1Avec son ouvrage Une écologie décoloniale, l’ingénieur en environnement et politologue Malcom Ferdinand publie le croisement de ses recherches, entre la philosophie, les théories postcoloniales et l’écologie. Ce livre, tiré de sa thèse, vise à historiciser et rendre intelligible l’écologie décoloniale, mouvement intersectionnel qui « articule la confrontation des enjeux écologiques contemporains avec l’émancipation de la fracture coloniale » (p. 32).
2Ferdinand n’est pas le premier à pointer la connexion entre ces éléments. Il annonce d’ailleurs s’inscrire dans la lignée de Nathan Hare, Arturo Escobar ou Philippe Descola. Il cite fréquemment Frantz Fanon, Aimé Césaire et Edouard Glissant pour traiter du colonialisme, et Serge Latouche ou Bruno Latour notamment pour l’écologie. Beaucoup d’hommes dans ses références, donc, mais Ferdinand tente aussi d’aborder des questions de genre, citant des auteurs féministes. Ses réflexions sont proches de celles de Vandana Shiva ou de Mohammed Talib, bien que moins portées sur le système capitaliste.
3Une des tâches majeures de l’ouvrage est d’apporter un champ lexical nouveau pour rendre intelligible les enjeux de l’écologie décoloniale. Plutôt que d’utiliser le terme « Anthropocène » pour parler de nouvelle ère géologique, il détaille l’intérêt du mot « Plantationocène », proposé par Anna Tsing et Donna Haraway, qui évoque les plantations où travaillaient les esclaves, théâtre d’une culture intensive destructrice pour les sols. Il rappelle que le consensus actuel du rapport d’exploitation entre l’Homme et la Terre n’est pas anhistorique, mais a été imposé par une minorité d’hommes européens au reste de l’humanité, au cours des cinq derniers siècles. Aussi, Ferdinand illustre ses réflexions philosophiques par des exemples concrets tirés de l’histoire des Caraïbes, démontrant ainsi la légitimité mais aussi l’importance de sa pensée intersectionnelle pour analyser la source des inégalités liées à l’écologie. Les dix-sept chapitres de l’œuvre commencent tous de la même manière, par une page de fiction historique qui relate les traversées de l’Atlantique de dix-sept navires négriers et est utilisée comme métaphore politique du monde afin d’introduire le thème du chapitre.
4La première partie, intitulée « La tempête moderne », fixe les bases théoriques et historiques de la pensée de Ferdinand. Celui-ci développe ainsi le concept de Plantationocène, mais également d’habiter colonial, une manière d’habiter la Terre qui a causé des transformations non seulement géographiques, mais également socio-politiques, dictant les rapports sociaux entre hommes noirs et blancs et cosmopolitique, imposant un rapport au monde extractif aux dépens de la biodiversité, du climat et de la fertilité des sols. Le politique anime toujours les réflexions de Ferdinand. Lorsqu’il qualifie le commerce triangulaire de « cyclone colonial », il ne fait pas seulement référence aux deux millions d’esclaves morts dans les cales des navires négriers, il analyse également des cas empiriques de tempêtes instrumentalisées pour asseoir des rapports de domination entre maîtres et esclaves, entre riches et pauvres. De quoi réfléchir aux conséquences des futures tempêtes, toujours plus violentes au fur et à mesure que le réchauffement climatique se poursuit.
5Pour Ferdinand, l’« environnementalisme » est un terme péjoratif qui s’apparente à une pratique néocoloniale de l’écologie, qu’il nomme « écologie de l’arche de Noé ». Sur l’arche de Noé, seuls quelques élus survivent au déluge, et ils deviennent des représentants de toute leur espèce, comme des êtres universels.
6Dans la seconde partie de l’ouvrage, Ferdinand problématise les théories développées précédemment en analysant les figures politiques de ce type d’écologie. On reconnaît par exemple dans le « dévoreur de monde » la figure des acteurs de l’agrobusiness brésilien, qui pratiquent la déforestation pour accroître leurs surfaces d’exploitation et qui prônent la réduction des territoires indigènes.
7L’auteur se penche aussi sur des exemples d’écologie coloniale en dédiant trois chapitres à l’analyse du massacre du parc national La Visite, à Haïti, aux tests d’armes chimiques sur l’île de Vieques, à Porto Rico, et à l’usage de chlordécone (un pesticide cancérigène interdit en métropole) dans les Antilles françaises. Ces exemples récents de violences et d’injustices entre métropole et outre-mer illustrent les enjeux de l’écologie décoloniale.
8La troisième partie de l’ouvrage entend réécrire l’histoire coloniale et écologique en se penchant tout particulièrement sur l’écologie marrone. En Amérique, les marrons étaient des esclaves fugitifs vivant cachés dans les terres reculées, à l’instar de Tituba dans le roman de Maryse Condé publié en 1986, Moi, Tituba sorcière… D’un point de vue théorique, les marrons offrent un exemple singulier d’utopie décoloniale et écologiste à une époque et dans un lieu où l’esclavagisme et l’exploitation des terres battaient leur plein. Ferdinand se tourne également vers les icônes blanches de l’écologie, Jean-Jacques Rousseau d’abord, mais surtout Henry David Thoreau, et offre une relecture de l’œuvre et des luttes de ce dernier. Toute sa vie, Thoreau a en effet été écologiste mais aussi anti-esclavagiste, et sa vie champêtre relatée en 1854 dans Walden fut autant motivée par un désir de retour à la nature que par un refus radical de se soumettre à un État esclavagiste. Son « marronnage civil » fait ainsi de lui non seulement le fondateur de la désobéissance civile mais aussi la figure pionnière de l’écologie décoloniale. Bien qu’éphémère, l’idéal de vie qu’il décrit permet de penser à un nouveau cap pour l’humanité.
9Adepte des métaphores maritimes, c’est vers cette idée de cap que nous ramène finalement Ferdinand. Au fil des sections, il tisse une histoire matricielle des luttes postcoloniales, écologiques et féministes ; dans la dernière partie de son œuvre, il offre à imaginer un « navire-monde », utopie égalitaire vers laquelle aspirer tous ensemble.
10« Et tous, en rencontrant l’autre, se découvrent un corps nouveau, une Terre-mère peuplée d’alliances humaines et non humaines, véritables compagnons de bord d’un même navire-monde, debout sur le pont de la justice. » (p. 337)
11Son travail ne s’arrête cependant pas à la simple conception d’un monde idéal et improbable ; en effet, dans le dix-septième et dernier chapitre, il annonce les champs de travail de l’écologie décoloniale, tout juste entamé par son ouvrage. Il s’agit d’un travail ontologique visant à déconstruire les essentialismes identitaires afin de reconnaître et d’encourager la pluralité des modes d’existences. Le travail à accomplir est également esthétique, passant par la représentation dans les arts tout comme l’étude dans les sciences des notions avancées par l’écologie décoloniale. Il s’agit finalement d’un travail politique, d’actions concrètes de réparations, de restitutions, de justice, puis de préservation entre les humains et avec les non-humains.
12C’est tout un programme que Ferdinand laisse entrevoir dans la conclusion de son texte, une bouteille à la mer qui semble faire écho puisque son ouvrage a remporté en 2019 le prix de la Fondation de l’écologie politique. Si les Caraïbes illustrent bien la pensée de l’auteur, on peut toutefois espérer une analyse plus globale dans de futurs travaux, traitant notamment de l’Asie. L’histoire coloniale du continent diffère tant des dynamiques atlantiques décrites dans l’ouvrage qu’on voit encore mal comment le concept d’écologie décoloniale pourrait s’y appliquer.