méthodes afin d’améliorer l’exposition des informations divulguées, en employant différentes voies à des fins variables : les informations détaillées sur les revenus et le patrimoine des agents sont divulguées sur le tableau d’affichage de leur lieu de travail, partant du principe que leurs collègues montreront plus d’intérêt pour ces informations. Un récapitulatif des informations financières et des principaux changements survenus dans la vie personnelle et familiale des agents est publié sur le tableau d’affichage électronique du gouvernement en vue d’un examen public. Ces modes de publicité sont toutefois critiqués, l’accès à l’Internet étant encore limité dans de nombreuses localités en Chine, tandis que les tableaux d’affichage présents dans les unités de travail ont une portée très limitée.

30Enfin et surtout, les motifs de divulgation ont la même raison d’être dans les trois villes. La demande de divulgation est déterminée par la nécessité d’une évolution institutionnelle axée sur la gestion de l’intégrité dans les initiatives anticorruption chinoises. En d’autres termes, les trois programmes de divulgation interviennent dans un contexte institutionnel similaire. Ces programmes, à l’instar des autres programmes du même type, ne sont pas des mesures ad hoc indépendantes, mais font partie intégrante d’un effort concerté visant à institutionnaliser la gestion de l’intégrité. Dans les trois villes, la déclaration de patrimoine fait l’objet d’un contrôle par le public et de sanctions officielles lorsqu’un non respect de l’obligation est détecté. Cependant, s’agissant d’une réglementation adoptée par des gouvernements locaux, le contrôle par le public est assuré de différentes manières. Dans la ville de Cixi, une évaluation anonyme est effectuée par les collègues des agents après la divulgation pour déterminer la crédibilité des informations déclarées. Le gouvernement de Liuyang a mis en place des numéros d’appel spéciaux, des boîtes aux lettres spéciales et des sites Web spécialisés en vue d’assurer une supervision par le public, des dispositifs qui permettent aux gens de signaler les éventuelles incohérences épinglées entre les informations déclarées par les agents et leur situation financière réelle (comme les habitudes de dépenses et le mode de vie). Le gouvernement d’Aletai a prévu des mesures de sanction officielles en cas de non respect de l’obligation de déclarer le patrimoine. Une comparaison des trois modèles est présentée dans le tableau 1.

Tableau 1

Points communs et différences entre les trois cas

Tableau 1
Aletai Cixi Liuyang Qui Cadres au niveau des comtés et plus Cadres au niveau des sections et plus Cadres récemment promus à n’importe quel niveau Quand Annuel Annuel Au moment de la promotion Où Accessible au public grâce à la mise en ligne Accessible à l’unité de travail via un tableau d’affichage Accessible au public ainsi qu’à l’unité de travail grâce à la mise en ligne et à des tableaux d’affichage Quoi Revenu (patrimoine déclaré mais pas divulgué) Revenu et patrimoine Revenu et patrimoine

Points communs et différences entre les trois cas

Source : compilé par l’auteur

31Les différences et les points communs entre les trois cas sur le plan du contenu, de la manière et de la raison de déclarer le patrimoine indiquent que les programmes de déclaration sont, au bout du compte, lancés, expérimentés, légiférés et mis en œuvre à l’échelon local. Une approche ascendante se manifeste dès lors, qui caractérise l’évolution institutionnelle. La gestion de l’intégrité basée sur des initiatives locales présente plusieurs avantages : elle est davantage adaptée aux conditions et aux besoins locaux, elle contribue à établir les liens manquants entre la formulation et l’exécution des politiques, ou ce qu’on appelle le « déficit de mise en œuvre », elle facilite la formation de relations d’imputabilité et elle améliore la capacité de contrôle des agences locales anticorruption. D’une manière générale, les programmes en faveur de l’intégrité gérés au niveau local font écho au paradigme du nouveau management public, qui privilégie les institutions spécialisées qui laissent leurs membres « libres d’œuvrer en faveur de la mission de l’organisation au moyen des méthodes les plus efficaces qu’ils trouvent » (Osborne et Gaebler, 1992 : 113). Les responsables « créent un sens précis de la mission » et « dirigent mieux en déployant moins d’efforts » tandis que « tout est nettement plus simple lorsque tout le monde va dans la même direction » (Gore, 1993 : 74).

32Ces programmes illustrent en outre les caractéristiques de l’évolution institutionnelle actuelle en Chine en faveur d’une gestion de l’intégrité et supposent un changement de paradigme dans la façon d’envisager la prévention de la corruption. Les réglementations rendant obligatoire l’intégrité sont certes nombreuses dans l’histoire du PCC, mais la nouvelle démarche, axée sur une gestion de l’intégrité fondée sur des règles, s’écarte des méthodes antérieures sur certains aspects importants. Premièrement, les nouveaux programmes de gestion de l’intégrité se basent sur une définition des objectifs déterminée par des règles en tant que fondement de la gestion de l’intégrité de l’État, plutôt que de se fonder sur une inspiration politique et idéologique, une tendance qui caractérisait la formulation et la définition des politiques auparavant. Il est certain que l’intégrité personnelle était considérée comme une condition formelle dans le recrutement des membres du PCC. Pendant longtemps dans l’histoire du Parti, cependant, la loyauté politique et l’appartenance idéologique ont eu une influence décisive sur le développement organisationnel. La direction du Parti recourait essentiellement à des campagnes de rectification et à l’assainissement organisationnel plutôt qu’à des démarches institutionnalisées pour tenter d’assurer l’intégrité organisationnelle. Ces nouveaux programmes en faveur de l’intégrité s’appuient, comme on le voit dans les trois exemples de déclaration du patrimoine, sur des règles d’intégrité et une réglementation clairement définies plutôt que sur une stimulation idéologique. Deuxièmement, ces programmes mettent l’accent sur la mise en œuvre et l’évaluation basées sur des processus plutôt que sur des inspections basées sur les résultats et ad hoc pour évaluer les résultats en matière d’intégrité. Qu’ils abordent certains aspects bien précis de l’action concrète ou qu’ils proposent un schéma général à appliquer dans des circonstances particulières, ils précisent comment les obligations doivent être mises en œuvre et évaluées, et les sanctions encourues en cas de non respect. Dans certains cas, même le grand public est invité à participer à l’évaluation des résultats. Troisièmement, ces programmes se fondent non seulement sur des règles, mais ils illustrent aussi la volonté d’institutionnaliser d’importantes valeurs en matière d’intégrité, comme la responsabilité, la transparence et la participation du public. Cela s’observe, par exemple, dans les dispositions prises pour permettre au public d’accéder aux informations déclarées, dans les sondages d’opinion faisant suite à la divulgation et dans l’obligation de déclarer tout changement important dans les finances personnelles et familiales.

Conclusion

33L’évaluation de l’efficacité des nouvelles stratégies en faveur de l’intégrité sort du cadre de la présente étude. Beaucoup de programmes lancés au niveau local étant nouveaux, il est difficile de déterminer leur efficacité ou leur manque d’efficacité à ce stade. Cependant, le fait d’analyser ces différents programmes sur le plan de leurs origines et de leurs mécanismes, ainsi que du contexte social et politique dans lequel ils sont apparus peut nous permettre de mieux comprendre, d’une manière générale, les conditions dans lesquelles la gestion de l’intégrité peut fonctionner. Ces programmes en faveur de l’intégrité, même s’ils en sont à un stade précoce, suscitent l’intérêt du public et une vive adhésion (S. Hu, 2009). En juillet 2010, le Bureau général du Comité central du PCC et le Bureau général du Conseil d’État ont publié un décret important : le Règlement relatif à la déclaration des informations personnelles des principaux cadres. Ce nouveau règlement indique l’influence et les implications des trois systèmes de déclaration du patrimoine examinés dans le présent article, dans la mesure où il se fonde, dans une large mesure, sur les expériences menées à Aletai, Cixi et Liuyang. Le règlement oblige l’ensemble des agents au niveau du comté et plus à déclarer leurs salaires, les bourses et les autres revenus perçus dans le cadre de leurs activités d’enseignement, d’écriture et de consultation. Ils doivent également déclarer leurs logements et finances familiaux, comme la détention de biens immobiliers, les investissements dans des entreprises non cotées ou des valeurs mobilières, les assurances axées sur des investissements et les autres produits financiers. La situation professionnelle des époux et des enfants, que ce soit en Chine ou à l’étranger, doit elle aussi être déclarée. Le nouveau règlement stipule clairement que ceux qui présentent des informations inexactes ou incomplètes ou qui ne présentent pas leur déclaration dans les délais prescrits sont passibles de mesures disciplinaires allant de la réprimande au licenciement. Contrairement aux trois programmes novateurs, cependant, le nouveau règlement n’oblige pas les agents, que ce soit au niveau central ou au niveau local, à divulguer leur patrimoine au public.

34Les programmes de déclaration du patrimoine ne peuvent être efficaces que lorsqu’ils font partie d’un système de gestion de l’intégrité général et efficace. Reste à voir si un système de ce type est prévu en Chine à la suite de cette évolution institutionnelle. Cependant, le gouvernement a, lentement mais sûrement, renoncé à ses anciennes mesures anticorruption ad hoc axées sur des campagnes et progresse sur la voie du renforcement institutionnel axé sur la prévention de la corruption et la gestion de l’intégrité. À ce stade, la gestion de l’intégrité en Chine adopte essentiellement une approche fondée sur des règles, en mettant l’accent sur la définition et la mise en œuvre de règles, en raison du manque d’efficacité de ses mesures passées de contrôle de la corruption axées sur des campagnes. Il est trop tôt pour déterminer son évolution future, et notamment pour savoir si cela va donner lieu ou non à une gestion de l’intégrité fondée sur des valeurs.

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  • Notes biographiques

    • Ting Gong est professeur au département d’administration publique et sociale de l’université municipale de Hong Kong. Elle est titulaire d’un mastère et d’un doctorat de la Maxwell School of Citizenship and Public Affairs de l’université de Syracuse, États-Unis. Elle est l’auteur de la première étude en langue anglaise sur la corruption en Chine. Son dernier ouvrage, Preventing Corruption in Asia (codirigé), a été publié par Routledge (RU) en 2009. Elle a publié de nombreux écrits sur l’intégrité gouvernementale et la prévention de la corruption dans des revues internationales. Elle a reçu des prix et des bourses d’un certain nombre de fondations et autres établissements universitaires prestigieux, comme le J. William Fulbright Foreign Scholarship Board, le National Endowment for the Humanities, l’American Political Science Association et l’American Association of University Women.

Mots-clés éditeurs : corruption, réforme du marché en Chine, analyse institutionnelle, mesures anticorruption, déclaration de patrimoine

Date de mise en ligne : 02/01/2012

https://doi.org/10.3917/risa.774.0697

Notes

  • [1]
    Une version antérieure du présent article a été présentée lors de la conférence organisée par le Center of Anti-Corruption Studies, Commission indépendante contre la corruption de la RAS de Hong Kong, en septembre 2010. L’étude décrite dans le présent article a été financée par une bourse offerte par le Research Grants Council de la Région administrative spéciale de Hong Kong, Chine (CityU 143210) et par une bourse offerte par le College of Liberal Arts and Social Sciences, université municipale de Hong Kong (#9610161).
  • [2]
    Ting Gong est professeur et chef adjoint, département d’administration publique et sociale, City University of Hong Kong. (tgong2@cityu.edu.hk).
    Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : « An ’institutional turn’ in integrity management in China ».
    Copyright © 2011 IISA — Vol 77(4) : 697-714
  • [3]
    Voir Li (2010) pour une liste détaillée des mesures d’assainissement prises par les organes d’inspection disciplinaire et de supervision dans la ville « H » entre 1981 et 2004.
  • [4]
    La période de latence des affaires de corruption désigne la période écoulée entre le moment où un acte de corruption est commis et le moment où cet acte est découvert.
  • [5]
    Entretiens, 5 juillet 2010.
  • [6]
    Les entretiens réalisés à Liuyang le 18 novembre 2009 ont débouché sur des informations similaires.
  • [7]
    Exigé par la Convention :« Chaque État Partie envisage d’établir, conformément à son droit interne, pour les agents publics appropriés, des systèmes efficaces de divulgation de l’information financière et prévoit des sanctions adéquates en cas de non-respect (Article 52, Convention des Nations unies contre la corruption).
  • [8]
    Entretiens, 18 novembre 2009.

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