Notes
-
[1]
Bayart J.-F., 2004, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard.
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[2]
Annie Cornet insiste fortement sur le caractère contextuel du genre, selon les pays, les cultures et les groupes sociaux, tout comme son caractère temporel, car celui-ci varie selon les époques. Voir Cornet A., 2014, « L’approche intégrée du genre dans l’élaboration des politiques socioéconomiques », Regards croisés sur l’économie, vol. 2, no 15, p. 52-68.
-
[3]
De nombreux travaux se sont en effet insérés dans le sillage de l’analyse fondatrice d’Ester Boserup et sont restés focalisés sur cette perspective critique de la globalisation néolibérale. Voir Boserup E., 1983, La femme face au développement économique, Paris, PUF.
-
[4]
Guérin I., Fraisse L., Hersent M. (dir.), 2011, Femmes, économie et développement. De la résistance à la justice sociale, Paris, Erès.
-
[5]
Voir Verschuur C. (dir.), 2017, Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Qui sait ?, Paris, L’Harmattan.
-
[6]
Voir Alsheltawy R., 2018, « Le mouvement des travailleuses domestiques en Égypte : entre ONG locales et ressources globales », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 3, no 223, p. 44-57.
-
[7]
Voir Lacombe D., 2918, « Légiférer sur les “violences de genre” tout en préservant l’ordre patriarcal. L’exemple du Nicaragua (1990-2017) », Droit et Société, vol. 2, no 99, p. 287-303.
-
[8]
Lieber M., 2011, « Ce qui compte et ce qui ne compte pas : usages des statistiques et violences faites aux femmes », Cahiers du Genre, vol. 3, HS no 2, p. 157-177.
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[9]
Voir les travaux de Blandine Destremau, Christine Verschuur et Jules Falquet.
François Pacquement et Margaux Lombard, L’histoire de l’AFD en Haïti. À la recherche de la juste distance Karthala, 2018, 263 pages, ISBN : 9782811119744, 23 €
1 L’histoire de l’AFD en Haïti est un livre à la fois utile et un peu frustrant. Utile incontestablement, car, face à l’amnésie institutionnelle qui caractérise souvent le monde de l’aide et faisant suite aux ouvrages de François Pacquement sur la Côte d’Ivoire et sur Proparco (Promotion et participation pour la coopération économique), il contribue à construire une mémoire institutionnelle de l’AFD (Agence française de développement) et, au-delà, de l’aide française. Utile aussi, car il donne à voir la politique et les interventions de l’AFD en Haïti, en analysant celles-ci au croisement des évolutions globales de l’aide, de la politique française de coopération, de l’histoire politique haïtienne et des individus qui les ont façonnées, et car il propose de cette histoire un récit documenté, nuancé et éclairant, qui mobilise à la fois chiffres et témoignages. Dans cette logique de construction d’une mémoire institutionnelle, les auteurs ne prennent pas parti. Ils entendent témoigner de la « vie d’une agence d’aide partagée entre une haute compréhension des enjeux et une capacité contributive limitée » (p. 23). Ils donnent à voir la complexité de l’action développementiste dans des contextes politiques, institutionnels, sociaux particulièrement complexes ; ils n’ignorent pas les critiques de l’aide et les restituent aussi, mettant en lumière à la fois des succès, des demi-échecs et des échecs.
2 L’histoire de l’AFD (anciennement Caisse centrale de coopération économique – CCCE) en Haïti démarre en 1976, lorsque ce pays devient destinataire de l’aide française après le décès du dictateur Claude Duvalier. Après 1981, l’investissement français triple, avec un accent sur l’éducation et la formation ainsi que le lancement du projet Madian-Salagnac, qui sera un modèle de recherche/formation/développement en agriculture. Côté AFD, les infrastructures et les services de base dominent, avec un projet de réhabilitation de périmètres irrigués et d’appui aux cultures de rente en 1989. En Haïti comme ailleurs, les politiques de libéralisation économique et l’ajustement structurel accentuent la dépendance aux financements externes, et le pays devient éligible aux annulations de dette en 1990.
3 L’arrivée au pouvoir du président Jean-Bertrand Aristide en 1991, mais surtout son renversement quelques mois après, bouleversent la donne. L’équipe de l’AFD se mobilise fortement. En cohérence avec les conditionnalités politiques émises à ce moment, l’aide est suspendue. Les programmes en cours sont bloqués. Mais la suspension de l’aide frappe en premier les populations pauvres (le PIB de Haïti chute de 26 % entre 1991 et 1994) et désorganise les agences d’aide. Après le retour en 1994 – grâce aux États-Unis – d’un président Aristide désormais très largement soumis au projet néolibéral (p. 144), la coopération reprend progressivement, avec un programme phare d’accès à l’eau potable pour les quartiers périphériques de Port-au-Prince et des projets d’infrastructures. De nouveaux troubles politiques induisent une nouvelle suspension de l’aide en 1997. Le séisme de janvier 2010 provoque un afflux d’argent (bien moins que les promesses), une nouvelle vague d’arrivée d’acteurs humanitaires dans une grande cacophonie et une marginalisation croissante des acteurs haïtiens. Il suscite des « rêves de refondation » (p. 182), fait du pays « un terrain de test des réformes » institutionnelles en émergence à ce moment, qui, par une bureaucratisation croissante, entendent améliorer l’efficacité de l’aide. L’AFD, un des rares acteurs de l’aide resté présent malgré des bureaux détruits, fait face à cet afflux et tente de promouvoir la coordination entre bailleurs, dans un contexte de tensions avec l’ambassade sur les priorités stratégiques. Le séisme a suscité un élan d’engagement du personnel en interne, mais l’urgence se heurte à des procédures faites pour le moyen terme. Le paysage institutionnel de l’aide en est durablement modifié.
4 Ces quatre décennies d’histoire montrent ainsi une histoire mouvementée, restituée de façon fine, prenant en compte le vécu des acteurs qui met en lumière « une désynchronisation presque continue » entre dynamiques nationales et politiques d’aide (p. 215-216), le tout contribuant à une « double frustration, des populations et des bailleurs de fonds » (p. 25) dans un pays perçu comme un tonneau des Danaïdes.
5 Apportant par petites touches de nombreux éléments d’analyse et de réflexion attentive au point de vue des acteurs, cet ouvrage apportera beaucoup aux praticiens soucieux de réflexivité ainsi qu’aux analystes macro sous-estimant la complexité et l’aventure humaine qu’est la coopération. Cependant, il est aussi un peu frustrant pour des lecteurs avertis de ces débats. Il y a d’abord un fort déséquilibre – reconnu par les auteurs – des sources entre acteurs français (une trentaine d’entretiens) et haïtiens (une dizaine). Mais surtout, même si leur texte « se veut aussi peu complaisant qu’il est possible » pour des salariés de l’agence (p. 34), les auteurs effleurent plus qu’ils n’affrontent véritablement les multiples questions de fond qu’ils soulèvent. S’il existe un souci de mise en perspective historique, l’histoire politique haïtienne contemporaine est très allusive et ne permet pas de comprendre l’émergence du parti Lavalas et l’élection du président Aristide, le cycle de coups d’État et de violences qu’elles ont suscités. La question des élites au pouvoir et de leurs stratégies est ignorée. Les équipes locales de l’AFD sont créditées d’une « haute compréhension des enjeux », d’une « vision d’ensemble des dynamiques sociales » (p. 23), mais cela semble plus postulé que démontré. Les auteurs soulignent dès l’avant-propos qu’Haïti est un pays où « les bailleurs de fonds, comme les organisations internationales ou encore les ONG, sont des entrepreneurs de politiques publiques qui s’engouffrent, à différents degrés, dans l’espace laissé vacant par l’État » (p. 9), que « Haïti semble inextricablement noué à l’aide internationale » qui génère « un sentiment croissant d’envahissement chez les Haïtiens » (p. 18), ce qui fait de ce pays un cas d’école pour la réflexion sur l’aide. Mais ces constats, la somme des échecs et la trop fréquente absence d’institutionnalisation des projets ne suscitent pas de réflexion approfondie sur les liens entre aide et renforcement ou fragilisation des institutions nationales. La question – centrale et affichée dans le sous-titre – de « la recherche de la juste distance » (entre quoi et quoi ?) n’apparaît finalement pas vraiment traitée. Bref, cette passionnante histoire aurait gagné à être mieux resituée dans l’économie politique haïtienne et internationale, et dans les débats sur l’aide, et à donner plus de place à la réflexivité des praticiens interrogés. En conclusion, les auteurs reconnaissent que « le sujet justifierait d’aller au-delà d’une histoire institutionnelle », qui est le champ de leur ouvrage, « pour convoquer d’autres sciences sociales » (p. 219). D’un point de vue de socio-antropologie du développement, on peut regretter que cela n’ait pas été intégré dans le projet même de ce livre.
6 Philippe Lavigne Delville
7 Socio-anthropologue IRD – UMR GRED, Montpellier
Ioana Cîrstocea, Delphine Lacombe, Élisabeth Marteu (dir.), La globalisation du genre. Mobilisations, cadres d’actions, savoirs Presses universitaires de Rennes, 2018, 292 pages, ISBN : 9782753565043, 24 €
8 Cet ouvrage est issu du programme de recherche « Global gender », dont l’objectif est d’analyser la « fortune internationale du genre » (p. 7). À la fois axe d’élaboration de politiques, vecteur de mobilisations, gage de démocratisation, secteur de professionnalisation, champ d’investissement néolibéral, aspect intégré par les bailleurs, définition établie par les organisations internationales, source de financement des ONG, etc., des décennies de littérature sur l’internationalisation du genre ont démontré la multiplicité de ses processus d’appropriation, notamment depuis la promotion du gender mainstreaming de la Conférence de Pékin. Selon les auteures, les utilisations qui en sont faites sont aujourd’hui si diverses qu’il subit un véritable « éclatement » (p. 8). Leur démarche s’inscrit dans la continuité de la pensée de Jean-François Bayart, qui présente la globalisation comme une extension et une intensification à l’échelle mondiale des relations internationales [1]. En appliquant cette réflexion au genre, il s’agit d’observer cet accroissement international de normes, répertoires discursifs et d’action prétendant définir et agir sur son organisation sexuée.
9 L’objectif de l’ouvrage est donc d’interroger ce phénomène à travers un questionnement commun mais contextualisé à différents terrains et échelles. Deux éléments novateurs se distinguent de l’état actuel de la littérature sur le sujet. D’une part, une invitation à relocaliser précisément les enjeux autour du genre, car, si « le genre est “globalisé” […], ses enjeux ne sont pas pour autant déracinés » (p. 18). Il prend place dans des temporalités spécifiques, répond à des logiques politiques particulières et s’inscrit dans des historicités propres [2]. Dès lors, il devient impératif d’interroger dans une perspective sociohistorique les modalités concrètes de légitimation et de circulation du concept. Il devient aussi central de cerner les cadres réels pertinents pour les acteurs et actrices s’emparant de la question du genre.
10 D’autre part, cet ouvrage permet de dépasser un constat qui a (trop) longtemps fait stagner le débat dans la littérature sur l’internationalisation du genre : la simple critique de l’imposition de normes de genre vidées de leur sens subversif sous l’effet de la mondialisation néolibérale [3]. Quelques années plus tôt, Isabelle Guérin, Laurent Fraisse et Madeleine Hersent [4] avaient déjà proposé de sortir de cette perspective dichotomique. Dans cet ouvrage, le positionnement se fait plus ferme encore : il est temps de dépasser les analyses sceptiques décrivant l’uniformisation des pratiques et la dépolitisation du concept sur un fond d’instrumentalisation néolibérale des femmes et des organisations féministes, car certaines dimensions ont très peu été traitées jusqu’à présent, notamment celles qui s’attacheraient à déchiffrer les logiques de sa diffusion et de ses appropriations. C’est le tournant qui est proposé à travers des illustrations soulignant la pertinence de saisir les processus de co-construction et d’articulation asymétrique des savoirs, des pratiques et des discours (p. 16) sur le genre. En somme, nous en finissons ici avec une perspective unilatérale des rapports entre les différents acteurs et actrices qui prennent place sur les questions de genre au niveau global.
11 La première partie de l’ouvrage présente le genre comme catégorie globalisée et institutionnalisée d’action et de savoirs au croisement de l’expérience militante, la professionnalisation associative et la genèse de nouveaux savoirs universitaires féministes. Lucia Direnberger et Ioana Cîrstocea décrivent le phénomène de professionnalisation autour du genre et la formation d’une expertise internationale depuis le milieu des années 1990 au Tadjikistan et en Europe de l’Est. Après l’attention internationale sans précédent qu’a su mobiliser la Conférence de Pékin, les thématiques « genre » et « droits des femmes » exercent un véritable « effet d’appel » auprès des jeunes intellectuelles professionnalisées [5]. Isabelle Giraud contribue à établir les caractéristiques du militantisme international féministe émergeant durant cette période ponctuée des différentes conférences onusiennes, produit direct de la globalisation des normes d’égalité. En décrivant le passage d’un champ d’activité politique féministe à un champ d’action sociale pour les femmes, elle assure la transition avec la question politique qui irrigue la seconde partie de l’ouvrage.
12 La seconde partie fait en effet dialoguer la globalisation du genre avec la politisation et les mobilisations autour de certains enjeux sociaux. Jules Falquet présente le processus d’« ONGisation » d’un mouvement de femmes d’une exploitation minière au Guatemala. Ces militantes ont eu à acquérir la maîtrise d’une « novlangue institutionnelle » (p. 112) nécessaire à leur légitimation et à l’obtention de ressources, tout en proposant un cadre d’action politique correspondant à leurs besoins [6]. Azadeh Kian souligne également la manière dont la plateforme des femmes d’Ankara s’empare des normes globalisées pour faire avancer ses propres causes. Dans le même sillage, Monique Selim explique qu’en Chine, diverses thématiques globalisées (promotion du mariage lesbien, dénonciation des violences faites aux femmes, etc.) sont reprises mais mises en œuvre avec des caractères puisés dans la culture cantonaise (p. 189). Delphine Lacombe, elle, s’attache à démontrer l’effet direct de la globalisation des violences de genre sur leur politisation au Nicaragua [7]. À propos de la politisation, Élizabeth Marteu considère elle aussi que, malgré ses ambiguïtés, la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies « femmes, paix et sécurité » constitue un référent permettant aux associations de femmes de donner du sens à des activités en Israël, mais aussi de pouvoir prétendre à des financements auprès des bailleurs de fonds sans lesquels ces activités ne pourraient voir le jour (p. 180).
13 La troisième et dernière partie de l’ouvrage aborde les déclinaisons, voire les dérives bureaucratiques et marchandes du genre globalisé. Jane Freedman souligne l’ignorance de certains programmes de lutte contre les violences sexuelles basées sur le genre en République démocratique du Congo, des réalités sociales, économiques ou politiques des femmes congolaises, et qui peuvent donc avoir des effets limités, voire négatifs, sur leur vie (p. 209). Son étude fait écho à celle de Marylène Lieber à propos des violences envers les femmes qui sont invisibilisées et dépolitisées dans les politiques publiques françaises [8]. Pourtant, les politiques ne sont pas neutres et concourent au contraire à la définition des problèmes sociaux légitimes. Autrement dit, le travail de cadrage effectué sur la question des violences faites aux femmes, quel que soit le terrain, détermine l’efficacité des politiques et des projets qui prétendent les prévenir. Ces dernières contributions nous invitent ainsi à la prudence. Isabelle Guérin analyse la façon dont l’émancipation des femmes est systématiquement pensée, à la lumière d’une « économie intelligente ». La littérature sur le genre a insisté sur le fait que la féminisation du développement tend à reproduire structurellement les inégalités de pouvoir [9]. Amélie Le Renard explique également ces potentiels effets d’affichage superficiels en formulant l’expression de « Women’s Rights Washing » pour désigner les discours sur les droits des femmes mobilisés pour améliorer l’image négative de l’Arabie saoudite et pour conforter ses relations bilatérales (p. 254). Autrement dit, il s’agit uniquement d’améliorer l’image du pays sur la scène géopolitique, sans que de réelles actions en faveur des droits des femmes ne soient entreprises.
14 De manière générale, toutes les contributions de l’ouvrage soulignent la production et la circulation internationales de normes et de références globales sur le genre, la transnationalisation de répertoires d’action et de groupes militants. Elles présentent l’intérêt de déconstruire la dichotomie entre féminisme institutionnel et militant, pour nous inviter à appréhender systématiquement et avec plus de nuance les discours et les pratiques sur le genre dans différents contextes et à toutes les échelles.
15 Léna Ngouebeng, Doctorante en sociologie – IEDES / université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Passerelle, no 17, « Féminismes ! Maillons forts du changement social » Ritimo, 2017, 194 pages, ISBN : 9782914180740, 10 €
16 Ce numéro a pour objectif de mettre en débat un certain nombre d’analyses, de réflexions et de propositions issues de travaux de terrain et de recherche. Des associations, des ONG, des militantes, mouvements sociaux, médias, chercheuses se mobilisent contre toutes les formes d’oppression ou d’aliénation qui touchent, en premier lieu, les femmes, en tant que femmes et en tant que membres de leurs communautés.
17 La publication s’organise autour de deux axes. Le premier pose la question de la position des femmes dans les luttes plus larges de l’émancipation sociale, le second pose celle du combat pour l’autonomie des corps, l’égalité des sexes et la fin de la violence de genre.
18 La première partie explore en effet les mobilisations sociales où les femmes ont été et sont en première ligne. Femmes sahraouies en exil dans le mouvement de libération nationale, Palestiniennes contre la colonisation, guerilleras kurdes résistant à Daesh le fusil au poing, femmes africaines militant contre l’extractivisme destructeur de l’environnement et des sociétés traditionnelles, écologistes formant des camps non mixtes contre l’arsenal militaire nucléaire… Les différents articles expriment différents regards, entre témoignages d’expériences concrètes et analyses théoriques identifiant les points d’articulation entre reconfiguration de la violence néolibérale et oppression de genre (voir l’article de la sociologue Jules Falquet), entre exploitation du travail des femmes et de la nature (voir l’écoféminisme critique de Layla Martinez). Il en ressort que les femmes, leur organisation et leurs féminismes ont toujours été le fer de lance de grands mouvements sociaux. Lorsque se politisent les tâches de reproduction de la vie qu’elles ont à charge, parce que la survie et la résistance de tout un peuple opprimé en dépendent, le féminisme devient un levier irrésistible de la transformation sociale.
19 La seconde partie se centre ensuite sur tous les combats qu’il reste à mener pour éradiquer les inégalités, discriminations et violences qui pèsent sur les femmes, parce que femmes. La lutte de celles-ci ne date pas d’hier ; certains progrès ont été arrachés, ici et là, que ce numéro de Passerelle tente de mettre en lumière. Loi sur la parité au Sénégal, accès à la contraception et à l’avortement légalisé en France, atténuation du sentiment lesbophobe en Europe, engagement prononcé des Tunisiennes dans les transformations politiques récentes, accès à des revenus propres un peu partout : il fait meilleur vivre femme aujourd’hui qu’il y a cent ans. Cependant, les mots de Simone de Beauvoir résonnent : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. » Le virage « austéritaire » (expression symbolisant la montée parallèle des politiques d’austérité et du tournant autoritaire) mondial ne cesse de remettre en cause ces avancées : féminisation de la responsabilité et de l’obligation à mesure que l’État se désengage de son rôle de protection sociale ; mouvements d’extrême droite qui reviennent, comme en Pologne, sur les acquis en matière de droits sexuels et reproductifs ; retour à des codes genrés très oppressifs dans les médias et les cultures populaires ; groupes d’hommes antiféministes qui s’organisent de façon extrêmement offensive ; fondamentalismes religieux qui prennent les droits des femmes et des minorités sexuelles comme cible principale… Également, des fragilités internes aux féminismes menacent : penser l’émancipation des femmes en dehors d’une lutte antiraciste, anticapitaliste, décoloniale, nous fait courir le risque de renforcer d’autres formes de domination, rappelle Monique Crinon. Les violences contre les femmes n’ont en rien diminué : les deux premiers mois de l’année 2019 ont vu bondir le taux de féminicides en France, avec une femme assassinée tous les deux jours par son ex-compagnon.
20 Face à cela, les mouvements féministes redoublent d’ardeur : à nouvelles menaces, nouvelles stratégies. Elles s’approprient des espaces numériques et les nouveaux outils que ceux-ci permettent : cyber-féminismes, applications pour dénoncer le harcèlement de rue, mouvements transnationaux qui s’articulent via les réseaux sociaux… En Amérique latine, l’émergence du concept de féminicide et la médiatisation de cas particulièrement choquants ont propulsé la lutte contre les violences faites aux femmes au centre des débats de société : l’année 2018, très dense en mobilisations, a vu l’occupation des universités chiliennes et les sit-in impressionnants dans les rues argentines. Les féministes latino-américaines déferlent et vibrent de rage et d’espoir. Aux États-Unis, il y a un avant et un après #MeToo : la parole se libère contre la violence sexuelle et les femmes s’organisent pour se protéger et se défendre mutuellement. Les féministes s’engagent également en politique, car, lorsque le discours antiféministe virulent s’installe aux plus hauts échelons du pouvoir, comme en Afrique du Sud, en Turquie ou aux États-Unis, le combattre fermement est une nécessité.
21 Ce numéro de la collection « Passerelle » n’a pas pour vocation de dresser un tableau exhaustif de tous les types de féminisme, toutes les expériences ni toutes les revendications. Mais éclairer les différentes stratégies (non-violence en Inde ou lutte armée au Kurdistan), les différentes dimensions mobilisées par les féminismes (représentation dans la politique institutionnelle, autonomie du corps, organisation sociale en non-mixité) et, surtout, les liens entre les luttes des femmes et d’autres luttes, permettent de mieux sonder la profondeur des transformations sociales proposées par ces féminismes, riches de leur diversité. Car le féminisme n’est pas un mode d’emploi ni une recette de cuisine, mais bien une boussole qui permet, au cœur des luttes, de maintenir le cap sur l’égalité des sexes, envers et contre tout.
22 « Mobiliser le concept de genre, plutôt que de sexe, nous a permis de mettre en lumière l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de classe et de race, et de comprendre les dynamiques rétrogrades produites par la mondialisation néolibérale », comme l’explique Jules Falquet. Ces quelques mots de conclusion de la publication résument bien son fil rouge : observer et comprendre les luttes féminismes est un prisme particulièrement puissant pour percevoir notre monde depuis le point de vue de celles qui se situent à la croisée des oppressions et qui, ensemble, rêvent des mondes où tous les autres mondes auraient leur place. Introduire l’analyse de genre dans l’appréhension des problématiques sociales devrait être, en 2019, le point de départ de toute réflexion sur le changement social. Ce numéro contribue à montrer comment, et pourquoi, l’expérience, l’analyse et les luttes des femmes ne peuvent plus être ignorées.
23 Caroline Weill
24 Chargée de partenariats éditoriaux et militante féministe Réseau Ritimo
Amin Allal, Myriam Catusse, Montserrat Emperador Badimon (dir.), Quand l’industrie proteste. Fondements moraux des (in) soumissions ouvrières Presses universitaires de Rennes, 2018, 207 pages, ISBN : 9782753574403, 24 €
25 L’ouvrage a pour but de saisir les fondements moraux des révoltes ouvrières. Alors que les mouvements ouvriers continuent à se multiplier et se font écho autour de logiques néolibérales communes, les chercheurs délaissent l’usine comme lieu privilégié de mobilisation. Les auteurs entendent ici réhabiliter les insoumissions ouvrières dans l’analyse contemporaine.
26 Grâce à une hybridation disciplinaire revendiquée, l’ouvrage tend à articuler le caractère matériel et immatériel des révoltes en adoptant une démarche compréhensive (entretiens, observations) et des méthodes ethnographiques. Les auteurs interrogent le lien entre le conflit, la lutte et les formes de solidarité verticale (clientélisme, patronage) pour expliquer non pas les causes de la révolte, mais les conditions matérielles et surtout morales qui ont rendu celle-ci possible.
27 À cette fin, l’ouvrage regroupe huit contributions aux temporalités et à la géographie différentes. Une partie des études se situe dans une période d’essor industriel, à l’instar de Pierre Rouxel, qui analyse la remise en cause de l’ordre du travail dans une usine d’automobile rennaise pendant les trente glorieuses, alors que l’absence de tradition ouvrière et le paternalisme d’entreprise n’y étaient a priori pas favorables. D’autres s’inscrivent dans une dynamique d’expansion industrielle actuelle. Par exemple, Doris Buu-Sao articule revendications autochtones et ouvrières pour interroger la formation de l’identité et le processus de politisation dans le cadre de protestations sur un site pétrolier, au Pérou. Une dernière catégorie d’études de cas s’intéresse aux révoltes pour le travail, dans un contexte de libéralisation de l’économie et de déclin industriel, comme l’illustre le travail de Claudie Fioroni à propos de la mobilisation de jeunes hommes du bassin minier de phosphate dans le Sud jordanien, favorisée par le printemps arabe. L’ouvrage s’articule autour de deux axes organisés en deux parties : la première partie propose une micro-politique des conflits au travail pour analyser le passage du « discours caché » aux protestations ouvertes, et la seconde s’intéresse aux valeurs politiques et morales attribuées au travail par le biais de l’action collective.
28 Les auteurs analysent les processus de politisation, la formation des identités comme des consciences de classes qui préexistent ou non aux révoltes, dans un contexte de fragmentation des travailleurs et de relations clientélistes. Pour ce faire, les auteurs se servent du concept d’« économie morale » forgé par Edward P. Thompson dans les années 1970. Cependant, étant donné que les contributeurs y recourent de manière différente, il est difficile de situer l’ouvrage dans sa dimension globale et comparative par rapport à ce concept qu’ils s’approprient difficilement en raison de sa dimension très plastique. Toutefois, l’économie morale sert de boussole utile aux analyses des auteurs, dont les enseignements sont multiples.
29 Dans la première partie, l’articulation de la dimension morale et matérielle permet d’appréhender le « code moral des ouvriers » sous-tendu par le poids de l’histoire de l’industrialisation, les structures de la production et les conditions matérielles de travail. En effet, s’intéresser à la configuration usinière permet de comprendre les possibilités qu’elle offre. Ainsi, dans l’usine rennaise de Citroën, les relations paternalistes des décennies 1960 et 1970 en France découragent la confrontation directe, mais les expressions des sentiments de déconnexion entre intérêts du patronat et intérêts des ouvriers se multiplient au moment où la réciprocité qui lie les deux parties est brisée (chapitre 2). Cette partie explique également que les conflictualités sont conditionnées par les arrangements politico-sociaux autour du travail. Comme dans l’entreprise Spinneys, au Liban, où les figures politiques locales se confondent avec les supérieurs hiérarchiques (chapitre 3), les salariés peuvent souffrir d’une double pression. D’une part, ces derniers rentrent dans une logique de la faveur avec la hiérarchie pour monter les échelons, mais de l’autre, le recrutement et la mobilité professionnelle à des postes à reconnaissance majeure sont réservés à ceux qui bénéficient d’un piston parmi les leaders politiques locaux. Ces derniers octroient des postes en échange de soutien politique, ce qui personnalise la relation à l’ouvrier et met un frein aux revendications concertées.
30 La seconde partie permet, par l’importance des perceptions et analyses émiques, de comprendre comment les réaménagements du capitalisme contemporain peuvent fonder une dissidence économique, politique et morale. En effet, l’emploi est perçu comme une richesse à redistribuer et un droit. Au Pérou, où les autochtones s’opposent à une compagnie pétrolière (chapitre 7), la politique de l’arrangement induit des obligations réciproques. Alors que la compagnie s’enrichit de l’exploitation des sols, l’obtention d’emplois constitue une juste redistribution des richesses, consacrée par des accords annuels entre la compagnie et les habitants. Le concept d’économie morale postule également que les insurrections reposent sur la croyance d’une action légitime soutenue par les autres, mais pas nécessairement pour revenir aux arrangements précédents. Par exemple, dans le Sud jordanien (chapitre 6), le gel des recrutements par la Jordan Phosphate Mines Compagny, longtemps placée sous la houlette du gouvernement, a provoqué une révolte « pour l’emploi ». L’auteur explique que les relations clientélistes et le gel des embauches disqualifient les argumentations fondées sur des perspectives méritocratiques et le désir de travail ; la juste redistribution des richesses est alors un argument pragmatique et non réactionnaire. Enfin, on comprend, dans cette deuxième partie, que les valeurs politiques et morales sont décisives pour la mobilisation : l’inscription de l’ouvrier dans une chaîne de sociabilités plus large constitue une condition de possibilité de mobilisation, à l’image de celle contre la fermeture de l’usine Vortex dans le Sud-Ouest de la France en 2008 (chapitre 5), qui fut possible grâce à la solidarité d’usine, la confiance dans les syndicats locaux et le mode de vie du village qui ont constitué des solidarités locales importantes.
31 En somme, les révoltes émergeant après la rupture d’un contrat moral entre dominés et dominants poussent ces derniers à maintenir les normes qui garantissent une juste redistribution des richesses, car ils s’exposent sinon à une révolte face au non-respect du droit des ouvriers, étant eux-mêmes dépendants de la relation clientéliste. Cependant, cette conscience de classe et ces intérêts communs n’effacent pas les hiérarchies et les clivages au sein de la classe ouvrière. Les syndicats influencent les révoltes et les ouvriers, mais ils sont aussi victimes des reconfigurations du capitalisme : l’ouvrage ne se prive pas de dénoncer les répressions anti-syndicales que les auteurs ont pu observer. Par ailleurs, la néolibéralisation de l’économie contribue à une fragmentation des travailleurs liée à la diversité de la régulation de l’activité productive. En effet, comme l’expliquent les auteurs dans l’introduction (p. 24-25), les diverses formes de relation aux ouvriers découragent ou non une expression collective du mécontentement (personnalisation des relations, contrôle coercitif des collectifs ouvriers), ce qui, ajouté à une régulation postfordiste de la main-d’œuvre (p. 73, chapitre 3), diversifie les formes d’embauche et de contrat, segmente la classe ouvrière et défavorise l’émergence d’une conscience de classe et d’actions collectives, au profit d’une concurrence accrue entre les travailleurs. Indépendamment du contexte économique également, ces derniers ne constituent pas un ensemble homogène, comme en témoigne la place des femmes, souvent soumises aux hommes dans des mobilisations où elles sont peu audibles. Ainsi, les clivages ne s’effacent pas systématiquement lors des révoltes, ils sont simplement reconfigurés et utilisés. L’autochtonie, par exemple, peut servir de prétexte pour revendiquer un emploi par l’appartenance au territoire.
32 Quand l’industrie proteste entend montrer que, au-delà des enjeux matériels, se mêlent des représentations, des colères, des attentes renvoyant à autant de théories relatives à la justice sociale et économique, qui s’observent notamment lors de la rupture du lien avec les dirigeants. Cependant, si l’objectif affiché de l’ouvrage est de « réconcilier le matériel et l’idéel », seuls les enjeux moraux de la révolte sont analysés, sans dialogue avec les causes matérielles, lesquelles sont considérées comme des moyens de distinguer les individus dans la hiérarchie économique et sociale.
33 Anouk Arrondeau
34 IEDES – université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Abou-Bakr Abélard MASHIMANGO, Violences et conflits en Afrique des Grands Lacs. Polémologie et géo-systémisme L’Harmattan, 2015, 198 pages, ISBN : 9782343035864, 20 €
35 Il est aisé de se complaire dans une lecture ethnico-identitaire de la conflictualité en Afrique sub-saharienne : Dinka contre Nuer, au Sud Soudan ; Gio contre Krahn, au Liberia ; Hutu contre Tutsi, au Rwanda, etc. Inversement, il est tout aussi malhabile de rejeter en bloc une telle lecture au profit de la seule explication économico-politique. Dans son ouvrage, Violences et conflits en Afrique des Grands Lacs. Polémologie et géo-systémique, Abou-Bakr Abélard Mashimango nous rappelle que la guerre est un phénomène trop complexe pour qu’une discipline puisse prétendre à une approche holistique et, surtout, pour qu’un facteur explicatif puisse s’arroger l’intégralité de l’explication. Si des conflits sont recensés au Kenya, en Tanzanie, au Rwanda, en Ouganda et en République démocratique du Congo (RDC), ce sont majoritairement ceux de ces trois derniers pays qui occupent le cœur de l’ouvrage, qui ne délaisse pas pour autant les autres.
36 Dès lors, comment penser la conflictualité dans l’Afrique des Grands Lacs ? Qu’est-ce que ce « géo-système conflictuel complexe et interactif » dont l’auteur fait état et qui, selon ses dires, constituerait l’architecture de la conflictualité dans la région ? L’analyse proposée entend considérer le « phénomène guerre » comme un phénomène social qui procède de précédents sociologiques et qui remplit une fonction sociologique déterminée. Mais pour appréhender la diversité d’un tel phénomène, il convient de le replacer dans son contexte et d’établir, sinon sa genèse, au moins sa filiation.
37 Aux sources de la conflictualité, l’auteur identifie la colonisation et l’ethnicité. La période coloniale a laissé dans la région deux sortes de cicatrices. Les premières, sur les cartes, délimitent les frontières d’États-nations qui ne sont pas plus États que nations ; les secondes, dans les imaginaires, où elles perpétuent des mythes qui désolidarisent les peuples en nourrissant des représentations communes sur des identités contraires. Par ethnicité, il faut entendre un type de discours « idéologique » regroupant plusieurs formes d’organisations politiques qui ont en commun de favoriser un discours identitaire-communautaire, au détriment d’une intégration au sein d’une « communauté nationale », et dont la construction se nourrit d’autant de mythes que de la détermination de l’altérité, de l’Autre, celui qui n’est pas de l’ethnie, de la tribu, du clan. Arguments politiques au profit d’une logique prédatrice et affairiste, ces constructions identitaires assimilent l’étranger à l’ennemi et servent l’intérêt des différentes factions armées officiant dans la région. Pourtant, et malgré les appels à la défense de la « bantouité » ou du « pan-tutsisme » lancés par certaines parties au conflit, les appartenances ethnico-identitaires ne sont nullement déterminantes dans la reconfiguration des alliances, véritable facteur de la dissémination des conflits.
38 Car derrière des oppositions prétendument ethniques, c’est l’appropriation de ressources, notamment minières (ensuite vendues sur les marchés internationaux) qui motive les voisins orientaux de la RDC à maintenir la peur et l’instabilité à l’ouest de leur frontière. Alchimie sanglante entre causes endogènes et causes exogènes, la conflictualité se régénère sans cesse par le dysfonctionnement des États, l’absence de légitimité qui leur est reconnue, la culture de la violence étatique comme outil de gouvernement et la mondialisation. Dans ce contexte, la récupération du discours ethnico-identitaire au profit de l’idéologie national-étatique permet de renforcer la légitimité de l’État et de justifier les politiques interventionnistes. Ainsi, la « chasse aux génocidaires » menée en RDC par le Rwanda est en réalité une chasse aux richesses du sous-sol, si bien que ce dernier vit en grande partie de cette prédation territoriale.
39 Cependant, au-delà la conflictualité, il y a la bellicité, c’est-à-dire la propension au conflit, qui permet de penser pleinement celui-ci comme un phénomène sociologique. Il s’agira alors de comprendre comment l’organisation sociale elle-même peut devenir génératrice de conflit. Déterminée à la fois par l’approche phénoménologique des conflits et l’approche bouthoulienne de la polémologie, l’analyse de l’auteur tente de répondre à deux questions principales : quels faits observables permettent de rendre compte du phénomène guerre ? Quels mécanismes sociaux permettent la diffusion et la valorisation de la bellicité ? À travers l’identification des spécificités du phénomène guerre dans l’Afrique des Grands Lacs, ce sont les figures locales de la violence et les schèmes structurels que l’auteur tente de mettre en lumière pour les expliquer.
40 La socialisation à la violence, vectrice de l’intégration communautaire, apparaît comme un facteur essentiel de la bellicité et de l’expression de la violence guerrière. La disparition de la peur, l’indifférence, la banalisation de la violence, l’obéissance comme motivation de base du combattant ou encore la glorification du sacrifice, dans une confrontation constante avec la mort, constituent la cause autant que le symptôme de la bellicité. Par ailleurs, la démo-économie participe activement à entretenir l’appareil de violence en fonction dans l’Afrique inter-lacustre. Un accès inégalitaire et insuffisant aux ressources vitales combiné aux déséquilibres démographiques permet de maintenir un climat de précarité et de dépendance qui détruit les solidarités générales entre les sociétés au profit de solidarités communautaires restreintes, entretenant la croyance en un Autre prédateur et favorisant ainsi l’angoisse et la fracture sociale.
41 Les interdépendances complexes, dans lesquelles se fondent la prolifération des acteurs hors souveraineté, la variation des identités et la reconfiguration des liens d’autorité et de loyauté expliquent la pérennité de la conflictualité dans l’Afrique des Grands Lacs. En dernier ressort, le casus belli des conflits dans la région est l’affrontement d’intérêts politico-géoéconomiques qui savent utilement mobiliser des imaginaires ethnico-identitaires. Les guerres qui en découlent ne sont alors ni des guerres civiles ni des guerres internationales et forcent à penser la typologie spécifique des conflits de l’Afrique inter-lacustre : conflits internes, comme en témoignent les guerres civiles rwandaises, ougandaises et burundaises ; conflits inter-étatiques, qu’illustre la guerre ougando-tanzanienne de la fin des années 1970 ; et conflits transnationaux qui mobilisent, au-delà des États, des identités ethniques, tribales, claniques, etc. La guerre larvée qui gangrène la RDC depuis 1996 en est un exemple flagrant, avec notamment l’instrumentalisation des Banyamulenge, population de l’Est du pays identifiée comme appartenant à l’ethnie tutsi et vivant sur les territoires d’une partie de l’ancien Rwanda, rattachée au Royaume du Congo lors de la Conférence de Berlin.
42 Ainsi, la conflictualité dans l’Afrique des Grands Lacs, ce géo-système conflictuel complexe et interactif, doit se comprendre comme le point de rencontre entre des intérêts politico-économiques et géostratégiques, et l’expression d’une socialisation à la violence construite sur des déterminants psychosociologiques qu’a alimentée la géo-histoire politique de la région. Nous sommes ainsi en présence d’un système sensible au sein duquel la reconfiguration incessante des alliances permet la dissémination et la pérennisation des conflits au cours d’un processus alimenté par les investissements pour l’exploitation des ressources minières et appuyé sur les oppositions ethnico-identitaires. Par ailleurs, les structures micro-nationales sont des acteurs majeurs qui participent à la décentralisation et à l’affaiblissement des États, eux-mêmes assimilés à des gouvernements d’obédience communautaire qui entérinent la fracture sociale et empêchent une intégration fondée sur l’appartenance nationale. Si ces facteurs influent sur la forme des conflits, c’est par les oppositions sociales et communautaires qu’ils attisent, contribuant ainsi à brouiller les frontières entre conflits internes et internationaux, et conflits particularistes et universalistes.
43 « Trophée » traditionnel des relations internationales, la paix semble ici un élément parasitaire qui viendrait perturber la prospérité économique et politique des élites. Inscrite dans une temporalité longue, la conflictualité dans l’Afrique des Grands Lacs en vient à disparaître des radars internationaux et à s’inscrire dans un continuum qui fait de l’instabilité et de la bellicité un des vecteurs de la socialisation dans la région.
44 Aymeric Martinez
45 Doctorant en philosophie et anthropologie université Paris 1 Panthéon-Sorbonne université Paris Descartes
Notes
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[1]
Bayart J.-F., 2004, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard.
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[2]
Annie Cornet insiste fortement sur le caractère contextuel du genre, selon les pays, les cultures et les groupes sociaux, tout comme son caractère temporel, car celui-ci varie selon les époques. Voir Cornet A., 2014, « L’approche intégrée du genre dans l’élaboration des politiques socioéconomiques », Regards croisés sur l’économie, vol. 2, no 15, p. 52-68.
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[3]
De nombreux travaux se sont en effet insérés dans le sillage de l’analyse fondatrice d’Ester Boserup et sont restés focalisés sur cette perspective critique de la globalisation néolibérale. Voir Boserup E., 1983, La femme face au développement économique, Paris, PUF.
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[4]
Guérin I., Fraisse L., Hersent M. (dir.), 2011, Femmes, économie et développement. De la résistance à la justice sociale, Paris, Erès.
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[5]
Voir Verschuur C. (dir.), 2017, Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Qui sait ?, Paris, L’Harmattan.
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[6]
Voir Alsheltawy R., 2018, « Le mouvement des travailleuses domestiques en Égypte : entre ONG locales et ressources globales », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 3, no 223, p. 44-57.
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[7]
Voir Lacombe D., 2918, « Légiférer sur les “violences de genre” tout en préservant l’ordre patriarcal. L’exemple du Nicaragua (1990-2017) », Droit et Société, vol. 2, no 99, p. 287-303.
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[8]
Lieber M., 2011, « Ce qui compte et ce qui ne compte pas : usages des statistiques et violences faites aux femmes », Cahiers du Genre, vol. 3, HS no 2, p. 157-177.
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[9]
Voir les travaux de Blandine Destremau, Christine Verschuur et Jules Falquet.